Proudhon - Du Principe fédératif/Conclusion

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Du Principe fédératif
Troisième partie
Chapitre IX.
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CONCLUSION.




Le peuple français se démoralise, faute d’une idée. L’intelligence de l’époque et de la situation lui manque : il n’a conservé que l’orgueil d’une initiative dont le principe et le but lui échappent. Aucun des systèmes politiques qu’il a essayés n’a pleinement répondu à son attente, et il n’en imagine pas d’autre.


La légitimité réveille à peine dans les masses un sentiment de pitié, la royauté de Juillet un regret. Que les deux dynasties, enfin réconciliées, se fusionnent ou ne se fusionnent pas, qu’importe ? Elles n’ont toujours et ne peuvent avoir pour le pays qu’une seule et même signification, la monarchie constitutionnelle. Or, nous la connaissons cette monarchie constitutionnelle ; nous l’avons vue à l’œuvre et nous avons pu la juger : édifice de transition qui eût pu durer un siècle et dont il y avait mieux à attendre, mais qui s’est détruit dans sa construction même. La monarchie constitutionnelle est finie : la preuve, c’est que nous n’avons plus aujourd’hui ce qu’il faudrait pour la rétablir ; et quand, par impossible, nous parviendrions à la refaire, elle tomberait de nouveau, ne fût-ce que de sa propre impuissance.


La monarchie constitutionnelle, en effet, est le règne bourgeois, le gouvernement du Tiers-État. Or, il n’y a plus de bourgeoisie, il n’y a pas même de quoi en former une. La bourgeoisie, au fond, était une création féodale, ni plus ni moins que le clergé et la noblesse. Elle n’avait de signification, et elle ne pourrait en retrouver une, que par la présence des deux premiers ordres, les nobles et les clercs. Comme ses aînés la bourgeoisie a été frappée en 89 ; l’établissement de la monarchie constitutionnelle a été l’acte de leur commune transformation. À la place de cette bourgeoisie monarchique, parlementaire et censitaire, qui absorba les deux ordres supérieurs et brilla un moment sur leurs ruines, nous avons l’égalité démocratique et sa manifestation légitime, le suffrage universel. Essayez, avec cela, de refaire des bourgeois !…


Ajoutons que la monarchie constitutionnelle, revînt-elle au monde, succomberait à la tâche. Rembourserait-elle la dette ? Avec quoi ? — Réduirait-elle l’impôt ? Mais l’accroissement de l’impôt tient à l’essence même du gouvernement unitaire, et nous aurions en sus, comme dépense extraordinaire, les frais de réinstallation du système. — Diminuerait-elle l’armée ? Quelle force alors opposerait-elle comme contre-poids à la démocratie ?… Essaierait-elle d’une liquidation ? Mais elle ne viendrait que pour empêcher la liquidation. Rendrait-elle la liberté de la presse, celle d’association et de réunion ? Non, non, non ! La manière dont la presse bourgeoise a usé depuis dix ans du privilége de publication qui lui a été conservé par l’Empire, prouve de reste que l’amour de la vérité et de la liberté n’est pas ce qui la possède, et que le régime de compression, organisé dès 1835 contre la démocratie sociale, développé en 1848 et 1852, s’imposerait à elle avec la violence d’une fatalité. La monarchie constitutionnelle restaurée essaierait-elle, comme on l’a fait en 1849, de restreindre le droit de suffrage ? Si oui, ce serait une déclaration de guerre à la plèbe, par conséquent le prélude d’une révolution. Si non, février 1848 lui prédit son sort, tôt ou tard elle en mourrait : encore une révolution. Réfléchissez-y cinq minutes, et vous resterez convaincu que la monarchie constitutionnelle, placée entre deux fatalités révolutionnaires, appartient désormais à l’histoire, et que sa restauration, en France, serait une anomalie.


