Propos d’Exil

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Propos d’Exil
Revue des Deux Mondes3e période, tome 71 (p. 5-26).
PROPOS D’EXIL


Août 1883.


I.

... En m’éveillant, je regardai la fraîche mousse sur laquelle j’avais dormi. — Elle était semblable aux mousses de France, et il y avait aussi des graminées fines rappelant celles des bois familiers où j’ai vécu enfant, à l’ombre de très grands chênes, sur un sol pierreux, favorable aux bruyères...

C’était au pied d’un vieux petit mur, dans un recoin très ombreux.

Et il n’avait non plus rien d’étrange, ce bas de mur contre lequel s’appuyait ma tête ; il était comme ceux des maisonnettes de nos villages; autrefois blanchi d’une couche de chaux à la manière campagnarde, — maintenant tout verdi, avec des fougères dans les trous... Sans doute quelque cabane abandonnée, isolée au milieu d’une région touffue d’arbres. (Autour de soi, on devinait les profondes épaisseurs vertes.)

— Et j’eus la sensation complète, pendant deux secondes, la sensation du pays, avec le charme de nos étés de France ; l’illusion d’un de mes réveils d’enfant, dans quelqu’un de nos bois...

... Pourtant ce grand vent qui passait dans les branches, qui passait toujours, ce grand vent était bien chaud, et charriait des senteurs inconnues... Puis j’entendis près de moi gémir la mer, — et, au-dessus de ma tête, un autre son, — un son des plages lointaines, — me jetant tout à coup dans un monde confus de souvenirs d’ailleurs... Alors je regardai en haut... Dans la lumière excessive de ce ciel, un cocotier, monté sur sa tige longue, tordait ses grandes plumes échevelées...

Cela, c’est une tristesse, un bruissement, particuliers aux plages d’Océanie, — et il me vint, pendant un autre instant rapide, le ressouvenir poignant de mille choses tahitiennes, déjà oubliées, hélas! — effacées... Je me relevai, me demandant : Est-ce que je suis là?..

— Mais non, mes yeux rencontrèrent le haut de ce petit mur, qui m’avait rappelé les villages de France : je vis qu’il était festonné étrangement, tout hérissé de cornes et de griffes, de formes baroques et mystérieuses, rongées par le temps ; — et un monstre de porcelaine, perché sur le rebord du toit, me regardait avec un rictus chinois...

La Chine! la lointaine Chine! j’y étais donc! — C’est dans quelque recoin perdu de la grande terre céleste, que je dormais là, tranquille, de ce sommeil d’été...

Oh ! alors j’eus un regret déchirant de nos beaux étés de France, de ces belles années, les dernières peut-être de ma jeunesse, qui vont être consumées ici loin de tout ce que j’aime, de tout ce que j’ai aimé.


... Endormi près de la vieille pagode, déjà familière, qui est là, isolée dans l’île verte, et où les pêcheurs viennent prier Bouddha de remplir leurs filets. — Et sans même ouvrir les yeux, je retrouve dans ma mémoire la grande baie aux montagnes sombres qui renferme cet îlot vert ; et aussi l’intérieur de cette pagode des bois, avec ses idoles, ses trois ou quatre petits monstres, vieux gnomes pleins de salpêtre,. qui sommeillent là dans l’humide obscurité.

Comment y suis-je venu, dans ce pays de Tourane, au bord de la mer de Chine?.. Et quand sortirai-je de cet exil?..

Je me rappelle à présent... Cela s’est fait très vite : un ordre de départ arrivé comme un coup de foudre, un beau jour de printemps. Il y avait la guerre par ici, et vite il a fallu tout quitter, aller s’embarquer à Brest, partir sans regarder derrière. Après une semaine agitée, de préparatifs, d’adieux, arriva le jour de l’appareillage ; on fit à bord le grand appel solennel des départs, tandis que les côtes bretonnes s’effaçaient derrière nous dans les lointains infinis.


Puis la mer devint plus bleue, le ciel plus limpide, le soleil plus chaud ; et l’Algérie apparut, et, comme toujours, m’enivra.

Très courte, très fugitive, cette relâche à Alger, avant l’enfer jaune d’Asie.

Ce charme algérien, il est fait pour moi de mille souvenirs d’une époque passée de mon existence ; et puis de senteurs d’Afrique, de mille choses indicibles et insaisissables, qui sont dans la lumière et dans l’air.

Le jour, les flâneries douces à l’ombre, ou bien les courses comme autrefois, sur des chevaux de spahis, avec l’ami Si-Mohammed. Et la nuit, en haut, dans la ville mauresque, mystérieuse et blanche sous la lune, les petites flûtes arabes gémissant pendant des heures leur tristesse stridente sur les mêmes notes éternelles, avec un grand bruit de tambours, — la seule musique qui me charme encore, à présent que je me suis lassé des harmonies raffinées...


Pais nous traversâmes encore des eaux tranquilles et bleues jusqu’à Port-Saïd, — grand pêle-mêle de toutes les nations d’Europe, avec un fond d’Egypte et des infinis de sable.

Très vite passa l’isthme de Suez, les sables étincelans des pays de Moïse, les mirages, les caravanes sur les berges, — et nous descendîmes la Mer-Rouge.

Et la chaleur augmentait, et le bleu du ciel se ternissait de sable, et on ne respirait plus. C’était en juillet; une grande brise de fournaise nous poussait de l’arrière. La nuit, les étoiles changeaient, la Croix du Sud montait lentement dans notre ciel ; et je la saluais avec une émotion de lointain souvenir.

Enfin nous entrâmes dans l’Océan-Indien, par brise égale, temps tiède et pur. Le calme se faisait en nous-mêmes sur les déchiremens du départ, — et l’effroyable distance augmentait toujours...

...L’île étonnante de Ceylan, entrevue par grand vent, sous un ciel noir... La terre y était jonchée des feuilles et des fleurs tombées de la voûte immense des arbres ; la terre y était mouillée par des pluies de déluge; les nuits y étaient chaudes et sombres, et la senteur irritante du musc emplissait Pair. — Un trouble sensuel et lourd, jeté le soir par des yeux indiens, par des femmes aux bras de bronze cerclés d’argent, qui marchaient avec des tranquillités de déesses, vêtues de draperies roses...

Après, revint encore la vie saine et reposante de la mer, le grand apaisement du large qui efface tout ; nous faisions route sous voiles vers Malacca, et c’était chaque jour le même ciel admirablement pur, le même enchantement de lumière.


Une nuit, à une heure du matin, au milieu de ce golfe du Bengale, les timoniers avaient la consigne de me réveiller, bien que je ne fusse pas de quart : nous passions sur le point calculé où, vingt ans auparavant, on avait immergé mon frère. Et je me levai, pour aller regarder tout autour de moi les transparences bleuâtres de la mer et de la nuit. Tout était calme, calme, cette nuit-là; la lune un peu voilée, l’horizon très profond du côté du sud. Du côté du nord, au contraire, dans la direction de cette sépulture, des nuages épais s’étaient posés sur les eaux, y faisant traîner des ombres, comme des écrans immenses.


