Qu’est-ce que la religion ? (Tolstoï)/trad. Halpérine-Kaminsky

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Qu’est-ce que la religion ? (Tolstoï)
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
La Foi universelle (p. 155-254).


I


De tous temps, et dans toutes les sociétés humaines, il est des périodes où le religion commence d’abord à s’écarter de son principe fondamental ; puis, en déviant de plus en plus, elle perd complètement se signification originelle, et finalement se fige dans des formes rigides. Dès lors, son action sur les hommes diminue progressivement.

Durant ces périodes, la minorité instruite, tout en ne croyant pas à la doctrine religieuse dominante, feint d’avoir foi, la jugeant nécessaire pour maintenir les masses populaires dans le respect du régime social établi. De son côté, le peuple, tout en s’en tenant par inertie aux formes religieuses existantes, n’observe pas les lois de la religion, mais simplement les coutumes populaires et les lois de l’État.

Ce phénomène s’était produit à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité. Mais jamais les choses ne se sont passées comme aujourd’hui, dans notre société chrétienne. Jamais on n’a vu la minorité dirigeante, riche et instruite, ayant une influence sur les masses, ne pas croire à la religion dominante ; nous la voyons même affirmer qu’à notre époque on n’a besoin d’aucune croyance et suggérer à ceux qui doutent de la religion dominante que celle-ci a fait son temps, est devenu inutile, voire nuisible en tant qu’organe social, de même que l’appendice du gros intestin dans l’organisme humain. Au lieu d’étudier la religion comme un phénomène que nous connaissons par notre expérience intérieure, on l’examine comme une manifestation extérieure, comme une sorte de maladie, dont souffrent certains et que nous ne pouvons diagnostiquer qu’à l’aide de symptômes extérieurs.

Suivant les uns, la religion tire son origine de la spiritualisation de tous les phénomènes de la nature (l’animisme) ; suivant les autres, elle provient de l’idée d’une communication possible avec nos morts ; enfin, les troisièmes y voient la conséquence de la crainte que nous inspirent les forces naturelles. Et comme la science a prouvé, — raisonnent nos savants, — que les arbres et les pierres ne sauraient être animés, que les morts ne sentent plus comme les vivants et que tous les phénomènes naturels s’expliquent par des causes naturelles, il n’y a plus aucune nécessité de posséder une religion ni s’embarrasser des entraves dont elle paralyse l’esprit humain.

Il y eut une période d’ignorance, celle de la religion, nous disent les savants. Elle fut depuis longtemps franchie par l’humanité, et il n’en a resté que de rares traces ataviques.

Une période de métaphysique lui succéda, qui fut franchie à son tour. Aujourd’hui, nous, les hommes cultivés, nous vivons dans la période de la science positive qui remplace la religion et conduit l’humanité à des hauteurs qu’elle n’aurait jamais pu atteindre si elle avait persisté dans ses superstitions religieuses.

Le grand savant Berthelot, avait prononcé un discours, au commencement de 1901[1], où il émettait l’idée que le temps de la religion est passé, et qu’elle doit céder maintenant la place à la science. Je cite ce discours parce qu’il m’est tombé sous la main et qu’il a été prononcé dans la capitale du monde civilisé, par un illustre savant universellement reconnu comme tel ; mais la même pensée est exprimée constamment et partout, depuis les traités de philosophie jusque dans les articles de journaux.

M. Berthelot dit que deux principes ont fait agir l’humanité : la force et la religion. Aujourd’hui ces principes moteurs sont devenus inutiles, car ils sont remplacés par la science. Il est évident que sous le terme de « science », M. Berthelot entend, — comme tous ceux qui croient en la science, — l’ensemble de toutes les connaissances humaines, intimement connexes, classées suivant leur importance et soumises à de telles méthodes que les données acquises grâce a elles composent un ensemble qui constitue la vérité indiscutable. Mais comme en réalité une telle science n’existe pas, qu’elle est plutôt un agrégat de connaissances fortuites et nullement connexes, que loin de nous fournir la vérité indiscutable elle contient des erreurs des plus grossières, aujourd’hui considérées comme vraies et demain comme fausses, il est évident que le principe qui, suivant M. Berthelot, doit remplacer la religion est une chimère. Il s’ensuit que l’affirmation du savant français, et de ceux qui pensent comme lui sur la nécessité de remplacer la religion par la science, est parfaitement gratuite et fondée sur la foi non justifiée dans la science infaillible, absolument comme celle en l’Église infaillible.

« La religion est périmée ; croire en autre chose que la science est de l’ignorance ; la science fera tout ce qu’il faut, et on ne doit avoir qu’elle pour guide dans la vie », disent et pensent les savants ainsi que la foule qui les suit, foule composée de parfaits ignorants. En réalité, c’est de n’avoir aucun guide, car la science, par le but même qu’elle poursuit, — l’étude de ce qui existe — ne saurait remplir cette mission.


II


Ainsi, les savants ont décrété que la religion est inutile, que la science la remplacera, ou l’a déjà remplacée, et cependant, jadis comme aujourd’hui, aucune société, aucun homme doué de raison n’a vécu et ne peut vivre sans foi. Quand je dis un homme doué de raison, j’entends qu’un homme sans raison, de même qu’un animal, peut parfaitement vivre sans religion.

Seule, la religion munit l’homme raisonnable du moyen de se guider dans ce qu’il faut faire avant et après. Il ne peut vivre sans la religion, parce que la raison fait partie intégrante de sa nature. Un animal est guidé dans ses actes par la réflexion sur les conséquences immédiates de son acte, sauf bien entendu de ceux où il est entraîné par la nécessité de satisfaire ses instincts. Ayant calculé ces conséquences à l’aide des moyens de connaissance qu’il possède, il y conforme ses actes et agit toujours suivant ce calcul, de la même façon, et sans hésitation. Ainsi, une abeille cherche le miel et l’apporte dans sa ruche parce qu’elle sait que, pendant l’hiver, elle aura besoin de nourriture pour elle et ses petits. Elle ne va pas plus loin, ne saurait aller plus loin que ce raisonnement. Il en est de même de l’oiseau qui fait son nid ou vole du nord au sud et du sud au nord. De même agit tout animal dont l’acte ne découle pas d’un besoin immédiat, mais de la nécessité de réfléchir sur ses conséquences possibles.

