Proudhon - De la Capacité politique des classes ouvrières/III,3

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De la Capacité politique des classes ouvrières
Troisième partie.
Chapitre III.
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Chapitre III. — Du Suffrage universel. — Incompatibilité.


La loi qui organise le suffrage universel soulève vingt questions, toutes plus graves les unes que les autres, et sur chacune desquelles il y aurait procès à intenter à MM. les députés de l’Opposition. Parmi ces questions j’en effleurerai deux ou trois, à seule fin de prouver, d’abord que nos députés, quand ils parlent du suffrage universel, tournent perpétuellement dans le sophisme que les vieux logiciens nommaient ignoratio elenchi, ignorance du sujet ; puis qu’entre leur foi politique, suffisamment indiquée par leur serment, et le véritable droit électoral, il y a incompatibilité complète.


I. Que le droit de suffrage est inhérent à l’homme et au citoyen. — L’année dernière, le parti clérical belge, parti qui comprend plus de la moitié de la Belgique, décidé à faire un pas en avant, et adoptant les idées de M. de Genoude sur le suffrage universel, proposa une loi qui, élargissant le droit électoral, pourrait être considérée comme un premier essai de suffrage universel et direct. Grand fut le scandale parmi les soi-disant libéraux qui, s’attribuant le monopole du progrès, se virent tout à coup distancés par leurs adversaires, devenus les promoteurs de l’émancipation politique des masses. La proposition des cléricaux fut traitée d’hypocrite, de révolutionnaire ; on ameuta contre elle l’esprit de conservation, plus féroce encore dans la Belgique constitutionnelle que dans la France impériale ; bref, au projet d’accorder à tout citoyen le droit électoral, sans autre condition que l’âge de majorité et le domicile, les libéraux en substituèrent un autre qui soumettait l’exercice du droit de suffrage à certaines conditions d’instruction et de capacité. On devait exiger, disaient-ils, que tout électeur sût au moins lire et écrire, c’est-à-dire qu’il eût reçu l’instruction primaire. La proposition des cléricaux fut donc écartée : ce fut une des causes qui amenèrent leur défaite aux élections du 11 août.

Certes il est à désirer que tout citoyen ait acquis le degré de connaissance, très-modeste, qu’on trouve partout chez les plus humbles maîtres d’école : mais l’objection des libéraux de Belgique, n’en est pas moins contraire à tous les principes, pleine de mauvaise foi à l’égard du parti rival, et de malveillance pour le peuple. En Démocratie, — n’oublions pas que les Belges se posent en démocrates, — le droit électoral est inhérent à la qualité d’homme et de citoyen, comme le droit de propriété, le droit d’hériter, le droit de tester, le droit de travailler, le droit d’ester et de revendiquer en justice, le droit de s’associer, le droit d’acheter et de vendre, le droit de bâtir, comme celui de se marier et d’avoir des enfants ; comme l’obligation du service militaire, comme celle de payer l’impôt. A-t-on songé, pour l’exercice de ces droits, qui tous découlent du droit de souveraineté démocratique, à exiger du citoyen qu’il fit au préalable ses preuves d’instruction ? Quoi ! vous accordez à l’illettré tous les droits dont l’ensemble constitue la plus haute dignité pour l’homme et le citoyen, et vous lui refusez le premier de tous, le plus élémentaire, celui par lequel il est appelé à déclarer que tels hommes, chargés de légiférer pour lui, de réviser les comptes de l’administration, et de voter les charges qu’il aura à supporter, ont ou n’ont pas sa confiance ! Il y a là plus qu’une inconséquence constitutionnelle, il y a, convenons-en, une usurpation bourgeoise. Qu’on exclue du droit de suffrage les insensés, les mineurs, les traîtres, les infâmes : je puis encore le comprendre. Les uns sont hors la loi et la société ; les autres sont privés de leurs facultés viriles, ou ne les ont pas encore acquises. Mais l’instruction, même primaire, pas plus que l’instruction supérieure, ne peut être assimilée à une faculté : le prétendre serait tout simplement renouveler l’argument de Tartuffe, disant que s’il acceptait la donation d’Orgon, qui pour lui déshéritait ses enfants, c’était de peur qu’une si belle fortune ne tombât en des mains infidèles. Ici, les libéraux de Belgique ont agi en Tartuffes ; les cléricaux ont parlé comme la Révolution.