La mousson qui nous avait poussés mourut bientôt aux approches de l’équateur, et, un soir, la pointe du royaume d’Achem nous apparut dans de la lumière dorée. Alors, sur l’eau encore plus chaude, les premières jonques se montrèrent avec leurs voiles plissées comme les ailes des chauves-souris : nous arrivions dans l’extrême Asie, nous entrions dans l’enfer jaune.

Et à Singapour, sous les grandes plantes équatoriales, commença autour de nous l’immonde grouillement chinois, l’agitation simiesque des yeux tirés aux tempes, des têtes rasées et des queues.


Rapidement nous sommes remontés dans cette mer de Chine, poussés par la mousson de sud-ouest.

Oh! cette arrivée au Tonkin, par un temps sombre et sous des torrens de pluie!.. Ce jour-là, je relevais, encore très faible, d’une insolation, la seule maladie sérieuse de ma vie, qui m’avait mis à deux doigts de mourir. C’était le matin, de bonne heure ; mon matelot Sylvestre, qui me veillait, me voyant ouvrir les yeux, me dit : « Nous sommes arrivés au Tonkin, cap’taine ! » — Notre navire marchait toujours, mais, en effet, par mon sabord ouvert, je voyais vaguement passer des choses d’une invraisemblance tout à fait neuve : de gigantesques menhirs gris, sortant partout de la mer. Il y en avait des milliers qui défilaient les uns après les autres; c’était comme un monde de pierres-debout formant des avenues, des cirques, des dédales ; une Bretagne démesurément agrandie et surchauffée, — par un feu latent, car le ciel était plus noir qu’un ciel d’hiver sur le pays celtique. Je crus que j’avais le délire encore, que je voyais des choses imaginaires, un pays dantesque, et j’essayai de me rendormir.

Mais non, c’était la baie d’Ha-Long, tout simplement, une région d’un aspect assez unique sur la terre. — Cela ne dure pas, une insolation, quand on n’en doit pas mourir; le lendemain, je pus reprendre mon service et m’assurer que ce pays était réel.


Puis nous quittâmes cette rade pour l’entrée de la rivière de Hué. Les événemens se précipitèrent sous l’écrasant soleil. Il y eut la prise de Thuan-an, les trois jours de bombardement et de combat. Et après toutes ces agitations, la paix du séjour à Tourane commença pour nous. Une paix morne, accablée de chaleur, une paix d’exil, dans un recoin perdu de l’Annam, et pour un temps indéfini.

On nous l’a donnée à garder, cette province avec ses ports. Il faudra s’y acclimater et peut-être y passer l’hiver. Hélas ! quel tombeau lointain et étrange!

Tout autour de cette grande baie où notre Circé est mouillée, des montagnes hautes et sombres. Au fond, là-bas, s’ouvre une rivière, — et au premier tournant le village, vieux, caduc, se cache parmi les bambous frêles qui ressemblent à de grandes avoines en fleurs.

Mais je le connais si bien maintenant ce village, je l’ai tant parcouru, visité, fouillé dans ses derniers recoins, que tout m’y semble ressassé et banal. Le premier intérêt de curiosité passé, je n’aimerai jamais ce pays, ni aucune créature de cette triste race jaune. C’est bien la vraie terre d’exil, celle-ci, où rien ne me retient ni ne me charme.


Alors j’ai adopté cet îlot vert et cette ombre de la pagode. J’y viens le soir, après l’ardeur de midi, quand le soleil baisse, me retremper dans la vie silencieuse et plus fraîche des plantes; j’y viens presque toujours seul avec les matelots de mon canot ; et cela les amuse, eux aussi, bien que l’île en miniature ne soit qu’un bois enchevêtré de lianes et de jasmin, où n’habitent que des singes.

Déjà nous sommes devenus très familiers de cette pagode toujours déserte ; elle nous sert surtout de cabine de bain ; nous y déposons nos vêtemens sous la garde des esprits, de vieux petits monstres horribles qui veillent dans l’obscurité du sanctuaire, puis nous allons nous baigner.

Et ce vieux petit temple bouddhique nous inspire une sorte de respect, malgré tout ; nous n’y dérangeons rien et nous y parlons bas. — C’est qu’il y fait sombre, et puis, autour des lieux où on a longtemps prié, il y a toujours des essences inconnues qui planent. Dans les églises bretonnes très anciennes, dans tous les vieux temples de toutes les religions du monde, j’ai éprouvé cette oppression du surnaturel...


II.


1er septembre 1883.

Quel capharnaüm, ma chambre de bord ! — Un encombrement de choses drôles, de bouddhas ventrus, d’éléphans ; des panneaux incrustés de nacre ; du thé, des parasols, des potiches et des armes. Il y a même trois crapauds, de vrais crapauds bien en vie, qui demeurent dans une cage ; — c’est un procédé que m’ont enseigné des marins anglais, pour éloigner les rats qui font la guerre à mes gants et à mes bottines. (La nuit, Sylvestre place cette cage à ma porte, et les rats, paraît-il, s’intimident, n’entrent plus.)

Surtout il y a des fleurs, en bouquets, en gerbes. Fleurs que beaucoup de belles, à Paris, n’ont jamais vues dans leurs serres, jamais senties, jamais soupçonnées, et qui leur porteraient une intime impression d’inconnu. Beaucoup d’orchidées ayant des formes d’insecte, avec des couleurs fausses et sans nom : des blancs-crème teintés de vert, des nuances aurore-pâle tournant au bleu, comme certains crépons de la Chine. Et des feuillages, et des senteurs rares ! — Avec tous ces parfums, Sylvestre, un de ces matins, en venant me réveiller, me trouvera raide mort, — et cette fin-là sera bien poétique pour un pauvre rouleur de mer.

Ce sont mes gabiers qui me cueillent chaque jour ces bouquets, en allant à l’aiguade, — dans ces brousses de montagne où M. Hoé, notre interprète, dit qu’il y a un peu monsieur tigre, et beaucoup monsieur macaque.


20 septembre 1883.

Un grand typhon a passé hier sur Tourane, chavirant tout, jetant les toitures à bas avec les arbres, tuant du monde ; — une vraie désolation.

La moitié au moins des maisons sont par terre, les gens campent sur l’herbe, ramassant les cassons de leurs bouddhas, de leurs magots.

La Circé a pu tenir en place, à l’abri d’une grosse montagne. Mais pendant quelques heures c’était très sinistre ; cela se passait en plein midi, et on ne voyait plus rien ; on entendait mugir une grande voix horrible, et la mer, émiettée, pulvérisée par le vent, fumait comme une eau bouillante.