L’Empire existe, s’affirmant avec l’autorité de la possession et de la masse. Mais qui ne voit que l’Empire, parvenu en 1852 à sa troisième manifestation, est travaillé à son tour par la force inconnue qui modifie incessamment toutes choses, et qui pousse les institutions et les sociétés vers des fins inconnues qui dépassent de beaucoup les prévisions des hommes ? L’Empire, autant que le comporte sa nature, tend à se rapprocher des formes contractuelles. Napoléon Ier, revenu de l’île d’Elbe, est forcé de jurer par les principes de 89, et de modifier dans le sens parlementaire le système impérial ; Napoléon III a déjà modifié plus d’une fois, dans le même sens, la constitution de 1852. Tout en contenant la presse, il lui laisse plus de latitude que n’avait fait son prédécesseur impérial ; tout en modérant la tribune, comme s’il n’avait pas assez des harangues du Corps législatif il invite à parler le Sénat. Que signifient ces concessions, sinon qu’au-dessus des idées monarchiques et napoléoniennes plane dans le pays une idée primordiale, l’idée d’un pacte libre, octroyé, devinez par qui, ô princes ! par la Liberté... Dans la longue série de l’histoire, tous les États nous apparaissent pomme des transitions plus ou moins brillantes : l’Empire aussi est une transition. Je puis le dire sans offense : l’Empire des Napoléons est en pleine métamorphose.


Une idée nous reste, inexplorée, affirmée tout à coup par Napoléon III, comme sur la fin du règne de Tibère le mystère de la rédemption fut affirmé par le grand-prêtre de Jérusalem la fédération.


Jusqu’à présent le Fédéralisme n’avait éveillé dans les esprits que des idées de désagrégation : il était réservé à notre époque de le concevoir comme système politique.


a) Les groupes qui composent la Confédération, ce qu’on nomme ailleurs l’État, sont eux-mêmes des États, se gouvernant, se jugeant et s’administrant en toute souveraineté selon leurs lois propres ;


b) La Confédération a pour but de les rallier dans un pacte de garantie mutuelle ;


c) Dans chacun des États confédérés, le gouvernement est organisé selon le principe de la séparation des pouvoirs : l’égalité devant la loi et le suffrage universel en forment la base :


Voilà tout le système. Dans la Confédération, les unités qui forment le corps politique ne sont pas des individus, citoyens ou sujets ; ce sont des groupes, donnés à priori par la nature, et dont la grandeur moyenne ne dépasse pas celle d’une population rassemblée sur un territoire de quelques centaines de lieues carrées. Ces groupes sont eux-mêmes de petits États, organisés démocratiquement sous la protection fédérale, et dont les unités sont les chefs de famille ou citoyens.


Ainsi constituée la Fédération résout seule, en théorie et pratique, le problème de l’accord de la Liberté et de l’Autorité, donnant à chacune sa juste mesure, sa vraie compétence et toute son initiative. Seule par conséquent elle garantit, avec le respect inviolable du citoyen et de l’État, l’ordre, la justice, la stabilité, la paix.


En premier lieu le Pouvoir fédéral, qui est ici pouvoir central, organe de la grande collectivité, ne peut plus absorber les libertés individuelles, corporatives et locales, qui lui sont antérieures, puisqu’elles lui ont donné naissance et qu’elles seules le soutiennent ; qui de plus, par la constitution qu’elles lui ont donnée et par la leur propre, lui restent supérieures[1]. Dès lors, plus de risque de renversement : l’agitation politique ne peut aboutir qu’à un renouvellement de personnel, jamais à un changement de système. Vous pouvez rendre la presse libre, la tribune libre, l’association libre, les réunions libres ; supprimer toute police politique : l’État n’a point à se méfier des citoyens, ni les citoyens à se méfier de l’État. L’usurpation chez celui-ci est impossible ; l’insurrection chez les autres impuissante et sans but. Le Droit est le pivot de tous les intérêts et devient lui-même raison d’État ; la vérité est l’essence de la presse et le pain quotidien de l’opinion.


Rien à craindre de la propagande religieuse, de l’agitation cléricale, des entraînements du mysticisme, de la contagion des sectes. Que les Églises soient libres comme les opinions, comme la foi : le pacte leur garantit la liberté, sans en redouter d’atteinte. La Confédération les enveloppe et la liberté les balance : les citoyens fussent-ils tous réunis dans la même croyance, brûlant du même zèle, leur foi ne se pourrait tourner contre leur droit, ni leur ferveur prévaloir contre leur liberté. Supposez la France fédéralisée, et toute cette recrudescence catholique dont nous sommes témoins tombe à l’instant. Bien plus, l’esprit de la Révolution envahit l’Église, obligée de se contenter pour elle-même de la liberté, et de confesser qu’elle n’a rien de mieux à donner aux hommes.


Avec la Fédération, vous pouvez donner l’instruction supérieure à tout le peuple et vous assurer contre l’ignorance des masses, chose impossible, contradictoire même, dans le système unitaire.


