Prostitués/IV. — Précieuses et pédantes

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(p. 57-91).


IV.


Précieuses et pédantes.


Il y a l’encyclopédie Roret, il y a l’encyclopédie Zola, il y a l’encyclopédie Paul Adam… Zola a mis en romans lourdement longs tout le mécanisme moderne. Paul Adam veut, d’une ambition en apparence plus subtile et plus noble, enfermer en ses fables vaines et gauches tout le dynamisme secret de l’histoire, toute la pensée d’avant-hier, d’hier, d’aujourd’hui. Il remue des idées comme le naturaliste fit fonctionner des machines. Son Enfant d’Austerlitz et sa Ruse, par exemple, remplacent une histoire de la Franc-Maçonnerie et une histoire de la Congrégation aussi bien ou aussi mal que La Bête humaine remplacerait un traité technique de la locomotive. Et Paul Adam est capable d’une idée personnelle à peu près comme Zola était propre à l’invention d’un piston ou d’une soupape.

Chez l’un comme chez l’autre, le didactisme tue l’art et la vie : il n’y a pas un seul être vivant ou harmonieux parmi tant de Rougon-Macquart, parmi tant de Cavrois-Héricourt. Si cependant il est permis de préférer l’un ou l’autre de ces deux néants laborieux, j’avouerai que Zola m’irrite moins. Il fut aussi impuissant à créer un personnage. Mais, tandis que Paul Adam transforme en immobilités puantes et froides les idées, ces vivantes véhémentes ; Zola donnait une vie étrange, parfois vigoureuse et presque humaine, aux massives machines. Et, en sa bonne époque, il agita souvent d’un geste robuste la vie élémentaire et formidable d’une foule. Peut-être Paul Adam se croit-il un pouvoir semblable, celui de faire grouiller la vie d’une époque. Hélas ! il s’illusionne.

Le romancier didactique d’aujourd’hui, comme le poète didactique d’il y a cent ans, est un professeur hypocrite. Didactiques, professeurs, vulgarisateurs : autant de noms polis pour ne point dire plagiaires. Chez ces industriels tous les matériaux sont empruntés. Souvent la pierre arrachée de l’œuvre d’autrui, reconnaissable non seulement à son grain mais à sa taille, est transportée telle quelle au tas informe que le didactique appelle son monument. Mais il y a des degrés dans l’impuissance à construire avec des matériaux étrangers une harmonie personnelle. Zola, certes, n’était pas un architecte. C’était, du moins, un maçon aux reins solides. Il dressait, avec les pierres volées, des murs effroyables, rectilignes, sans fenêtres, je ne sais quels remparts qui écrasent encore de leur masse inutile les verdures. Et dans ces énormités il ne ménageait point le mortier. Tout cela croule déjà ; mais, les premiers jours, la masse monstrueuse étonnait, imposait l’idée d’une force. Paul Adam n’a ni équerre ni fil à plomb. Gemmes pillées et pierres de taille conquises, il jette tout ensemble, au hasard. Les idées roulent, se heurtent, s’écrasent, contradictoires. L’entassement ne semble même pas une ruine. On sent que le kleptomane aveugle n’a rien su faire des matériaux volés.

Ah ! le pauvre professeur et le pauvre écrivain. Son esprit est un chaos de souvenirs et de réminiscences, une cohue de notes rassemblées au hasard des lectures rapides. Ses pages sont des tapisseries hâtives où l’on sent, non coordonné, le travail de mille mains fortuites. On entre en son œuvre comme en une ville de cabanons inachevés où pleurent cent sagesses fragmentaires arrachées à toutes les harmonies ; où hurlent et glapissent, affolées encore, par leur rapprochement inattendu, les folies de tous les vivants et de tous les morts.

Il n’est point, selon la vieille image jolie, l’abeille qui tire des fleurs un miel personnel, un miel dont le parfum et la saveur dureront. Korrigan de hâte, d’avidité et d’incohérence, il arrache, pour les porter à la boue de ses livres informes, des brassées de thym, de marjolaine et de rue. Et, sous les intempéries, parmi le sifflement des vipères et le coassement des crapauds qui semblent naître de ses mains de lucre, voici que l’enchevêtrement des fleurs tout à l’heure odorantes et des herbes de plus en plus puantes n’est qu’un tas grouillant de fumier.

Si je tenais à être poli, je saluerais en M. André Gide une de ces intelligences critiques que leur délicatesse scrupuleuse paralyse. Je préfère être vrai et, franchement, je crois que c’est leur impuissance créatrice qui entraîne ces esprits à se développer en grâce fine et sournoise. Un toucher subtil ne rend personne aveugle et ce n’est pas parce qu’on a de la malice qu’on devient bossu.

Mais il est agréable de jouir de la malice en tâchant d’oublier la bosse. J’écoute volontiers M. André Gide quand il expose ses opinions critiques et j’aime à lire par dessus son épaule ses souriantes Lettres à Angèle.