Aujourd’hui le beau temps calme est revenu ; le courant de la rivière charrie tranquillement vers le large les bêtes noyées et des débris.


C’est le soir, quand la nuit tombe, qu’on se sent perdu ici, et comme exilé à jamais.

Que c’est loin, le reste du monde !

Toujours ces teintes des crépuscules sont étranges et glaciales, surprenantes en ce pays de chaleur. Sur des ciels jaunes, livides, les montagnes qui deviennent d’un gris de fer ou d’un noir d’encre, profilent très haut leurs dents pointues avec des duretés de découpure ; à ces heures-là, elles semblent gigantesques. On comprend alors l’art de certains peintres chinois, leurs paysages, qui arrivent à des perspectives profondes avec des couleurs autres que celles de la nature, et dont le fantastique est triste à faire peur.


10 octobre 1883.

J’ai eu ce matin la douleur de perdre un de mes trois crapauds. Mon matelot Sylvestre a prononcé, avec son accent breton, ce court éloge funèbre : « Ça, c’est tous des sales bêtes, cap’taine, » — et puis il l’a emporté à sa dernière demeure avec des pincettes.


Une mauvaise période de lassitude que nous traversons tous. Nous avons bien toujours le même intérêt à lire les lettres qui viennent de France, seulement nous n’y sommes plus pour répondre. Je connais cela, et l’ai déjà éprouvé ailleurs ; c’est le voile qui se tisse lentement sur les choses trop éloignées, c’est l’anéantissement par le soleil, par la monotonie, par l’ennui...


III.


Mercredi, 17 octobre 1883.

La Saône arrivée précipitamment ce matin, avec ordre de nous prendre la moitié de notre équipage, la compagnie de débarquement et l’armement des canons de 0m,15, — les meilleurs, tout ce que nous pouvions donner; — avec recommandation de les embarquer la nuit, de cacher aux Annamites ce départ, ce grand vide à bord.

Et ils sont partis ce soir après le branle-bas. Mauvais temps, — nuit noire. Destination inconnue. Cela impressionnait très péniblement de les voir tous s’armer à la hâte, ranger leurs sacs, leurs vivres, faire leurs adieux. Tous mes pauvres gabiers, — ceux qui m’apportaient de si belles fleurs les jours d’aiguade, — s’en sont allés. J’ai reçu mille petites recommandations pour des mères, des fiancées, des jeunes femmes ; les uns m’ont confié leur argent, d’autres leur montre, leurs petites choses précieuses, ne sachant pas ce qu’ils vont devenir.

Un seul officier est parti avec eux; nous nous connaissions depuis quinze ans, lui et moi, depuis l’école ; nous avions vécu en bons camarades, nous accordant une estime réciproque, — et, mon Dieu ! il semblait que ce fût à peu près tout. — En recevant ses recommandations, à lui aussi, son baiser d’adieu, j’ai compris que c’était, au contraire, très solide entre nous deux, que nous étions très attachés l’un à l’autre.

Au milieu de la nuit noire, ils s’entassaient dans les canots qui les emportaient. Un cliquetis d’armes, des adieux à voix basse ; pas de cris ni de vivats, un vrai départ tranquille de braves ; — puis, plus rien que le bruit du vent et de la mer, et sur eux qui s’éloignaient, l’obscurité profonde de cette nuit d’orage. Où s’en vont-ils tous et quels sont ceux qui ne reviendront pas ?..


J’ai dormi deux heures sur ce départ, jusqu’au moment où un timonier est entré dans ma chambre et m’a dit, en allumant une bougie, cette phrase éternelle qui depuis tant d’années me poursuit : « Cap’taine, il est minuit moins le quart. » Alors j’ai vu s’éclairer toute la compagnie alignée de mes bouddhas, me donnant, dès le réveil, le sentiment de l’exil, de l’extrême Asie. Je me suis levé triste, le cœur serré, pour faire le quart sur un bateau à moitié vide.

Quart de nuit au mouillage, par temps redevenu calme ; rien à faire.

« Factionnaires à l’appel ! » — On me répond qu’il n’y en a plus. C’est juste, j’oubliais ; il me faut toute sorte de combinaisons pour en trouver.

Quand ils sont à leur poste, je prends pour me distraire un livre nouveau de Leïla-Hanum, que des amis de Paris m’ont envoyé parce qu’il parle de Stamboul.

Pas de chance, moi qui ne lis jamais ; je tombe justement sur un passage, — charmant d’ailleurs, — qui me cause une angoisse de souvenir :

« … Nedjibey voilée s’en alla seule à Sultan-Achmet ; c’était un matin de printemps, la saison fraîche où l’on vend à tous les coins de rues les fleurs parfumées des jonquilles… »

Oui, en effet, je me rappelle… tous ces marchands de fleurs et ce frais printemps. — C’était précisément la saison où il m’a fallu quitter le pays turc… Et voici que la phrase douce de Leïla-Hanum vibre lentement dans ma tête comme le son d’un glas lointain. Oh ! mon départ de Stamboul ! Comment dire ces impressions-là, si complexes, où tant de choses étaient mêlées : l’affreux déchirement de notre amour, la tristesse morte de cette grande ville de l’Islam ; et ce charme du printemps qui arrivait, ce vent tiède qui semait par les petites rues désertes les fleurs roses des pêchers… Ces dernières journées avant l’appareillage, ces heures de grâce, ces dernières courses d’adieu dans ce Stamboul où le printemps naissait, où les fleurs des jonquilles se vendaient à tous les coins de rues, répandant partout leur odeur suave… — Alors j’ai fermé le livre et suis remonté sur le pont. Le bord était plus silencieux que de coutume, la nuit encore plus calme.

On entendait seulement la plainte régulière d’un malheureux qui se meurt à l’infirmerie, d’un abcès au foie, une des maladies de ce pays jaune.


IV.


Samedi, 20 octobre 1883.

Un temps tout à fait particulier, d’une chaleur douce, d’une pureté exquise. Nous partons en baleinière pour aller reconnaître Shun-An, de l’autre côté de la baie, au pied de ce défilé de hautes montagnes que les Annamites appellent : Porte des nuages.

Rien qu’un hameau de pêcheurs misérables, mais une toute petite pagode très jolie, fine dentelle de plâtre et de porcelaine, dans un lieu profond, ombreux, sous de grands arbres rigides et solennels, de l’espèce appelée : Arbres à pagode. Dans toute cette région humide, des capillaires, de variétés délicates et rares, tapissent les vieux murs.

Les gens sont laids et craintifs.

A l’entrée du village, monsieur tigre est figuré en bas-relief sur un grand écran de pierre ; il est peint de couleur naturelle, avec des babines en crin, des yeux en cristal, — et fait, comme il est de rigueur, une grimace chinoise. De petites chandelles rouges, odorantes, brûlent à ses pieds : c’est pour le calmer, nous dit-on, parce qu’il est venu cette nuit miauler jusque dans la rue.