Du principe, incontestable dans une société et un État démocratiques, que le droit électoral est inhérent à l’homme et au citoyen, se déduisent des conséquences, ou si l’on aime mieux, des corollaires du plus grand intérêt. C’est, d’abord, que l’égalité politique une fois déclarée, mise en pratique par l’exercice du suffrage universel, la tendance de la nation est à l’égalité économique. Toute l’histoire le confirme : posez en principe l’inégalité des fortunes, l’inégalité politique en sera la conséquence ; vous aurez une théocratie, une aristocratie, société hiérarchique ou féodale. Changez maintenant la constitution politique, et de l’aristocratie passez au régime démocratique, la tendance sociale sera inverse : le système des garanties politiques conduira à la mutualité du garantisme économique, N’est-ce pas justement ce qu’entendaient les candidats ouvriers ! Mais c’est aussi ce que leurs concurrents de la bourgeoisie ne veulent pas. Nous aussi nous avons notre tartufferie libérale. Tel qui s’est fait poursuivre, à l’occasion des dernières élections, pour délit d’association illicite, disait au commissaire de police, chargé de la perquisition domiciliaire : Eh ! Monsieur, pouvez-vous oublier que si j’ai posé, ma candidature contre le Gouvernement, c’est afin d’empêcher celle d’un ouvrier ?… Qu’on s’en souvienne : entre l’égalité, ou le droit politique, et l’égalité, ou le droit économique, il existe un intime rapport, en sorte que là où l’un des deux est nié, l’autre ne tardera pas à disparaître. Les dictateurs qui ont fait les élections de 1863-64 ne l’ignoraient pas ; la Démocratie travailleuse, qui s’est prêtée de si bonne grâce à leur manœuvre, le savait-elle ?


II. Des circonscriptions électorales. — D’après la loi française, le suffrage universel est direct. Ceci résulte encore du principe que le suffrage universel, autrement dit le droit politique, est inhérent à l’homme et au citoyen, sa prérogative essentielle, inaliénable. Aussi, toutes les fois que les ennemis de la liberté et de l’égalité ont essayé de les détruire, d’abord dans l’opinion, plus tard dans la pratique, se sont-ils efforcés, non-seulement de restreindre le droit électoral, mais de le rendre autant que possible indirect. C’est ainsi que d’après la Constitution de l’an viii, la souveraineté du Peuple devant passer, comme dans une tréfilerie, par quatre degrés d’élection, finissait par n’être plus qu’une ombre de souveraineté, dont la réalité restait tout entière aux mains du premier Consul. Le peuple votait tout de même : il eût voté à trente-six degrés comme à quatre. Un avantage que les classes gouvernantes ont sur les classes gouvernées, est que celles-ci ne s’aperçoivent jamais quand on se moque d’elles.

Mais voici qui devient plus sérieux.

Si le droit politique est inhérent à l’homme et au citoyen, conséquemment si le suffrage doit être direct ; le même droit est inhérent aussi, à plus forte raison, à chaque groupe naturellement formé de citoyens, à chaque corporation, à chaque commune ou cité ; et le suffrage, dans chacun de ces groupes, doit être également direct. Ainsi le veut la Démocratie, ou comme qui dirait le partage de la souveraineté, d’après la maxime : Chacun chez soi, chacun pour soi, garantie pour tous. Est-ce ainsi que l’entendent, d’un côté le Gouvernement, de l’autre, l’Opposition ?

Tout le monde s’est accordé à blâmer les circonscriptions actuelles. Les députés de l’Opposition ont fait comme les autres ; ils n’avaient garde de laisser échapper ce grief. On a dit, et avec raison, que les groupes électoraux étaient formés arbitrairement, en dépit des relations de voisinage, d’industrie, d’intérêts, contre la raison naturelle, contre la raison économique, on pouvait ajouter, contre le principe du suffrage universel et direct. Des populations que la nature et le développement historique avaient jointes, accoutumées à vivre ensemble comme en famille, ont été divorcées ; d’autres, qui ne se connaissaient pas, confondues. C’était autant de personnes morales dont l’individualité était détruite, obligées qu’elles étaient de voter hors de leur centre, pour des gens et des intérêts qu’elles ne connaissaient point. Des députés dévoués au Gouvernement impérial s’en sont plaints hautement ; ils ont osé dire que c’était un mal ; qu’il ne fallait jamais, pour déjouer une élection opposante, d’ailleurs problématique, rompre violemment les affinités naturelles ou en créer d’imaginaires. Tout cela est on ne peut plus rationnel ; mais tout cela est incompatible avec le système du Gouvernement et de l’Opposition, et ce que je ne comprends pas, c’est que celle-ci ait eu le courage de s’en prévaloir. Qu’elle réponde donc à l’objection que je m’en vais lui faire.