L’auteur des Lettres à Angèle est un protestant dont le protestantisme aboutit « à la plus grande libération. » Il est toujours pour la liberté, contre l’unité. Il a raison, quand il s’agit de ces unités extérieures qui emprisonnent l’individu dans la foule et le forcent à marcher au pas des autres, dans la direction des autres. Je l’approuve aussi de condamner l’unité hypocrite qui enferme mon présent et mon avenir dans mon passé et qui me défend, lorsque j’ai grandi, de rejeter les vêtements courts ou étroits. Il est bon et juste de revendiquer le droit de changer. Mais, si la plupart des unités qu’on vante sont des diminutions et des apparences, certaines âmes ont une noble continuité immobile ou progressive. Quand il s’agit de celles-là, je ne suis plus avec M. André Gide. Il ne faut mépriser ni tous ceux qui changent, ni tous ceux qui ne changent pas. Le critère accepté par M. Gide est aussi trompeur que celui qu’il repousse. Je trouve même supérieurs à tous les harmonieux, ceux qui ont une unité réelle dont le principe est intérieur. J’accorde qu’ils sont rares — comme tout ce qui est vraiment beau. Ils n’en sont que plus admirables.

Vous connaissez votre faiblesse, M. Gide. Ne soyez pas trop fier de cette supériorité relative et n’accusez pas d’être aussi faibles que vous et plus ignorants d’eux-mêmes ceux qui marchent dans leur force. Vous avez la haine de la foule et de tout ce qui est vulgaire, mais votre haine est mêlée de terreur : « Quand je suis dans la foule, j’en fais partie, et c’est parce que je sais ce que j’y deviens que je dis que je hais la foule. » Votre morale, M. Gide, est une hygiène de valétudinaire, excellente pour la plupart, dont quelques-uns n’ont pas besoin. Vous recommandez à quiconque écrit : « N’ayez souci que de déplaire aux autres. » Le conseil est distingué, d’une distinction trop voulue. Qui a besoin de se défendre ainsi ferait bien d’attendre : il ne faut pas écrire avant d’être et la résistance, comme la docilité, prouve relation et dépendance.

Les Lettres à Angèle sont ornées de bien jolis jugements critiques. J’aime chez M. Gide l’effort pour voir la vérité et pour la dire exactement. Mais sa vérité ne me satisfait pas : elle est trop exclusivement élégante et fine, manque trop de force et de profondeur. Tout ce qui est arrêté semble brutal à sa faiblesse. Il a dans la pensée et dans l’expression des trouvailles charmantes, mais qui sont toujours les trouvailles d’un touriste myope. Il se vante lui-même, sans le savoir peut-être, quand il vante la finesse et l’ondoyance souriante. Inconsciemment encore, il se défend lui-même et dénigre ce qui lui manque quand il critique la force qui est souvent stabilité. Il confond avec la mort le repos, qui peut être puissant. Chez lui « le scepticisme, nouvelle forme de croyance, mue amour en haine. » Je sais des natures plus fortes chez qui le scepticisme a mué l’amour en dédain et en « froid silence », et celles-là je les aime plus fortement.

Avec des malices délicieuses, M. Gide reproche à un article d’Octave Mirbeau quelque tout petit détail d’une vérité nuancée insuffisamment, quelque toute petite inexactitude, qui est surtout un moyen de grossissement et d’accélération de la pensée. Là, et ailleurs aussi, — je crois que je n’adresse pas à M. Gide un mince éloge — il me fait songer à La Bruyère corrigeant Tartuffe en Onuphre. Mais La Bruyère, fin polisseur de statuettes, a tort de blâmer le moins fini et le moins élégant des statues, et il eût été bien incapable de dresser la cariatide, un peu lourde sans doute, qui supporte une action. Mirbeau, malgré quelque génie, n’est pas Molière ; mais, si Molière faisait des articles pour nos journaux, soyez certains qu’il les ferait mauvais. Le vrai crime de Mirbeau, c’est de consentir à la cage étroite et de se condamner, pour faire tomber les gros sous, à des tours de souplesse, lui qui est vigoureux et a besoin d’espace. Son infamie est d’autant plus grande qu’il n’a ni la pauvre excuse de la faim, ni même l’excuse ridicule de la gêne. Je le hais, ce Mirbeau, qui me force à admirer la puissance de son esprit et à mépriser l’ignominie de son âme.

Je reviens, pour un rapide salut, à M. André Gide, esprit fin, délicat et ingénieux, qui aime le talent comme un homme poli aime la politesse, mais que le génie blesse comme une offense personnelle. Un marquis enrubanné rencontrant Hercule aux jardins de Versailles eût exprimé son humiliation par de bien jolies railleries.

Henry Bordeaux est un garçon qui réussira. En même temps que des romans qui ne choquent personne, des romans dont les vieilles revues proclament l’élégance, il fait de la critique, de cette bonne critique « courtoise » qui conquiert successivement les éloges des gens influents, la légion d’honneur, les prix à l’Académie et, un beau jour, l’Académie elle-même. De la critique à plat ventre devant les puissances d’aujourd’hui ; de la critique diplomatique qui, devant les puissances possibles de demain, sourit, s’incline et se réserve. Ses dissertations et ses politesses sont « bien écrites », comme on dit. Leur banalité à la dernière mode révèle un de ces écoliers obstinés qui ont fait, au lycée puis ailleurs, cinq ou six rhétoriques au lieu d’une et qui restent toute leur vie « élèves de l’École Normale ».

