Prudence Rocaleux/04

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La bonne presse (p. 73-96).


CHAPITRE IV


— C’est sûr que c’est lui, marmottait Prudence, tout en frottant son argenterie. Madame fait semblant de ne pas le croire, parce que ces bourgeois ça a peur de tout ; mais dans le fond, elle pense comme moi. Elle sait que j’ai raison. Son juge de mari sera bien ahuri quand il me saura plus fûtée que la police. Il faut que je voie cet homme-là. Je vais bien regarder les cheveux que j’ai là.

Prudence fouilla dans un tiroir. Elle ne les trouva pas. Elle explora toutes les cachettes possibles, de plus en plus nerveusement, sans aucun résultat.

— Pourtant, je suis certaine de les avoir mis là, dans ce coin… Peut-être que j’ai voulu les ranger mieux, et que je ne me rappelle plus où ? Ça arrive des fois qu’on veut mieux faire, et que c’est plus mal.

Elle poursuivit ses recherches, et soudain se frappa le front en disant :

— Faut-il que cette affaire me tourmente ! Ces cheveux, je les ai cachés dans ma boîte à café ! Comme j’en mouds tous les jours, je ne les perds pas de vue.

Et, soulagée, elle attrapa sur une étagère le récipient contenant le café. Les cheveux y étaient dans leur papier. Elle déplia au-dessus de la boîte ouverte et contempla longuement sa pièce à conviction.

— Y commencent à grisonner… Y sont plutôt blonds. Oui, c’est sûrement un blond.. Ça ne m’étonne pas, c’est une couleur qui ne me revient pas… C’est fade, c’est pas franc… Oui, c’est sûrement cet homme qui a fait le coup ! T’as tué, tu le seras aussi, espèce de montre ! Tout à l’heure, j’ vas débrouiller ce mystère… Oui, c’est un blond.

Elle replaça les cheveux où elle les avait retrouvés et continua paisiblement son travail.

Pendant qu’elle s’affairait de-ci, de-là, en accumulant des pensées de plus en plus tumultueuses, Mme Dilaret se montra en disant :

— Prudence, quand vous sortirez, vous aurez la complaisance de passer chez le boulanger pour me prendre des biscottes.

— C’est un blond, Madame !

— Quoi donc ? Vous avez entendu ce que je vous ai dit ?

— Oui, oui, faut que je passe chez le fruitier pour lui prendre des carottes…

— Vous perdez la tête ! À quelles sottises pensez-vous donc au long des jours ?

— Je perds la tête ? Est-ce que Madame deviendrait impolie ? Je viens de trouver une grande chose. Si c’était Monsieur qui l’inventait, ce serait des « Ah ! mon ami, que vous êtes intelligent ! Que vous voyez clair ! » Mais parce que c’est moi, je perds la tête. Ah ! la justice, mes aïeux, c’est rien du tout ! Madame verra… c’est un blond… si Madame daigne regarder, j’ vas le lui montrer.

— Qui ? demanda machinalement Mme Dilaret.

— Le blond !

Prudence atteignit de nouveau sa boîte à café et reprit son papier qu’elle déplia. Devant les regards horrifiés de sa patronne, elle fit sauter les cheveux en criant :

— C’est-y du blond ça ? Je vois que Ma­dame a compris, parce qu’elle écarquille des yeux et une bouche qui ressemblent à trois boules.

— Malheureuse ! put enfin proférer Mme Dilaret ; je me moque de votre blond. Ce que je constate, c’est que ces cheveux tombent dans le café ! C’est d’une malpro­preté repoussante ! Jetez ce café !

Prudence, les poings sur les hanches, con­templait sa maîtresse :

— Eh ben ! Madame peut se vanter de s’en faire pour peu de chose. D’abord, la tête de cet homme doit être propre : aller chez le coiffeur est le mal du siècle. Y peut être assassin, mais je suis sûre qu’il est propre. J’ suis juste, moi ! Je ne retire pas les qua­lités à un homme, sous prétexte qu’il a tué un de ses semblables. Donc, ce café ne sera pas sali, parce que j’ai ses cheveux là dedans, et enveloppés de papier encore !

— Ce papier est sale ! Vous l’avez tenu dans vos doigts, dans votre poche…

— Tous les endroits où il a été sont propres, même mes doigts. Et vot’ café, avec quoi que je le prends, quand je le sors de la boîte.

— Avec une cuillère, je présume ?

Prudence fut tellement ahurie par cette suggestion, qu’elle resta bouche bée durant quelques instants.

— Une cuillère, une cuillère, marmotta-t-elle, je n’y ai jamais pensé.

— Comment ! Vous plongez la main dans la boîte ?

— Dame !

— Je ne vous félicite pas ! gémit Mme Di­laret. En premier lieu, ce n’est pas appétissant et, en second lieu, vous ne mesurez pas votre quantité… Une cuillère à bouche pleine, c’est la mesure pour une tasse…

— Ah ! ben ! ah ! ben ! on apprend à tout âge. Mais pour la mesure, je suis aussi ma­ ligne qu’une cuillère. Je remplis mon mou­lin et le compte y est. Mais que Madame ne se tracasse pas avec la saleté. L’eau bouil­lante le lave vot’ café… et si mes doigts ont touché quéque chose de pas net, il n’y paraît plus quand vous le buvez.