Dans notre système de monarchie centralisée, d’Empire autocratique, de République une et indivisible, c’est tout un, les groupes ou circonscriptions naturelles, dont certain député du Nord demandait avec tant d’insistance le maintien, n’ont droit au respect du Pouvoir qu’autant qu’il y trouve convenance pour l’unité nationale, première loi du Pays et du Gouvernement. C’est en vue de former cette unité, par une fusion complète, que les anciennes divisions provinciales furent brisées en départements ; — c’est dans le même but que l’ancienne Démocratie, faisant à son insu les affaires de la Couronne, n’a cessé de protester contre l’esprit de clocher ; — c’est animée du même esprit que la Constitution de 1848 a posé cette maxime de droit public, conservée et merveilleusement pratiquée par le Gouvernement impérial : Les représentants du peuple français ne sont pas les représentants de leurs départements respectifs, ils sont les députés de la France entière. C’est enfin dans le même but que MM. de Girardin et Laboulaye, le premier dans la Presse, le second dans ses conférences publiques, réclament l’unité de collège, comme le moyen le plus puissant d’arrêter les élans et d’effacer les divergences du suffrage universel, par là d’annuler l’esprit de localité, et de maintenir, sous une apparence de démocratie marchant à l’union, la subordination politique et économique des masses ouvrières. Qu’est-ce en effet que cette unité de collège, sinon une manière de rendre le suffrage indirect, en faisant voter par grandes masses, au lieu de voter, comme le voulait la Constitution consulaire, par degrés ?

Voyez, en effet, les conséquences.

Sous la république une et indivisible, comme sous la monarchie centralisée, tout citoyen est éligible dans les quatre-vingt-neuf départements ; il peut poser sa candidature, non-seulement dans le département qu’il habite, là où il exerce son industrie, où il a ses propriétés, dont il connaît la population, les affaires et les besoins ; mais il peut se présenter aussi là où il est inconnu, où il n’a aucune espèce d’intérêt, où rien, hormis sa qualité de Français, son talent d’avocat ou de poëte célèbre, ne le recommande. Il peut poser, dis-je, sa candidature, non-seulement dans son département et dans tout autre département que le sien, mais dans deux et même dans plusieurs départements à la fois, dans dix départements ; il peut la poser, comme M. Bertron, l’ami du genre humain, dans les quatre-vingt-neuf départements. La pluralité des candidatures, chose anormale, au point de vue de la division naturelle de la population et du territoire, monstrueuse dans un État fédératif, est de plein droit dans une république unitaire. Or, qu’est-ce que cette pluralité de candidatures, sinon une promiscuité au moyen de laquelle on confond tout, localités, opinions, intérêts ? Appellerez-vous suffrage direct, le suffrage donné par dix mille communes séparées de mœurs, de territoire, d’affaires, d’idées même, à un individu qui leur est étranger à toutes, qui ne les intéresse et ne les représente qu’au point de vue d’un sentiment passager ou d’une fantaisie de circonstance ? Pour que le suffrage soit direct, il ne suffit pas qu’il soit décerné directement de l’électeur à l’élu ; il faut qu’il représente non moins directement des opinions, des droits, des intérêts et des affaires : car un État, une société ne se compose pas uniquement de volontés, il se compose aussi de choses.

Et il est si vrai que cette manière de pratiquer le suffrage universel est en violation du principe démocratique, qu’elle est au contraire l’acheminement le plus sûr à la monarchie, ce qui n’arriverait certainement pas, si les votes étaient, comme ils devraient l’être, véritablement directs.

En avril 1848, M. de Lamartine fut nommé, le même jour, par dix départements. Personne ne doute que si, quinze jours après, la présidence de la République eût été mise aux voix, il n’eût été nommé à la place de Louis-Napoléon. En 1863, M. Émile Ollivier était candidat dans cinq départements : c’est alors, tout le monde l’a remarqué, que cet orateur commença d’affecter la dictature de l’Opposition. Mais le fait le plus curieux en ce genre est celui de M. Jules Favre.

