Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 38

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G. Charpentier (Vol. IIp. 255-264).


XXXVIII

OÙ L’ON CAUSE UN PEU

Ce matin, la pluie a cessé ; le ciel se dégage et de la fenêtre de l’hôtel, nous pouvons admirer le paysage alpestre qui nous entoure. Quelques vapeurs blanches poussées par le vent rasent la cime des montagnes. Tout près du jardin, le torrent rugit dans les rochers

Singulier jardin du reste. Les arbres taillés d’une manière étrange sont comme une parodie des beaux paysages japonais. Ce pittoresque de convention, idéal des jardiniers chinois, parait ridiculement exigu devant la vraie nature.


Le jardin de l’hôtel.

Tout en regardant, nous assistons au départ de la princesse. Na-beshima qui loge dans le même hôtel que nous.

Une sorte de majordome fort laid, étriqué dans ses habits européens préside aux préparatifs du voyage.

La princesse, assez âgée, a les cheveux tombant sur les épaules selon l’antique mode des dames de la cour de Kioto.

Onze femmes et deux hommes prennent des kangos et le cortège s’ébranle, se déroule et s’éloigne.

Mais il faut aller au rendez-vous qui nous a été donné par les prêtres. Nous traversons de nouveau les forêts et les avenues.

Le parc sacré est fort bien entretenu. Des escouades d’hommes et de femmes accroupies arrachent les mauvaises herbes. Les cours et les allées sont irréprochables.

L’eau qui chante partout lave et fait briller les dalles de granit.

Au temple, c’est un jeune bonze fort intelligent qui nous reçoit. Le docteur promis est tenu en réserve : il nous attend dans la sacristie et interviendra quand le jeune néophyte aura expédié le menu fretin des explications.

En effet, après avoir très obligeamment répondu à toutes mes demandes, notre cicérone s’arrête court dans ses démonstrations lorsque je lui demande le sens des gestes que les dieux font avec leurs doigts. Il Le jardin de l'hôtely a là toute une dactylolalie qui m’intrigue depuis longtemps et dont j’espère enfin dévoiler le mystère.

— Je n’ai pas le droit de savoir ce que vous demandez, me répond le jeune bonze.



Mais il va chercher le vieux docteur qui a mis, pour la circonstance, un surplis de mousseline écarlate retenu sur la poitrine par un large anneau d’ivoire.

Le prêtre m’apprend d’abord que l’homme le plus savant sur ces matières est un vieillard qui habite Nagoya sur la route de Kioto. J’en prends note sur mes tablettes.

Puis, il m’explique que chaque doigt de la main représente un élément ; que, par exemple, quand un dieu lève l’index et le médius, comme nos évêques donnant la bénédiction, cela indique un des gestes les plus puissants, parce que c’est la réunion de l’air et du feu. Car le pouce représente l’espace ; l’index, l’air ; le médius, le feu ; l’annulaire, l’eau ; et l’auriculaire, la terre. Quelquefois le pouce signifie la terre et l’on suit l’ordre inverse.



Durant une heure, le complaisant docteur me donne les explications les plus détaillées. Nous nous asseyons sur la natte du temple ; on nous apporte le thé et des pipes et, pendant que nous causons en fumant et buvant comme dans un estaminet, des prêtres font leur service autour du sanctuaire, des pèlerins se font montrer les reliques et se prosternent.

C’est dans l’après-midi qu’eut lieu la grande cérémonie à laquelle le second grand prêtre nous avait invités.

En arrivant par la grande avenue de cryptomerias, je vois qu’une certaine agitation règne sous les galeries extérieures du temple.

Tout le clergé bouddhique de Nikko est sur pied, en grand costume. La plupart des bonzes sont vêtus d’un surplis de gaze noire à travers lequel on devine leur vêtement clair. Par-dessus le tout, ils portent cet ornement en damas de couleur vive (kessa) que j’appelle étole faute d’autre mot, sorte de large tablier faisant presque le tour du corps et retenu par une écharpe qui passe sur l’épaule gauche, contrairement au manteau isiaque qui était supporté par l’épaule droite ; des rondelles blanches sont brochées sur ces vêtements de soie et le dessin que je trouve le plus souvent reproduit est la croix dans le disque comme sur les étoles de la primitive Église catholique.

Quelques dignitaires ont des surplis de gaze jaune, rouge ou verte.

Tous les prêtres ont un éventail.

Le grand prêtre nous attendait dans l’avenue, malgré une petite pluie fine ; et, quand il nous salue en se mettant de côté, — car les dieux seuls sont salués de face, — son parapluie sombre fait autour de sa tête blanche et rasée une auréole de bon augure pour les paradis qui lui sont réservés.

Mais il nous quitte pour se rendre au temple dédié à la fois à Yoritomo et au second Shiogoun, le père d’Yemitsou. Un serviteur laïque nous fait entrer dans le temple de Kishimodjin, la patronne des enfants. Ce temple communique avec l’autre par une galerie couverte peinte en rouge.

Après avoir ôté nos chaussures, nous pénétrons dans le vestibule où l’on a installé une table et des chaises, ce qui est comme on sait un grand luxe au Japon où l’on passe sa vie accroupi sur la natte.

Le grand vicaire vient de nouveau nous souhaiter la bienvenue. Cet homme est la politesse incarnée. De plus, il nous prie d’attendre un moment que tout soit prêt pour la cérémonie.

Ceci n’est qu’un gracieux prétexte pour nous faire accepter du thé et des gâteaux.

Devant chacun de nous, on place une pile de friandises servies sur un double plateau de laque et posée sur une large feuille de papier.

La vue de ce cérémonial réjouit fort nos jeunes interprètes japonais. Il est, assurent-ils, de la plus stricte politesse de plier les gâteaux dans le papier et de les mettre dans sa poche. Aussi nos drogmans s’empressent-ils de se conformer aux rites, et, de crainte de quelque irrévérence de notre part, empochent leurs gâteaux et les nôtres.

Car il n’y a pas ici à plaisanter avec les usages, et la fête du dîner forcé, qui a lieu tous les ans, en est une preuve. On invite ce jour-là les grands seigneurs du pays à prendre part à un repas ; le maître de cérémonie armé d’un gros bâton menace les convives et leur enjoint d’avoir à accepter les mets qu’on leur offre sous peine de mériter le courroux des dieux et les coups de gourdin.

Est-ce à dire que le meilleur moyen de reconnaître les bienfaits de la divinité, c’est d’en profiter ?

Est-ce à dire que la politesse exagérée envers des convives peut amener à ces excès de violence ?

Il y a des pays où la politesse des invités étant de toujours refuser, la politesse des amphitryons est de se mettre en colère pour faire accepter.

Bref, de crainte des coups de bâton, les gâteaux ont disparu.

— Oui, mais, observe Kondo, il faudra donner des fleurs.

— Des fleurs ? Et où les prendre ?

— C’est-à-dire qu’il faudra donner de l’argent au sacristain.

— Ah, très bien. Toujours une formule pour dire les choses avec grâce et point trop crûment. Nous aurions dit un pourboire, vous dites des fleurs : nous sommes Français, vous êtes Japonais.

Eh quoi ! On tire le canon !

Un coup, deux coups, trois coups, une salve interminable. L’artillerie n’a rien à voir dans cette affaire. C’est un bonze qui frappe à coups redoublés sur un immense tambour, dont le son répercuté et renforcé par les montagnes boisées, est formidable. Le service va commencer ; nous allons assister aux vêpres bouddhiques.