Mme Dilaret se sauva, les mains sur ses oreilles.

Prudence en oublia ses préoccupations pendant quelques minutes et murmura :

— Décidément, les bourgeois n’ont pas la tête solide, y sont dégoûtés de tout, et y faut faire une masse de chichis pour qu’y soient contents. Je me demande un peu ! une cuil­lère ! je n’en sortirai jamais ! Mais c’est pas tout ça, faut pas que je néglige le principal, c’est-à-dire que je vais aller chez M. Rembrecomme pour regarder la tête de mon assas­sin. Faut pas non plus que je passe devant les biscottes sans en acheter. Oh ! ces bis­cottes, ça casse les dents, ça fait des miettes dans l’estomac… autant avaler de la chape­lure, ce serait moins cher.

Tout en monologuant, Prudence se prépa­rait, et elle fut bientôt dehors, son vaste ca­bas au bras.

En route, elle chercha un prétexte à don­ner à « Mamzelle Julie », parce qu’il ne fal­lait pas aller à l’aventure. Elle s’avisa qu’elle pourrait s’enquérir de l’adresse de sa modiste. Ayant adopté cette idée, elle marcha d’un pas plus allègre, et elle arriva, toute sereine, devant l’immeuble.

Elle grimpa l’escalier de service en déplo­rant de ne pouvoir user de l’ascenseur. C’était un vieux grief qu’elle entretenait envers les propriétaires. Elle ne parvenait pas à admettre que les maîtres possédassent la facilité de monter, sans fatigue, des étages douloureux avec les mains vides, alors que les pauvres domestiques, les bras chargés de provisions lourdes, se voyaient contraints à une lente ascension.

— Enfin, disait-elle, c’est comme ça, et pas autrement ; on sait qu’il y aura toujours des sacrifiés sur terre, et je suis parmi ceux-là. Mais, patience ! quand j’aurai mes 100 000 francs, tout ça changera.

Pleine d’espoir, elle fit résonner le timbre.

— Eh ! c’est mâme Prudence !

— Bien l’ bonjour, Mamzelle Julie. Et la santé ?

Couci-couça ! À force de cuisiner, on a mal aux jambes, et on attrape de grosses chevilles.

— Oui, c’est pas élégant, surtout avec c’t’ mode de jupes courtes.

— Ne m’en parlez pas !

— J’ suis venue par rapport à vot’ chapeau… Puisque nous parlons toilette, c’est le moment de placer mon affaire. Où que demeure vot’ modiste ? Vot’ petit bibi me plaît… C’est coiffant, pas chargé, du distingué, quoi !

— J’ai toujours bien porté la mode, convint Julie en se rengorgeant. J’ai vu mon chapeau à la devanture, et comme je connais mon physique, je me suis dit : « ce chapeau t’ira ». Il m’allait… À la réflexion, j’ai pensé que tous m’iraient aussi bien, mais çui-ci était simple, et j’aime pas le fla-fla, faut pas s’ faire remarquer, s’pas, c’est plus convenable… Le tape-à-l’œil m’irait encore, mais il vaut mieux se tenir un peu effacée pour qu’on ne s’occupe pas de vous.

— Vous avez de la sagesse jusque dans le petit doigt.

Prudence enrageait de ne pas voir le valet de chambre et, pourtant, elle ne voulait pas s’informer de lui.

Elle pensait qu’elle ne pouvait s’éterniser là sans que cela parût bizarre. Elle s’était assise, mais se leva pour partir. Au moment où elle touchait le bouton de la porte, le valet de chambre se montra.

— Julie, commença-t-il, et il s’arrêta en voyant une inconnue.

— C’est Mâme Prudence qui est en service chez Mme Dilaret, le juge.

— Ah ! bon, salut, Mâme Prudence !

À peine si la visiteuse put répondre à ce salut, parce que le blond fadasse qu’elle croyait voir était un brun très accentué. Le visage était glabre et les cheveux noirs, courts et drus.

Elle ne se dit pas : « ce n’est pas l’assassin », non, elle déduisit simplement qu’elle ne détenait pas les cheveux de cet homme, mais qu’il était bien le meurtrier. Elle le devinait dans son visage aux yeux légèrement bridés, au nez hardi, aux lèvres minces, et à cette allure souple qui lui rappelait celle d’un tigre du jardin zoologique.

La désinvolture avec laquelle il avait lancé son salut la gênait comme une menace. Elle frissonna en songeant aux représailles qu’elle soulèverait dans cet esprit certainement vindicatif. La cruauté se lisait sur ce visage, elle en était persuadée, et serait-on assassin si on n’était pas cruel ? Cette logique l’enchantait et elle se comparait à Napoléon.

Prudence eut beaucoup de peine à se remettre de cette rencontre. Elle, si loquace, se sentait la bouche desséchée, la gorge contractée.