En 1863, M. Jules Favre était, comme on sait, simultanément candidat à Paris et à Lyon. Dans cette dernière ville, il avait pour concurrent, outre le candidat ministériel, un sincère démocrate, M. le docteur Barrié, citoyen des plus honorables, qui du reste ne demandait pas mieux que d’entrer, sous les auspices de M. Jules Favre, dans l’Opposition. M. Jules Favre fut élu à Paris au premier tour de scrutin ; à Lyon, il y eut ballottage. Qu’arriva-t-il ? L’élu de Paris n’en maintint pas moins sa candidature à Lyon, et M. le docteur Barrié, en vertu de cette étrange loi que nous a faite la démagogie, que de deux candidats, de la même opinion, celui qui a obtenu le moins de voix doit en cas de ballottage se retirer, donna sa démission de candidat. C’est ainsi que M. Jules Favre, déjà couronné, put enlever à Lyon un nouveau laurier. La conséquence, dès longtemps prévue, de cette double élection de M. Jules Favre, fut, à Paris, celle de M. Garnier-Pagès.

Bien des gens trouveront sans doute, comme moi, que c’est là forcer le principe du suffrage direct. Ils diront que si la pluralité des candidatures est logiquement de droit dans un État unitaire, le contraire a nécessairement lieu dans une Démocratie, surtout dans une Démocratie ouvrière ; que la formalité ultérieure de la vérification des pouvoirs ne saurait altérer en rien ce principe, puisqu’en effet, et les mots le disent, c’est le vote des électeurs qui fait l’élection, non la vérification de l’assemblée ; qu’il y aurait donc eu lieu pour le Gouvernement de faire annuler la seconde élection de M. Favre comme abusive, exorbitante, et j’ajoute, anti-démocratique, anti-républicaine, si le Gouvernement avait été moins soigneux de son propre intérêt. Il n’en a rien été, et cela devait être. Le Gouvernement impérial avait avantage à trouver la chose toute simple : c’était le principe monarchique qui en la personne de M. Favre s’affirmait. Passez-moi mes circonscriptions, et je vous passerai vos candidatures.

Maintenant, je le demande à tout homme de bonne foi : De quel front des représentants soi-disant démocrates, qui entendent et pratiquent ainsi l’unité, ont-ils pu faire au Pouvoir un grief de ses circonscriptions, parfaitement légales et conformes au principe d’unité, d’autant plus irréprochables que pour mieux servir l’unité elles violaient tous les rapports naturels, mais qui n’en furent pas moins jugées, et par tout le monde, arbitraires ? Le Pouvoir était dans son droit, non-seulement aux termes de la loi électorale qui lui confie le soin des circonscriptions, mais aux termes de la Constitution de 1852 et de toutes celles qui l’ont précédée, mais d’après l’esprit et la pratique de soixante-dix années de gouvernement. Le Gouvernement impérial pouvait répondre : J’ai brisé les groupes naturels partout où je les ai trouvés contraires au grand principe de notre unité politique ; en le faisant, j’ai usé d’un droit et rempli un devoir. Ce n’est pas à vous, accapareurs de candidatures, escamoteurs d’élections, plus unitaires que le Gouvernement, plus despotes que l’Empereur, de m’en faire un reproche.


III. De la corruption électorale. — Lors de la dernière vérification des pouvoirs au Corps Législatif, nombre de faits furent dénoncés par l’Opposition pour abus d’influence, ce qui veut dire pour corruption électorale. À quoi les commissaires du Gouvernement répliquèrent en dénonçant à leur tour certains actes des candidats de l’Opposition tout aussi répréhensibles que ceux des candidats du Gouvernement. Les séances du Corps Législatif ont été sténographiées ; le Moniteur est là. Rien de plus aisé que de faire voir, pièces en main, que les puritains de la Démocratie n’ont pas été plus exempts de reproche que leurs adversaires, et qu’en bonne justice le Pays fera bien, à la première occasion, de renvoyer les parties dos à dos.

