Proudhon - Du Principe fédératif/I,11

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E. Dentu, libraire-éditeur (p. 107-116).



CHAPITRE XI.


Sanction économique : Fédération agricole-
industrielle.


Tout n’est pas dit cependant. Si irréprochable que soit dans sa logique la constitution fédérale, quelques garanties qu’elle offre dans l’application, elle ne se soutiendra elle-même qu’autant qu’elle ne rencontrera pas dans l’économie publique des causes incessantes de dissolution. En autres termes, il faut au droit politique le contre-fort du droit économique. Si la production et la distribution de la richesse est livrée au hasard ; si l’ordre fédératif ne sert qu’à protéger l’anarchie capitaliste et mercantile ; si, par l’effet de cette fausse anarchie, la Société se trouve divisée en deux classes, l’une de propriétaires-capitalistes-entrepreneurs, l’autre de prolétaires salariés ; l’une de riches, l’autre de pauvres ; l’édifice politique sera toujours instable. La classe ouvrière, la plus nombreuse et la plus pauvre, finira par n’y apercevoir qu’une déception ; les travailleurs se coaliseront contre les bourgeois, qui de leur côté se coaliseront contre les ouvriers ; et l’on verra la confédération dégénérer, si le peuple est le plus fort, en démocratie unitaire, si la bourgeoisie triomphe, en monarchie constitutionnelle.


C’est en prévision de cette éventualité d’une guerre sociale que se sont constitués, ainsi qu’il a été dit au chapitre précédent, les gouvernements forts, objet de l’admiration des publicistes, aux yeux desquels les confédérations semblent des bicoques incapables de soutenir le Pouvoir contre l’aggression des masses, ce qui veut dire, les entreprises du gouvernement contre les droits de la nation. Car, encore une fois, qu’on ne s’y trompe pas, tout pouvoir est établi, toute citadelle construite, toute armée organisée contre le dedans autant au moins que contre le dehors. Si la mission de l’État est de se rendre maître absolu de la société, et la destinée du peuple de servir d’instrument à ses entreprises, il faut le reconnaître, le système fédératif ne supporte pas la comparaison avec le système unitaire. Là, ni le pouvoir central par sa dépendance, ni la multitude par sa division, ne peuvent pas plus l’un que l’autre contre la liberté publique. Les Suisses, après leurs victoires sur Charles-le-Téméraire, furent pendant longtemps la première puissance militaire de l’Europe. Mais, parce qu’ils formaient une confédération, capable de se défendre contre l’étranger, elle l’a prouvé, mais inhabile à la conquête et aux coups d’État, ils sont restés une république paisible, le plus inoffensif et le moins entreprenant des États. La Confédération germanique a eu aussi, sous le nom d’Empire, ses siècles de gloire mais, parce que la puissance impériale manquait de fixité et de centre, la Confédération a été écharpée, disloquée, et la nationalité compromise. La Confédération des Pays-Bas s’est évanouie à son tour au contact des puissances centralisées : il est inutile de mentionner la Confédération italienne. Oui, certes, si la civilisation, si l’économie des sociétés devait garder le statu quo antique, mieux vaudrait pour les peuples l’unité impériale que la fédération.


Mais tout annonce que les temps sont changés, et qu’après la révolution des idées doit arriver, comme sa conséquence légitime, la révolution des intérêts. Le vingtième siècle ouvrira l’ère des fédérations[1], ou l’humanité recommencera un purgatoire de mille ans. Le vrai problème à résoudre n’est pas en réalité le problème politique, c’est le problème économique. C’est par cette dernière solution que nous proposions en 1848, mes amis et moi, de poursuivre l’œuvre révolutionnaire de février. La démocratie était au pouvoir ; le Gouvernement provisoire n’avait qu’à agir pour réussir ; la révolution faite dans la sphère du travail et de la richesse, on ne devait être nullement en peine de celle à opérer ensuite dans le gouvernement. La centralisation, qu’il eût fallu briser plus tard, eût été momentanément d’un puissant secours. Personne d’ailleurs à cette époque, hormis peut-être celui qui écrit ces lignes et qui dès 1840 s’était déclaré anarchiste, ne songeait à attaquer l’unité et à demander la fédération.