Cependant, cette alarme se dissipa dans l’espace de quelques secondes, et elle répondit niaisement à dessein avec une intonation où sonnait la bêtise :

— Je suis ici pour voir Mamzelle Julie.

— Je regrette que ce ne soit pas pour moi, repartit galamment le valet de chambre.

Prudence eut un coup au cœur, parce que c’était là son unique souci : le voir…

Elle pensa : il est malin… il sait que je viens pour le démasquer…

Julie, la bonne bête, répliqua en souriant :

— Mâme Prudence est venue pour moi ; mais quand en passant on fait la connaissance d’un bel homme, c’est une veine.

— Eh bien ! Julie, s’écria Apollon, il portait ce nom, vous dites de jolies choses !

— Vaut mieux dire des sottises qu’en faire, intervint Prudence qui recouvrait sa manière ordinaire.

Cependant, elle se forçait pour être aimable, parce qu’Apollon lui devenait de plus en plus antipathique, bien que ce fût chez elle de la plus pure imagination.

Quand elle reprit le chemin du retour, elle resta dans la plus affreuse perplexité. Cet Apollon lui paraissait un monstre. Il fallait dévoiler son forfait au plus tôt ! Mais comment s’y prendre ?

Prudence estima que le plus sûr moyen pour venir au bout d’une affaire était le chemin direct.

Elle irait donc trouver M. Rembrecomme pour l’éclairer sur son valet de chambre. Et, si ce monsieur ne voulait pas l’écouter (il faut tout prévoir), elle accuserait Apollon en personne.

Si elle avertissait le patron, c’était pour se placer bonne première pour la prime.

Ce plan arrangé, elle redevint sereine et, revenue à la maison, elle composa un repas délicieux, ce qui enchanta ses maîtres.

Les deux messieurs lui décochèrent des louanges qu’elle accepta avec modestie.

— Prudence, s’écria Jacques, vous êtes une femme étonnante. Si vous rencontrez une jeune fille dans votre genre, cuisine comprise, je l’épouserai.

Elle était habituée à cette plaisanterie que le jeune homme répétait, et elle y répondit dans le même ton :

— Entendu, M’sieu Jacques, mais j’ai peur que ce ne soit difficile à dénicher… Y en a pas beaucoup comme moi ! Elles peuvent être plus jeunes, mais pour le bon sens, la clairvoyance et l’économie, y en a pas qui me ressemblent.

Ces paroles excitèrent le rire du jeune homme, et ses parents partagèrent sa gaieté.

Quand elle fut sortie, il s’écria :

— La maison est gaie avec un numéro pareil… C’est une joie pour moi de m’asseoir à table. En premier lieu, la cuisine est parfaite, et, d’autre part, cette brave femme a de ces trouvailles.

Mme Dilaret fut sur le point de décharger son cœur en racontant que cette cuisinière modèle lui donnait bien des heures de soucis avec ses suppositions ; mais elle recula devant l’orage qu’elle déchaînerait dans l’esprit de son mari. Lui détestait le scandale, et il prendrait les hypothèses de Prudence au sérieux. Il ne rirait certainement pas, de crainte de voir ces stupidités prendre corps pour nuire à son prestige.

Aussi, Mme Dilaret prit le parti de taire les manifestations saugrenues de Prudence.

Quand cette dernière apporta le café, elle souffla près de l’oreille de sa maîtresse :

— Café à la cuillère !

Et elle ressortit avec majesté. Mme Dilaret retint son rire, afin de ne pas avoir à expliquer tout ce qu’elle voulait dissimuler.

Quand, de nouveau, elle fut rendue à sa solitude par le départ du père et du fils, elle eut presque tout de suite la visite de Prudence, qui lui dit sans préambule :

— Je l’ai vu.

— Qui avez-vous vu ?

— L’assassin.

Mme Dilaret eut un choc désagréable. Le mot lui déplaisait. Dans les maisons honnêtes, il a une vilaine résonance. Puis, Prudence insistait par trop. Elle ne sut que répondre, mais tout de suite elle entendit :

— Il a une vilaine tête, et c’est bien le valet de chambre de M. Rembrecomme.

— Où l’avez-vous rencontré ?

— Chez son patron.

— Comment, vous êtes retournée chez ce Monsieur ?

— Dame, qui veut la réussite en cherche le moyen. Où que Madame aurait voulu que je le voie ? Je ne pouvais guère lui donner rendez-vous, alors que je ne connaissais pas son nom. Quoi que j’aurais mis comme adresse : Môsieu l’assassin de M. Rembrecomme, peut-être ?

La moue dédaigneuse de la servante était un spectacle à enregistrer, mais Mme Dilaret n’en était pas égayée. Ses craintes commençaient à se justifier, et elle se hâta de dire :

— Prudence, je vous interdis formellement de vous mêler de ces choses. Je ne veux pas que vous vous attiriez des désagréments et, par conséquent, à nous par contre-coup.

— Alors, qui me gagnera mes 100 000 fr. ?

— Vous ne gagnerez rien du tout.

— Voire ! Je sais que cet homme est coupable, ce n’est pas la couleur de ses cheveux que j’ai dans ma boîte à café…

— Ah ! taisez-vous !