Une case mandarine est isolée là-bas, au milieu de ces champs de riz qui sont d’un vert plus tendre que nos blés en avril. Nous nous y rendons par d’étroits sentiers en bosse qui traversent les rizières inondées, comme en France les levées de nos marais salans. Les portes sont closes; c’est que ce mandarin, qui était très âgé, paraît-il, vient de mourir. La veuve, une pauvre vieille singesse plaintive, nous ouvre et nous fait entrer dans une salle basse, très ancienne, où toutes les poutres massives représentent des vampires et des monstres. Elle veut nous vendre ses lances, ses plateaux, ses potiches, ses parasols ; — et nos matelots en ont leur faix d’emporter dans notre baleinière toutes ces dépouilles du mandarin mort.

Au coucher du soleil, il est temps de repartir; nous nous en allons bercés par une houle énorme que la mer de Chine nous envoie et qui vient lentement mourir dans cette baie ; une fraîcheur d’automne, toute nouvelle et vivifiante, arrive avec le soir, et le crépuscule est d’une pure couleur d’or.

Tandis que nous rentrons tranquillement à la voile, apparaît là-bas, au fond de l’horizon, le bienheureux paquebot de France, qui s’arrête en passant pour remettre nos lettres à la Circé. — Cela va nous compléter une bonne journée, une fois par hasard, et nous serions très gais sans le souvenir tout frais de nos camarades partis avant-hier pour l’inconnu...

Hélas! pourquoi ne nous fait-on pas marcher avec eux?

En y songeant, on a honte presque de cette sécurité de Tourane ; et puis, vraiment, ce rôle de gardien de blocus, si utile qu’il soit, finit par devenir mortel...


V.

Sylvestre Moan, mon matelot, est du pays de Goëlo, comme M. Renan et mon frère Yves, — d’un hameau près de Plouherzel. Je l’avais connu jadis, par mon ami Iann le géant, alors qu’il était petit mousse et pêcheur d’Islande.

Un peu trop encombrant, c’est tout ce que je lui reproche, et encore ce n’est pas sa faute : plus haut et plus large d’épaules que ma porte n’est grande; des bras effrayans, une barbe très noire. De loin, un air terrible; de près, une jolie figure douce, douce et naïve; vingt et un ans, des yeux bleus tout jeunes; les manières, les inflexions de voix, la candeur d’un petit enfant. Lui et Tu-Duc — (le jeune chat de l’équipage, volé à Alger : une robe grise mouchetée, un air très fin, le bout de la queue et le dessous du cou blancs), — lui et Tu-Duc sont peut-être les deux du bord qui m’aiment le plus. Ils se ressemblent d’ailleurs, malgré la différence de leurs dimensions : même démarche et même dandinement câlin, l’esprit aussi peu cultivé l’un que l’autre, tous deux absolument primesautiers. De mon hamac d’aloës je les vois, Tu-Duc et Sylvestre, entrer ou sortir, l’un portant l’autre, puis vaquer à leurs petites occupations dans ma chambre, parmi les bouddhas et les fleurs, avec la même souplesse silencieuse. Tu-Duc sait sauter quand on lui présente les mains en rond. Sylvestre, lui, ne sait pas ; mais il écrit à sa grand’maman, en Goëlo, ce qui doit être bien plus difficile.


Nous n’avons plus très chaud, maintenant, dans notre Tourane ; en plein jour seulement, mais le soir on sent très bien l’approche de l’hiver. L’îlot vert a perdu beaucoup de ses feuilles, et l’eau est devenue froide alentour. Des pluies, des journées sombres et courtes, comme en Bretagne les journées d’automne; c’est une tristesse que nous n’avions pas prévue. A la tombée des nuits, on a parfaitement cette impression de novembre, qui serre le cœur comme un frôlement de la mort, et on se met à songer aux bonnes veillées de France, — à des flambées joyeuses au foyer de famille...

Nous endurons, par notre propre étourderie, une foule de privations. Un dénûment complet de ces petites choses usuelles qu’on emporte de France, et que rien ne remplace quand elles sont épuisées. Plus un sou dans nos bourses, faute de communications avec le reste du monde. Et plus de savon à bord : notre linge lavé par nos matelots, dans de l’eau saumâtre, et sentant le chinois.

La Circé est devenue, par la force des événemens, un réceptacle de toute sorte de monde : blessés, convalescens, interprètes, Matas annamites, naufragés Tonkinois, pirates d’Haïnan, l’élément jaune nous envahit de plus en plus, et il faut fermer sa porte aujourd’hui comme dans un mauvais lieu. Mais c’est amusant de voir la désinvolture avec laquelle les matelots savent traiter ce peuple à longs cheveux.


VI.

20 novembre 1883.

Plusieurs choses ont eu lieu depuis dix jours, choses héroïques ou baroques, divertissantes ou bêtes, et puis, les impressions du lendemain emportant celles peu profondes de la veille, le tout a passé sans laisser trace.

Un léger typhon, qui est venu rafraîchir notre air ; des gens indifférens, qui sont morts et qu’on a enterrés; des nouvelles vagues, arrivées de nos camarades de la compagnie de débarquement ; une ambassade et des cadeaux magnifiques, envoyés par notre gouvernement, en témoignage d’alliance, au roi d’Annam. (Cela s’est égaré en route; il a fallu courir après dans les villages.)...

Aujourd’hui, calme lourd. Samedi, jour de grand lavage à bord; midi, heure de sieste où, par hasard, je ne dors pas. Dans ma chambre, ça sent le chinois, une odeur qui nous a peu à peu imprégnés, nous, nos vêtemens, nos bibelots, tout. Mes bouddhas, mes éléphans, mes hérons mystiques sont correctement alignés sur mes étagères, par les soins de mon matelot, comme pour une inspection.