Ils ont bien, je crois, la fatuité de dire « anciens élèves », sous prétexte qu’ils sont devenus externes ; mais la vanité excessive de cette restriction ne trompe plus personne.

Un aveu : j’ignore le « curriculum vitae » de M. Bordeaux, et un de ces imbéciles qui ne voient que les faits extérieurs m’objectera peut-être que celui-ci n’a point passé par l’École. Mais il est des esprits si avidement passifs qu’ils adorent je ne sais quels échos des professeurs, et tout enseignement a sur ces heureux somnambules une influence à distance.

Le Pays Natal et La peur de vivre sont de jolis petits articles très adroitement fabriqués. Divers camelots bonisseurs furent peut-être sincères, ou presque, dans leurs éloges. L’auteur sait admirablement tout ce qui peut s’apprendre. Dès aujourd’hui, comme un ânon précocement docile mérite le bât, cet élève est digne d’entrer dans la docte toge. Il atteint toute la perfection vulgaire dont il sera jamais capable et peu de gens sont plus habiles à mettre en œuvre les idées d’autrui. On a quelque peine à distinguer en quoi ce « nouveau » du lycée Hippolyte Taine reste inférieur à ses condisciples les plus brillants : le gentil petit Barrès Maurice et le laborieux Adam Paul.

Le gentil petit Barrès Maurice nous a dit les malheurs des déracinés — avec quel succès, Henry Bordeaux s’en souvient. Henry Bordeaux, qui veut sa part de l'aubaine, nous conte, au Pays Natal, la « rare aventure d’un déraciné qui reprend racine. » Fi ! quel vilain sceptique Paris avait fait de Lucien Halande. La petite patrie lui redonne des croyances et de l’énergie — oh ! de l’énergie sans brutalité, rassurez-vous, Madame, et des croyances, rassurez-vous, Monsieur, qui ne blesseront jamais le voisin. Elle lui restitue, cette bienfaisante terre patriale, la sève bien sage et raisonnablement coulante et le rend tout à fait digne du riche mariage qui récompense les conversions durables non moins généreusement que les innocences. Et les gens fidèles à leur village sont aussi délicieusement vertueux ici que dans le salon d’Octave Feuillet, ma chère. Et les déracinés sont d’affreux bandits qui font un peu peur et qui font beaucoup rire, comme ceux que dessine le petit Barrès quand son fusain aligne tout un monôme de petits Barrès.

Les personnages antipathiques ont d’ailleurs chez Henry Bordeaux quelque diversité et les degrés de leur laideur disent avec précision depuis quel temps ils sont déracinés. Lucien Halande n’a que dix ans d’exil et il reviendra pour toujours à la terre maternelle : aussi n’est-il, avant son heureuse conversion, qu’un sceptique un peu agaçant. Le père de Jacques Alvard s’étant installé dans une autre province que la sienne, Jacques Alvard est une canaille énergique, un dominateur sans conscience. Il fait horreur. De plus anciens déracinés feront pitié « par leurs pensées violentes et leur faiblesse pour agir ». M. Henry Bordeaux nous explique gravement : « C’est la fin d’une race de déracinés ». Et je suppose qu’avant d’écrire cette phrase péremptoire, il avait longuement songé aux Américains du Nord, pauvre race transplantée qui se meurt d’impuissance et d’anémie.

Ne croyez pas que M. Henry Bordeaux ne connaisse et n’imite que les œuvres récentes de Barrès et les œuvres demi récentes d’Octave Feuillet. Son érudition pillarde fait de plus lointaines excursions dans le passé et en rapporte de précieuses épaves légitimement recueillies puisqu’elles viennent de livres « tombés dans le domaine public. » Un éditeur peut prendre tout Balzac et le livrer au plus ridicule des illustrateurs : pourquoi M. Henry Bordeaux aurait-il scrupule à se parer de quelques pages du Médecin de campagne ? Balzac nous fait entendre dans une grange la légende de Napoléon contée par un vieux soldat. Dans une grange du Pays natal un vieil ouvrier nous dira la légende de Victor Hugo. Le Victor Hugo des paysans, puisqu’il y a le Napoléon des paysans. Je n’aurai pas la naïveté de vous avertir que l’ampleur balzacienne manque un peu à M. Henry Bordeaux et que sa réduction de la grande statue est un petit bibelot aussi joli et aussi ridicule que le petit Barrès lui-même.