— C’est vrai, je ne pensais plus aux nausées de Madame… Où que j’étais ? Oui, c’est pas ses cheveux, mais c’est lui. Il a des yeux de masque, une bouche de crocodile, un nez comme une trompe et, certainement, tout ça crie l’assassin. Il a dû tuer pour voler, ce qui est pire que tout.

— Allez dans votre cuisine, Prudence, et laissez cette histoire. Vous me rendez malade avec vos suppositions stupides…

— Voilà la vie ! On est une malheureuse, on fait tout pour le bien et on est rudoyée… Ah ! si je pouvais déjà me voir dans ma petite baraque au milieu d’un jardin !

— Écoutez, Prudence, j’ai une petite maison que je loue en Auvergne. Le bail va être terminé et je vous y conduirai. Vous y serez bien tranquille… et moi aussi ! ne put s’empêcher d’ajouter Mme Dilaret avec vivacité.

— C’est-y que Madame me renvoie ?

— Non, je vous procure simplement ce que vous souhaitez avoir…

— Ça c’est une réponse de femme distinguée, mais je ne suis plus assez jeune pour m’y laisser prendre… Que Madame me dise cette belle phrase ou qu’elle me crie : « Allez-vous-en ! », cela revient au même pour moi : je ne serai plus chez Madame…

Cette fois, Mme Dilaret admira l’esprit déductif de la domestique. Alors que sa pensée s’appesantissait sur cette difficulté, Prudence continua :

— Et moi, mon cœur me défend d’accepter ; d’abord, ma cuisine convient à la maisonnée, puis j’aurais du chagrin de ne plus voir M’sieu Jacques, et ça c’est plus fort que moi. J’ai eu le coup de foudre pour ce garçon. Oh ! en tout bien tout honneur, comme Madame le sait. Si Madame est bonne mère, elle peut sentir ce que je sens. Alors, l’offre de la campagne ne me tente pas. C’est beau, c’est bon, j’en rêve quand je vois les œufs pas frais et les poulets rares ; mais la ville est faite pour moi. J’aime son animation, et mon intelligence y galope… Lyon est une ville épatante ; je m’y instruis. Ainsi, je sais que des grands hommes y sont nés. Je ne me souviens plus de leurs noms, mais dans un guide qu’on vend et que j’ai acheté ils y sont tous, alors ce n’est pas la peine de me fatiguer la mémoire… Et pis, il y a des églises ! Oh ! Madame, on a l’embarras du choix. Tous les dimanches, je vais à la Messe à une autre. J’y vois mes saints et le bon Curé d’Ars. Ah ! ce qu’il en avait de la patience, celui-là ! En a-t-il confessé des gens ! Ils le martyrisaient, le pauvre homme. Enfin, là-haut, il est tranquille et il l’a mérité ! C’est pas lui qui envoyait les gens à la campagne, ah ! non… Quant à mon petit saint Expédit, il me fend le cœur avec sa bonne figure. Mourir si jeune, ça m’a semblé dur, et je le prie de toutes mes forces. Il m’accorde souvent des grâces. Puis, il y a saint Pothin. J’ai vu son cachot, oh ! là ! là ! quelle misère ! et la petite sainte Blandine… Tout cela me fait passer un temps merveilleux. La bonne Vierge m’a conduite ici par la main pour que je trouve la fortune.

— Vous m’exaspérez, Prudence !

— Oh ! je m’efforce d’être muette, mais y faut ce qu’il faut. Pour en revenir aux avances de Madame, je crois qu’elle a trop de cœur pour m’enlever à tous mes saints et me laisser moisir dans un trou de campagne.

— Je croyais que vous aimiez les champs à la folie ; vous me parliez de lapins, de poules, de pigeons…

— Oui, oui, j’ai peut-être dit tout ça ; mais ce n’était pas du sérieux. Quelle conversation peut-on avoir avec un lapin ? Y n’y a qu’à leur parler herbe, et, en dehors de cette nourriture, ils se fichent de vous. Quant aux poules, c’est un peu plus parlant, mais cela ne va jamais bien loin. J’ai trop d’idées pour me plaire en leur seule compagnie aussi… Je reste au service de Madame qui peut me croire quand je lui dirai que, dans le quartier, on a déjà voulu m’arracher de ma place d’ici, mais j’ai refusé. Dame, on me sait honnête, c’est assez rare. Mais pour la réputation de la magistrature, je repousse tous les sous du franc, toutes les combines, tous les trucs à refaire les patrons. Je dois avouer, pour être juste, que je ne suis pas la seule… Mamzelle Julie est pareille, avec bien des autres ! Mais maintenant, j’ai pris assez de repos. J’ vas me mettre à éplucher mes épinards. Y seront à la crème, et avec ça un quasi de veau avec le rognon. Faut soigner ceux qui sont gentils pour vous, s’ pas, Madame ?

Sur cette flatterie quelque peu utilitaire, Prudence disparut.