Mais la question est de savoir si, avec le suffrage universel et direct, le reproche de corruption et de vénalité peut, en droit, être soulevé, alors même que le délit aurait, en fait, été commis ; et c’est ici que j’accuse les députés de l’Opposition de fausser par leur sophistique l’opinion du Pays, après lui avoir donné par leurs brigues le plus détestable exemple.

Dans un système d’élections censitaires, tel qu’il existait en France avant la Révolution de 1848, alors que le corps électoral se composait exclusivement de citoyens payant 200 fr. au moins de contributions directes, on comprend que, l’usage se soit établi parmi les aspirants à la députation de solliciter les suffrages des électeurs, Cette sollicitation n’avait rien d’obligatoire ; mais elle était à peu près générale. La masse de la nation étant représentée par une sorte de jury formé de 250 à 300,000 électeurs, et le député devant être considéré non comme leur délégué particulier, mais comme celui de la nation tout entière, on pouvait admettre que le candidat, en même temps qu’il se portait au nom du Pays, fît valoir auprès des électeurs-jurés les titres qu’il croyait avoir à leur préférence. C’était, au fond, une réserve en faveur de la souveraineté des masses, un hommage tacitement rendu au suffrage universel. Une telle brigue était rationnelle, partant honorable.

Alors aussi le reproche de corruption pouvait en certains cas être élevé contre une élection, et frapper à la fois l’élu et les électeurs. On supposait alors que le corps électoral, corps privilégié, avait manqué à ses devoirs politiques, en n’écoutant, que son égoïsme de caste, sans tenir compte, des intérêts supérieurs de la Constitution et du Peuple. C’est ainsi que, l’année qui précéda la Révolution de Février, l’élection de M. Charles Laffite fut quatre fois annulée par la Chambre.

Avec le suffrage universel et direct, le principe est autre et les choses ne peuvent plus se passer de la même manière. D’un côté, ce n’est plus un corps privilégié qui nomme, au nom de dix millions de citoyens âgés de vingt-un ans révolus et domiciliés, les représentants du Pays ; c’est le Peuple souverain, ce sont ces dix millions d’électeurs, supérieurs dans leur collectivité à la Constitution au prince, à l’État, supérieurs à toute loi écrite ou tacite, et dont l’intérêt n’est par conséquent primé par aucun autre, qui sont appelés à nommer directement et sans intermédiaire, leurs députés.

Une première conséquence de ce principe sera donc que, dans l’esprit du suffrage universel, ce n’est plus au candidat à solliciter les électeurs, mais plutôt aux électeurs à solliciter le candidat. Que si le contraire continue d’avoir lieu, cette sollicitation n’a plus le même sens qu’auparavant ; c’est, pour le moment et en attendant que le Peuple ait fait son éducation, une manière d’exposer aux électeurs la nature des intérêts que le député aura à défendre, des difficultés à vaincre, des questions à résoudre. Tôt ou tard d’ailleurs il faudra, revenir à la règle ; ou le suffrage universel s’affaisserait dans sa propre et native ignorance.

Mais la conséquence la plus importante de l’établissement du suffrage universel et direct, c’est que l’inculpation de vénalité ne peut plus, en droit, être articulée contre aucun de ses choix, alors même qu’il serait établi qu’il y a eu, de fait, corruption.

Toute élection est essentiellement faite en vue, non-seulement d’une question de droit, mais encore et surtout d’une ou même de plusieurs questions d’intérêt, particulières aux électeurs. Or si le droit, incorruptible de sa nature, se distingue nettement de ce qui n’est pas lui, et répugne par conséquent à toute confusion et équivoque, il n’en est pas de même de l’intérêt, dont on peut dire au contraire que le principe est la corruption même. Et qu’est-ce qui constitue la vénalité ou corruption politique ? Le motif intéressé ; je vous défie de répondre autrement.