Il en est autrement de l’homme. La différence entre lui et l’animal est dans le fait que les facultés de connaissance de ce dernier sont limitées par ce que nous appelons l’instinct. Tandis que le moyen de la connaissance humaine est la raison. L’abeille qui butine ne doute pas un instant s’il est bon ou mauvais de faire provision de miel. À l’homme, au contraire, en moissonnant ou en cueillant des fruits, il est impossible de ne pas se demander s’il ne nuira pas à la croissance future du blé ou des fruits et s’il ne privera pas ainsi son prochain de sa nourriture. Il lui est impossible également de ne pas songer à ce que deviendront les enfants qu’il nourrit, et de ne pas se poser bien d’autres questions. Il ne saurait résoudre définitivement les plus importantes questions de sa ligne de conduite, à cause de la multiplicité des conséquences qui peuvent s’en suivre.

Tout homme doué de raison sent, s’il ne le sait pas pertinemment, que, dans les questions vitales, il lui est impossible de se guider par des motifs égoïstes ni par des considérations sur les conséquences immédiates de ses actes parce que celles-ci sont trop nombreuses et souvent contradictoires, c’est-à-dire peuvent être bonnes ou mauvaises pour lui ou pour les autres. Je rappellerai à ce propos la légende d’après laquelle un ange apparut au milieu d’une famille pieuse et tua l’enfant dans son berceau. Lorsqu’on lui demanda la raison de cet acte cruel, il répondit que l’enfant aurait été le plus grand des criminels, et aurait causé le malheur de la famille.

Non seulement on ne saurait décider de l’utilité ou de la nocivité de la vie de tel ou tel homme, mais les questions les plus vitales ne peuvent être résolues par des considérations sur leurs conséquences possibles. Tout homme sensé ne saurait se contenter des considérations qui guident les actes des animaux. Il peut se considérer comme un animal parmi les animaux, vivant au jour le jour ; il peut se considérer comme membre de la famille, de la société, du peuple, dont la vie dure des siècles, mais il doit aussi se considérer comme une parcelle de l’univers infini, dont la vie est infinie. C’est pourquoi il doit procéder à l’égard des phénomènes vitaux, infiniment petits, mais pouvant influer sur ses actes, en intégrant, comme on dit en mathématiques, c’est-à-dire en déterminant sa conduite, tant à l’égard des phénomènes immédiats de la vie qu’à l’égard de tout l’univers, infini dans le temps et dans l’espace, et en l’envisageant comme un seul Tout. C’est précisément cette attitude que doit observer l’homme envers le grand Tout dont il se sent une parcelle, qui lui sert de guide dans ses actes, et que l’on appelle la religion. C’est pourquoi la religion a toujours été et ne saurait cesser d’être la condition indispensable de la vie d’un homme de raison et d’une humanité de raison.


III


C’est de cette façon, d’ailleurs, qu’ont toujours compris la religion les hommes pourvus d’une conscience supérieure, c’est-à-dire religieuse, et qui nous distingue des animaux.

La définition la plus ancienne et la plus commune de la religion — religio, religare : unir — est celle-ci : la religion est le lien entre l’homme et Dieu.

Les obligations de l’homme envers Dieu, voilà la religion, dit Vauvenargues.

Schleiermacher et Feuerbach attribuent à la religion la même signification en reconnaissant comme base de la religion la conscience qu’a l’homme de sa dépendance de Dieu.

La religion est une affaire entre chaque homme et Dieu (Beyle).

La religion est le résultat des besoins de l’âme et des effets de l’intelligence (Benjamin Constant).

La religion est un certain moyen pour l’homme de réaliser son rapport à l’égard des forces surhumaines et mystérieuses desquelles il se croit dépendant (Goblet d’Alviella).

La religion est la définition de la vie humaine par le lien de l’âme humaine avec l’esprit mystérieux dont la domination sur le monde et sur l’individu est reconnue par l’homme, et auxquels il se sent, uni (A. Réville).

L’essence de la religion fut donc toujours envisagée et est envisagée aujourd’hui, par des hommes pourvus d’une conscience supérieure, comme l’établissement du rapport de l’homme à l’égard de l’être infini ou des êtres infinis dont il sent s’exercer la puissance sur lui. Ces rapports, si divers soient-ils chez les différents peuples et à diverses époques, ont toujours montré aux hommes leur mission dans ce monde, d’où découlait naturellement l’indication pour leur activité.

L’Hébreu envisageait ainsi son attitude envers l’infini : il était membre d’un peuple élu de Dieu, et c’est pourquoi il devait observer la convention que son peuple avait conclue avec Dieu.

Le Grec croyait que, dépendant des représentants de l’infini — des dieux — il devait leur être agréable.

Le brahmine se considérait et se considère comme l’une des manifestations de Brahma et doit par suite, en se détachant de la vie, tendre à la fusion avec cet être suprême.

Le bouddhiste croyait et croit encore qu’en passant d’une forme de vie dans une autre, il doit immanquablement souffrir ; et comme ces souffrances résultent des passions et des désirs, il doit tendre à leur suppression et au passage dans le Nirvana.

Toute religion indique l’établissement du rapport entre l’homme et la vie infinie dont il fait partie, rapport qui le guide dans ses actes. C’est pourquoi, lorsqu’une religion n’établit pas ce rapport, — par exemple l’idolâtrie ou la magie, — ce n’est plus une religion, mais sa contrefaçon. Si la religion établit ce rapport, mais à l’aide d’affirmations contraires à la raison et aux connaissances de l’époque, empêchant ainsi l’homme d’y croire, c’est qu’elle n’est elle-même qu’un simulacre de religion. Si la religion ne lie pas l’homme à la substance infinie, elle n’est pas réelle non plus. Elle ne l’est pas davantage lorsqu’elle ne fournit point à l’homme des règles certaines de conduite.

La vraie religion est l’établissement du rapport entre l’homme, conformément à sa raison et à son savoir, et la vie infinie qui l’entoure, lie son existence à cette vie infinie et guide ses actes.


IV


Bien que les hommes n’aient jamais vécu et ne vivent pas sans religion, les savants de notre époque, à l’instar de ce Médecin malgré lui de Molière qui plaçait le foie du côté gauche en disant : « nous avons changé tout cela », affirment qu’on peut et on doit vivre sans religion. Or, elle était et elle reste le moteur principal, le cœur de la vie sociale, et sans elle, comme sans le cœur, il ne peut y avoir de vie raisonnée. Certes, les religions ont été et sont nombreuses, car nombreuses sont aussi les façons d’établir les rapports entre l’homme et l’infini, autrement dit Dieu ou les dieux, suivant les époques et le degré de développement des divers peuples ; mais jamais communauté humaine, depuis que les hommes sont devenus des êtres de raison, n’a pu et ne peut vivre sans religion.