Près de moi, le grand enfant Sylvestre fourbit consciencieusement une lampe de pagode, en tirant un peu la langue à certains momens où ça devient difficile, — dans les recoins. Par mon sabord, on voit les hautes montagnes pointues de Kien-Cha, toujours les mêmes, avec leur air de chinoiserie ; la nappe bleue de la mer reflétant le blanc soleil, et, sur ce miroir, les jonques en peuplades, — immobiles aujourd’hui comme de vilaines mouches mortes. Aucun bruit dans ce bateau, qui pourtant vibre au moindre son comme ferait une grande guitare. Par ma porte ouverte, c’est dans la batterie de la Circé que la vue plonge. Là, ça sent le chinois encore bien plus fort que chez moi ; il y a par terre une couche d’objets étranges, de gens hétéroclites, confondus pour le moment dans le pesant sommeil de la sieste. Des sacs de soldats, des ballots de riz, des gamelles, des voiles ; Tu-Duc, le chat, endormi en rond dans un gong ; des matelots nus, dormant la tête sur leurs bras musculeux ; des Chinois, étiques comme des fakirs, dormant tout droits et tout roides dans leur robe de soie noire ; de jeunes tirailleurs annamites, aux poses féminines, peignés en bandeaux, avec un nœud d’Apollon sur la nuque, et coiffés d’un chapeau bergère d’une forme Watteau, attaché sous le chignon par un ruban rouge ; des pirates de l’île d’Haïnan, dormant la bouche ouverte, montrant leurs dents blanches ; — beaux types d’Asiatiques, ceux-ci, les longues tresses noires de leurs cheveux enroulées en turban autour de leur tête mâle ; — et puis de pauvres soldats, de pauvres artilleurs blessés au feu ou épuisés par la dyssenterie, haletant dans leur sommeil de fièvre…

Et à bord tout cela travaille, les malades exceptés, pour remplacer la moitié de nos matelots que nous n’avons plus. Ce matin, à mon commandement, tout cela virait au cabestan, sous mes pieds, — le cabestan, l’énorme bobine qui tourne comme les chevaux de bois à la foire. — Tourne, les marins ; tourne, les bergères Watteau ; tourne, les Chinois empêtrés de leur queue ; tourne, les Matas, les prisonniers, les pirates !.. Et ce pêle-mêle humain, indéfiniment brassé sur place, était assez l’image de ce qui se passe en grand dans cette extrême Asie…


VII.

Il y a, dans une région inhabitée de cette baie, une plaine mélancolique que nous visitons de temps en temps le soir. C’est là que dorment les morts de 1863 ; ils sont couchés dans cette terre rougeâtre, douze ou quinze cents Français, matelots ou soldats, emportés en un été par le typhus, lors de la première tentative d’occupation de ce pays. A peine voit-on encore les débris de leurs pauvres petites croix de bois, tombées sous les ronces et les lianes : avec ces pluies chaudes, tout se consume ici très vite, et la nature verte y est plus dévorante qu’ailleurs.


Nos relations avec les gens de Tourane se maintiennent en apparence assez amicales. Le matin, dans la foule du marché, si nous nous mettons en colère par hasard, vite on nous fait tchintchinn, la révérence très humble ; alors aucun moyen de ne pas rire, et nous voilà désarmés. Avec ce peuple, vieillot et enfantin, on ne peut même pas se fâcher bien sérieusement.

De temps en temps une reconnaissance dans les baies voisines, ou bien une course en canot après des jonques suspectes ; autrement rien n’anime ces journées de blocus. L’ennui nous tient tous, et on n’entend presque plus chanter nos matelots.


VIII.

Le rêve prend ici une importance étrange, surtout pendant le lourd sommeil de midi. Il en reste ensuite des images dépareillées, incohérentes, le plus souvent fort mystérieuses, qui vous poursuivent jusqu’au soir.

Aujourd’hui je revoyais la terrasse d’un vieux domaine de campagne, — que j’aimais beaucoup quand j’étais enfant. Dans le rêve, il faisait une nuit d’été très chaude ; on dominait au loin des plaines de bruyères. Il y avait près de moi un groupe de jeunes filles qui portaient des costumes d’époques fort différentes, bien qu’elles parussent toutes à peu près du même âge.

Ces jeunes filles, c’étaient ma mère, mes grand’mères, mes grand’tantes, très reconnaissables sans hésitation possible, bien que rajeunies jusqu’à seize ans, et vêtues de leurs toilettes surannées d’alors. Il y avait même la petite dernière venue de notre famille, qui est en réalité très jeune, celle-ci avec de longs cheveux blonds, — nullement surprises du reste de se trouver toutes ensemble, ni de me voir au milieu d’elles, et causant gaîment de choses d’autrefois.

Des vols de flamants roses, presque lumineux, passaient très haut dans le ciel, qui était pesant et sombre ; on sentait des parfums d’été très suaves. Les pierres de cette terrasse étaient disjointes, moussues comme dans les ruines, et on y voyait courir des branches de jasmins, fleurettes démodées, que les jeunes filles du vieux temps mettaient à leur corsage.

Sur la plaine de bruyères, obscure et profonde, le ciel était devenu absolument noir, noir comme un drap de deuil, et maintenant quelque chose de sinistre, une sorte de disque blême, surgissait lentement du bout de l’horizon.

Elles dirent que c’était la Lune, qui même s’était fait attendre, et, dans leur contentement de la voir, se mirent à rire d’une manière fraîche, qui n’avait rien du rire des fantômes.

Moi, je lui trouvais une figure inquiétante, à cette Lune : en montant dans le ciel tout noir, elle s’élargissait démesurément et pâlissait toujours; elle se dissolvait peu à peu en un grand halo diaphane, en un cerne à peine visible.

Et après celle-ci, une seconde parut, qui commença de surgir à la même place, comme sortant de la terre ; alors j’eus peur, comprenant, même dans mon rêve, que j’assistais à un bouleversement de l’éternel Cosmos...

« — Non, dirent-elles toutes ; c’était prédit dans l’almanach des astronomes ; et il y en aura encore deux autres. »

En effet, deux autres lunes parurent ensemble, — et s’évanouirent aussi en grands halos troubles, donnant une lumière pâle et tremblotante ; — j’avais vraiment très peur.

Elles riaient de moi : « Allons-nous-en, puisque cela l’ennuie. — Mais, comme il est peureux, pour un homme !» — Et nous nous en allâmes par une allée de hautes charmilles taillées en voûte, où il faisait de plus en plus chaud et sombre; — autant qu’on pouvait voir, c’étaient des aubépines, fleuries à profusion comme en mai.

Elles marchaient en avant, toujours aussi jeunes, toutes. Les plus anciennes avaient des robes Louis XV, ou directoire, avec des tailles attachées très haut sous les bras, — comme dans les portraits datant de leur enfance. — Et voici que la petite dernière venue, — la vraiment jeune, — accrocha tout à coup ses cheveux blonds dans les aubépines.

Elles s’arrêtèrent pour la secourir. Les boucles s’étaient enroulées comme des couleuvres autour d’une quantité de branches. C’était très long à démêler : un travail fatigant qui n’aboutissait pas et qui nous donnait encore plus chaud. Dans cette obscurité, ces mèches y mettaient de l’obstination; il en poussait même de nouvelles qui s’entortillaient à mesure ; il y en avait, à la fin, qui s’élançaient avec un bruit de fusée pour aller se perdre je ne sais où, dans l’épaisseur des taillis.

— « Il faut couper, couper, couper; ça repoussera, » dit une des étranges jeunes filles. (Une grand’tante que je n’ai connue que très vieille, octogénaire, mais qui était restée une personne vive, à idées brusques.)