Un livre de Maurice Barrès, d’Henry Bordeaux ou de Paul Adam est une collection de bibelots. Ces industriels volent des modèles d’idées partout où il y en a ; mais ils en font de très petites réductions qui puissent tenir dans le petit appartement moderne qu’est leur cerveau et dont le poids ne fasse pas crouler le volume, tablette quelquefois élégante, toujours encombrée. Les systèmes, ces dieux hostiles et vaillants, dont le moindre briserait et la tablette frêle et l’étroite cage, n’entrent naturellement au capharnaüm que sous les espèces et apparences de statuettes. Petite fille qui joue avec ses poupées et qui leur donne sa propre nature, Paule, Mauricette ou Henriette range gentiment les idoles et leur prête des phrases jolies. Ces icônes représentent des êtres farouches et qui élargissent autour d’eux la solitude ; mais les enfants qui s’en amusent les transforment en petits bavards polis et qui se font des grâces. Seulement, par instants, la petite fille tremble un peu : si les poupées étaient vraiment vivantes ; si elles allaient se révolter… Et elle leur recommande, d’une voix mal assurée, de rester bien sages. « Il avait fait un effort immense pour donner une grâce tranquille à cette tirade » dit Henry Bordeaux d’un de ses personnages. Voilà une des caractéristiques du style de Paul Adam, de Barrès ou de Bordeaux, du « style bibelot » : l’effort immense et ridicule pour maintenir en une grâce tranquille les reflets d’idées brutales ; pour parer d’un calme philosophique le souvenir microscopique des plus orageuses doctrines ; pour identifier dans la mort les vivants les plus contradictoires.

Les cerveaux de ces gens-là apparaissent d’abord comme des lieux d’asile et on voit tout de suite qu’il n’y a pas en ces pays falots de population indigène. Mais on se demande pourquoi des habitants si divers, si nécessairement hostiles, sont rangés immobiles, au lieu de s’entretuer en un magnifique combat hurlant. On finit par reconnaître que l’atmosphère est empoisonnée et que les vivants, aussitôt entrés ici, meurent. Alors on rit de voir le propriétaire passer en recommandant aux ombres, avec de grands gestes un peu grinçants, de ne pas crier et de se montrer de bonne compagnie.

Un des procédés les plus commodes et les plus rapides pour parer d’une grâce tranquille les phrases mortes de ces livres morts, c’est la symétrie. Le Pays natal est disposé en deux étagères dont les bibelots se font agréablement pendant. Et voici comment écrit Henry Bordeaux. « La mer bleue qui assainit et élargit nos sentiments humains. » Voyez-vous l’adroite fabrication de la phrase : deux verbes au milieu et, de chaque côté, harmonieusement équilibrés, un substantif et son épithète. Harmonieusement équilibrés ! le crois-tu bien, nigaud ? Il était déjà assez inutile de nous dire que la mer est bleue. Si tu nous apprends en outre que les sentiments des hommes sont humains, c’est uniquement, je suppose, pour la régularité extérieure. Malheureusement une épithète est d’ordre physique, l’autre d’ordre moral et Pascal trouverait que tes fenêtres, fausses toutes deux, sont, ridicule inattendu ! peinturlurées à des niveaux différents.

L’adjectif est d’ailleurs plus banal ici que chez Barrès ou Paul Adam et seul, je crois, un naturiste oserait dire : « Il admira la moisson féconde, la substance magnifique du pain nécessaire. » Or c’est tout le temps comme ça. Non, pas tout le temps. Quand l’épithète serait absolument indispensable à un artiste, alors, mais alors seulement, Henry Bordeaux n’en a pas besoin. Voici une de ses meilleures phrases, une des vingt qui paraîtront belles à la lecture sommeillante d’un voyageur de sleeping-car : « Comme les conquérants qui agrandissent leurs conquêtes par l’imagination, il faisait du présent victorieux le piédestal d’un avenir de gloire. » Il n’est pas besoin d’un psychologue profond (Paul Bourget lui-même suffirait à la tâche) pour remarquer qu’aux yeux d’un jeune ambitieux l’avenir n’est pas une statue précise, mais une succession de degrés qu’une lumière de féerie soulève l’un après l’autre et où monte un vertige joyeux. Et cette faute de pensée (on est bien obligé d’accorder aux quantités négatives les noms des quantités positives) est aggravée d’une faute d’imagination. Le « piédestal » de cet avenir ne saurait être un piédestal ordinaire. Un véritable artiste, un de ceux qui voient ce dont ils parlent, l’eût, selon son tempérament, précisé d’une épithète de forme, éclairé d’une épithète de couleur ou auréolé d’une épithète de lumière. Mais ne suis-je pas vraiment trop naïf de remarquer qu’un marchand de bibelots, même lorsqu’il donne à son étalage un ordre heureux, n’est pas un artiste ?…

Ouvrier qui prend des échafaudages pour un monument, Maurice Montégut dressa en vers hâtifs et rauques des drames qu’il croyait shakspeariens et qui, en effet, étaient peints noir et rouge. Depuis longtemps il s’adonne à la nouvelle et au feuilleton, articles d’un placement plus facile. Mais il a toujours des prétentions littéraires et même, Dieu me pardonne ! philosophiques. Des critiques amis affirmèrent que tous ses livres étaient de la même force et cependant ils louèrent plus particulièrement La Fraude. Je suis trop naïf pour avoir remarqué si, par hasard, les « études » dont je me souviens n’auraient point paru au moment où ce volume nous éblouissait aux étalages. D’ailleurs mon expérience personnelle m’a appris que toute cette œuvre, à une exception près, est, en effet, de la même force. Il est cependant juste de signaler l’exception et de recommander aux lecteurs qui ont de demi-exigences Le Geste.