Le préjugé démocratique en a décidé autrement. Les politiques de la vieille école soutinrent et soutiennent encore aujourd’hui que la vraie marche à suivre, en fait de révolution sociale, est de commencer par le gouvernement, sauf à s’occuper ensuite, à loisir, du travail et de la propriété. La démocratie se récusant après avoir supplanté la bourgeoisie et chassé le prince, ce qui devait arriver est arrivé. L’empire est venu imposer silence à ces parleurs sans plan ; la révolution économique s’est faite en sens inverse des aspirations de 1848, et la liberté a été compromise.


On se doute que je ne vais pas, à propos de fédération, présenter le tableau de la science économique, et montrer par le menu tout ce qu’il y aurait à faire dans cet ordre d’idées. Je dis simplement que le gouvernement fédératif, après avoir réformé l’ordre politique, a pour complément nécessaire une série de réformes à opérer dans l’ordre économique : voici en deux mots en quoi consistent ces réformes.


De même qu’au point de vue politique, deux ou plusieurs États indépendants peuvent se confédérer pour se garantir mutuellement l’intégrité de leurs territoires ou pour la protection de leurs libertés ; de même, au point de vue économique, on peut se confédérer pour la protection réciproque du commerce et de l’industrie, ce qu’on appelle union douanière ; on peut se confédérer pour la construction et l’entretien des voies de communication, routes, canaux, chemins de fer, pour l’organisation du crédit et de l’assurance, etc. Le but de ces fédérations particulières est de soustraire les citoyens des États contractants à l’exploitation capitaliste et bancocratique tant de l’intérieur que du dehors ; elles forment par leur ensemble, en opposition à la féodalité financière aujourd’hui dominante, ce que j’appellerai fédération agricole-industrielle.


Je n’entrerai à ce sujet dans aucun développement. Le public, qui depuis quinze ans a plus ou moins suivi mes travaux, sait assez ce que je veux dire. La féodalité financière et industrielle a pour but de consacrer, par la monopolisation des services publics, par le privilége de l’instruction, la parcellarité du travail, l’intérêt des capitaux, l’inégalité de l’impôt, etc., la déchéance politique des masses, le servage économique ou salariat, en un mot, l’inégalité des conditions et des fortunes. La fédération agricole-industrielle, au contraire, tend à approximer de plus en plus l’égalité par l’organisation, au plus bas prix et en d’autres mains que celles de l’État, de tous les services publics ; par la mutualité du crédit et de l’assurance, par la peréquation de l’impôt, par la garantie du travail et de l’instruction, par une combinaison des travaux qui permette à chaque travailleur de devenir de simple manouvrier industrieux et artiste, et de salarié maître.


Une pareille révolution ne saurait évidemment être l’œuvre ni d’une monarchie bourgeoise ni d’une démocratie unitaire ; elle est le fait d’une fédération. Elle ne relève pas du contrat unilatéral ou de bienfaisance ni des institutions de la charité ; elle est le propre du contrat synallagmatique et commutatif[2].


Considérée en elle-même, l’idée d’une fédération industrielle servant de complément et de sanction à la fédération politique, reçoit la confirmation la plus éclatante des principes de l’économie. C’est l’application sur la plus haute échelle des principes de mutualité, de division du travail et de solidarité économique, que la volonté du peuple aurait transformés en lois de l’État.


Que le travail reste libre ; que le pouvoir, plus mortel au travail que la communauté elle-même, s’abstienne d’y toucher : à la bonne heure. Mais les industries sont sœurs ; elles sont des démembrements les unes des autres ; l’une ne peut souffrir sans que les autres pâtissent. Qu’elles se fédèrent donc, non pour s’absorber et se confondre, mais pour se garantir mutuellement les conditions de prospérité qui leur sont communes et dont aucune ne peut s’arroger le monopole. En formant un tel pacte, elles ne porteront point atteinte à leur liberté ; elles ne feront que lui donner plus de certitude et de force. Il en sera d’elles comme dans l’État il en est des pouvoirs, et dans l’animal des organes, dont la séparation fait précisément la puissance et l’harmonie.