Toute la question est donc de faire que les intérêts en vertu desquels se déterminent les électeurs soient ou deviennent des intérêts honnêtes, vertueux, légitimes ; non des intérêts honteux et coupables. Mais, dites-moi, qui est ici le juge de l’intérêt, et qu’appelez-vous intérêt coupable, intérêt légitime ? Quelle différence pouvez-vous faire, dans un cas d’élection violemment disputée, entre l’homme que le département appelle son bienfaiteur, et celui qu’il vous plaît de traiter de corrupteur ? Car si j’admets que vous protestiez contre la corruption, je ne pense pas que votre intention soit de proscrire le bienfait, d’empêcher le dévouement, et d’enseigner aux masses l’ingratitude. Quelle différence donc, je vous en supplie, au point de vue de l’honorabilité politique, entre le candidat qui promet héroïquement de faire déclarer la guerre universelle pour la défense de l’aristocratie polonaise, et celui qui, s’adressant à des sentiments moins chevaleresques, s’engage à soutenir la paix, dans l’intérêt des paysans, des ouvriers, des bourgeois ? Entre celui qui, arborant hautement le drapeau des intérêts matériels, promettra de faire, à la demande de ses commettants directs, creuser un canal, construire un chemin de fer, etc., et celui qui, se plaçant au point de vue plus élevé des intérêts généraux, jurerait de s’opposer à ces constructions, s’il jugeait que l’utilité, publique commande de les reporter dans un autre département ? Entre M. Havin, M. Frédéric Morin, ou tout autre, promettant de soutenir les intérêts de leurs électeurs dans les journaux dont ils disposent, et M. Lévy ou M. Delessert, s’engageant à les servir de leur influence au ministère ? M. Pinard, directeur du Comptoir d’escompte, offrant aux électeurs de les faire jouir d’un taux fixe de 3 ou 4 pour 100 au lieu de 6 et 7, serait-il plus corrupteur que M. Carnot, offrant pour garantie du serment qu’il vient de prêter à Napoléon III, celui prêté en 1815 par son père à Napoléon Ier ?

À ce propos, je ne puis m’empêcher de remarquer que l’exclusion de M. Bravay, deux fois élu par le département du Gard, a été de la part du Corps Législatif un acte d’insigne arbitraire. On a fait courir le bruit que le vrai motif de cette exclusion était moins dans la corruption des électeurs que dans l’indignité de l’élu, accusé de faits que la morale mercantile la moins sévère réprouverait hautement. Admettons que l’inculpation fût fondée. Les députés pouvaient, si le fait allégué était vrai, exercer sur leur futur collègue une pression qui l’aurait contraint à se démettre : mais il fallait commencer par déclarer la régularité de l’élection, puisqu’en effet l’élection était régulière. Il appartenait ici à l’Opposition de prendre en main la défense de la loi. Au lieu de cela, on a trouvé plus commode de faire de la vertu, peut-être de la calomnie, puisque tout s’est fait à huis-clos, aux dépens de la liberté et de la légalité électorale. Ce n’est pas tant sur M. Bravay que rejaillit cette éviction, que sur les électeurs eux-mêmes.

Croit-on que les démocrates socialistes qui ont voté pour M. Pelletan, bien que, disaient-ils, ce candidat ne fût pas des leurs, aient voté dans leur opinion pour des prunes ? Ils ont fait une mauvaise spéculation politique : voilà tout. Le 14 juillet 1789 a trouvé son salaire dans la nuit du 4 août. Il en sera de même de tous les votes du suffrage universel et direct, ou le suffrage universel et direct serait absurde.

Ne parlons donc pas de vénalité et de corruption sous l’empire du suffrage universel : la logique ne le permet pas, et le respect du peuple aussi bien que de l’institution le défend. Ce serait un crime de lèse-majesté. Dire, d’un côté, que le suffrage universel et direct a été établi pour couper court à toute entreprise de corruption électorale ; convenir ensuite, comme l’a fait M. Jules Simon, que le suffrage universel et direct a besoin d’être dirigé, et que le jour où l’Opposition sera au pouvoir, elle ne le laissera certainement pas sans direction ; promettre aux électeurs de prendre en main leurs intérêts, et les punir ensuite d’avoir cru à ces engageantes circulaires ; se contredire à tout propos, et ne pas même se douter que du pluriel à l’universel la conclusion ne vaut pas : tel est depuis un an le spectacle que nous a donné l’Opposition. Et nous, Démocrates socialistes, nous lui eussions apporté nos voix ! Nous eussions choisi pour nos représentants des hommes dont nous connaissions à fond les préjugés politiques ; qui, dans leur dictature électorale, venaient de nous donner un échantillon de leur modestie et de leur respect pour la liberté des suffrages ; qui du deuil de la liberté n’avaient pas craint de se faire un instrument d’usurpation ; qui, par leur serment, avaient trahi la morale républicaine ; qui, par la multiplicité de leurs candidatures, affectaient déjà la Présidence à la République ; qui, dans nos prévisions aujourd’hui trop bien justifiées, ayant à contrôler la conduite du Gouvernement, allaient lui donner gain de cause, sur tous les points, en raisonnant du suffrage universel comme ils eussent fait il y a vingt ans du suffrage censitaire ; des hommes que nous eussions dû combattre en pleine Chambre des députés, si par impossible nous fussions devenus leurs collègues ; des hommes enfin, qui, appelés au gouvernement de la République et à la représentation du Peuple, n’ont su comprendre, ni en 1848, à l’explosion des idées sociales, ni en 1852, à la suite du coup d’État, ni en 1863-64, à l’apparition des candidatures ouvrières, que le suffrage universel et direct était autre chose qu’une gigantesque fournée d’électeurs ; que par lui tout était changé de fond en comble dans le système politique et économique, depuis la constitution du Pouvoir central jusqu’à la dernière école de village !…