Elle coupa tout ras ; crac, crac, crac ! avec de grands ciseaux qui étaient pendus par une chaîne à sa ceinture. Et puis la ban le reprit sa route, en sautant sur l’air : Nous n’irons plus au bois. Nous arrivâmes au bout du jardin, à un vieux kiosque tapissé de roses en espaliers, où elles entrèrent. Il n’y avait là que deux ou trois chaises, où s’assirent, après quelques cérémonies, les plus anciennes, — les manches à gigot et les tailles empire.

Toujours le chaud crépuscule d’été, les parfums de foins et de fleurs. Mais les jeunes filles ne chantaient plus, et leur assemblée avait pris tout à coup pour moi le caractère d’une chose extrêmement solennelle.

Celles qui étaient restées debout ouvrirent une armoire dissimulée dans l’épaisseur du mur et en tirèrent, pour me la montrer, une petite robe d’enfant qu’on avait cachée là... Relique de mort, ou présage de vie?.. Elles me la présentaient avec des sourires de mystère et de silence, et moi je comprenais, et en regardant cette petite robe, j’éprouvais une émotion douce, tendre, si poignante et si forte que je m’éveillai...

Alors ce fut fini ; le charme rompu ; le sens brisé et pour jamais impossible à ressaisir.. Ce crépuscule d’été, ces jeunes filles, ce parfum de vieux temps, tout cela en moins d’une minute avait fui dans le monde instable et ténébreux des visions. Je retrouvais le grand jour de deux heures, ma chambre de bord et le pays d’exil.

Tu-Duc était là, qui dormait à mes pieds, et je vis aussi Sylvestre masquant ma fenêtre avec ses épaules larges : il achevait de conclure un important marché de bananes avec La Lune, qui se tenait dans sa pirogue à l’extérieur et dont on apercevait la grosse figure joufflue. Cette Lune (rien de commun avec celles trop nombreuses de mon rêve) est une marchande annamite, âgée de dix-huit ou vingt ans, qui vient chaque jour vendre des fruits le long de la Circé ; elle répond à ce nom de La Lune, que les matelots lui ont donné parce qu’elle est toute ronde.

Avec des minauderies, elle allongeait son bras potelé, sa main jaune, et voulait compter elle-même ses cent sapèques, comme pour en éviter la peine à Sylvestre. Mais lui répondait à voix basse de peur de m’éveiller : « Non pas, non ; parce que, tu comprends, toi coquine, La Lune, toi voleuse... » Et il égrenait à regret le dernier chapelet de pièces de cuivre, qui représente à présent toute ma fortune.

(Je crois que c’est cette figure étonnée et comique de La Lune qui jette sur tout cela son reflet drôle ; pour qui ne l’a pas vue, ma petite histoire ne veut rien dire.)

Derrière eux, un fond assez beau. C’était, dans la lumière claire, cette grande montagne où passe la route de Hué, cette Porte des Nuages qu’il faut franchir avant d’arriver à la ville du roi invisible; et puis toujours, sur la mer lourde, la foule des jonques... ... Jusqu’à la nuit, j’ai gardé l’impression de tendresse douce, profonde, inexpliquée et inexplicable, que m’avait apportée cette robe de petit enfant...


IX.


27 novembre 1883.

Une heure du matin. Au mouillage à l’entrée de la rivière de Hué, devant ce Thuan-an que nous avons brûlé au mois d’août. Depuis deux jours, nous attendons l’embellie, comme on dit en marine, pour faire passer, par-dessus ces éternels brisans, un convoi de vivres au corps d’occupation qui garde les forts.

L’embellie ne veut pas venir. Il fait calme pourtant et nuit étoilée; mais toujours la même houle, lente, énorme, qui ne se lasse pas. Nous roulons, nous roulons sans trêve, et on entend du côté de la plage le grondement continu des lames.

Dans cette ville de Hué, qui est là si proche, un drame se joue cette nuit ; en ce moment même, cela se passe entre les murs de la dernière enceinte royale ; toutes sortes de fureurs dilatent les petits yeux retroussés de ces personnages de cour que, sous peine de mort, il est défendu de voir. On détrône le roi qui avait signé le traité de paix, — et on lui coupe le cou fort probablement...

Ce soir, nous regardions à la longue-vue ce mirador du palais, qu’éclairait le soleil couchant, et la curiosité nous prenait d’assister, dans cette demeure impénétrable, à ces scènes entre invisibles.

C’est le parti de la guerre qui triomphe ; aux dernières nouvelles, l’évêché, la légation française, étaient menacés par la foule. Et pas moyen d’envoyer un seul homme à terre par-dessus ces lames creuses; pas moyen non plus de bombarder au hasard, au milieu de tout ce monde où il y a des nôtres. Aussi nous restons là, ennuyés comme toujours et impuissans.


X.


1er décembre 1883.

Tout s’est arrangé encore une fois ; avec le roi nouveau, le calme est revenu dans la ville murée, et nous voilà de retour chez nous, dans notre baie d’exil.

Aujourd’hui vient d’être érigée à Tourane la première enseigne écrite en français : Shang-Hoo, fournisseur de la marine; cela se lit sur une planchette au bout d’un long bâton; ce n’est presque rien, et déjà cela détonne au milieu de cette vieille petite ville de pagodes et de poussière.

À bord, ce Shang-Hoo a reçu de nos timoniers le nom de Chinois vert, à cause de la couleur habituelle de ses robes. Attiré dans le pays par notre présence, il est devenu peu à peu, avec une certaine grâce insinuante, notre familier indispensable. Fournisseur de tout, très accommodant, très fin, très jeune, très comique ; soigneux de sa personne et de sa queue élégante ; mince autant qu’un bambou sec et sentant le sandal.

Dans ces magasins improvisés, qui sont des hangars de roseau au bord de la rivière, s’empressent des employés très gras, la queue soyeuse, les bas bien tirés, le ventre nu, étalant avec complaisance leur obésité de magot. Un bouddha mural, également ventru, préside aux transactions. On vend du charbon de terre, des bœufs vivans, des chapelets de sapèques, des ballots de riz, des jarres de Sam-Chou. Cela sent beaucoup le chinois là dedans, comme nos matelots disent, et les hauts bambous agitent au-dessus leur feuillage grêle, où des moustiques dansent en nuées.

Mme Shang-Hoo, plus récemment arrivée de Canton, nonchalante et minaudière, a des yeux si retroussés, si retroussés, que ses prunelles, toujours agitées comme son éventail, semblent rouler de haut en bas, — titubent perpétuellement sur ses pieds de poupée.

En combinant leurs deux figures, on se perd en suppositions sur ce que va être le minois d’un petit Shang-Hoo, dont la venue au monde nous est annoncée pour le mois prochain.


XI.

… Au sommet d’une montagne, un jour de pluie. Du vide et du silence. Sous mes pieds des pentes vertes dévalant vers la mer profonde.

