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Propositions d’articles additionnels à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen

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Propositions d’articles additionnels à la déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen



24 avril 1793

Pour les autres éditions de ce texte, voir Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

DISCOURS
imprimé par ordre de la Convention nationale[1]

Je vous proposerai d’abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété. Que ce mot n’alarme personne : âmes de boue, qui n’estimez que l’or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelqu’impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles.[2]

Il ne falloit pas une révolution sans doute pour apprendre à l’univers que l’extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes ; mais nous n’en sommes pas moins convaincus que l’égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu’à la félicité publique : il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence ; la chaumière de Fabricius[3] n’a rien à envier au palais de Crassus[4]. J’aimerois bien autant pour mon compte, être l’un des fils d’Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République[5], que l’héritier présomptif de Xerxès[6] né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l’avilissement des peuples et brillant de la misère publique.

Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d’autant plus, qu’il n’en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c’est que la propriété : il vous dira, en vous montrant cette longue bière, qu’il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paroissent vivans : « Voilà mes propriétés, je les ai achetées tant par tête. » [Interrogez ce gentilhomme, qui a des terres et des vassaux, ou qui croit l’univers bouleversé depuis qu’il n’en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.][7]

Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne ; ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d’opprimer, d’avilir et de pressurer légalement et monarchiquement les 25 millions d’hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte aucun principe de morale. [Elle exclut toutes les notion du juste et de l’injuste][8]. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur ? En définissant la liberté, le premier des biens de l’homme, le plus sacré des droits qu’il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu’elle avait pour borne les droits d’autrui : Pourquoi n’avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale ? comme si les lois éternelles de la nature étaient moins inviolables que les conventions des hommes. Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l’exercice de la propriété, et vous n’avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre déclaration paroît faite, non pour les hommes, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans[9]. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

Art. I. — La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi.

II. Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui.

III. Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables.

IV. Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral.

Vous parlez aussi de l’impôt pour établir le principe incontestable qu’il ne peut émaner que de la volonté du peuple ou de ses représentans ; mais vous oubliez une disposition que l’intérêt de l’humanité réclame ; vous oubliez de consacrer la base de l’impôt progressif. Or, en matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice, que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ?

Je vous propose de le consigner dans un article conçu en ces termes :

« Les citoyens dont les revenus n’excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance doivent être dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent le supporter progressivement, selon l’étendue de leur fortune. »[10]

Le comité a encore absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations, et leurs droits à une mutuelle assistance ; il paroît avoir ignoré les bases de l’éternelle alliance des peuples contre les tyrans ; on diroit que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures humaines parquées sur un coin du globe, et non pour l’immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaime et pour séjour. Je vous propose de remplir cette grande lacune par les articles suivants : ils ne peuvent que vous concilier l’estime des peuples : il est vrai qu’ils peuvent avoir l’inconvénient de vous brouiller sans retour avec les rois. J’avoue que cet inconvénient ne m’effraie pas ; il n’effraiera point ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux.

Art. I. Les hommes de tous les pays sont frères, et les différents peuples doivent s’entr’aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État.

II. Celui qui opprime une nation se déclare l’ennemi de toutes.

III. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme, doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

IV. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature.[11]


