Promotion de 1852: Jules Girardin

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Promotion de 1852: Jules Girardin
Librairie Léopold Cerf (p. 50-54).

Promotion de 1852. — Jules-Alfred-Marie Girardin, né à Loches (Indre-et-Loire), le 3 janvier 1832, décédé à Paris, le 26 octobre 1888.

Il fit ses études au collège de Châteauroux ; il les continua, veux-je dire, car lorsqu’il y entra, il possédait déjà un fonds d’instruction très étendue et très solide, acquise pendant des années d’intelligente flânerie à la campagne. Cette instruction-là le suivit partout ; et, lorsque, sans cesser d’être professeur, il se fit écrivain, ce fut elle qui lui servit le plus. À chaque page en effet, il plaçait quelque impression d’enfance, toute vivante, qui faisait dire au lecteur : « Comme c’est bien cela ! » ainsi qu’il arrive devant un portrait ressemblant, même quand on n’en a pas connu l’original. Escapades de collégiens, paysages lumineux et frais, rencontres attendrissantes ou comiques, gros chagrins ou joies exubérantes d’enfants, lui revenaient à la mémoire pour revivre dans ces récits qui allaient charmer les familles — et l’écolier à qui on avait donné un livre de Girardin se plaignait bien souvent d’être le dernier à le lire.

Tout en amassant des collections de souvenirs, tout en faisant l’école buissonnière (car le collège était si peu clos que les élèves s’en allaient souvent, les nuits d’été, se baigner dans la rivière) Girardin travaillait. Il ne se contentait pas de regarder les ruisseaux et les cailloux, les arbres et les oiseaux des bois, les insectes qui couraient dans l’herbe et l’herbe où couraient les insectes, il étudiait l’histoire naturelle, dont il garda toujours l’amour. Bien des années avant qu’elle fût à la mode, je l’ai entendu exprimer le désir qu’on l’enseignât aux enfants de tout âge ; et il développait son plan : Des promenades où chaque pas fournissait l’occasion d’une leçon d’après nature ; l’observation des mœurs des animaux, des habitudes des plantes : l’histoire naturelle enfin telle qu’il se l’était apprise à lui-même, pittoresque, amusante et féconde pour l’esprit. Il haussa souvent les épaules quand elle eut pénétré dans les programmes des petites classes avec tout son attirail de nomenclatures : ce n’était pas ainsi qu’il la comprenait.

Il trouvait partout des occasions de s’instruire. Un traité du Blason, égaré dans un grenier, tombe sous la main du collégien fureteur, il apprend le blason. Il n’a pas besoin qu’on lui explique La Fontaine ; de lui-même il s’éprend d’un grand amour, qu’il a toujours conservé, pour ce poète qui comprenait si bien les bêtes. Enfin, sachant ce qu’on lui avait appris dans ses classes, et bien d’autres choses encore, Girardin est reçu bachelier. Que faire après ? Il songe à Saint-Cyr : mais il a déjà deux frères dans l’armée, et sa mère trouve que c’est assez. Quelqu’un parle devant lui de l’École Normale supérieure. Va pour l’École Normale supérieure ! Il arrive à Paris, entre à l’institution Barbet-Massin. Sa place dans la première composition au lycée Charlemagne l’étonne un peu, je dirais presque l’effraie, s’il eût été homme à effrayer. Mais c’était un vaillant : les camarades sont plus forts que lui ; eh bien, il travaillera et les rattrapera. Il travailla si bien, qu’en 1852 il entrait à l’École.

Tous ceux qui l’ont connu là ont gardé le souvenir de son intarissable gaîté : l’écolier de Châteauroux vivait encore dans le futur professeur. Au sortir de l’École il fut envoyé à Chaumont, puis à Angers, à Douai, et enfin à Versailles. Pendant ces années de voyage, il n’avait pas perdu son temps, car il s’était marié, et il avait été reçu successivement à l’agrégation de grammaire et à l’agrégation des lettres. Il s’était aussi essayé au dessin : c’est dans ses premières années de professorat qu’il composa sa spirituelle grammaire latine en images, où des écoliers mettent en action les règles de Lhomond. Ludovicus rex y devient Pichu, collégien, ébouriffé, dégingandé, les yeux ronds, vraie tête de potache ; et aptus ad militiam, traduit par : Se destine à Saint-Cyr, accompagne un grand garçon raide, coiffé sur l’oreille et sanglé militairement dans sa tunique.

Girardin resta à Versailles jusqu’à sa mort, toujours professeur de quatrième : il aimait cet âge où les enfants, encore naïfs, s’essayent maladroitement à être des hommes, et où il faut si peu de chose pour les faire tourner du côté du bien ou du côté du mal. Lui, il savait les engager dans la bonne voie, ou plutôt la leur faire choisir ; et il prenait une grande influence sur eux, parce qu’il les aimait et que son affection attirait la leur. Il punissait peu ; une douce raillerie les corrigeait mieux qu’un pensum ; et peu de professeurs ont conservé parmi leurs anciens élèves un plus grand nombre d’amis.

