Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 20

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G. Charpentier (Vol. IIp. 131-134).


XX

LE KANDOO


uivie du jeune couple, Mmégaé marchait rapidement vers le Nord ; elle arriva enfin à Yeddo.

Mais, avant d’entrer dans la ville, la jeune fille s’arrêta sur les hauteurs de Shiba, près du temple d’Hatchiman, le dieu guerrier, et elle réfléchit à ce qu’elle avait fait, à ce qu’elle voulait faire.

Sur le point de retrouver son amant, elle hésitait. Elle pensait à son pays, à sa famille qu’elle avait abandonnée.

Son regard s’étendait distrait sur la baie de Sinagava, où les barques à voiles blanches sillonnaient les eaux tranquilles. Le calme du paysage contrastait avec l’agitation de son âme. Elle hésitait à aller plus loin et pensait presque à revenir sur ses pas.

Ses réflexions furent troublées par le chant d’un jeune garçon qui passait dans le chemin ombreux. L’enfant s’avançait en fredonnant, du ton nasillard et indécis qui caractérise la mélodie japonaise. Les bouts de son tenogoui, arrangé en couronne, lui faisaient comme une aigrette sur le front ; une canne de bambou, posée sur sa nuque, supportait gracieusement ses deux bras dont les manches tombantes, agitées par la marche, formaient comme deux ailes.

— Écoutez, s’écria Mmégaé s’adressant à ses compagnons, je connais cette chanson, Korétoki la chantait bien souvent. Je vous en prie, Obana, interrogez ce garçon, il peut nous donner d’utiles renseignements sur la personne que nous sommes venus chercher.

En effet, l’enfant était un domestique de Korétoki. Il se promenait dans les sentiers du parc sacré en attendant que son maître, qui était venu implorer pour sa mère malade le dieu Hatchiman, eût terminé ses dévotions.

Korétoki, lui-même, ne tarda pas à paraître. Mais, quels que fussent son étonnement et sa joie de trouver là son amante et ses amis, il ne laissa voir aucune émotion, car il savait vivre et connaissait les convenances. Il conduisit, dans une attitude respectueuse, Mmégaé jusqu’à une salle du temple, la fit asseoir à la place d’honneur, en face de la porte d’entrée, plaça, aux côtés de sa maîtresse, Obana à droite, Matsoué à gauche, et, s’inclinant devant son amante, il se mit à frotter ses tibias avec les mains, ce qui est le comble de la déférence.

Puis, prenant la parole, il pria la jeune fille d’agréer l’assurance de ses sentiments distingués, et la félicita sur sa bonne santé.

Mmégaé rougit, baissa la tête, leva sa manche et ne répondit pas, ce qui était, remarquons-le, contraire aux rites.

Alors le jeune homme s’adressa à Obana et apprit de lui toute l’aventure.

Il fut convenu que les voyageurs seraient conduits chez les parents de Korétoki, où ils seraient présentés comme des connaissances de Kioto, et qu’on aurait soin de cacher la haute naissance de Mmégaé.

Les voyageurs furent cordialement reçus par les vieillards et installés dans la maison même, ce qui fit la joie de tout le monde.

Ici se présente une suite de ces incidents qui font le charme des romans.

Obana, qui connaît la vie, propose à son ami d’en finir par une solution convenable.

La solution convenable révolte Korétoki, qui n’ose s’allier à une grande dame.

La mère de Korétoki veut lui faire épouser Mmégaé.

Korétoki, singulier amoureux, gagne du temps.

La mère meurt.

Le père s’en va en pèlerinage à Kioto pour prier le dieu Quanon, de là-bas, de veiller au repos de l’âme de sa femme.

Là, il apprend tout, en écoutant la conversation d’un marchand de poissons qui raconte la mort de Sonoïké, le malheureux père de Mmégaé, tué par le chagrin.

Il revient dans sa maison, à Yeddo, et, au moment où tout le monde se réunit en ordre dans le salon pour le recevoir, il s’asseoit au fond de la salle, et, prenant un visage terrible :

— Korétoki, souvenez-vous de tout ce que vous avez fait à Kioto ! Vous avez séduit la fille de votre maître ! Savez-vous combien vous avez compromis l’honneur de votre seigneur ainsi que mon propre honneur ?… Savez-vous que Sonoïké est mort de douleur et de honte ?… Pour votre seigneur, vous êtes un traître, pour vos parents un ingrat… Et vous avez osé revenir dans votre pays et souiller, par votre inconduite, le toit paternel ! Vous allez immédiatement quitter la maison.

En entendant la formule du kandoo (malédiction), Mmégaé se prosterna sur la natte et fit éclater ses sanglots.

Obana et Matsoué s’inclinèrent profondément et, cachant leurs figures derrière leurs manches, implorèrent le père de Korétoki.

Mais il fut inébranlable.

Alors le fils maudit se leva et marcha lentement vers la porte. Avant de la franchir, il s’appuya un moment contre un des poteaux qui soutenaient la chambre ; puis, prenant son parti, il s’enfuit rapidement.

Mmégaé, hors d’elle-même, s’élança sur ses pas. Matsoué et Obana la suivirent.

Et le malheureux père resta seul dans la maison vide.