J’étais en service là-haut, envoyé par le commandant pour faire un travail de triangulation, vérifier l’orientement d’un golfe.

Le timonier des montres m’assistait dans cette entreprise, et nous avions installé avec soin nos instrumens de cuivre sur un rocher tapissé de fines fougères.

D’autres montagnes, encore plus élevées, nous surplombaient de leurs masses sombres, de leurs verdures suspendues ; il en descendait de temps en temps des nuées grises qui, en passant, nous inondaient. Très silencieux et immobiles, nous baissions la tête sous les averses, attendant les éclaircies de l’horizon pour relever ces caps lointains qui se voilaient toujours sous des brumes nouvelles.

Dans cette attente, nos esprits s’en étaient allés fort loin. Le matelot, — un Landais, — rêvait à ses bois de plus sans doute. Quant à moi, je cherchais à me figurer que j’étais en Dalmatie; l’illusion avait commencé d’elle-même, amenée par cet air vif des hauteurs, par ces immenses pentes boisées et cette mer au loin...

Le pays de Cattaro, les campagnes pastorales sur le versant de l’Adriatique, — vraiment ce coin de l’Asie y ressemblait. Des amaryllis rouges, fleurs chinoises, imitaient ces teintes éclatantes que les grenadiers de là-bas jettent sur les montagnes, et des arbustes à fleurettes blanches jouaient les buissons de myrtes.

En fermant à demi les yeux, pour regarder comme à travers un voile, je m’enfonçais peu à peu dans mon rêve, profondément. Elles se représentaient très nettes, très compliquées, très vivantes, mes impressions de ce pays-là ; elles se représentaient presque cruelles, avec la tristesse poignante des choses passées qui ne doivent jamais, jamais revenir... Le golfe de Cattaro, — un tiède automne un peu mélancolique, — des contemplations à la lisière des bois, — des sommeils sous les myrtes, — et certaine petite fille d’Herzégovine promenant chaque jour ses moutons dans des solitudes tranquilles...

— Au milieu de ce silence de la montagne et de l’espace, un léger bruissement tout à coup ! — Des mains assez fines, qui semblaient gantées de gris, écartaient des branches, et on nous regardait : deux grands singes !.. Espèces d’orangs, à visage d’homme tout rose et à barbe blanche. Ils devaient être depuis longtemps derrière nous ; ayant deviné que nous ne travaillions à rien de méchant, ils nous examinaient avec une intense curiosité humaine, en clignant très vite de leurs yeux clairs.

Le matelot, sans même sourire, leur esquissa une révérence, puis, de la main, leur fit un de ces gestes aimables qui signifient dans toutes les langues : « Mais, messieurs, veuillez donc prendre la peine, etc... Nous sommes trop heureux... »

Cela les effraya, et, retombant à quatre pattes comme de simples bêtes, ils partirent au galop.

Nous les suivîmes des yeux, dans leur fuite parmi les jasmins et les buissons verts.

En courant, ils ne ressemblaient plus qu’à de grands févriers, n’ayant gardé d’humain que leur tête inquiétante et leur barbe de vieillard.


XII.

...Des pas traînans sur les dalles, et le bruit d’un sanglot. — Il y avait longtemps que je me tenais tranquille dans un recoin obscur de cette pagode, m’embrouillant à dessiner les monstres, les chimères, tout le cauchemar qui courait sur la voûte. — Alors je tournai la tête vers la porte, pour voir qui allait entrer :

Une vieille, vieille femme, misérable et presque nue. Elle portait trois petites écuelles de riz et de poisson, trois petites chandelles roses. Elle était venue de loin sans doute; elle était comme brisée de fatigue, et son chagrin semblait affreux. Tout son avoir de pauvre vieille délaissée avait dû passer à acheter cette petite offrande qu’elle, vint poser sur l’autel, devant le Dieu souriant, colossal, étincelant d’or. Et puis elle commença de frapper le gong et de sonner la cloche des esprits, comme pour dire : « Viens voir! Bouddha, ce que j’ai mis là pour toi; j’ai fait de mon mieux pour ce cadeau; prends-moi en pitié, aie compassion, fais ce que je te demande... »

Les petites chandelles finissaient de se consumer, les mouches étaient descendues sur les trois petites écuelles, mangeant l’offrande, — et la pauvre vieille s’en allait.

Avec un cri déchirant, tout à coup elle se retourna et revint vers l’autel. Quelque chose lui disait qu’elle n’était pas exaucée, — et c’était pourtant tout ce qu’elle avait pu faire, ce présent à son dieu. Elle revenait presque en courant, et battait le gong, et sonnait de toutes ses forces, avec des sanglots, des cris d’angoisse. — Boum! boum! boum! drelin! drelin! drelin! à tour de bras, avec rage : « Bouddha, tu ne m’as pas entendue, tu ne m’as pas seulement regardée ; ce n’est pas possible que tu restes si cruel, que tu ne m’écoutes pas, que je sois une pauvre vieille femme si malheureuse. » — Et ses larmes coulaient sur sa figure de parchemin jaune.

Sylvestre, — qui a en Bretagne une vieille grand’mère très pauvre, — se leva le premier pour lui offrir tout ce qu’il portait sur lui, environ cinq francs en sapèques. A loi aussi je lui donnai ma bourse, et elle nous remercia toute confuse avec de grands tchintchinns. C’était bien quelque chose certainement, cette fortune inattendue ; mais tout de même, non, elle n’était pas consolée. Elle nous l’exprima par signes : elle était venue demander une autre faveur, qui dépassait le pouvoir des pitiés humaines...


XIII.

14 décembre.

Journée agitée. Grand vent d’est, ciel sombre. Devant Thuan-an depuis deux jours. Ce matin, au lever du soleil, ce mouillage n’étant plus tenable, il a fallu déraper par grosse mer, — manœuvre dangereuse, — puis nous réfugiera Tourane, notre abri coutumier.

Et moi je faisais mon quart, assez dur pourtant, avec plus d’affection qu’à l’ordinaire, me demandant tristement si ce ne serait pas pour la dernière fois...

C’est qu’un paquebot, passé hier, m’a apporté un ordre bien inattendu de rappel à Paris. La Corrèze est le transport qui me ramènera en France; en revenant d’Ha-long, elle s’arrêtera à Tourane le temps de me prendre, — et on nous annonce son passage pour demain! — Toujours précipitées, les choses de marine.

A deux heures, nous sommes rentrés dans notre baie de Tourane, où la mer est tranquille. Alors, au plus vite, il faut faire ses malles. Tout est sens dessus dessous dans ma chambre. Des caisses, mandées en hâte au Chinois Vert, arrivent dans un sampan, et Sylvestre se démène, ayant très chaud; ils sont trois autres qui travaillent sous ses ordres à des emballages compliqués, s’étant mis tout nus pour être plus à l’aise.