Le Geste est un roman simple et assez bien construit. Un homme aime à la fois sa femme et sa maîtresse ; lui-même est aimé des deux côtés. Les trois douleurs intimes sont étudiées avec une apparence de conscience et les caractères ne sont pas maladroitement établis. Malheureusement le sujet ne se développe pas de lui-même, comme un vivant. La fable est construite du dehors, par de grossiers procédés dramatiques. Selon sa coutume, le métier, cet horrible traître de tous les drames modernes, étrangle l’art lâchement avec des milliers de ficelles. L’écriture massive et rugueuse blesse dans les pages qui veulent sourire grâce et douceur. À condition de lire très vite, elle paraît supportable dans l’action orageuse et dans l’analyse : Adolphe Dennery et Paul Bourget nous ont rendus si peu exigeants…

Ceux qui aiment Montégut doivent admirer dans Le Geste une inspiration particulièrement heureuse et un livre relativement harmonieux. C’est ici le sommet de Montégut. À nous qui voyons que ce sommet est une taupinée, La Fraude dira mieux la vaste platitude ordinaire de son œuvre. Le Geste excepté, aucun de ses livres n’est supérieur à La Fraude ; aucun non plus ne lui est très inférieur. Lisons ensemble :

Hartevel fait une fille à sa belle-sœur et la déclare comme son enfant légitime. La belle-sœur abuse de la situation, se livre à des chantages de plus en plus onéreux. La fortune d’Hartevel résiste, mais le souci ruine sa santé : son cerveau s’affaiblit, il revient aux croyances de son enfance et meurt.

Mathieu Soulières laisse mourir son meilleur ami qu’il pourrait sauver : c’est qu’il aime la femme et la fortune de cet ami. Il épouse la veuve belle et riche. Il est puni, non point par la providence — M. Montégut a trop de respect pour le positivisme — mais par une étrange taquinerie scientifique qui s’appelle, paraît-il, la télégonie : il a un fils qui ressemble au premier mari et il se tourmente jusqu’à en mourir de la présence de ce spectre approuvé par l’Académie de Médecine.

Le lecteur se demande pourquoi je lui raconte, généreux, deux mélos au lieu d’un. C’est que, sans doute, le Journal paie à la ligne. Et, quand il vient de publier un feuilleton de Montégut, il refuse de lui en prendre immédiatement un second. Montégut, commerçant malin et romancier idiot, tourne la difficulté en mettant deux feuilletons sous un seul titre. Et puis, vous savez, ici l’épisode fleurit librement et les aventures de Brout de Chandeilles, dit Bout-de-Chandelle, et de Mlle Mouche font des lignes parmi les aventures d’Hartevel, de Soulières, et du fils à Soulières, et de la fille à Hartevel.

Chacun des deux romans ineptes est dressé laborieusement sur une pointe d’aiguille. Mais l’architecte, qui aime la solidité et qui voit à chaque instant que ça tombe à droite ou que ça croule à gauche, apporte inlassable d’autres aiguilles, multiplie indéfiniment contreforts ridicules et lignes lucratives. Tout est bon à cet entasseur, qui se croit un constructeur ; et la guerre de 1870 devient, entre ses mains, une « utilité ».

Ce volume, comme ses nombreux frères, révèle en Maurice Montégut un bourgeois grincheux à philosophie de vétérinaire triste : positivisme étroit et pessimisme sans horizon.

Il nous présente, entre autres, une marionnette qui « glissait aux pensées démentes. » Et l’énumération des pensées démentes commence par cette inquiétude qui mérite bien, en effet, la camisole de force : « S’il était vrai qu’il fût des âmes… »

M. Montégut ronchonne et bougonne, pour toutes sortes de raisons : à cause de « la part de vérité qui entre dans chaque mensonge », ou bien parce qu’on dîne trop tard aujourd’hui. En 1869, « on dînait encore à six heures et — remarque notre profond philosophe — rien n’en allait plus mal pour cela. » Ronchonnant et bougonnant, il se promène sans hâte — oh ! oui, sans hâte, — à travers ses gauches poupées et, de temps en temps, leur casse quelque chose : aux unes parce que, bon bourgeois, il tient à les punir de leurs fautes ; aux autres, parce que, pessimiste logique, il est bien forcé de les punir de leur innocence. Sa manière rageuse m’amuse, car il se fâche contre ses fantoches comme si vraiment ils étaient vivants, comme si c’étaient des êtres de chair, sortis du cerveau Balzac, au lieu de pauvres marionnettes faisant trois tours sur la gélatine Montégut.

