Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 19

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G. Charpentier (Vol. IIp. 127-130).


XIX

ÇA SE COMPLIQUE


endant que nos amoureux organisaient sur le lac du jardin un service régulier de paquebots en papier, Sonoïké se désespérait de voir sa fille perdre de nouveau la santé.

Il pensa que le grand air amènerait quelque amélioration et envoya Mmégaé et Matsoué chez une vieille tante qui habitait un superbe château dans un des pays les plus pittoresques des environs de Kioto.

Cette tante avait été dame d’honneur de l’Impératrice et tout se faisait chez elle avec un cérémonial princier.

Mais ni la beauté du paysage, ni les joies d’une politesse dont les rites dirigent tous les actes et occupent tous les instants, ne purent arriver à distraire la jeune fille.

Elle devint de plus en plus triste. Et, comme si sa maladie était contagieuse, sa suivante, Matsoué, se mit aussi à pleurer et gémir au milieu des splendeurs qu’on multipliait autour des deux invitées.

De sorte que le père, ne sachant plus à quel dieu se vouer, se décida à user du grand remède : le mariage.

Car au Japon, comme en Europe, le mariage a toujours été un traitement propre à guérir les maux des jeunes filles atteintes de mélancolie.

Il fit donc revenir Mmégaé à Kioto et prit le parti de la marier à Hana-no-Koogi, jeune noble fort estimé à la cour.

Pendant ce temps, Korétoki ayant appris que sa mère se mourait à Yeddo était parti subitement pour la capitale des Shiogouns.

Mmégaé apprenait à la fois les projets de son père et le départ de son amant. Elle faillit en mourir.

Matsoué, de son côté, s’aperçut que ses relations avec Obana l’avaient mise dans un état qu’elle ne pourrait bientôt plus cacher et elle résolut de se donner la mort.

Un soir, donc, elle se munit d’un de ces petits poignards que les femmes nobles portent sur elles, et attendit que tout le monde fût endormi pour mettre son funeste projet à exécution.

Avant d’en venir au coup fatal, elle repassa dans son esprit tous ses malheurs. Elle se fit, selon l’usage en pareil cas, un long monologue entrecoupé de sanglots, qu’elle ne put assez étouffer pour empêcher son amie Mmégaé de l’entendre pleurer.

Mmégaé, qui avait aussi ses raisons pour ne pas dormir, se précipita dans la chambre de sa suivante, et, saisissant le poignard, qui brillait déjà hors de son fourreau :

— Que faites-vous, Matsoué ? Que voulez-vous faire ? Perdez-vous la raison ? Pourquoi vous tuer ? Je ne vous permets pas de vous donner la mort.

Et elle ajouta d’un ton plus doux :

— Je vous aime tant, Matsoué ! Et je ne compte plus que sur vous maintenant.

Alors elle se coucha à côté de son amie et, la tenant doucement enlacée dans ses bras, elle chercha à la consoler.

Mais, loin de se calmer, les deux jeunes filles ne purent qu’aiguiser leur chagrin au récit de leurs malheurs. Si bien que l’heure du lièvre arriva qu’elles mêlaient encore leurs larmes en se parlant à voix basse.

Le même jour, la vieille tante, désirant distraire sa nièce, envoya de son château un jeu de fleurs.

Cela se composait de boîtes élégantes toutes ouvertes et pleines de fleurs de différentes espèces, chaque boîte ne contenant qu’une seule espèce, et chaque espèce remplissant deux boîtes.

Deux personnes se partageaient les deux séries de boîtes et il fallait simultanément présenter des fleurs semblables.

Toutes les suivantes de Mmégaé crurent avoir trouvé une occasion d’égayer leur jeune maîtresse. Elles se réunirent aussitôt pour la pousser à jouer avec elles.

Mmégaé y consent. Mais, à peine a-t-elle choisi une fleur que, au lieu de penser au jeu, elle se lance dans des considérations sentimentales sur le triste sort de la pauvre fleur séparée de la racine qui lui donnait la vie, et sur l’indifférence de la racine, qui attend tranquillement une nouvelle fleur, et qui suppose que la fleur qu’on a cueillie est bienheureuse d’être dans une jolie boîte laquée d’or, tandis que, au contraire, la fleur séparée de sa tige languit, se fane et meurt.

Les suivantes ne comprirent pas grand’chose à ces plaintes de la fleur ; mais Matsoué en conclut que l’amour de sa maîtresse était sans remède, et elle résolut d’en parler à Obana et de prendre un parti décisif.

Et, par une nuit sombre, Mmégaé et Matsoué, vêtues du costume que les dames de la cour mettent en voyage, se sauvaient par la petite porte du jardin.

Obana, habillé en domestique de grande maison, les suivait. Marchant à grands pas, les trois fugitifs gravirent la montée de Hino-oka, qui se trouve sur le chemin du lac Biva.

Au lever du soleil, ils se reposaient à Otzou, sur les bords du lac dont ils admiraient les rives boisées.

Là, les femmes prirent des cangos portés par des gaillards vigoureux, dont le trot rapide les emmena vite à travers la chaîne de montagnes qui s’étend au nord de la capitale et sépare la province de Yama-Shioo de celle de Oomi.

Lorsque la famille de Mmégaé s’aperçut de la disparition de la jeune fille et de son amie, les amoureux étaient déjà loin, et c’est en vain qu’on envoya dans toutes les directions des serviteurs, qui revinrent au milieu de la nuit, déclarant que nulle part ils n’avaient trouvé trace des fugitifs.