Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 13

La bibliothèque libre.
G. Charpentier (Vol. IIp. 87-91).


XIII

JISO


Ça et là, à travers les jardins, on voit de fort belles statues de bronze montées sur des socles de pierre et généralement réunies en groupes serrés.

Ce sont particulièrement des dieux funéraires chargés de protéger les âmes dans l’autre monde et de veiller à la grande affaire de la transmigration. On y remarque surtout Amida, Quanon, Seïssi et Jiso.

Amida personnifie le pouvoir d’expliquer les lois divines, c’est l’éloquence basée sur le raisonnement : il prêche et dirige. On le représente ordinairement une main levée, l’autre tournée vers la terre, et toutes deux ayant le pouce et l’index réunis. Il est souverain de la région funéraire, placée à l’Ouest ; son nom rappelle l’Aminti des Égyptiens, les champs Élysées des Grecs. Quelquefois, il tient la main gauche (les éléments, l’univers) réunie par le bout des doigts à la main droite (sa propre nature, son âme), ce qui symbolise l’identification des êtres avec Amida : c’est presque l’âme universelle.

Quanon se rapproche davantage de l’humanité. Il a pris trente-trois fois des formes humaines, et toujours ses incarnations ont eu pour but de sauver les hommes. Le peuple le considère comme une déesse, car souvent ce dieu tient sur ses genoux un petit enfant. Voilé comme la déesse d’Éphèse, il protège les bateliers comme Isis et multiplie ses bras comme Ishwara. Bienveillant pour les amoureux, secourable pour les défunts, préoccupé d’exaucer les moindres prières, surtout les prières des femmes, il vaut tout un Olympe ; Hérodote l’eût pris pour Vénus, Pausanias l’aurait appelé Mercure et les premiers missionnaires chrétiens l’ont nommé Marie.

Seïssi le seconde dans son rôle funéraire et, à eux deux, ils présentent les âmes au grand juge Amida.

Quant à Jiso, c’était un des bienheureux bouddhas ; mais il abandonna son état divin, pour descendre sur les mondes inférieurs. Il a ainsi visité six mondes particuliers, où les bouddhas étaient méconnus.



Entrée de la maison du grand prête, temple d’Aksakssa

Ce dieu, dont le nom ressemble à celui de Jésus, est venu sur notre terre, s’est incarné dans le corps d’un prêtre bienfaisant, qui guérissait les malades et sauvait les âmes. Sa grande préoccupation est de tirer de l’enfer les petits enfants condamnés pour des fautes commises dans les existences antérieures, il veut les affranchir des péchés originels et c’est surtout pour cela qu’il a quitté le ciel.

Son rôle funéraire est considérable au Japon, et ses chapelles sont encombrées de petites stèles dorées, sur lesquelles on inscrit, en lettres noires, les noms des défunts qu’on recommande à Jiso.

Vêtu, tantôt de la toge sénatoriale du bonze de Geylan, tantôt de la lourde chape sacerdotale du bonze japonais, il tient dans une de ses mains la boule de pierre précieuse et dans l’autre le sistre à anneau, sorte de caducée qui lui sert à conduire les âmes.

Un petit temple est entièrement rempli de ses statues en pierre, de petit format et accumulées les unes sur les autres comme des harengs dans un baril. Devant ce sanctuaire on brûle beaucoup de petits bâtonnets odorants. Une peinture représente des enfants jouant à faire des châteaux avec des petites pierres ; mais d’affreux diablotins viennent à chaque instant détruire leur ouvrage et renverser l’édifice. Il paraît que c’est là le genre de supplice que l’enfer bouddhique réserve aux enfants japonais.

À première vue, la punition ne paraît pas bien cruelle. Mais si l’on réfléchit qu’aucun peuple ne s’amuse autant que le Japonais, que sa grande préoccupation est le plaisir, on comprend que la privation d’une distraction, si futile qu’elle soit, devienne pour lui une véritable torture. Pour les enfants japonais surtout qui savent si bien se divertir avec un rien, qui se font un amusement de tout, même de l’école, pour lesquels on invente les jouets les plus ingénieux, la contrariété d’un amusement supprimé doit être un vrai désespoir.

Hé bien ! Jiso ne veut pas qu’on empêche les petits enfants de s’amuser, de construire leurs légers châteaux. Il prend ces petits êtres sous sa protection, fait fuir les diablotins et procure, aux bébés, des paradis où l’on peut construire en toute sécurité des châteaux de petites pierres.

Est-ce pour cela, est-ce pour alimenter les jeux des enfants défunts qu’on couvre de petits cailloux les statues de Jiso ?

Ici les explications sont variées. Les uns disent que, quand on a mal aux dents, — et la chose est fréquente au Japon, pays des courants d’air, — on pose sur un Jiso une petite pierre et le mal s’en va.

Les autres prétendent que, lorsqu’on adresse une prière à Jiso, il est bon de jeter un caillou léger sur sa statue. Si le caillou tombe, la prière est manquée ; si le caillou reste suspendu, soit sur la statue, soit sur le socle, la prière est acceptée et sera exaucée.

D’autres enfin assurent que Jiso a entrepris tant d’affaires à la fois, se charge de tant d’âmes, accueille tant de prières, sauve tant d’enfants que… il ne sait trop où donner de la tête. Or, lorsqu’il était sur terre, il disait : « Venez à moi et laissez tout le monde venir à moi, surtout les enfants, et je sauverai tous ceux qui me parleront, me toucheront, ceux qui se feront connaître même en me faisant du mal. Je ne puis pas avoir de relations avec tous les êtres, mais tous ceux qui m’avertiront de leur existence seront sauvés. »

Et l’on a pensé qu’un attouchement de la statue pouvait être bon, mais peut-être insuffisant ; tandis qu’une petite pierre lancée à propos et avec adresse ne fait pas trop de mal, mais attire bien autrement l’attention des hommes et même des dieux.

Et l’on jette des pierres à Jiso afin qu’il ne vous oublie pas.

Tenez, voyez le long de ce bosquet cette rangée de six statues de Jiso en pierre. Chacune représente le dieu lorsqu’il était dans un des six mondes qu’il est venu sauver. Mais voyez comme ces dieux ont l’air malade !

D’abord de nombreuses blessures attestent qu’ils ont souffert ; des nez enlevés, des oreilles cassées, des bras manchots, des visages déformés, des pieds incomplets, etc.

Et puis tout un attirail de pansements indique qu’on les veut soigner ; mentonnières nouées sur la tête, œil bandé, bras en écharpe, jambes entourées de linges, torses couverts de cataplasmes, etc.

Les blessures sont le résultat des coups de cailloux que les statues ont reçues de leurs adorateurs.

Les soins qu’on leur donne ont pour but, non de les guérir, mais de les engager à guérir des maux qu’on a soi-même.

Ainsi nous avons vu dans ce jardin d’Assaksa bien des manières de faire des prières ; il nous restait à trouver des dieux qu’on entoure de remèdes pour se faire du bien, et ceux dont on s’attire les faveurs en leur cassant le nez.