Mais quelquefois il veut sourire, et il devient sinistre. L’épisode de Brout de Chandeilles, dit Bout-de-Chandelle, et de Mlle Mouche lui permet particulièrement de manifester la finesse de son esprit et la légèreté de sa fantaisie. Chacune de ces deux présomptueuses marionnettes prétendant se faire aimer de l’autre, on se demanda longtemps « si la Mouche se brûlerait à la Chandelle ou si la Chandelle se consumerait en attendant la Mouche. » On s’aperçut bientôt, hélas ! que « de moins en moins, la Mouche ne paraissait disposée à se brûler les ailes à la flamme vacillante du pauvre Bout-de-Chandelle. » Aussi plus d’une fois « le pauvre Bout-de-Chandelle fut sur le point de s’éteindre. » Réjouissons-nous, pourtant : il oublia la Mouche et devint un gros financier capable d’éclairer largement. « Ce n’est plus Bout-de-Chandelle ! s’écrie un solliciteur comblé, mais une bougie de l’Étoile… C’est un cierge, un vrai cierge… »

Toutes ces belles choses nous sont dites dans la langue la plus plate, la plus encombrée et la plus impropre. Je ne sais quelle héroïne « filait sur l’Espagne, où jadis elle s’était compliquée d’une seconde fille, après la Russie, dont elle gardait un fils. » Jalousez le bonheur de Bout-de-Chandelle : « les dames ne lui témoignaient point d’attitudes cruelles. » Et admirez le génie du musicien Paul Kotchouleff qui « chanta, d’une voix large et pure, pendant une heure durant, de nobles mélodies d’un grand souffle inspiré. » Souhaitez la conversation de gens comme le docteur Romain « dont la spécialité était une fine ironie. » Dans tous les discours que lui prête le pauvre Montégut, je n’ai trouvé, il est vrai, qu’une seule ironie, mais combien fine : le docteur parle d’une chienne comme s’il s’agissait d’une femme et d’une femme comme s’il s’agissait d’une chienne.

M. Montégut est un incompressible poète, un orgue de Barbarie monté pour cinquante ans et, s’il ne se défendait contre son génie prosodique, ses romans seraient d’interminables mirlitonnades à la François Coppée. Mais il se défend et ne grince que toutes les cinq minutes un alexandrin bébête :

Il ne tarissait pas au cours des épithètes…
Saurait bien retrouver la Mouche dans son vol.

Quelquefois il laisse échapper la paire :

Sarah le promena sur les routes fleuries
Devant la perspective immense de la mer.

Je relève encore, dans la même page, ces trois vers de mesure grandissante :

Comme il était très opulent,

On le supportait ; Sarah la première,

Par un respect ancien pour les grandes fortunes.

Souvent aussi le ridicule versificateur se souvient, mais trop tard, qu’il exécute une commande de prose, et il démolit des vers déjà faits. Toujours par le même procédé, en ajoutant une épithète inutile. Le malheureux est obligé de cheviller pour se mettre en prose !

N’ont-ils pas eux aussi (pillé), rançonné sans merci ?…
Murmurait de son ton d’enfant (soumis), reconnaissant.

Rien de plus agaçant que le heurt continuel contre ces hexamètres qui sonnent creux. M. Montégut serait avisé de se faire traduire en vers par M. Viélé-Griffin. Après cette opération, quelque lecteur indulgent croirait peut-être lire de la prose.


La main, lourde, gauche, ne déplairait pas en plein air, au rythme des besognes rurales ; elle amuserait quand, à la veillée, son geste franc et qui s’ignore accompagnerait quelques massives plaisanteries ballotées aux vagues du rire. Hélas ! toute chargée de bagues prétentieuses, elle trace, dans un salon précieux et ridicule, des sinuosités mièvres.

Cet Albert Boissière est composé de bonne grosse sottise, de malice grossière, de sentiments bas. Mais il a de l’ambition. Paysan parvenu cabotin, il s’écoute parler et, sans doute, se regarde écrire, ébloui, dans « la confidence de la glace. » C’est le pitre forain excellent à faire la parade, à recevoir les gifles sur une joue trop rouge pour rougir et à espérer courbé les coups de pied au cul : pourquoi faut-il qu’il rêve des élégances du jeune premier et qu’il s’acharne à parler avec une recherche plus comique que ses lazzis ?…

Il pourrait avoir de la malice champêtre et faire au guignol Flammarion un passable « auteur gai. » Vraiment oui, dès qu’il condescend à quelque simplicité, sa sottise est amusante de naturel. Mais le plus souvent il se laisse éblouir aux lumières fumeuses de la baraque devant quoi il bonimente ; il prend les planches branlantes qui le supportent pour le Parnasse ; il est un nigaud réjoui qui croit utile de ne pas rire, un ahuri qui fait l’informé.

Poète !… Il veut être poète ! Et il veut être délicat ! Il fabrique — ne riez pas — des Aquarelles d’âmes. Ça croit avoir une âme, l’auteur des Chiens de faïence, et que son âme c’est de l’eau. J’y suis allé voir : l’auteur des Chiens de faïence a raison et il a pour âme quelque chose qui ressemble assez à la mare aux canards.

Nulle sensibilité chez lui ; les reflets ne frémissent point dans sa bourbe épaisse. De l’imagination ? Oui, celle d’une boule de jardin ou d’un miroir à élargir le rire des passants.