Certes, il y a dans la vie des peuples des périodes où la croyance dominante est à tel point déformée et en retard sur la vie sociale qu’elle cesse d’en être le guide. Mais cet arrêt de l’action de chaque croyance sur la conduite des hommes n’est que temporaire. Comme tout ce qui vit, la foi naît, se développe, vieillit, meurt, renaît, mais elle renaît sous une forme toujours plus parfaite. Après la période de son plus haut développement arrive celle du déclin, ordinairement suivie d’une autre renaissance et de l’établissement d’une doctrine religieuse plus nette et plus rationnelle.

Ces périodes de développement, de déclin et de renaissance sont observées dans l’évolution de toutes les croyances. Dans la religion brahmanique, si profonde par sa pensée, aussitôt qu’elle a commencé à vieillir et à se figer dans des formes grossières si éloignées de son principe fondamental, apparurent d’une part la renaissance du brahmanisme, et de l’autre la haute doctrine du bouddhisme, qui a fait faire un grand pas à la conception de l’homme quant à son rapport avec l’infini. Le même déclin fut observé dans les religions grecque et romaine, et de même s’est produite leur renaissance sous la forme de christianisme. Plus tard, le christianisme d’Église dégénéra en idolâtrie, en polythéisme à Byzance, lorsque apparurent, comme contrepoids à ce christianisme déformé, d’un côté le paulicianisme, et de l’autre, — comme réaction contre la doctrine de la Trinité et de la vierge mère — le pur musulmanisme avec son dogme fondamental d’un Dieu unique. Il en fut également ainsi du christianisme papiste au moyen âge, qui a suscité la Réforme.

On doit donc conclure que les périodes de déclin de la religion, dans le sens de leur action sur les hommes, sont les conditions indispensables de la vie et de l’évolution de toutes les doctrines religieuses.

Ce phénomène résulte de ce que toute doctrine religieuse, dans son véritable sens, — et si grossière qu’elle soit, — établit toujours le rapport entre l’homme et l’infini, également obligatoire pour tous. Chacune considère également l’homme comme un infiniment petit devant l’infini, et chacune renferme par suite l’idée de l’égalité de tous devant ce quelque chose qu’elle considère comme Dieu, que ce soient l’éclair, le vent, l’arbre, l’animal, le héros, un roi mort, ou même vivant, comme à Rome.

La reconnaissance de l’égalité entre les hommes est donc le principe fondamental et constant de toute religion. Mais comme en réalité, l’égalité n’a jamais existé et n’existe nulle part, aussitôt qu’une nouvelle doctrine apparaît, contenant également le principe de l’égalité, les hommes à qui l’inégalité est avantageuse cherchent à céler ce principe fondamental de la doctrine, en déformant celle-ci.

C’est ainsi qu’on agissait partout et toujours, à chaque apparition d’une nouvelle doctrine religieuse. Et on cachait généralement le principe de l’égalité non pas avec préméditation, mais inconsciemment : ceux des dirigeants à qui l’inégalité profitait, s’efforçaient, par tous les moyens, d’attribuer à la religion nouvelle un sens justifiant l’inégalité et par suite la situation qu’ils occupaient. Cette déformation de la religion avait pour effet de maintenir les masses populaires dans la croyance que leur soumission aux maîtres est la règle intangible de la religion qu’elles professaient.


V


Toute activité humaine est le produit de trois forces motrices : le sentiment, la raison et la suggestion, ou ce que les médecins appellent l’hypnose. Parfois, l’homme agit sous l’impulsion du seul sentiment, tendant à obtenir ce qu’il désire ; d’autres fois sous l’action de la seule raison, lui indiquant ce qu’il doit faire ; enfin, le plus souvent, il agit parce qu’il croit ou d’autres lui ont fait croire à la nécessité d’une certaine activité, et il obéit inconsciemment à cette suggestion.

Dans les conditions normales de la vie, ces trois moteurs concourent à notre activité. Le sentiment pousse l’homme vers une certaine activité ; la raison la contrôle en la réglant conformément au milieu ambiant ; enfin, la suggestion oblige l’homme à accomplir automatiquement des actes suscités cependant par ses sens et approuvés par sa raison. Sans le sentiment, l’homme n’entreprendrait rien ; sans la raison, il serait en proie à des sentiments divers, contradictoires et nuisibles pour lui et pour les autres ; sans la faculté de s’auto-suggestionner et de subir la suggestion, il éprouverait sans cesse le sentiment qui l’aurait poussé à une certaine activité et ferait constamment intervenir son intelligence pour contrôler la rationalité de ses sentiments. C’est pourquoi ces trois moteurs sont indispensables à toute l’activité ordinaire de l’homme.

Lorsque nous nous déplaçons, notre mouvement s’accomplit sous l’impulsion de nos sens, nous commandant de changer de place ; la raison approuve cette intention, indique le moyen de l’accomplir, nos muscles obéissent et nous avançons dans la voie indiquée. Pendant que nous marchons, le sentiment et la raison se dégagent, prêts à entreprendre une nouvelle activité, ce qui serait impossible sans la faculté de subir la suggestion. Ce phénomène se répète dans tous nos actes et dans les plus importants de tous, ceux qui ont trait a l’activité religieuse.

Le sentiment suscite le besoin d’établir nos rapports avec Dieu ; la raison définit ces rapports, et la suggestion nous oblige à l’activité qui en découle. Seulement, ce processus naturel n’a lieu qu’autant que la religion n’a pas encore subi la déformation. Aussitôt que celle-ci se produit, la suggestion croît, tandis que l’influence du sentiment et de la raison diminue de plus en plus.

Quant aux moyens de suggestion, ils sont partout et toujours les mêmes. Tout d’abord, on choisit le moment où l’homme est le plus sensible à la suggestion : pendant son enfance, pendant les instants décisifs de sa vie, — le mariage, la procréation, la mort ; — puis on agit sur lui à l’aide de l’art : l’architecture, la sculpture, la peinture, la musique, le spectacle. Lorsqu’il se trouve dans cet état d’impressionnabilité qu’on provoque chez les individus isolés en les plongeant dans un état somnambulique, on lui inspire tout ce que les hypnotiseurs désirent.

Ce phénomène peut être observé dans toutes les anciennes religions : la haute doctrine brahmanique qui a dégénéré en une grossière adoration de nombreuses images au milieu de chants et de coups d’encensoir ; l’antique religion juive prêchée par les prophètes et transformée par la suite en l’adoration de Dieu dans un temple magnifique accompagnée de pratiques pompeuses ; la noble doctrine bouddhique devenue le mystérieux lamaïsme avec ses rites solennels et variés ; le taoïsme avec sa sorcellerie et ses conjurations.