  1. Brochure in-8o 4 p., Imp. nat., B.N., 8o, Le38 2554 ; Bibl. Ch. des Dép., Coll. Portiez de l’Oise, t. XXXI, no 7 ; Bibl. V. de P., 601353, 225118, 935439 ; Arch. nat., ADxviii A 60 ; Bibl. Sorbonne, HFr 140. Texte reproduit dans les Arch. parl., LXXII, 199 ; Ch. Vellay, ouvr. cité, p. 246. Cf. également E. Hamel, II, 682, et G. Waller, p. 487.
  2. Référence absente du fs (note Wikisource)
  3. Fabricius était célébré par les Romains pour son désintéressement et la simplicité de ses mœurs. Consul en 282 av. J.C, il avait résisté à Pyrrhus, roi d’Épire, qui essayait de l’attirer par des présents somptueux.
  4. Attaché au parti de Sylla, il s’enrichit des dépouilles des proscrits. On l’appelait Crassus le Riche. Il forma, avec César et Pompée, le premier Triumvirat et périt en 53 av. J.C.
  5. Nom donné à Athènes aux 50 sénateurs qui formaient la commission permanente. Aristide, qu’on avait surnommé le Juste, fut banni par son rival Thémistocle, puis se réconcilia avec ce dernier et géra les finances de la Grèce avec une grande probité ; il mourut pauvre vers 468 av. J.C
  6. Fils de Darius Ier, Xerxès régna sur la Perse de 484 à 465 av. J.C. Vaincu à Salamine après avoir ruiné Athènes, il regagna l’Asie en fugitif et fut assassiné à Suse.
  7. Addition tirée du Moniteur universel et du Logotachigraphe. Ce passage fut l’objet de vives critiques de la part des Girondins. Est-ce pour cette raison qu’il fut supprimé du texte officiellement retenu ? On lit en effet dans le Patriote français (no 1354, p. 471) :
     « Robespierre a présenté les articles additionnels à la déclaration des droits. Quatre de ces articles contiennent les limites du droit de propriété. Outre que ces articles devroient se trouver plutôt dans la constitution que dans la déclaration des droits, on doit observer qu’ils roulent sur la supposition fausse que les propriétaires de terres laisseront mourrir de faim les non-propriétaires pour le plaisir d’abuser de leurs propriétés ou de n’en faire aucun usage, comme si l’intérêt du propriétaire n’étoit pas la plus sûre garantie de l’usage de ses propriétés. Il en est de la propriété comme de la circulation des grains ; y mettre des entraves, c’est ruiner et les propriétaires et les non-propriétaires. » De même, le « Journal de France » (no 17. p. 468), commente en ces termes la limitation du droit de propriété : « La doctrine que Robespierre énonce ici mérite d’être examinée ; elle mérite aussi d’être combattue autrement que par des injures. Il part d’une supposition fausse, mais d’un principe vrai. Le principe vrai, c’est que la propriété foncière n’est pas le droit d’affamer ceux qui n’ont que des richesses mobiliaires, ou leurs bras pour vivre. La propriété foncière n’est pas le droit de laisser ses terres incultes, de brûler ses moissons, de jetter ses récoltes dans la rivière, de faire manger ses bleds par les rats dans ses greniers, ou de souffler sa farine au vent, le tout à la vue d’hommes mourant de faim et d’épuisement. Si c’est là ce que Robespierre veut dire, il a mille fois raison. Mais pour conclure de-là qu’il est nécessaire de limiter l’exercice de la propreté, il faut supposer que les Propriétaires jouissent pleinement, absolument, sans restriction de leurs propriétés, ont « le pouvoir », ou plutôt peuvent avoir la volonté de faire tout ce que Robespierre et le bon sens contestent à ces premiers le droit de faire. »
  8. Addition tirée du Logotachigraphe.
  9. Le projet présenté par le Comité avait été rédigé par Condorcet.
  10. Le Patriote français écrit à ce sujet (no 1354, p. 471) : « Un autre article de Robespierre consacre le principe de l’impôt progressif, impôt absurde, destructif de l’égalité, impôt qui ruine l’industrie, et qui entravera beaucoup la vente de nos domaine nationaux. » Et on lit dans le Journal français (no 118, p. 471) :
     « La première disposition de cet article ne fait pas plus un article de déclaration de droits que mille autres qu’on pourvoit y ajouter. Mais au fait elle est déjà en pleine vigueur. Le citoyen qui n’a que ses bras pour ressource ne paie pas la contribution foncière, puisqu’il n’a pas de fonds ; et la loi l’exempte positivement de la contribution mobilière, si par son industrie il ne gagne pas un salaire plus fort que le prix fixé pour la journée de travail dans le département qu’il habite ; les patentes sont supprimées ; et d’ailleurs c’étoit le consommateur et non l’ouvrier qui acquittoit cette taxe. Le vœu de Robespierre est donc déjà rempli, et la loi lui a enlevé l’honneur de l’initiative ; il n’y a donc aucune raison pour surcharger de cette disposition la Déclaration des Droits.
     « La seconde partie de l’article est contraire aux droits, loin de constituer un droit, le citoyen, dit Robespierre dans son préambule, doit contribuer aux dépenses publiques, « selon les avantages qu’il retire de la société ». Ce principe est juste. C’est aussi en vertu de ce principe, qu’un homme qui a cent mille livres de rentes doit payer dix mille livres de contribution, tandis que l’homme qui a mille livres de rentes paye cent livres, ce qui est l’impôt proportionnel. Mais c’est en vertu du même principe aussi qu’il seroit inique, qu’il seroit contraire à l’égalité de droits, et à la propriété, de demander au premier 50 pour 100 de son revenu pour le Trésor public, tandis qu’on ne demanderoit au second que 5 ou 10 pour 100 du sien, ce qui constitueroit l’impôt progressif. »
     Toutefois, ces critiques n’incitèrent pas Robespierre, ainsi que le suggère E. Hamel (II, 184, n. 1), à supprimer l’art. XV de sa déclaration du texte qu’il publia dans la 10e « Lettre… à ses commettans ». On peut situer aux environs du 19 avril le manuscrit de la Déclaration qu’il y publia, puisqu’il est très proche de celui dont l’impression fut arrêtée le 21 par les Jacobins. Sans doute apporta-t-il des modifications au même article dans le texte imprimé par la Convention le 24 avril. Mais on ne saurait oublier que c’est au cours de cette même séance qu’il précisa sa position devant l’Assemblée. Enfin, il importe de souligner que les derniers articles de sa déclaration, également soumis à la Convention le 24 avril, ne figurent pas dans la 10e « Lettre… à ses commettans ». Cf. ci-après, notes 52 et 53. Il modifia par la suite son opinion relativement à l’impôt progressif (Cf. ci-dessus, séance du 17 juin).
  11. Brissot, dans son « Patriote français », juge sévèrement cet article « où le galimatias veut jouer la profondeur ».