Plus tard, quand il fut devenu un écrivain, il se fit bien d’autres amis, qui ne le virent jamais. Que de jeunes gens, inquiets de la vie, embarrassés du choix d’une carrière, tourmentés par le découragement, doutant du bien, doutant d’eux-mêmes et ne sachant où se prendre, devinèrent en lui un conseiller bienveillant et délicat, qui ne les repousserait point, et lui écrivirent pour lui confier leurs peines. Il répondait toujours : ce qu’il a fait de bien ainsi, lui seul le savait ; de loin en loin seulement, comme il avait la joie communicative, il aimait à annoncer à ses intimes qu’un de ses correspondants inconnus se déclarait tiré d’affaire, grâce à ses conseils, et il en était heureux, comme s’il se fût agi d’un de ses enfants.

Y a-t-il un hasard dans les choses de ce monde ? J’aime mieux croire que la Providence s’en mêle, et qu’elle fit naître l’occasion à laquelle nous devons ces charmants écrits de Jules Girardin. Il cherchait quelque chose à faire, il ne savait pas trop quoi ; en tout cas il cherchait un travail qui pût augmenter ses ressources, car il était marié et père de famille, et on se souvient de ce qu’était le traitement des professeurs divisionnaires. M. Joguet, alors proviseur du lycée de Versailles, le présenta à M. Édouard Charton, directeur du Magasin Pittoresque, comme une bonne recrue pour son journal. Comme essai, M. Charton lui confia un article qui devait accompagner une gravure faite d’après un tableau de Lajoue, peintre peu connu, qui n’a que la renommée qu’il mérite. Vingt ans après, Girardin riait encore de la peine qu’il s’était donnée pour écrire deux colonnes sur Lajoue : il avait dépouillé, pour trouver des documents, soixante-douze volumes du Mercure de France !. Ce travail était ingrat : il essaya d’autre chose et écrivit quelques nouvelles. L’une d’elles, les théories du docteur Würtz, se trouva dépasser un peu le cadre du Magasin Pittoresque. Elle fut reçue à la Revue des Deux-Mondes, qui demanda presque aussitôt à l’auteur une seconde nouvelle. Girardin lui donna le Fiancé de Lénora, qui eut autant de succès que la première. Ce succès était plein de promesses pour l’avenir.

En attendant cet avenir, le présent était triste pour Girardin à cette année 1870. Il perdait sa femme au mois de juin, et peu de temps après, la guerre venait aggraver sa situation de père chargé seul de deux filles dont la plus jeune marchait à peine. Quand on sut que Versailles allait être le quartier-général de l’armée allemande, Girardin disparut tout à coup. Où était-il allé ? S’était-il enfui, comme tant d’autres, dans des parages lointains ? Non : il était allé tout simplement mettre ses filles à l’abri chez des parents de province ; et au bout de quelques jours il revint prendre l’uniforme et le fusil de garde national. Là encore il fit son devoir gaîment, plaisantant sur son embonpoint qui le rendait impropre aux longues étapes, mais se déclarant très bon à être mis en sentinelle au coin d’un bois et à se faire tuer tout comme un autre.

Il soutint sans faiblir les cinq mois de l’occupation prussienne. Inquiet pour la patrie, inquiet pour ses enfants dont il n’avait pas de nouvelles, il sut faire taire ses préoccupations et parler un langage encourageant à ses compagnons de captivité ; car c’était bien une captivité, puisque personne ne pouvait sortir de la ville. À la table d’hôte, où il lui fallait manger dans la même salle que les vainqueurs, il leur fit souvent entendre d’ironiques vérités, dont ils n’osaient pas se fâcher, sentant vaguement que leur colère les rendrait odieux ou ridicules. Il fallait l’entendre raconter son voyage, lorsque pendant l’armistice il put aller chercher ses filles en Touraine. À un certain village il dut faire nourrir de pain et de vin le cheval qui le traînait : le pays était tellement dévasté qu’on n’avait pu y trouver ni foin ni avoine. Il était touchant, parlant du plaisir qu’il avait eu à voir manger le pauvre animal.

Après la guerre, le Magasin Pittoresque reparut et Girardin se remit à y écrire. Mais à cette époque, nouvelles et articles n’y étant pas signés ne pouvaient donner aucune notoriété à leurs auteurs ; et les chefs de la maison Hachette, en quête de rédacteurs pour un journal qu’ils voulaient fonder n’auraient jamais connu l’existence de Girardin s’il ne leur était pas arrivé de lire les Théories du docteur Würtz. Ils cherchèrent l’auteur, s’entendirent vite avec lui, et le Journal de la Jeunesse commença sa carrière avec les Braves gens, de Jules Girardin. C’était bien commencer, car les Braves gens furent couronnés par l’Académie.

