Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 29

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G. Charpentier (Vol. IIp. 179-185).


PEINTRE ET MALFAITEUR


Les dessins de cet artiste mystérieux ont un caractère d’actualité très intense. On sent que l’auteur de ces croquis populaires est vivement préoccupé de ce qui se passe au Japon depuis quelques années.

Il paraît en vouloir particulièrement au bouddhisme. Comme tous les Japonais de la nouvelle école, il doit être libre penseur. À moins qu’il soit extra-conservateur et que par amour du shintoïsme il condamne une religion d’origine étrangère. Il est curieux, dans tous les cas, de voir l’art de la caricature, inventé au Japon par un prêtre bouddhique, servir maintenant d’arme contre les sentiments que l’on voulait défendre.

Sur la couverture d’un livre destiné aux écoles primaires, l’artiste inconnu représente de jeunes enfants apprenant à lire, assis à la file sur un large banc de pierre ; mais quel est ce banc de pierre ? Une statue de Jiso renversée et mutilée, couchée dans la boue et donnant imperturbablement sa bénédiction aux dos des petits enfants assis sur son ventre.

Un autre dessin représente le bouddha Sakia Mouni assis sur la fleur de lotus et gardé des courants d’air par une auréole flamboyante.

D’un côté un couple souriant l’accable de pièces de monnaies qu’il saisit de sa dextre avide et, en récompense, il lance les rayons bienfaisants qui vont bénir les dévots généreux. De l’autre côté un autre couple, souriant aussi, mais de ce sourire indécis et exagéré qui agrémente les figures des solliciteurs peu sûrs de leur fait ; le mari offre un boudin de sapèque, total : quatre sous ; la femme présente un décime proprement enveloppé dans un carré de papier dont elle a soigneusement redressé les coins ; mais aucun rayon n’émane du flanc gauche du divin bouddha ; sa main crispée repousse des offrandes ridicules. Pourtant les uns et les autres ont soigneusement récité leurs prières et dit leur chapelet.

Aucune religion n’a fait plus de miracles que le bouddhisme n’en a Une des légendes les plus connues est celle du lac Horié à Osaka.produit au Japon. Chaque pas qu’on y fait vous heurte à une légende authentique qu’attestent et les pèlerinages multipliés et les nouveaux prodiges qui viennent à tout moment confirmer la sainteté du lieu consacré. Une des légendes les plus connues est celle du lac Horié à Ozaka. À peine le bouddhisme venait-il de s’établir au Japon qu’il fut l’objet de persécutions et qu’on jeta dans le lac Horié toutes les statues des dieux bouddhiques, entre autres une statue d’or d’Amida flanqué de ses deux aides Quanon et Seïssi. Quelque temps après, Houda-Zenkoo, riche habitant des environs, passant un soir en voyageur près du lac, entendit derrière lui une forte voix qui l’appelait par son nom ; il se retourna, et vit sur l’eau une grande clarté qui n’était autre que la statue d’or d’Amida et ses deux acolytes ; ces dieux l’interpellaient et demandaient secours. Houda-Zenkoo, en souvenir de cet événement, se consacra au culte d’Amida et éleva en l’honneur de ce dieu le fameux temple de Zenkoodji qui existe encore.



Une des légendes les plus connues est celle du lac Horié à Ozaka.

L’artiste, qui nous préoccupe et dont nous reconnaissons facilement le faire particulier, a représenté le miracle et ses conséquences, et il a su y trouver des côtés comiques. D’abord la frayeur de Zenkoo en entendant le soir, dans un endroit désert, son nom prononcé distinctement ; le malheureux, très peu flatté de tant d’honneur, se sauve à grandes enjambées. Et puis les dieux installés dans le domicile du voyageur et retrouvant avec joie les bonnes offrandes dont la noyade les avait si longtemps privés ; Amida lève en l’air ses bâtonnets d’un geste de bambocheur, Quanon s’empiffre de riz et Seïssi, faisant à la femme de Zenkoo d’amicales grimaces, se verse de larges rasades de sakké. Zenkoo, en habit de Kougué de l’époque et dessiné suivant la méthode anguleuse de l’école Kano-é, rit de politesse à gorge déployée ; sa femme les mains retournées, — attitude de prière, — à quatre pattes comme Zenkoo lui-même, tire la langue en signe d’adoration joyeuse et les moutards, dont l’un fait de l’équitation sur le dos de sa mère accroupie, s’adressent avec une ferveur hilarante aux dieux sauvés des eaux.