Il remplit ses livres d’analyses mille fois lues. Ses réminiscences les lui apportent d’abord déformées en énormités amusantes. Le malheureux les veut subtiles et fortes. Il amenuise ces vieilleries et les brise au poids de mots dont la précision abstraite et la netteté pédante lui semblent rares. Il est — ne serait-ce point la caractéristique du pitre qui se déguise en mondain ? — un précieux brutal. Ses aquarelles d’âmes sont des eaux-fortes manquées et indéchiffrables ou d’énormes caricatures involontaires.

Il pose les trois fleurons de la couronne sur sa large tête de rigolade. Sa grosse gaieté se retient, se mord les lèvres, s’ingénie à paraître l’esprit le plus fin, la pensée la plus profonde, la poésie la plus parfumée. Dans « la confidence de la glace », la maritorne, qui ne trompera personne, se trompe elle-même, se voit princesse, et, avec des grâces et des respects, elle se salue.

Les livres sérieux d’Albert Boissière sont conceptions d’une ingéniosité toute factice et alignements au cordeau. Ses personnages sont des marionnettes réussies bouffonnes, mais que le montreur croit élégantes ou terribles. À travers la pratique dont il pense ennoblir sa voix, il dit pour elles des paroles voulues profondes ou somptueuses et qui sont sottises laborieusement alambiquées. Il leur fait toujours parler le vocabulaire écrit et la syntaxe écrite d’un élève en concettis.

Aux Chiens de faïence et dans Monsieur Duplessis veuf, Albert Boissière consent à être le pitre imbécile et rigolard. Ici on peut s’arrêter quelques instants sans trop d’ennui : Boissière cesse d’être ridicule et reste presque aussi drôle. Il a dépouillé ses oripeaux de théâtre, il s’est regardé dans sa nudité risible et, avec sous les yeux ce modèle excellent, il a tracé, d’un pinceau exact jusqu’à la caricature, des âmes basses, des prétentions têtues, des conceptions étroites. Sans doute, il ne parvient jamais à rejeter toutes ses précieuses abstractions. Des restes de loques pendent, feuilles de vigne bizarres, en divers endroits des statuettes grotesques, cachant un doigt ou habillant un nez.

J’ai vu souvent, même dans ceux de ses livres qui se prétendent sans prétentions, un personnage qui « risquait l’incertitude du parquet glissant, » ou qui, au lieu de s’appeler Suin, « s’autorisait du nom de Suin. » J’en sais un qui tient à la main « l’inexpérience d’un petit instrument. »

Mais souvent le naturel premier, malgré le poids des lourdes habitudes, remonte et éclate. Boissière, par exemple, se fait le parrain d’une fille publique pour la doter du surnom de Victoria. Voyez-le ensuite s’égayer, l’œil grivois et la lippe grasse, de ce « pseudonyme à deux places » et pousser du coude une camarade rosse, pour qu’elle appelle Victoria : « Sacrée omnibus. »

Cette drôlerie grossière n’est pas sans amuser une minute. Car M. Boissière, si gêné dans le monde et si emprunté dans la poésie, est à son aise, comme chez lui, dès qu’il rince, hilare et reniflant, les cuvettes d’un bordel.

Saint-Georges de Bouhélier, jeune réclamiste habile, mais écrivain inférieur même à son père, le pauvre Lepelletier de l’Écho de Paris, est, comme vous savez sans doute — il s’est fait faire tant de publicité — le chef de « l’école naturiste ». « Naturisme » peut sembler aux malveillants une imitation de « naturalisme. »

Le plus soigné et le plus prétentieux des livres naturistes, La tragédie du nouveau Christ, fut peut-être griffonné parce que Zola publiait à la même heure une série titrée Les Quatre Évangiles. D’ailleurs Jehan Rictus, quelques années auparavant, avait par un piquant « soliloque » jeté un christ ahuri dans notre société moderne. L’idée, dès lors, était dans l’air comme une de ces épidémies qui frappent toujours les cerveaux faibles. Saint-Georges de Bouhélier, le plus gélatineux des écrivains, et Fernand Hauser, le plus puant des reporters, furent frappés les premiers. Mais on ne va pas sentir les déjections d’un Hauser. On peut au contraire accorder à la misère psychologique de ce pauvre diable de Bouhélier quelques instants d’attention.

Donc ce pauvre diable de Bouhélier, nous offrit — c’est lui-même qui le proclama en une modeste préface — une œuvre « farouche, forte et tumultueuse ». Mais, si vous aimez mieux autre chose, ça deviendra « un chant mythique » ou encore « une œuvre de sainte cérémonie… une tragédie à forme rituelle ». L’auteur peut donc exiger de qui entre chez lui le respect dû aux temples et à la fois l’avide curiosité qui entraîne dans une baraque foraine quand le bonisseur a promis du farouche, du fort et du tumultueux. Il s’est d’ailleurs appliqué à « encombrer » tumulte et sainte cérémonie de « danses mugissantes », à y introduire le « chœur terrible des voix tragiques », à « embarrasser » le tout « d’un tourbillon de nuées obscures. » Ce saint encombrement et ce fracas rituel ne sont pas de trop ici, puisqu’on nous donne, tout bonnement, « le livre du héros de ce temps. »

Le Christ de Saint-Georges de Bouhélier ne ressemble guère, en effet, à Jésus de Nazareth. Certes, le toujours jeune auteur a lu les Évangiles, ou du moins il le croit. Mais ce n’est pas de ces vieux livres, c’est de lui-même qu’il a voulu sortir « un Christ nouveau tout entier » : « J’ai laissé de côté les Évangiles antiques, je me suis écarté du Christ qui y est peint. » Pourquoi alors conserver le nom de Christ à son personnage ? C’est qu’il convient, sans doute, de remplacer les Évangiles « antiques », trop peu naturistes, par le chef-d’œuvre du gosse à Lepelletier.