Après les Braves gens vinrent : Nous autres, Fausse route, l’Oncle Placidus, Grand-père, qui valut à l’auteur d’être une seconde fois lauréat de l’Académie, l’Histoire d’un Berrichon, le Roman d’un cancre, le Capitaine Bassinoir, Second violon, et tant d’autres : chaque année voyait éclore un ou plusieurs volumes, tous différents, tous originaux, ayant tous pourtant, comme un air de famille, un même caractère de bonté souriante, d’indulgence, de pitié, de gaîté encourageante, d’esprit vif et charmant. Tout cela, on le retrouve dans les innombrables petites nouvelles qu’il donnait à différents journaux, on les reprenait ensuite pour en faire des volumes. Tout le monde a lu les Petits contes alsaciens, Chacun son idée, les Gens de bonne volonté, Fillettes et garçons, Dans notre classe, Quand j’étais petit garçon, les Épreuves d’Étienne, le Locataire des demoiselles Rocher, et deux petits chefs-d’œuvre, la Disparition du grand Krause et Miss Sans-Cœur. Ce dernier fut cause d’une erreur piquante. Jules Girardin aimait beaucoup Dickens, il l’avait étudié à fond dans son style et dans ses procédés de composition : quant au sentiment et à la pensée, il n’avait pas eu besoin de les étudier, car s’il aimait Dickens, c’était précisément parce qu’il pensait et sentait comme lui. Dans Miss Sans Cœur, ayant placé ses personnages en Angleterre, il les fit tout naturellement agir et parler comme des Anglais. Il s’était si bien approprié la tournure d’esprit et de langage des écrivains britanniques, que le public y fut pris. Miss Sans Cœur passa pour une très bonne traduction d’un charmant roman anglais, la biographie d’une femme auteur réelle et existante, et de nombreuses lettres demandèrent à Girardin la liste des autres ouvrages de John Heartless.

En 1877, Girardin fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Le fut-il comme professeur ou comme écrivain, peu importe ; l’un le méritait tout autant que l’autre.

Jusqu’à son dernier jour, Girardin a travaillé. Quand il n’écrivait pas, il lisait : et à quelles pauvretés, parfois, ne consacrait-il pas généreusement son temps précieux ! Des quatre coins de la France il lui arrivait des manuscrits à examiner. Bien des gens, en lisant sa prose si vive, si nette, si coulante, si pleine, d’imprévus charmants, s’étaient dit : Comme c’est simple, j’en ferais bien autant… Et ils avaient essayé, et ils lui envoyaient leur essai, en le priant de leur dire si c’était réussi… Les plus mauvais, il les décourageait poliment ; mais il lisait et répondait toujours. S’il découvrait quelque étincelle de talent dans ce qu’on lui avait envoyé, il entrait en correspondance avec l’auteur, lui donnant par écrit des leçons de français et de composition ; et quand son élève avait produit enfin quelques pages présentables, il s’occupait de les placer, ne regardant jamais à sa peine pour rendre service. Chez lui, la bonté l’emportait toujours. Il lui arriva d’être dupé : il ne faisait qu’en rire et n’en gardait pas rancune à l’humanité.

Toujours travaillant, alourdi par un embonpoint qui lui faisait une fatigue de l’exercice le plus modéré, Girardin était devenu malade, et ses amis s’inquiétaient. Lui, il s’habituait à ses maux et prenait son parti de vivre ainsi : dès qu’il ne souffrait plus, sa gaîté reprenait le dessus. Il faisait des projets ; il venait de rappeler près de lui sa jeune fille, élevée en province où elle avait passé de brillants examens ; il s’occupait d’embellir son logis pour elle, il parlait de la promener, de l’amuser… et c’est au milieu de ces riants projets que la mort vint le prendre.

Le 26 octobre, il venait de déjeuner à Paris avec sa fille, près de la gare Montparnasse, et tous deux se dirigeaient vers une station de voitures. Ils avaient beaucoup de courses à faire, quelques amis à visiter : ce serait une bonne journée… Tout à coup il s’arrête, porte les deux mains à sa poitrine avec une sorte de gémissement. Sa fille, inquiète, l’interroge. « Soutiens moi ! » murmure-t-il, et il tombe tout de son long sur le trottoir : il était mort.

Cette mort fut un véritable deuil pour le lycée, pour la ville de Versailles ; et ce fut une foule sincèrement émue qui se pressa derrière son cercueil, couvert de fleurs par l’affection et la reconnaissance générales.

L. C. Colomb