La Fédération peut seule donner satisfaction aux besoins et aux droits des classes laborieuses, résoudre le problème de l’accord du travail et du capital, celui de l’association, ceux de l’impôt, du crédit, de la propriété, du salaire, etc. L’expérience a démontré que la loi de charité, le précepte de bienfaisance, et toutes les institutions de la philanthropie sont ici radicalement impuissantes. Reste donc le recours à la Justice, souveraine en économie politique aussi bien qu’en gouvernement ; reste le contrat synallagmatique et commutatif. Or, que nous dit, que nous commande la justice, exprimée par le contrat ? De remplacer le principe du monopole par celui de mutualité dans tous les cas où il s’agit de garantie industrielle, de crédit, d’assurance, de service public : chose facile en régime fédératif, mais qui répugne aux gouvernements unitaires. Ainsi, la réduction et la péréquation de l’impôt ne peuvent être obtenues sous un pouvoir à haute pression, puisque pour réduire et égaliser l’impôt, il faudrait commencer par le décentraliser ; ainsi la dette publique ne se liquidera jamais, elle s’augmentera toujours plus ou moins rapidement, aussi bien sous une république unitaire que sous une monarchie bourgeoise ; ainsi le débouché extérieur, qui devrait apporter à la nation un surcroît de richesse, est annulé par la restriction du marché intérieur, restriction causée par l’énormité des taxes[2] ; ainsi les valeurs, prix et salaires ne se régulariseront jamais dans un milieu antagonique où la spéculation, le trafic et la boutique, la banque et l’usure l’emportent de plus en plus sur le travail. Ainsi, enfin, l’association ouvrière restera une utopie, tant que le gouvernement n’aura pas compris que les services publics ne doivent être ni exécutés par lui-même, ni convertis en entreprises privées et anonymes, mais confiés à forfait et par baux à terme à des compagnies d’ouvriers solidaires et responsables. Plus d’immixtion du Pouvoir dans le travail et les affaires, plus d’encouragements au commerce et à l’industrie, plus de subventions, plus de concessions, plus de prêts ni d’emprunts, plus de pots-de-vins, plus d’actions de jouissance ou industrielles, plus d’agiotage : de quel système pouvez-vous attendre de pareilles réformes, si ce n’est du système fédératif ?


La Fédération donne ample satisfaction aux aspirations démocratiques et aux sentiments de conservation bourgeoise, deux éléments partout ailleurs inconciliables et comment cela ? Précisément par ce garantisme politico-économique, expression la plus haute du fédéralisme. La France, ramenée à sa loi, qui est la moyenne propriété, qui est l’honnête médiocrité, le niveau de plus en plus approché des fortunes, l’égalité ; la France rendue à son génie et à ses mœurs, constituée en un faisceau de souverainetés garanties les unes par les autres, n’a rien à redouter du déluge communiste, pas plus que des invasions dynastiques. La multitude, impuissante désormais à écraser de sa masse les libertés publiques, l’est tout autant à saisir ou à confisquer les propriétés. Bien mieux, elle devient la plus forte barrière à la féodalisation de la terre et des capitaux, à laquelle tend fatalement tout pouvoir unitaire. Tandis que le citadin n’estime la propriété que pour le revenu, le paysan qui cultive l’estime surtout pour elle-même : c’est pour cela que la propriété n’est jamais plus complète et mieux garantie que lorsque, par une division continue et bien ordonnée, elle s’approche de l’égalité, de la fédération. Plus de bourgeoisie, et pas davantage de démocratie ; rien que des citoyens, comme nous le demandions en 1848 : n’est-ce pas le dernier mot de la Révolution ? Où trouver la réalisation de cet idéal, si ce n’est dans le Fédéralisme ? Certes, et quoi qu’on ait dit en 93, rien n’est moins aristocratique et moins ancien régime que la Fédération ; mais il faut l’avouer, rien n’est aussi moins vulgaire.


Sous une autorité fédérale, la politique d’un grand peuple est aussi simple que sa destinée. Faire place à la liberté, procurer à tous travail et bien-être, cultiver les intelligences, fortifier les consciences, voilà pour le dedans ; au dehors, donner l’exemple. Un peuple confédéré est un peuple organisé pour la paix ; des armées, qu’en ferait-il ? Tout le service militaire se réduit à celui de la gendarmerie, des commis d’état-major et des préposés à la garde des magasins et des forteresses. Nul besoin d’alliance, pas plus que de traités de commerce : entre nations libres, il suffit du droit commun. Liberté d’échange, sauf le prélèvement du fisc, et dans certains cas débattus en conseil fédéral, une taxe de compensation : voilà pour les affaires ; — liberté de circulation et de résidence, sauf le respect dû aux lois en chaque pays : voilà pour les personnes, en attendant la communauté de patrie.