Ainsi, dans toutes les doctrines religieuses, lorsqu’elles commencent à dégénérer, leurs servants appliquent tous leurs efforts à diminuer l’activité intellectuelle des adeptes et à leur suggérer ce qu’ils trouvent nécessaire. Et toujours, et partout, ils trouvent nécessaire de leur inculquer les trois axiomes qui sont à la base de l’enseignement des religions vieillissantes et déformées. Premièrement, qu’il existe des hommes d’une catégorie spéciale qui seuls peuvent servir d’intermédiaires entre les fidèles et Dieu ou les dieux ; deuxièmement, que des miracles se sont produits et se produisent, prouvant et confirmant la véracité de ce qu’avancent ces intermédiaires ; et troisièmement qu’il est certaines paroles transmises par la tradition ou inscrites dans les livres, exprimant la volonté certaine de Dieu ou des dieux et sont, par suite, sacrées ou infaillibles.

Dès que, sous l’influence de l’hypnose, ces idées sont admises, tout ce que les intermédiaires entre Dieu et les fidèles affirment est accepté comme la sainte vérité, et le principal but de la déformation de la doctrine religieuse est atteint : non seulement la loi de l’égalité est célée, mais encore s’établit la plus flagrante inégalité : division en castes, en hommes et en goyim[2], en fidèles et infidèles, en saints et en pécheurs.

Le même fait s’est produit dans le christianisme : on a admis une complète inégalité entre les hommes divisés, au point de vue religieux, en clercs et laïques et, au point de vue social, en dirigeants et dirigés, inégalité qui, d’après l’apôtre Paul, est d’origine divine.


VI


La division des hommes en clercs et laïques, en riches et pauvres, en maîtres et esclaves, est établie par l’église chrétienne sous une forme aussi nette, aussi tranchée que dans les autres religions. Cependant, à en juger par ce que nous savons sur le christianisme primitif, par sa doctrine exprimée dans l’Évangile, les moyens principaux de sa déformation, employés dans d’autres religions, y ont été prévus, et l’avertissement de ne pas y recourir y est clairement exprimé.

Il y est dit, au sujet de la classe des prêtres : nul ne peut être le maître d’autrui (ne vous appelez pas pères et docteurs) ; sur l’attribution aux Écritures d’un caractère sacré : c’est l’esprit qui importe, et non la lettre ; on ne doit pas ajouter foi aux traditions humaines ; toute la loi et ses prophètes, c’est-à-dire les livres considérés comme Écriture sainte, se réduisent à la formule de ne pas faire à son prochain ce qu’on ne veut pas qu’il vous fasse. Si on n’y découvre rien contre les miracles, — et l’Évangile lui-même contient la description de ceux attribués à Jésus, — l’ensemble de la doctrine n’indique pas moins que Jésus la fonde, non sur les miracles, mais sur l’esprit de la doctrine (« Qui veut savoir si ma doctrine est vraie, fasse ce que je dis »).

Le fait le plus important est que la doctrine chrétienne proclamait l’égalité des hommes, non plus comme une conséquence de leurs rapports avec l’infini, mais comme le principe de fraternité, puisque tous les hommes sont reconnus fils de Dieu. Il semblerait donc qu’il était impossible de déformer le christianisme dans le but de faire disparaître la conscience de l’égalité entre tous.

Mais l’intelligence humaine est subtile ; on a inventé un moyen tout nouveau, — un « truc » comme disent les Français, — peut-être inconsciemment ou à demi consciemment, pour rendre non avenus les avertissements évangéliques et la déclaration nette de l’égalité. Ce truc consiste à attribuer l’infaillibilité, non seulement à certains termes, mais à une certaine communauté, — appelée Église, ayant le privilège de transmettre cette infaillibilité aux personnes de son choix. On a imaginé une imperceptible adjonction à l’Évangile, savoir : que le Christ en montant au ciel, transmit à certaines personnes le privilège exclusif, non seulement d’enseigner la vérité divine[3], mais encore de déclarer tels hommes sauvés, d’autres damnés, et de transmettre ces privilèges. Dès que s’établit l’idée de l’Église, toutes les idées de l’Évangile qui empêchaient la déformation de la doctrine sont tombées en désuétude, puisque l’Église était au-dessus de la raison et de l’Écriture reconnue comme sainte. La raison fut considérée comme la source d’erreurs, tandis que l’Évangile était interprétée, non d’après le bon sens, mais selon le bon plaisir de ceux qui formaient l’Église.

C’est ainsi que les trois anciens moyens de détourner le sens de la religion : la prêtrise, les miracles et l’infaillibilité de l’Écriture, furent également employés dans le christianisme. On a reconnu la légitimité de l’institution d’intermédiaires entre Dieu et les fidèles, parce qu’elle a été reconnue par l’Église ; la réalité des miracles, parce que l’Église infaillible en témoignait ; le caractère sacré de la Bible, parce que l’Église l’admettait.

Mais le christianisme fut déformé, plus encore que les autres religions, puisqu’il contenait la catégorique affirmation que son principe fondamental était l’égalité entre les hommes, comme étant tous fils de Dieu. Aussi a-t-on fait un plus grand effort pour le cacher ; c’est à quoi on s’est employé en recourant à l’idée de la nécessité d’une Église.

De fait, jamais aucune religion n’a prêché des notions aussi contraires à la raison, aux connaissances contemporaines et aussi immorales que celles enseignées par le christianisme d’Église. Je ne parle pas de toutes les absurdités de l’Ancien Testament, telles que la création du monde avant le soleil, de son existence datant de six mille ans, de la réunion de tous les animaux dans une même arche, ni des prescriptions immorales, comme l’extermination d’enfants et de populations entières sur l’ordre de Dieu, ni du ridicule Saint-Sacrement dont Voltaire disait que jamais encore il n’avait existé une doctrine aussi stupide, où l’acte religieux principal consisterait à manger son Dieu, ni de la Vierge Mère, terme qui lui-même est un défi au bon sens, ni du ciel s’entr’ouvrant et de la voix annonçant l’ascension du Christ, ni de ce que Dieu est un et triple, non pas dans le sens qu’il est Brahma, Vichnou et Siva, mais unique et pourtant triple, etc., etc.