Dans sa cuisine, elle pensa : « Ouf ! v’là que Madame voulait me renvoyer ; a-t-on jamais vu ! Je ne m’ennuie pas ici, et les rues ressemblent presque à celles de Paris… Et pis, le parc est beau. Y a de tout l’eau les bêtes et les fleurs. Et ce monument aux morts, si grandiose ! Ah ! les pauvres gars ! et puis cela continue c’te guerre de malheur ! Pourquoi faut-il que les hommes se battent ? Il est vrai que quand on jette des miettes aux moineaux, ils s’arrangent toujours pour qu’il y ait une bataille. Quelle race tout de même ce qui vit ! Des hommes aux plus petits animaux, tout se bat ! Mais ça c’est du bavardage. Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est l’emprisonnement du scélérat de valet de chambre. Je crois que le mieux pour moi, c’est d’aller voir son jeune patron. Je lui ferai un petit discours, et il verra que je dis la vérité. J’irai ce soir, à la « brune ». Nous voici fin septembre, et on reste chez soi vers 6 heures, surtout un fils, en deuil de son père. C’est pas un homme à prendre l’apéritif. Il est un peu verdasse, et son foie doit lui sortir par tous les pores ; donc pas d’alcool. J’ vas donc me donner de l’avance. Les patrons dînent à 8 heures et j’ai de la marge. Ah ! faire son devoir ! tout est là. Je me sens plus légère. Les meurtriers doivent être emprisonnés pour que les braves gens soient en sécurité. »

Prudence, pleine de résolution, attaqua son travail et l’heure glissa.

Au moment prévu, la domestique, armée de son cabas, qui constituait un prétexte autant qu’une contenance, se dirigea vers la demeure de M. Rembrecomme. Durant le trajet, elle répétait ce qu’elle lui dirait, et elle ponctuait ses phrases de gestes bien énergiques.

Elle sonna à la porte de service.

Julie fut effarée en la voyant :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je viens parler à vot’ patron.

— Ah ! qu’est-ce que vous avez à lui dire ?

— Quèque chose de grave…

— Vot’ monsieur a découvert l’assassin ?

— Non, il n’est pas de cette justice-là ; il ne les cherche pas. Il les guillotine, quand on les lui amène.

— Oh ! souffla Julie, en se reculant.

Prudence, satisfaite de l’effet qu’elle produisait, interrogea :

— Il est là, vot’ patron ?

— Oui…

— Conduisez-moi vers lui…

— Bon, j’ vas d’abord le prévenir.

Elle s’en alla vers l’appartement, et Prudence déposa son cabas à terre et s’assit.

Julie revint bien vite :

— Vous pouvez entrer…

Prudence suivit Julie qui la dirigeait. Dans le cabinet, elle vit M. Rembrecomme en train de lire. Il abandonna son livre et se leva.

— Bonjour, Madame ; il paraît que vous avez une communication importante à me faire ?

— Oui, Monsieur.

Julie refermait doucement la porte.

— De quoi s’agit-il ?

Prudence ne trouvait plus les phrases qu’elle avait dévidées tout le long du chemin. Aussi muette qu’une carpe, elle restait devant M. Rembrecomme, le regard égaré et les mains pendantes.

— M’sieu…

C’était dur à exprimer.

— M’sieu, j’ai trouvé vot’ assassin…

Le jeune homme, qui s’était de nouveau assis, sauta en l’air et s’écria :

— Venez-vous de la part de M. Dilaret ?

— Pas tout à fait.

— Vous avez entendu, chez lui, quelque chose à ce sujet ?

Prudence était fort embarrassée. Elle venait de comprendre que ses paroles étaient considérées avec plus d’intérêt parce qu’elles sortaient de la maison d’un magistrat. D’autre part, elle aurait voulu s’attribuer tout le mérite de sa découverte, et elle ne savait comment se dégager de ce dilemme.

Fallait-il insinuer, que de mots échangés avec les siens, le juge Dilaret avait fait allusion à quelques présomptions ? ou bien, fallait-il détromper tout de suite le jeune homme ? Elle estima que ce qu’elle dirait gagnerait en valeur si elle laissait subsister le doute. Elle négligerait la question posée et parlerait de ce qu’elle déduisait, sans avouer qu’elle agissait en son nom personnel.

— Je vous écoute…

— Monsieur, on cherche loin, ce qui est tout près. Avez-vous regardé votre valet de chambre, cet Apollon ?

M. Rembrecomme darda sur Prudence des yeux étonnés, et il prit un temps pour ré pondre :

— Que voulez-vous dire ? Asseyez-vous donc.

Elle n’obéit pas à cette invite. Elle resta droite devant lui, mais ses bras ne pendaient plus le long de son corps, comme des membres de mannequin. Elle les croisait sur sa poitrine robuste, et elle paraissait défier l’univers. Une force la transformait.

— Ce que je veux dire, articula-t-elle lentement, que c’est lui l’assassin.

Le jeune homme se leva de son siège comme un automate et cria :

— Vous en êtes sûre ?

— Comme je vous vois !

Ils restent en face l’un de l’autre comme des statues de bois, durant quelques secondes.

Puis, M. Rembrecomme reprit :

— Quel serait le mobile ?