Le « nouveau Christ » fait des discours anarchistes. Je n’y vois nul inconvénient. Ses disciples comprennent mal. Ils croient obéir à la pensée du Maître en faisant sauter une ville. « Trahi dans son esprit », le nouveau Christ se met bougrement en colère. Une nuit, en pleine rue, il adresse à ses compagnons étonnés des vocatifs qui ne manquent pas d’énergie : « Ô viles brutes que vous êtes !… Ô infâmes traîtres !… » Après d’autres injures qui ont sans doute quelque chose de rituel aux yeux du nouvel évangéliste, le nouveau Christ, en arrive à parler comme Hermionne, ce qui, en effet, pour un Christ, ne manque pas de nouveauté. « Pourquoi m’avez-vous écouté ? » s’écrie-t-il. Puis « il se lance comme un insensé et va heurter les portes tout en vociférant. » Les habitants sortent, inquiets. « Il y a un fou par ici ! » déclare l’un. Et un autre, plus rituel : « Il gueule fort, ce cochon-là. » Là-dessus, on traîne « ce cochon-là » au supplice. — Ça n’est pas bien compliqué, un Évangile qui n’est pas « antique ».

Le « nouveau Christ » est pourtant d’un caractère assez inattendu. Sauf dans l’accès de fièvre chaude où il se fait arrêter, c’est un Christ douillet, lâche et égoïste. Il pleurniche : « Combien il m’est indifférent de faire une chose ou bien une autre, car de toutes celles que j’accomplis, il ne résulte pour moi que des souffrances… » Ou bien il hurle : « C’est sur moi que vont retomber les châtiments !… Non ! non ! ne m’interrompez pas !… Que j’emplisse l’espace de mes cris épouvantés !… » Le « héros de ce temps » passe beaucoup de temps à gémir sur lui-même. Il est vrai que ce bon petit Bouhélier prétend le faire « geindre avec une sévère expression de majesté ».

Les personnages de cette tragédie parlent la plus prétentieuse, la plus exclamative et la plus vagissante des langues : le naturisme. Le Christ dit des banalités scientifiques. Ou parfois, inattendu professeur de grammaire, il recommande aux disciples — qui sont, remarquez-le, un fossoyeur, un carrier et un maçon : « Ayez soin de venir à moi à tout instant, comme d’un terme dérivatif on va à l’étymologie. »

Les gens du peuple, fort nombreux dans cette tragédie, mêlent avec agrément grossièretés populaires et élégances naturistes. Aucun d’eux n’est assez simple pour vous voir ; ils peuvent seulement « voir votre aspect. » Ici on ne dit pas : moi ; on dit : « mon être existant. » Parlez se traduit par « Prenez une voix. » Et quand la foule veut chasser quelqu’un d’une place publique, elle crie : « À la porte ! à la porte ! »

On ne peut imaginer la mollesse de Saint-Georges de Bouhélier écrivain, son imprécision et son bavardage. Quand un personnage a demandé : « Si je vous donnais sur nous-mêmes quelques notions, quelle sorte d’usage en feriez-vous ? » il interroge encore : « Comment vous en serviriez-vous ? » Et il redouble : « À quel emploi les destineriez-vous ? » Il ne suffit pas au Christ de constater : « Mon effort a été vain. » Il continue gravement : « Et je n’ai pu réussir. » S’il gémit sur sa responsabilité, après avoir soupiré : « Combien j’en éprouve le poids ! » il pleure immédiatement : « Et jusqu’à quel point elle me pèse !… » À chaque instant le pléonasme patauge, enfantin : « Allez-vous mentir devant moi pour m’accabler de preuves dénuées de vérité ? » L’incohérence n’est pas rare : « Jamais je n’y consentirai en ce moment. » Ni l’incorrection la plus ignorante ou la plus étourdie : « Ils nous ont dit qu’il ne fallait pas convoiter le bien d’autrui, se montrer charitables, ne pas tenir aux choses. »

Partout flottent des ombres d’idées banales et l’expression, qui n’est pas plus vivante, ne parvient pas à saisir un seul de ces fantômes.

Le nom l’indique et les « œuvres » le prouvent, le naturisme est un naturalisme auquel on a coupé quelque chose. Quoi ? Voilà qui est difficile à dire en une autre langue que le latin d’Abélard. Si pourtant nous définissions ces bons petits naturistes : des naturalistes pour chapelles sixtines…