Mais qui donc a peint ces images si pleines de gaieté ? Nul ne le sait. Ou plutôt nul ne veut paraître le savoir. Pourtant la signature est là. Comment se lit-elle ? Silence.

Est-ce donc un de ces noms maudits que personne ne peut prononcer sans courir les dangers les plus graves ?

À force de ténacité nous finissons par savoir que l’artiste s’appelle Kiosaï.

Et voici son histoire que j’ai bien promis de ne raconter à personne… au Japon du moins.

Kiosaï est né à Yeddo. Élève de Karino, peintre du Taïkoun, il ne tarda pas à se distinguer par son habileté. Arrivé à un certain âge, il trouva que le style de son maître manquait de vivacité et de hardiesse et, au grand désespoir de son professeur, il se mit à faire des dessins humoristiques.

Mais en même temps il prit la mauvaise habitude de boire à outrance et se mit à vivre à sa fantaisie sans se soucier des usages si respectés au Japon. Le nom qu’il a adopté pour signer ses ouvrages signifie fou. Et comme on le comparait au Shoofoo, le singe légendaire qui boit sans cesse, il signa Shoofoo-Kiosaï, le singe ivrogne et fou.

Sur la fin du Taïkounat, la position des ministres du grand ministre devint critique ; on les sentait sous l’influence de menaces et de protestations ; les anciens guerriers adversaires de la réforme s’agitaient et l’on prévoyait un changement de ministère. Kiosaï caractérisa la situation en représentant un jeu d’échec où les ministres costumés en pièces à jouer ne pouvaient plus empêcher le Taïkoun d’être mat. On admira beaucoup l’art de la composition, l’esprit des détails, la verve de l’ensemble… et Kiosaï fut mené en prison pour délit d’injure au gouvernement taïkounal.

À peine délivré, notre homme s’empressa de faire une autre caricature politique et, de nouveau, il vécut aux frais du gouvernement. Et chaque fois que la durée de sa peine était expirée, son pinceau commettait un nouveau délit qui l’amenait encore une fois devant la justice expéditive et emprisonnante du Taïkoun.

Le changement de gouvernement, l’arrivée du Mikado à Tokio lui donnèrent un peu de répit.

Il put même assister au grand Congrès des peintres et des lettrés japonais qui eut lieu dans la capitale sous les auspices du gouvernement impérial. À la fin de la réunion on supplia Kiosaï de donner une preuve de son habileté. Saisissant son pinceau, il représenta des grands seigneurs, noblement vêtus, devant lesquels des étrangers, Anglais, Américains, Français, se livraient à une pantomime irrespectueuse.

Le geste des grands seigneurs qui se bouchaient le nez indiquait suffisamment la nature de l’outrage qu’ils subissaient. Les Japonais, qui n’ont pas encore le goût de l’euphémisme et qui volontiers bravent l’honnêteté comme les Latins et les Français du temps de Rabelais, ne craignent pas ce genre de plaisanterie. Aussi les membres du Congrès goûtèrent fort la composition de Kiosaï ; elle passa de main en main et eut un vif succès. Mais la police, qui était de la fête, demanda à l’artiste quelques explications. Elle voulut savoir qui étaient ces nobles personnages ainsi bafoués.

— Les ministres du Japon, s’écria l’artiste, les ministres qui supportent tout de ces voleurs d’Européens.

Alors les policemen lui passèrent aux mains les petites cordelettes qu’ils ont toujours avec eux et Kiosaï put constater qu’il n’y avait pas grande différence entre les prisons du Mikado et celles du Taïkoun.