— Cherchez bien, murmura Prudence…

Sans qu’elle le voulût, ses paroles étaient empreintes d’un accent bizarre. Elle paraissait savoir la vérité en feignant de l’ignorer. Elle invitait M. Rembrecomme à trouver le motif.

Le jeune homme dit posément :

— Mon père, à sa mort, a stipulé dans son testament qu’une rente serait laissée à ses serviteurs ; mais je ne pense pas qu’Apollon ait visé ce but, car il est encore jeune et avait plus de bénéfice à se trouver au service de mon père.

— Monsieur ne voit pas clair. Apollon a tué la poule aux œufs d’or, sauf vot’ respect. Il n’y a pas de bon sens de raconter à son valet de chambre qu’on lui laisserait une rente. C’est une invite à la mort ! Ce malheureux monsieur tendait le cou à cet Apollon. Monsieur qui a des rentes n’a donc pas réfléchi au beau tableau que représente une rente pour des gens qui n’en ont pas ? C’est un coin du paradis ! J’espère, Monsieur, que ce sera une leçon pour vous. Y n’ faut pas tenter les gens, à moins que ce ne soit des gens honnêtes. Ainsi, à moi, vous pourriez me promettre tout ce que vous voudriez, y a pas de danger que je vous assassine. D’abord, je ne pourrais même pas tuer un poulet. Vot’ Apollon le pourrait, lui ! il a des yeux de tigre. Y ferme les paupières, mais par la fente, y a une lueur qui passe, y voit tout.

Prudence frissonnait, M. Rembrecomme lui dit :

— Vous êtes observatrice !

Il était de nouveau assis et, sur ses ins tances, Prudence prit un siège en face de lui.

— Comment vous est-il venu à l’idée qu’Apollon soit le meurtrier de mon père ?

— J’ai cherché, Monsieur.

— Mais, pourquoi avez-vous choisi mon valet de chambre plutôt que le concierge ou le balayeur de la rue.

— Parce qu’il était soi-disant parti pour sa bastide…

— Et alors ?

— Alors, il errait dans les alentours de votre maison, attendant le bon moment. On a dit qu’il était avec vous, mais rien de plus facile que de vous quitter une heure ou deux pendant que vous dormiez.

M. Rembrecomme répondit avec calme :

— Ma bonne, vous commettez une grosse erreur, et j’espère que vous n’avez pas propagé cette nouvelle qui ferait du tort à un homme dévoué autant que respectable. Apollon était avec moi. C’est sa femme qui est allée aux environs de Marseille. Quant à lui, je l’ai eu près de moi à toute heure, même durant la nuit, parce que nous avons partagé la même chambre. Vous ignorez peut-être qu’il est mon frère de lait ?

Prudence était effondrée. Dans l’envol de son imagination, elle avait cru frapper un grand coup en suggérant, contre toute vérité, qu’Apollon ne se trouvait pas avec son maître. Elle s’avisait que le manque de réflexion la trahissait.

Maintenant, elle constatait que sa fortune s’envolait. Quelle chute ! Avoir rêvé de longs jours… Avoir travaillé à prouver une accusation, avoir presque touché toutes les choses qu’elle achetait…

M. Rembrecomme reprit avec un air sévère :

— Je vous félicite d’être venue me trouver avant d’ébruiter cette fâcheuse et folle hypothèse. La police saurait vos menées qu’elle penserait que vous vous moquez d’elle, et cela aurait pu vous coûter cher.

La domestique écoutait ces paroles comme à travers un rêve. Cependant, les derniers mots la replacèrent en pleine réalité, et elle s’écria :

— J’ai fait mon devoir ! la police n’aurait rien pu contre moi ! Il n’aurait plus manqué que ça ! Je perds 100 000 francs, et j’aurais été emprisonnée ? Non ! non ! Monsieur, ça n’est pas possible !

— Vous voyez ce qui vous reste à faire, bonne Prudence ; il faut vous taire. Si Apollon connaissait votre démarche, il pourrait porter plainte. Il vous assignerait devant le tribunal pour diffamation. Ce n’est pas peu de choses d’accuser un homme d’avoir commis un crime. Estimez-vous donc heureuse que je vous donne de bons conseils, au lieu de prendre le parti de mon valet de chambre devant la police.

M. Rembrecomme disait ces choses sévèrement, afin de condamner Prudence au silence. Il découvrait en elle un penchant néfaste au bavardage et à l’exagération. Il frappait donc fort, afin de l’empêcher de colporter des bêtises.

Prudence baissait la tête et paraissait repentante. Le jeune homme ajouta :

— Je sais que mes conseils sont peu de chose à côté de la somme que vous rêviez d’obtenir… Je me repens d’ailleurs de l’avoir promise, non pour l’argent, mais pour la quantité de lettres qui me parviennent.

— Ah ! put articuler Prudence qui parut se réveiller, y a donc d’autres gens qui cherchent ?

— Ma pauvre femme ! vous vous croyiez donc la seule ? Quelle illusion ! J’ai déjà reçu 1 256 lettres qui me fournissent le nom de l’assassin…

Prudence faillit s’évanouir. Une sueur froide l’envahit et elle bégaya :

— Je ne pensais pas que tant de gens s’occuperaient de Monsieur.