Ainsi, chose admirable, la zoologie, l’économie politique et la politique se trouvent ici d’accord pour nous dire la première, que l’animal le plus parfait, le mieux servi par ses organes, conséquemment le plus actif, le plus intelligent, le mieux constitué pour la domination, est celui dont les facultés et les membres sont le mieux spécialisés, sériés, coordonnés ; — la seconde, que la société la plus productive, la plus riche, la mieux assurée contre l’hypertrophie et le paupérisme, est celle où le travail est le mieux divisé, la concurrence la plus entière, l’échange le plus loyal, la circulation la plus régulière, le salaire le plus juste, la propriété la plus égale, toutes les industries le mieux garanties les unes par les autres ; — la troisième, enfin, que le gouvernement le plus libre et le plus moral est celui où les pouvoirs sont le mieux divisés, l’administration la mieux répartie, l’indépendance des groupes la plus respectée, les autorités provinciales, cantonales, municipales, le mieux servies par l’autorité centrale ; c’est, en un mot, le gouvernement fédératif.


Ainsi, de même que le principe monarchique ou d’autorité a pour premier corollaire l’assimilation ou incorporation des groupes qu’il s’adjoint, en autres termes la centralisation administrative, ce que l’on pourrait appeler encore la communauté du ménage politique ; pour second corollaire, l’indivision du pouvoir, autrement dit l’absolutisme pour troisième corollaire, la féodalité terrienne et industrielle ; — de même le principe fédératif, libéral par excellence, a pour premier corollaire l’indépendance administrative des localités ralliées ; pour second corollaire la séparation des pouvoirs dans chaque État souverain ; pour troisième corollaire la fédération agricole-industrielle.


Dans une république constituée sur de tels fondements, on peut dire que la liberté est élevée à sa troisième puissance, l’autorité ramenée à sa racine cubique. La première, en effet, grandit avec l’État, en autres termes se multiplie avec les fédérations ; la seconde, subordonnée d’échelon en échelon, ne se retrouve entière que dans la famille, où elle est tempérée par le double amour conjugal et paternel.


Sans doute la connaissance de ces grandes lois ne pouvait s’acquérir que par une longue et douloureuse expérience ; peut-être aussi qu’avant de parvenir à la liberté, notre espèce avait besoin de passer par les fourches de la servitude. À chaque âge son idée, à chaque époque ses institutions.


Maintenant les temps sont venus. L’Europe entière demande à grands cris la paix et le désarmement. Et comme si la gloire d’un si grand bienfait nous était réservée, c’est vers la France que se portent les vœux, c’est de notre nation qu’on attend le signal de la félicité universelle.


Les princes et les rois, à les prendre au pied de la lettre, sont du style antique : déjà nous les avons constitutionnalisés ; le jour approche où ce ne seront plus que des présidents fédéraux. Alors ce sera fait des aristocraties, des démocraties et de toutes les kraties, gangrènes des nations, épouvantails de la liberté. Est-ce que cette démocratie, qui se croit libérale et qui ne sait que jeter l’anathème au fédéralisme et au socialisme, comme en 93 le leur ont jeté ses pères, a seulement l’idée de la liberté ?... Mais l’épreuve doit avoir un terme. Voici que nous commençons à raisonner sur le pacte fédéral ; ce n’est pas trop présumer, je suppose, de l’hébétude de la présente génération, que d’assigner le retour de la justice au cataclysme qui l’emportera.


Pour moi, dont une certaine presse a entrepris d’étouffer la parole, tantôt par un silence calculé, tantôt par le travestissement et l’injure, je puis jeter ce défi à mes adversaires :


Toutes mes idées économiques, élaborées depuis vingt-cinq ans, peuvent se résumer en ces trois mots : Fédération agricole-industrielle ;


Toutes mes vues politiques se réduisent à une formule semblable : Fédération politique ou Décentralisation ;


Et comme je ne fais pas de mes idées un instrument de parti ni un moyen d’ambition personnelle, toutes mes espérances d’actualité et d’avenir sont exprimées par ce troisième terme, corollaire des deux autres : Fédération progressive.