Ils parlent de liberté et de corruption. Se doutent-ils seulement de ce qui fait la liberté et l’intégrité du suffrage universel ?

Dans une Démocratie organisée suivant les vraies notions de la souveraineté populaire, c’est-à-dire selon les principes du droit contractuel, toute action oppressive ou corruptrice de la part du Pouvoir central sur la Nation est rendue impossible : l’hypothèse même en est absurde. Et comment cela ?

C’est que, dans une Démocratie vraiment libre, le Pouvoir central ne se distingue pas de l’assemblée des députés, organes naturels des intérêts locaux appelés en conciliation ;

C’est que chaque député est ayant tout l’homme de la localité qui l’a choisi pour son représentant, son émanation, l’un de ses citoyens, son mandataire spécial chargé de défendre ses intérêts particuliers, sauf à les accorder au mieux avec les intérêts généraux devant le grand jury ;

Que les députés réunis, en choisissant dans leur sein une commission exécutive centrale, ne la font pas distincte d’eux-mêmes, supérieure à eux, pouvant soutenir avec eux un conflit, comme ferait un élu royal ou présidentiel du peuple ;

C’est enfin que, pour régler les intérêts généraux, appel est fait directement aux intérêts locaux, et que c’est de leur débat, de leur balancement les uns par les autres, de leur mutuelle transaction, que résulte ensuite la loi, et avec la loi l’action de l’autorité centrale ; complétement dégagée vis-à-vis des électeurs, lesquels n’ont rien à en attendre, pas plus qu’elle-même n’a à redouter rien de leur animadversion.

En sorte que, comme nous l’avons dit plus haut, l’hypothèse d’une transaction coupable, d’un fait de corruption, d’un complot ourdi à prix d’or contre les libertés publiques entre l’autorité supérieure du Pays et une partie des électeurs, ce qui revient à dire entre les députés et leurs propres commettants, devient contradictoire, impossible.

Des esprits sérieux, qui auraient eu, avec le sentiment de la situation, l’intelligence de ces principes fondamentaux du Droit public, ne se seraient pas chargés d’une mission comme celle assumée par nos députés soi-disant démocrates. Ils ne se fussent point, de gaîté de cœur, associés à cette incompatibilité invincible du suffrage universel et direct exercé dans un État à grande centralisation. Ils se seraient dit que, si le suffrage universel exige en dernière analyse autant de représentants qu’il existe de groupes naturels, ou si l’on aime mieux, autant de députations qu’il y a de souverainetés provinciales ; si en dépit de la faveur accordée par toutes les constitutions monarchiques aux doubles, triples, quintuples et décuples candidatures, la raison et le droit des peuples ne permettent pas qu’un seul homme soit le représentant de plusieurs circonscriptions, on peut encore moins admettre qu’un seul député, un seul pouvoir, soit le représentant de tout un peuple, et cela au moment même où le Peuple se donne des représentants par localités ; qu’une expérience de quarante années a suffisamment fait justice de cet antagonisme ; que le temps est passé où, dans l’incertitude générale des vrais principes du gouvernement, la conscience publique pouvait admettre ces sortes de transactions ; et que tout ce qu’avaient à faire en cette occurrence de vrais amis de la liberté, fondateurs d’une Démocratie, était de décliner le mandat parlementaire et de se déclarer impossibles.