— Détrompez-vous donc ! Pour le moment, je suis l’homme en vue et chacun veut avoir le petit capital promis…

— Douze cents lettres ! murmurait Prudence.

— Eh ! oui, je suis même obligé d’avoir une secrétaire pour m’aider…

À cet instant précis, la porte s’ouvrit, et un frais minois apparut dans l’entrebâillement. Une voix délicieuse cria :

— Bonjour, Marcel !

Puis, l’apparition recula, confuse d’apercevoir une étrangère, et resta immobile avec un air sérieux.

Prudence se leva, prenant une attitude digne et pincée. Elle salua M. Rembrecomme en disant :

— Au plaisir de vous revoir, Monsieur…

— Au revoir, Madame… et prenez note de mes avis, n’est-ce pas ?

Prudence se contenta de regarder le maître de la maison, en essayant de mettre dans ce regard une flèche de pitié. Qu’avait-elle besoin d’une semblable recommandation ? Elle était vaincue, mais elle ne céderait pas.

Elle reprit le chemin de l’office. Elle n’y trouva personne, pas plus que dans la cuisine, et elle s’en félicita. N’ayant pas le cœur à bavarder, elle n’attendit pas et s’empressa de partir.

Durant le trajet, sa colère monta. Elle ne pouvait comprendre M. Rembrecomme. Son amour-propre était blessé par la façon dont il avait accueilli ses communications. Elle se persuadait que cet homme se moquait d’elle et l’évinçait pour ne pas lui donner la prime promise.

Elle l’accusait presque de jouer avec les sentiments filiaux.

Elle ne put se retenir d’aller trouver Mme Dilaret dès qu’elle eut terminé ses préparatifs pour le dîner.

— Je ne dérange pas Madame ?

Au ton doux de cette question, sa maîtresse augura que sa domestique éprouvait quelque ennui. Ordinairement, son accent était plus triomphant. Elle lui répondit donc amicalement :

— Non, Prudence ; je vous vois un peu pâle.

— Y a de quoi ! J’ai bien besoin de Madame pour m’aider à supporter les laideurs de la vie.

— Elle n’est donc plus agréable ?

— Oh ! non, et si j’étais au ciel, ce serait un peu plus reluisant pour moi.

— Oh ! oh ! qu’est-ce qui se passe ?

— Les gens sont abominables ! Voilà, j’ suis allée chez ce Rembrecomme dont le père a été tué…

— Quoi ! Encore ?

— Il le fallait, parce que je lui apportais de bonnes choses…

— Mon Dieu ! Vous me faites trembler !

— Eh ben ! c’est tout juste s’il ne m’a pas mise à la porte !

— Que lui avez-vous donc raconté ?

— La vérité que je croyais !

— Je crains, Prudence, que votre langue n’ait été un peu plus vive que votre réflexion…

— J’avais bien réfléchi, Madame, et je suis aussi sûre que me voilà que c’est ce valet de chambre de malheur qui a fait le coup…

— Et vous l’avez dénoncé à son maître ? s’écria Mme Dilaret effrayée.

— Et pourquoi que je me serais gênée ? À ma place, il en aurait fait tout autant.

L’attitude de Prudence devenait provoquante. Sans doute, prenait-elle conscience de ses inconséquences, et elle s’enfonçait dans son entêtement pour se convaincre soi-même qu’elle avait eu raison.

— Il a protesté, ce monsieur ? reprit Mme Dilaret pour savoir quelle importance avait eu cet entretien.

— Vous pensez ! Il m’a dit, avec un petit sourire en coin, que son valet l’accompagnait dans son voyage, et qu’il ne l’avait quitté ni jour ni nuit. Le papa avait trépassé soi-disant juste pendant ce temps. Il est naïf ce monsieur ! Y connaît donc pas les cachets qu’on donne aux gens pour les faire dormir ? Ou alors, s’il ne dormait pas, c’est que ce fils est de mèche avec son valet.

— Oh ! taisez-vous, malheureuse ! C’est abominable ce que vous insinuez là ! Mon Dieu, heureusement que je suis seule avec vous ! Mesurez vos paroles et ne répétez pas devant quelqu’un des propos aussi terribles. Vous m’épouvantez littéralement, moi qui vous avais suppliée de laisser ces choses.

— Madame n’a guère de courage. Moi, je n’ai pas peur. Si Madame voyait cet Apollon, avec ses yeux de sauvage ! Mais son crime est plaqué sur sa figure. Et pis, son pauv’ vieux maître lui laisse une rente par testament ; alors Madame peut se rendre compte qu’il y gagnait en le supprimant !

— Prudence, vous me causez une peine énorme avec vos suppositions.

— Je ne suppose rien et je vois clair. Ce monsieur m’a bien surprise en ne voulant pas me croire, mais il est vrai que les braves gens comme moi payent pour les malhonnêtes. Il paraît que ce fils d’assassiné a reçu plus de douze cents lettres qui lui dénoncent le meurtrier. Y pouvait plus arriver à les lire ! Ça c’est une menterie, vous le comprenez, Madame ! Quand on n’a que ça à faire, on peut en lire dans une journée ! Mais monsieur fait semblant d’être fatigué, et savez-vous pourquoi ?