Que peut-il y avoir de plus immoral, de plus horrible que la doctrine montrant Dieu méchant et vindicatif, punissant tous les hommes pour le péché d’Adam, et envoyant pour leur salut, son fils sur la terre sachant d’avance que les hommes le tueront et devront ensuite être damnés en raison de ce crime ? Y a-t-il quelque chose de plus baroque que l’affirmation que le salut dépend du baptême ou de la croyance qu’en effet le fils de Dieu a été assassiné pour le salut des hommes et que Dieu châtiera, par des tourments éternels, les non-croyants. Sans parler enfin de ce que certains considèrent comme des superfétations, — comme par exemple la vénération de reliques, d’images sacrées, l’invocation à des saints, dont chacun a sa spécialité, — ni de la doctrine de la prédestination des protestants, les dogmes fondamentaux mêmes de cette religion établis par le concile de Nicée sont si ineptes et immoraux, si contraires à tout bon sens et à tout bon sentiment, qu’il est impossible d’y croire. On peut marmonner inconsciemment certaines paroles, mais on ne saurait croire à ce qui est dénué de sens. On peut répéter : « je crois que le monde il été créé il y a six mille ans ; je crois que le Christ est monté au ciel, et qu’il a pris place à la dextre du père ; je crois que Dieu est un, et en même temps triple, » mais on ne saurait jamais prendre au sérieux ces non-sens.

Il est donc certain que ceux qui professent aujourd’hui le christianisme corrompu ne croient en réalité à rien. Et c’est là la particularité de notre époque.


VII


Malgré tout, l’humanité chrétienne d’aujourd’hui s’imagine qu’elle possède une religion grâce à la définition de la foi, empruntée aux épîtres aux Hébreux attribuées faussement à l’apôtre Paul.

La foi, d’après cette définition est une réalisation (ὑπόστασις) de l’attendu, et la certitude (ἔλεγχος) de l’invisible. Or, la foi ne peut être la réalisation de l’attendu, puisqu’elle est un état d’âme, tandis que la réalisation de l’attendu est un événement extérieur. Elle n’est pas non plus la certitude de l’invisible, puisque cette certitude, comme il est dit du reste dans des explications ultérieures, repose sur la confiance en le témoignage de la vérité ; or, la confiance et la foi sont deux notions différentes. La foi n’est ni l’expérience, ni la confiance, mais un état d’âme particulier. Elle réside en ce que l’homme a conscience de sa situation dans le monde, ce qui l’oblige a agir d’une certaine façon.

L’homme agit d’après sa foi, non pas en raison de ce qu’il croit à l’invisible comme en une chose visible, non pas parce qu’il espère obtenir ce qu’il attend, comme l’affirme le catéchisme, mais uniquement parce qu’ayant défini sa situation dans le monde, il s’est comporté naturellement, suivant les règles commandées par cette situation. Un laboureur travaille la terre, un navigateur navigue, non pas comme prétend le catéchisme, parce que l’un et l’autre croient à l’invisible, ou espèrent recevoir une récompense pour leurs actes (cet espoir existe, sans être cependant le mobile des actes), mais parce qu’ils considèrent leur activité comme leur vocation. De même, un homme religieux agit d’une certaine façon non pas en raison de sa croyance en l’invisible, ou son espoir d’obtenir une récompense, mais parce qu’il agit naturellement, suivant la situation qu’il croit occuper dans le monde. S’étant créé une position sociale, — ouvrier, artisan, fonctionnaire, commerçant, — il agit suivant les nécessités de sa profession. De même, se trouvant dans un certain état d’âme, il agit suivant ses dispositions morales, parfois sans préméditation, mais sous l’impulsion de sa conscience, si imprécise soit-elle.

Par exemple, il croit être membre d’un peuple élu, et qui, pour jouir de cette protection exclusive, doit conformer son existence aux prescriptions de ses dieux. Ou encore il croit à la transmigration de son être et à la dépendance de ses actes d’un avenir plus ou moins heureux. Cette croyance à la situation qu’il occupe dans le monde sera donc le mobile de ses actes. La conduite de celui qui croit qu’il n’est qu’un agrégat temporaire d’atomes dans lequel sa conscience est allumée pour un certain temps et qui disparaîtra ensuite a jamais, sa conduite différera de celle des hommes qui croient suivant les deux premiers exemples.

Ainsi donc, la conduite des hommes dépend de la définition faite par chacun quant à la situation qu’il occupe dans le monde.

La foi est synonyme de la religion, avec cette différence que, sous ce second terme, nous entendons la manifestation d’un phénomène extérieur, tandis que le premier est celui d’un phénomène que nous ressentons se manifester en nous. Autrement dit, la foi est le rapport à l’égard du monde infini dont nous avons conscience et d’où résulte l’orientation de notre activité. C’est pourquoi la véritable foi n’est jamais irraisonnée, ni contraire au savoir moderne, et ne saurait contenir l’idée du surnaturel, de l’irrationnel, contrairement à ce que pensent les pères de l’Église, et comme l’un d’eux l’a exprimé : Credo quia absurdum. Les affirmations de la foi véritable, tout en ne pouvant pas être démontrées, non seulement ne renferment rien de contraire à la raison et au savoir, mais expliquent toujours ce qui, dans la vie, paraît insensé et contradictoire.

L’Hébreu qui croyait à l’existence d’un être supérieur, éternel et tout-puissant, ayant créé l’univers, la terre, les animaux, l’homme, etc., ayant promis à son peuple une protection particulière, s’il observe sa loi, ne croyait pas à une chose irraisonnable ni en désaccord avec ses connaissances, mais, au contraire, trouvait l’explication, grâce à sa foi, de phénomènes vitaux, inexplicables autrement.

L’Indou, qui croit que nos âmes ont habité dans des corps d’animaux et que, suivant la vie que nous menons, bonne ou mauvaise, nous transmigrons en des êtres supérieurs ou inférieurs, trouve également, grâce a cette foi, l’explication de phénomènes autrement inexplicables.

Celui qui croit que la vie est un mal et que son but est le repos qu’on atteint par l’abolition des désirs, se crée une conception de la vie plus raisonnée que s’il ne possédait pas cette foi.

Il en est de même du véritable chrétien croyant que Dieu est le père spirituel de tous les hommes, et que son bien suprême est atteint lorsqu’il acquiert la conscience de sa filiation divine et de la fraternité entre tous les hommes.

Toutes ces croyances, si elles ne reposent pas sur des preuves absolues, ne sont pas moins raisonnées. Elles donnent à tous les phénomènes de la vie, qui semblent contradictoires et sans raison, une explication et un sens rationnels ; enfin, en définissant notre situation dans l’univers, elles exigent de nous des actes conformes à l’attitude que nous avons prise.

Des lors, quand une doctrine religieuse pose des dogmes insensés, n’expliquant rien, et obscurcissant davantage la conception de la vie, ce n’est plus une croyance, mais sa déformation et qui perd ses qualités essentielles ; loin de nous créer des obligations, elle sert nos intérêts.

