Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 4

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G. Charpentier (Vol. IIp. 25-27).


IV

COMMENT ON ÉCRIT L’HISTOIRE… AU THÉÂTRE


es Japonais étaient encore sous l’impression de ce tragique dénouement, lorsque Tshikamatzou-Mouzaïmon, un des premiers littérateurs de l’époque, eut l’idée de transporter sur la scène l’épisode des roonins.

Mais la censure fit observer…

« Eh quoi ! la censure ? Il y a donc une censure, même au Japon ?

— Du moins, l’histoire raconte que, à cette époque, il y avait au gouvernement une direction de l’esprit littéraire. »

Cette direction fit observer que la famille d’Assano et celle de Kira pourraient trouver mauvais de se voir données en spectacle, que cela pouvait réveiller de vieilles haines à moitié assoupies, que cette tentative littéraire était dangereuse et que, finalement, l’auteur ferait bien de renoncer à son projet.

Mais la direction littéraire fit remarquer, d’autre part, que le théâtre japonais avait pour but d’entretenir les idées de dévouement pour les daïmios, que toutes les pièces historiques ou prétendues telles représentaient toujours des scènes de serviteurs sacrifiant leur vie pour leurs maîtres, que l’épisode des roonins était parfaitement dans l’ordre d’idées recommandé, et que, si l’auteur voulait conserver son sujet en changeant les noms, l’époque, les costumes et un peu le sujet, la pièce serait autorisée.

Tshikamatzou-Mouzaïmon suivit ce conseil ; il changea costume, époque et noms, modifia la cause de l’insulte ; mais le public sut retrouver, à travers les embellissements littéraires, le terrible fait divers qui le passionnait encore.

Indépendamment de son mérite, la pièce répondait admirablement aux aspirations des Japonais âpres à la vengeance ; elle était une protestation contre la loi qui punit, en faveur du sentiment général qui encourage. C’est une honte au Japon de ne pas se venger, quoiqu’il puisse en coûter, et l’on s’y trouve dans cette singulière situation de choisir entre le code qui interdit le crime et l’usage qui l’ordonne.

Qu’on se figure, pour bien comprendre, un pays où le duel serait défendu, mais où il serait souverainement déshonorant de ne pas se battre après une insulte.

La pièce des quarante-huit fidèles eut donc et a encore un grand succès.

L’auteur a placé l’action au milieu des guerres civiles qui troublèrent le Japon au xive siècle.

La dynastie du Sud, la dynastie légitime, vient d’être vaincue. Moronoo, administrateur du temple d’Hatchiman à Kamakoura, aime la femme de Enya, la belle Kaoyo qui a toujours repoussé ses hommages.

Au théâtre, il fallait un amour ; un rôle de femme était nécessaire ; l’auteur l’a bien compris.

Moronoo profite de ses prérogatives pour mander au palais l’homme que lui préfère la belle Kaoyo et accable d’outrages le malheureux mari.

Enya tire son sabre, — comme Assano, — et poursuit l’insulteur à travers le palais.

Ce crime de lèse-majesté shiogounale est puni. Enya fait son petit harakiri. Ses serviteurs, au nombre de quarante-huit, organisent la vengeance, assassinent Moronoo, etc., etc.

C’est la même succession de faits que dans l’histoire vraie, seulement tous les noms sont changés, excepté celui de Ooïski-Kouranosouké, le chef des conspirateurs, qui a été conservé.

Comme si dans une pièce du temps de Louis XI on avait introduit le nom de Charlotte Corday.

Pourtant au théâtre, toujours pour éviter les mouvements populaires, on prononce Ooboshi-Youranosouké ; cela suffit pour calmer dame censure.