— Je ne vois pas bien quelle est son intention.

— Eh ben ! c’est pour se payer une secrétaire à domicile.

— Chacun a le droit d’avoir une secrétaire.

— Que Madame est simple ! Cette secrétaire-là veut dire que ce monsieur a une mauvaise conduite et qu’il a l’aplomb d’inviter cette petite à venir chez lui, soi-disant pour l’aider à lire son courrier !

— Oh ! Prudence, auriez-vous une langue venimeuse ?

— Je sais que j’ai une langue qui parle juste, mais je ne sais ce que Madame entend par venimeuse.

— Ce mot-là signifie langue de vipère, langue qui empoisonne, et je serais navrée d’avoir une semblable personne dans ma maison.

— Oh ! là, là ! qu’elle soit coupée, ma langue, si je mens ! Cette secrétaire, je l’ai vue ! Donc, c’est pas un fantôme, ni un racontar. Elle est entrée avec son air joyeux en criant : « Bonjour, Marcel ! » C’en était une honte dans la maison d’un homme assassiné. Et ça vous faisait des mines et des contre-mines ! Quand elle m’a vue, ah ! ma mère ! elle est devenue toute rouge et elle a reculé, embarrassée. Dame, elle a compris qu’elle s’était trahie… Je suis une personne digne et ça gêne toujours de me voir quand on a la conscience chargée.

Mme Dilaret ne savait plus que penser. Le ton de Prudence était si convaincu que l’on pouvait croire à sa sincérité ! D’après ce commentaire il était évident que la secrétaire ne gardait pas les distances. Mais était-ce bien la secrétaire ?

Cependant, elle voulut encore une fois raisonner sa domestique et la mettre en garde contre des hypothèses fâcheuses.

— Cette personne était sans doute une amie d’enfance ! Il faudrait le savoir avant de se permettre de la critiquer…

— Ouiche ! interrompit Prudence ; il me l’aurait dit tandis qu’il est resté tout penaud, lui aussi. Ah ! j’ connais le monde. Je ne suis pas née d’hier. Tous ces gens-là savent ce qu’ils font.

— Que voulez-vous encore insinuer ?

— Ils complotent et gardent pour eux l’argent du pauvre mort.

— Oh ! Prudence, vous dites une bêtise. L’argent appartient au fils !

— Ah ! si vous aviez vu le regard de ce fils sans cœur quand j’ai fait allusion, sans trop le faire exprès, aux 100 000 francs qu’il me devait, j’ai…

— Vous êtes folle ! interrompit Mme Dilaret, scandalisée ; il ne vous devait rien du tout !

— Ça aurait été la même chose ! J’ai senti que jamais il ne desserrerait les cordons de sa bourse. J’ suis refaite, quoi ! et ce qu’il me doit, je le lui laisse… Nous sommes plus de douze cents, vous voyez ce qui revient à chacun ? Alors, je ne m’en embarrasse pas ! D’abord, de l’argent ? qui a cette odeur d’assassin, je n’en veux pas ! J’ suis fière. J’aimerais mieux mendier, et pourtant cela ne me plairait pas beaucoup.

Mme Dilaret aurait fini par s’endormir devant ce verbiage si la sincérité de l’accent de Prudence ne l’avait réveillée. Elle ne s’habituait pas à ce caractère qui s’agitait avec passion pour la moindre des choses et qui transformait tous ses rêves en une réalité absurde immédiate, dont elle était obligée de se déprendre avec la même rapidité.

— Prudence, vous avez tort de croire que tout ce que vous désirez va devenir une chose réelle. Vous vous hypnotisez, vous vous persuadez et vous finissez par vous dire que tout le monde a tort, sauf vous… Il faudrait vous raisonner, beaucoup moins parler, avoir moins d’orgueil et vous contenter d’être une brave femme modeste. Vous avez de bonnes qualités : vous êtes dévouée, serviable et vous cuisinez dans la perfection, ce qui enchante Jacques. Vous êtes exacte, ce qui plaît à mon mari. Les autres vous jugent peut-être mal, et cela me peine.

Prudence interrompit ce sermon :

— Madame est peinée pour moi, je le comprends. À la place de Madame, je serais toute pareille, mais je suis déjà toute remontée ! Puis, je sais que Madame me revaudra ça par des petits cadeaux, peut-être même une petite augmentation de rien du tout… Ce n’est pas que je la demande, oh ! non, ce serait de l’orgueil, comme le dit Madame, et je suis une brave femme modeste, mais je sais que le cœur de Madame est si sensible, qu’elle ne sera contente que quand j’aurai ma petite revanche. Maintenant, allons cuisiner. Qu’est-ce que je vas mettre pour ce soir ? M’sieu Jacques m’a demandé quéque chose : des croquettes de pommes de terre ? Oui… c’est ça ! Je n’ai que le temps si je veux être prête à l’heure, je ne voudrais pas faire attendre monsieur.

Prudence disparut, laissant encore une fois sa patronne perplexe. Cette femme était-elle rusée ou bête ?…