Je défie qui que ce soit de faire une profession de foi plus nette, d’une plus haute portée et en même temps d’une plus grande modération ; je vais plus loin, je défie tout ami de la liberté et du droit de repousser celle-là.



  1. J’ai écrit quelque part (De la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 4e étude, édition belge, note), que l’année 1814 avait ouvert l’ère des constitutions en Europe. La manie de contredire a fait huer cette proposition par des gens qui, mêlant à tort et à travers dans leurs divagations quotidiennes histoire et politique, affaires et intrigue, ignorent jusqu’à la chronologie de leur siècle. Mais ce n’est pas ce qui dans ce moment m’intéresse. L’ère des constitutions, très-réelle et parfaitement nommée, a son analogue dans l’ère actiaque, indiquée par Auguste, après la victoire remportée par lui sur Antoine à Actium, et qui coïncide avec l’an 30 avant Jésus-Christ. Ces deux ères, l’ère actiaque et l’ère des constitutions, ont cela de commun qu’elles indiquaient un renouvellement général, en politique, économie politique, droit public, liberté et sociabilité générale. Toutes deux inauguraient une période de paix, toutes deux témoignent de la conscience qu’avaient les contemporains de la révolution générale qui s’opérait, et de la volonté des chefs de nations d’y concourir. Cependant l’ère actiaque, déshonorée par l’orgie impériale, est tombée dans l’oubli ; elle a été complétement effacée par l’ère chrétienne, qui servit à marquer, d’une façon bien autrement grandiose, morale et populaire, le même renouvellement. Il en sera de même de l’ère dite constitutionnelle : elle disparaîtra à son tour devant l’ère fédérative et sociale, dont l’idée profonde et populaire doit abroger l’idée bourgeoise et modérantiste de 1814.
  2. Un simple calcul mettra ceci en évidence. La moyenne d’instruction à donner aux deux sexes, dans un État libre, ne peut pas embrasser une période moindre de dix à douze ans, ce qui comprend à peu près le cinquième de la population totale, soit, en France, sept millions et demi d’individus, garçons et filles, sur trente-huit millions d’habitants. Dans les pays où les mariages produisent beaucoup d’enfants, comme en Amérique, cette proportion est plus considérable encore. Ce sont donc sept millions et demi d’individus des deux sexes auxquels il s’agit de donner, dans une mesure honnête, mais qui n’aurait à coup sûr rien d’aristocratique, l’instruction littéraire, scientifique, morale et professionnelle. Or, quel est en France le nombre d’individus qui fréquentent les écoles secondaires et supérieures ? Cent vingt-sept mille quatre cent soixante-quatorze, d’après la statistique de M. Guillard. Tous les autres, au nombre de sept millions trois cent soixante-dix mille cinq cent vingt-cinq, sont condamnés à ne dépasser jamais l’école primaire. Mais il s’en faut qu’ils y aillent tous : les comités de recrutement constatent chaque année un nombre croissant d’illettrés. Où en seraient nos gouvernants, je le demande, s’il leur fallait résoudre ce problème d’une instruction moyenne à donner à sept millions trois cent soixante-dix mille cinq cent vingt-cinq individus, en sus des cent vingt-sept mille quatre cent soixante-quatorze qui occupent les écoles ? Que peuvent ici, et le pacte unilatéral d’une monarchie bourgeoise, et le contrat de bienfaisance d’un Empire paternel, et les fondations charitables de l’Église, et les conseils de prévoyance de Malthus, et les espérances du libre-échange ? Tous les comités de salut public eux-mêmes, avec leur vigueur révolutionnaire, y échoueraient. Pareil but ne peut être atteint qu’au moyen d’une combinaison de l’apprentissage et de l’écolage qui fasse de chaque élève un producteur : ce qui suppose une fédération universelle. Je ne connais pas de fait plus écrasant pour la vieille politique que celui-là.