La-nuit vient et me trouve prêt. Prêt à suivre ma destinée et à dire adieu à mes pauvres compagnons d’exil. Je les regrette bien tous... Et je m’endors assez tard, bouleversé par ce changement brusque dans ma vie.


Samedi, 15 décembre 1883.

Éveillé de grand matin par un gabier qui chante sous mon sabord un vieil air de Bretagne, très monotone, d’une tristesse d’autrefois. Temps calme, pur, exquis, de plus en plus rare en cette saison, en ce pays des nuages et des averses. Les montagnes irisées, la mer très bleue ; c’est bien le resplendissement doux, la vraie limpidité profonde des tropiques, et cela repose, après ces coups de vents et ces pluies.

Plus rien à faire; j’ai remis mon service, mes malles sont fermées, Sylvestre a fini d’emmailloter mes Bouddhas et mes magots, qui sont en tenue de voyage, prêts à me suivre.

Je crois que, dans ma vie surmenée, je n’avais encore jamais connu de départ si calme. Tout le jour, je veille l’horizon, l’échappée sur le large, guettant cette Corrèze qui va venir me chercher, — et rien ne paraît, rien que la peuplade des jonques aux ailes blanches.

Shang-Hoo, le « Chinois vert, » arrive sur le soir pour prendre congé, dans un superbe costume de soie brochée qu’il a reçu de Canton pour la saison fraîche.

Quand le soleil baisse, il fait presque froid et on a parfaitement la sensation de décembre. Pas de Corrèze ; encore une nuit à passer dans cette baie, entre ces sombres montagnes qui m’ont tenu prisonnier durant cinq mois et que sans doute je ne viendrai jamais revoir. A la tombée de cette dernière nuit, je les regarde un peu tristement... C’est drôle, comme on finit par s’attacher à tout... Sur le jaune pâle du couchant, elles sont absolument noires, même les plus lointaines; les notions des distances sont perdues, on dirait une seule et même dentelure d’ardoise debout en silhouette sur le fond glacial d’un ciel d’hiver.

Cette Corrèze, d’après nos calculs, devait au moins arriver aujourd’hui ; elle est bien en retard. Ce sera certainement pour demain matin.

Après le branle-bas du soir, je reçois dans ma chambre des visites d’amis du « carré, » — pour des recommandations, des commissions en France, des adieux. — Le dernier qui m’arrive, sur les neuf heures, c’est Sylvestre, soi-disant pour voir s’il n’y a plus rien à ranger. Il m’apporte très timidement une petite image qui lui venait de sa première communion et qui était un peu son amulette : « Si vous vouliez l’emporter, cap’taine, pour souvenir? » — Il pense aussi qu’elle me protégera ; c’est que ce rappel en France... lui et mes braves gabiers, qui n’ont pas trop compris, se sont imaginé je ne sais quoi de ce qui va m’arriver, de ce qu’on va me faire...

J’ai serré précieusement son pauvre petit cadeau. Cela représente un enfant à genoux au milieu d’une tempête bien noire avec la légende : «Les grandes eaux m’avaient environné, mais vous m’avez secouru, ô mon Dieu! »

Après, je l’ai fait asseoir un moment, comme en visite lui aussi, et nous avons parlé de la Bretagne. Puisque j’ai quelquefois affaire du côté de son pays de Goëlo, il est convenu que j’irai le voir dans la chaumière de sa grand’maman à Ploudaniel. C’est justement tout près de Plouherzel, le village d’Yves, à une demi-heure de marche de l’autre côté du pont de Lézardrieux; je l’avertirai par une lettre, et lui viendra au-devant de moi jusqu’à l’entrée de ce pont.

Alors je le vois très rêveur : elle est si lointaine, regardée d’ici, cette Bretagne!.. Être de retour dans son village, sous le ciel gris, et venir au-devant de moi, m’attendre au pont de Lézardrieux, est-ce que vraiment cela arrivera jamais? C’est étrange à penser tout cela, quand on est en Annam, et qu’il y a comme un voile sur le pays si aimé...

Et puis il s’inquiète tout à coup de cette réception qu’il faudra me faire et dit, en baissant la tête, — tout à fait à la manière de mon frère Yves : — « Chez nous, vous savez,.. c’est un toit de paille. » — Pauvre grand enfant! à cet aveu du toit de paille, je lui serre la main et je l’envoie se coucher. S’il savait comme je les aime, les toits de chaume, les vieux toits bretons !..

Elle arrive dans la nuit, cette Corrèze qui doit m’emporter. Je suis réveillé par le bruit des grands remous qu’elle fait en passant près de la Circé et par le chant des sondeurs. Allons, c’est bien le départ, cette fois, la fin de cette étape de ma vie ; et toutes les fins sont tristes (même celle de l’exil), à ce qu’il paraît.


Dimanche, 16 décembre 1883.

Un temps encore splendide. Dès le matin, c’est l’agitation des derniers préparatifs du départ ; à neuf heures, la Corrèze doit appareiller. Ils sont là, tous mes fidèles, Sylvestre et mes gabiers, se gênant les uns les autres pour finir de corder mes bagages ; faisant queue à ma porte pour me dire adieu. Cela fait du bien de se sentir regretté par de si braves enfans.

Les camarades du « carré » m’embrassent ; il y en a de mal éveillés, habillés à la diable pour me reconduire, — et quand il faut franchir cette coupée, descendre dans le canot qui m’attend, j’éprouve un cruel serrement de cœur.

— La Corrèze est en appareillage, déjà presque en marche, quand une jonque, celle du mandarin, se dépêche d’arriver en faisant des signes pour qu’on l’attende : c’est le Chinois vert qui m’envoie des boîtes d’un certain thé très fin pour la route.

Nous passons près de la Circé, où l’équipage est en rang sur le pont, à l’inspection du dimanche matin. Des casquettes d’officiers, des bonnets de matelots s’agitent pour me dire adieu, et je me sens triste à pleurer quand tout cela s’éloigne, — quand la baie de Tourane se referme lentement derrière ses montagnes familières, — quand la mâture de la Circé, longtemps suivie des yeux, finit par disparaître.


XIV.

Cela s’enfuit très vite, s’efface dans le bleu. Avant midi, nous sommes au large.

Alors vient cette paix de la mer, de la mer qui change et anéantit tout ; c’est comme un trait final tiré à jamais sur ce temps qui vient de s’accomplir. Et, au milieu de cette paix-là, voici que, dans ma tête, la Circé et la baie de Tourane s’effondrent brusquement, s’évanouissent comme dans un extrême lointain, me laissant à peine un souvenir.

Je savais bien que cela passerait, mais cette rapidité me confond. En somme, il n’y a jamais eu que l’amour qui ait pu m’attacher d’une façon un peu durable à certains lieux de la terre...


PIERRE LOTI.