La différence entre la véritable religion et sa contrefaçon est que celle-ci nous permet d’exiger de Dieu l’accomplissement de nos désirs en échange de nos sacrifices et de nos prières ; tandis que la vraie religion exige de nous — nous le sentons — l’accomplissement de la volonté divine, c’est-à-dire le service de Dieu.

Loin de posséder cette religion, les hommes d’aujourd’hui ne la connaissent même pas, puisqu’ils croient qu’elle consiste à répéter du bout des lèvres des sentences vides de sens ou à observer de rites facilitant l’obtention de ce qu’on désire, comme l’enseigne le christianisme d’Église.


VIII


La minorité instruite et fortunée, qui s’est libérée de le suggestion de l’Église, vit aujourd’hui dans l’incroyance, parce qu’elle considère toute religion comme une puérilité ou bien comme un moyen de dominer les messes. Celles-ci, de leur côté, sauf quelques rares exceptions, se trouvent sous l’action de l’hypnose et s’imaginent croire à ce qu’on leur donne comme étant la religion, mais qui, en réalité, ne l”est pas, puisqu’elle n’explique point à l’homme la situation qu’il occupe dans le monde, mais, au contraire, la rendent plus obscure.

La vie de ce qu’on appelle aujourd’hui la chrétienté est donc faite des rapports existant entre la minorité sceptique, et qui feint de croire, et la grande majorité illusionnée. Cette vie est horrible par la cruauté et l’immoralité des dirigeants et par l’abrutissement et l’oppression qui pèsent sur la masse. Jamais, à aucune époque de décadence religieuse, la base même de toute religion et du christianisme en particulier, l’égalité entre les hommes ne fut négligée aussi complètement qu’aujourd’hui. Outre l’absence de religion, la cause de la cruauté que montre aujourd’hui l’homme pour l’homme et la complexité de la vie moderne nous cachent les conséquences de nos actes. Si cruels qu’aient été Attila, Gengis-Khan et leurs hordes, le fait de tuer leur devait être désagréable, puisqu’ils devaient personnellement se livrer au massacre. Plus désagréables encore devaient être les conséquences : les pleurs des parents, le spectacle des cadavres. Aujourd’hui, nous tuons à l’aide d’un attirail social si complexe, et les conséquences de notre cruauté nous sont si bien cachées, que rien ne nous intimide ; aussi les cruautés réciproques augmentent toujours et atteignent des limites inconnues jusqu’à ce jour.

Je suis persuadé que, de notre temps, le premier entrepreneur de travaux voulu ne serait nullement considéré comme un Néron s’il faisait creuser un étang pour le remplir de sang humain, afin que des malades riches puissent s’y baigner, suivant la prescription des médecins. On ne l’en empêcherait pas, pourvu qu’il le fasse dans des formes convenables, sans forcer les hommes à donner leur sang, mais en les mettant dans certaines conditions qui ne leur permettraient pas de subsister par d’autres moyens, et, en outre, appellerait à son aide le clergé et les savants, les uns pour bénir l’étang, comme ils bénissent les canons, les fusils, les prisons, les potences, les autres pour trouver la justification de cette institution, comme ils en ont trouvé à la guerre et à la prostitution. D’un côté, le principe de toute (l’égalité) a été à tel point obscurci par toutes sortes de dogmes absurdes, et de l’autre, l’inégalité est devenue une telle certitude pour les savants — lutte pour l’existence, l’adaptation au milieu du plus apte (the fittest), — que l’anéantissement de millions de vies, pour la commodité de la minorité dirigeante, est considéré comme la chose la plus naturelle et est constamment pratiqué.

On ne tarit pas d’éloges sur le progrès colossal, inouï, accompli par la technique au xixe siècle. De fait, jamais la conquête des forces naturelles n’a atteint de résultats aussi grands. Mais il n’y a pas non plus d’exemples dans l’histoire d’une vie aussi immorale, libre de toute entrave de l’instinct bestial, comme celle de la grande majorité de l’humanité chrétienne. Le succès dans le domaine matériel a été, en effet, très grand au xixe siècle. Mais il a été acheté par un relâchement de la morale la plus élémentaire, comme jamais l’humanité n’a vu, même à l’époque de Genhis-Khan, d’Attila ou de Néron.

Personne ne contredit que les cuirassés, le chemin de fer, l’imprimerie, les tunnels, les téléphones, etc., sont de très belles inventions. Tout cela est fort bien ; mais incomparablement mieux encore, comme disait Ruskin, sont les vies humaines qu’on sacrifie impitoyablement pour se procurer des navires de guerre, construire des chemins de fer, des tunnels qui, loin d’embellir la vie, la rendent monstrueuse.

On répond d’ordinaire qu’on est en train d’imaginer et qu’on imaginera certainement des dispositifs grâce auxquels la vie humaine sera moins exposée qu’aujourd’hui. C’est faux. Dès lors que les hommes ne se considèrent pas comme frères et que la vie n’est pas la chose la plus sacrée au monde, dont la préservation doit tout primer, autrement dit, si les rapports entre les hommes ne sont pas religieux, ils se porteront toujours mutuellement préjudice, dans un but égoïste.

Aucun imbécile ne consentirait à dépenser de grandes sommes d’argent, s’il pouvait obtenir ce qu’il voulait avec une dépense minime, en y ajoutant quelques vies humaines dont il dispose. Sur le chemin de fer de Chicago, on écrase annuellement un nombre d’hommes à peu près invariable ; et les compagnies ne se soucient pas d’apporter certaines améliorations qui empêcheraient d’écraser les hommes parce qu’elles ont calculé que les sommes qu’elles versent aux victimes et à leurs familles sont inférieures à celles qui nécessiteraient les améliorations.

Il arrive que ce sacrifice de vies humaines dans un but égoïste cesse sous la pression de l’opinion publique qui détermine les réformes nécessaires. Mais si les hommes ne sont pas religieux et agissent pour les hommes et non pour Dieu, après avoir introduit les améliorations nécessaires sur un point, ils continueront à agir comme par le passé sur un autre point, s’il leur est profitable de sacrifier leurs semblables. Il n’est pas difficile de vaincre la nature, de construire des chemins de fer, des navires, des musées, etc., quand on dépense sans pitié les vies humaines. Les rois d’Égypte étaient fiers de leurs pyramides ; et nous les admirons à notre tour, en oubliant les millions d’existences qu’elles ont coûtées. De même, nous admirons les palais de nos expositions, les cuirassés, les câbles sous-marins, en oubliant le prix qu’ils nous ont coûté. Nous n’aurions le droit d’en être fiers que si des hommes libres et non des esclaves les avaient construits.