Telle est l’idée fédéraliste, et telle est sa déduction. Ajoutez que la transition peut être aussi insensible que l’on voudra. Le despotisme est de construction difficile, de conservation périlleuse ; il est toujours facile, utile et légal de revenir à la liberté.


La nation française est parfaitement disposée pour cette réforme. Accoutumée de longue main à des gênes de toute sorte et à de lourdes charges, elle est peu exigeante ; elle attendra dix ans l’achèvement de l’édifice, pourvu que chaque année l’édifice s’élève d’un étage. La tradition n’y est pas contraire : ôtez de l’ancienne monarchie la distinction des castes et les droits féodaux ; la France, avec ses États de province, ses droits coutumiers et ses bourgeoisies, n’est plus qu’une vaste confédération, le roi de France un président fédéral. C’est la lutte révolutionnaire qui nous a donné la centralisation. Sous ce régime, l’Égalité s’est soutenue, au moins dans les mœurs ; la Liberté s’est progressivement amoindrie. Au point de vue géographique, le pays n’offre pas moins de facilités : parfaitement groupé et délimité dans sa circonscription générale, d’une merveilleuse aptitude à l’unité, on ne l’a que trop vu, il convient non moins heureusement à la fédération par l’indépendance de ses bassins, dont les eaux se versent dans trois mers. C’est aux provinces à faire les premières entendre leurs voix. Paris, de capitale devenant ville fédérale, n’a rien à perdre dans cette transformation ; il y trouverait, au contraire, une nouvelle et meilleure existence. L’absorption qu’il exerce sur la province le congestionne, si j’ose ainsi dire : moins chargé, moins apoplectique, Paris serait plus libre, gagnerait et rendrait davantage. La richesse et l’activité des provinces assurant à ses produits un débouché supérieur à celui de toutes les Amériques, il recouvrerait en affaires réelles tout ce qu’il aurait perdu par la diminution du parasitisme ; la fortune de ses habitants et leur sécurité ne connaîtraient plus d’intermittences.


Quel que soit le pouvoir chargé des destinées de la France, j’ose le dire, il n’y a plus pour lui d’autre politique à suivre, pas d’autre voie de salut, pas d’autre idée. Qu’il donne donc le signal des fédérations européennes ; qu’il s’en fasse l’allié, le chef et le modèle, et sa gloire sera d’autant plus grande, qu’elle couronnera toutes les gloires.



fin.


  1. Le rapport du pouvoir central ou fédéral avec les pouvoirs locaux ou fédérés, est exprimé par la distribution du budget. En Suisse, le budget fédéral est à peine le tiers de la totalité des contributions que la Suisse consacre à sa vie politique ; les deux autres tiers restent aux mains des autorités cantonales. En France, au contraire, c’est le Pouvoir central qui dispose de la presque totalité des ressources du pays ; c’est lui qui règle les recettes et les dépenses ; c’est encore lui qui se charge d’administrer, par commission, les grandes villes, telles que Paris, dont les municipalités deviennent ainsi purement nominales ; c’est encore lui qui est dépositaire des fonds des communes et qui en surveille l’emploi.
  2. La France produit, année moyenne, 30 à 35 millions d’hectolitres de vins. Cette quantité, jointe à celle des cidres et des bières, ne dépasserait pas de beaucoup la consommation de ses trente-huit millions d’habitants, s’il était permis à tout le monde d’aller à Corinthe, c’est-à-dire de boire sa quote-part de vin, de bière ou de cidre. Donc quoi bon chercher au dehors un débouché que nous avons en nous-mêmes Mais il y a pis : le débouché intérieur fermé en quelque sorte par les taxes de l’État, par les frais de transport, les octrois, etc., on a cru s’en procurer un autre à l’étranger. Mais l’étranger n’achète que des vins de luxe, il repousse les vins ordinaires, dont il se soucie peu ou qui lui reviendraient trop cher : si bien que le producteur reste avec sa marchandise, sans acheteur ni au dedans ni au dehors. La Gironde avait compté sur le traité de commerce avec l’Angleterre pour le placement de ses vins ; de fortes quantités ont été expédiées à Londres : elles restent invendues dans les docks. Cherchez, et vous verrez que cette anomalie, tant de fois signalée, tient à une série de causes qui toutes se résolvent en une seule : le système unitaire.
    ...............................(Voir ma Théorie de l’impôt, 1 vol., 1861.)