Les peuples chrétiens ont conquis les Indiens d’Amérique, les Indous d’Asie, les Africains ; maintenant ils combattent et conquièrent les Chinois, et ils en sont fiers. Or, ces conquêtes résultent, non pas de ce que les peuples chrétiens sont moralement supérieurs aux peuples vaincus, mais précisément au contraire, parce qu’ils leur sont moralement bien inférieurs.

Je ne dis pas les Indous et les Chinois, mais même les Zoulous ont des règles religieuses obligatoires, leur commandant tels actes et leur interdisant tels autres, tandis que nos nations chrétiennes n’en ont aucunes.

Rome conquit le monde à l’instant précis où elle se libéra de toute religion. Il en est de même, mais à un degré beaucoup plus sensible, des peuples chrétiens. Ils se trouvent tous dans les mêmes conditions d’irréligion, et, malgré leurs querelles intestines, ils sont unis en une seule fédération de brigands qui se livrent au vol, au pillage, à la débauche, à l’assassinat individuel ou collectif, sans aucune trace de remords, mieux, — avec plaisir et contentement, comme on le fait présentement en Chine.

Quant aux masses populaires, elles subissent entièrement l’influence des hypnotiseurs dirigeants et accomplissent tout ce que ceux-ci leur demandent, bien qu’ils ne croient pas eux-mêmes à la religion qu’ils suggèrent.

Et que demandent les dirigeants ? Ce qu’ont demandé tous les Néron qui ont cherché à combler les vides de leur existence : la jouissance de leur luxe effréné. Or, cette jouissance n’est achetée que par l’esclavage des hommes ; de sorte que l’accroissement du luxe mène à celui de l’esclavage, car seuls les affamés, les besogneux sont forcés de produire toute leur vie, non ce dont ils ont besoin, mais ce qui est nécessaire aux plaisirs de leurs maîtres.


IX


Le chapitre VI du livre de la Genèse contient un passage où il est dit qu’avant le déluge, Dieu s’étant aperçu que l’esprit octroyé aux hommes pour Le servir avait été mis par eux au service de leur chair, Il se repentit de les avoir créés, et, avant de les anéantir complètement, Il décida de faire une nouvelle expérience en limitant leur vie à cent vingt ans. C’est la même aventure qui est arrivée aujourd’hui au monde chrétien.

La raison et la force précisent le rapport des hommes envers le monde ; comme ce rapport est le même pour tous, son établissement, c’est-à-dire la religion, unit les hommes. Enfin, l'union leur procure le plus grand bonheur corporel et spirituel qu’ils peuvent atteindre. L’union parfaite, par la raison supérieure et parfaite, et parlant, le bonheur parfait, est l’idéal auquel tend l’humanité. En attendant, chaque religion qui répond aux questions posées devant tel groupement d’hommes pour savoir ce qu’est l’univers et la place que les hommes y occupent, unit les membres du groupement, et, par suite, les rapproche de la réalisation du bonheur. Mais lorsque la raison s’écarte de l’activité qui lui est propre, — l’établissement de nos rapports avec Dieu, — pour justifier la lutte entre les hommes et les autres êtres vivants, de grands maux se produisent. On ne s’imagine même pas la possibilité d’une autre existence, meilleure et plus sensée.

Les païens, unis par une religion des plus grossières, sont plus proches de la vérité que les soi-disant chrétiens, qui vivent sans religion ; et ceux qui marchent à leur tête sont certains et persuadent les autres de l’inutilité de la religion comme moyen d’une vie heureuse.

Des païens, après s’être aperçus du désaccord survenu entre leur religion et les nouvelles connaissances acquises ainsi qu’avec les exigences de la raison, peuvent former une nouvelle doctrine, pourrait mieux être en accord avec l’état d’âme du peuple. Au contraire, les hommes de notre société qui, les uns, envisagent la religion comme un moyen de domination ; les autres, comme un enfantillage, et les troisièmes, — toute la masse populaire, — sont trompés par des mensonges, sont impropres à la marche vers la vérité.

Fiers de leurs progrès matériels et de leurs spéculations intellectuelles ayant pour but de montrer leur supériorité sur tous les peuples et toutes les époques, ils demeurent dans leur ignorance et leur immoralité, certains qu’ils sont de se trouver sur une hauteur que l’humanité n’a jamais atteinte et que chacun de leurs pas, sur la voie de l’ignorance et de l’immoralité, les élève plus haut vers le savoir et le progrès.


X


La qualité essentielle de l’homme est d’établir l’harmonie de son activité physique, corporelle, avec son activité spirituelle. Avant d’obtenir cet équilibre, il ne saurait être en paix avec sa conscience.

Cet accord s’obtient par deux moyens : sa raison décide la nécessité ou le bien fondé de tel ou tel acte, et il agit ensuite ; ou bien il agit sous l’impulsion d’un sentiment, et il explique ou justifie ensuite son acte.

Les hommes qui professent une religion quelconque et qui, en vertu de ses principes, savent quels actes ils doivent ou ne doivent pas accomplir, obéissent à leur raison. Ceux qui n’ont pas de religion, et partant de principe directeur, ne soumettent pas leurs actes au contrôle de la raison, sont à la merci de leurs impulsions et se servent de leur raison pour expliquer ou justifier leurs actes.

Les premiers, sachant ce qui dans leurs actes et ceux de leurs semblables est bon ou mauvais, s’efforcent d’appliquer toutes leurs facultés intellectuelles à faire disparaître les contradictions qu’ils voient surgir entre les appels de leur raison et leurs actes, c’est-à-dire, cherchent le meilleur moyen de faire accorder leurs actes avec les appels de leur raison.

Les incroyants, — ceux qui n’ont pas de guide pour juger la portée de leurs actes indépendamment du plaisir qu’on peut avoir à les commettre, — sont entraînés sous l’impulsion de leurs sentiments à des actes contradictoires ; dès lors, ils cherchent à les résoudre ou a les escamoter par des raisonnements plus ou moins compliqués, mais toujours faux. Nous voyons donc les hommes religieux raisonner toujours simplement et judicieusement, tandis que les sans-religion ergotent de façon subtile et hypocrite.

Prenons un exemple. Un homme s’adonne à la débauche : il trompe sa femme, ou bien, célibataire, va de l’une à l’autre. S’il a le sentiment religieux, il sait que c’est mal, et dès lors toute l’activité de sa raison tend à se libérer de son vice : ne pas se commettre avec des hommes et des femmes débauchés, s’adonner au travail, mener une vie plus sérieuse, ne pas regarder la femme comme un objet de plaisir, etc. Cette attitude simple est fort compréhensible. Mais s’il n’est pas pénétré de religiosité, il se met à inventer toutes sortes de prétextes pour justifier son amour des femmes. Il met en avant les arguments les plus raffinés, les plus insidieux sur la communion des âmes, la beauté, la liberté de l’amour, etc., qui cachent ce qu’il faut cacher.

Le même phénomène se produit dans tous les domaines de l’activité et de la pensée humaines. On entasse des raisonnements alambiqués pour dissimuler les contradictions intérieures et détourner l’attention des hommes de ce qui importe le plus, en leur donnant la possibilité de persister dans le mensonge.

« Les hommes ont préféré les ténèbres à la lumière parce qu’ils étaient mauvais », est-il dit dans l’Évangile ; « car celui qui fait le mal hait la lumière qui peut dénoncer ses actes mauvais ».

Aussi, les hommes de notre époque qui vivent sans religion ont-ils employé leur intelligence, — pour cacher leur vie cruelle, bestiale et immorale, — à trouver des arguments si compliqués, qu’ils ont perdu toute faculté de distinguer entre le bien et le mal, le vrai et le faux.

Ils sont incapables d’aborder aucune question simplement et franchement : questions économiques, politiques, diplomatiques, scientifiques, philosophiques, religieuses ; elles sont posées si faussement, si artificiellement et sont enveloppées d’un voile si épais de raisonnements inutiles et complexes, de termes impropres, de sophismes, que tous leurs débats pivotent sur place et sont incapables d’agripper la moindre pensée ; telle une roue sans courroie de transmission, qui tourne dans le vide. Au fond, on ne cherche qu’un résultat : cacher à soi-même et aux autres le mal au milieu duquel on vit et qu’on fait.


XI


Il est un trait qui caractérise toutes les branches de la prétendue science de notre temps et qui rend vains tous les efforts des hommes pour faire progresser ces diverses connaissances ; c’est l’effort que font les savants pour éviter la question essentielle exigeant une réponse, et à diriger leurs investigations sur des faits secondaires ne faisant que compliquer davantage les recherches. Il ne saurait en être autrement lorsque la science choisit l’objet de son étude au hasard, au lieu de répondre aux exigences d’une conception religieuse indiquant ce qu’on doit étudier d’abord et ce qu’on doit étudier ensuite.

Prenons, par exemple, les questions, aujourd’hui à la mode, de sociologie ou d’économie politique. Il semblerait qu’on dût simplement se demander : pourquoi les uns ne font rien, tandis que les autres travaillent à leur place ?

(Il est une autre : pourquoi les hommes travaillent isolément en se faisant tort les uns aux autres, et non en commun, ce qui leur serait plus profitable ? Mais cette question est étroitement unie à la première : quand il n’y aura pas d’inégalité, il n’y aura pas de lutte).

Ni la sociologie ni l’économie politique ne songent même pas à poser cette simple et unique question. La science a bien autre chose à faire. Elle cherche ses arguments très loin et les conduit de façon qu’ils ne servent point à résoudre la question fondamentale. On examine les formes sociales passées et présentes et on leur attribue un caractère immuable pareil au cours des astres. On invente des notions abstraites de valeur, de capital, de profit, d’intérêt, etc., et voici cent ans que dure cette jonglerie intellectuelle des théoriciens.

En réalité, la question peut se résoudre simplement et facilement. Tous les hommes étant frères et égaux, chacun doit agir envers son semblable comme il veut qu’on agisse envers lui. Tout se réduit donc à l’abolition de la fausse loi religieuse et à son remplacement par la vraie. Mais ceux qui sont à l’avant-garde du monde chrétien se gardent bien de recourir à ce moyen si simple ; ils s’efforcent au contraire à le céler par des spéculations philosophiques oiseuses qu’ils nomment la science.

Il en est de même dans le domaine juridique. Il semblerait que cette science ne devrait se poseur que cette unique question : pourquoi certains hommes se laissent-ils aller à des violences sur d’autres hommes, à les dépouiller, les emprisonner, les envoyer à la guerre, etc. ? Si on l’examinait au point de vue religieux, elle serait fort simplement résolue. L’homme ne saurait commettre des violences. Pour faire adopter ces principes il faudrait faire disparaître toutes les superstitions et les sophismes qui autorisent la violence, et inculquer aux hommes les principes religieux qui excluent l’intervention de la force brutale.

Or, ceux qui marchent à la tête de la civilisation emploient au contraire toute leur ruse à cacher cette solution. Ils rédigent quantité de livres sur toutes sortes de droits : civil, pénal, correctionnel, canonique, financier, etc., et argumentent sur ces thèmes avec la conviction qu’ils font œuvre importante et utile. Quant à savoir pourquoi étant égaux, les hommes peuvent juger, contraindre, dépouiller, décapiter leurs semblables, ils n’y répondent pas, et même considèrent cette question comme inexistante. Suivant eux, ces violences sont commises, non pas par des hommes, mais par une entité qu’on appelle l’État.

La même conspiration du silence quant aux questions essentielles règne dans toutes les branches de nos connaissances. L’histoire doit uniquement se demander : comment a vécu le peuple travailleur, autrement dit, les 999/1000 de l’humanité ? Or, ni cette question ni sa réponse n’existent, et les historiens rédigent des monceaux de livres pour savoir comment Louis Xl avait mal au ventre, à quelles turpitudes s’est livrée Élisabeth d’Angleterre ou Ivan IV de Russie, quels étaient les ministres, quelles poésies, quelles comédies les écrivains ont créées pour amuser ces rois, leurs maîtresses et leurs ministres. D’autres historiens nous décrivent les contrées où ont vécu les peuples, quels étaient leur nourriture, leur commerce, leur accoutrement, en somme tout ce qui ne pouvait pas avoir d’influence sur la vie populaire, puisque tout cela résultait de leur morale religieuse qui, au contraire, est considérée par les historiens comme le résultat de la nourriture et des vêtements usités par les peuples.

Cependant, seule la reconnaissance de la religion comme condition indispensable de la vie sociale peut forcer de répondre à la question : comment a vécu dans le passé la masse des travailleurs ? La réponse se donc dans l’étude des religions qu’ont professées les peuples et qui leur ont créé la situation dans laquelle ils se trouvaient.

Il semblerait que, dans les sciences naturelles, on n’aurait pas la même nécessité d’obscurcir le bon sens. Mais l’habitude prise par les savants de notre époque est si invétérée, qu’au lieu de chercher a savoir ce qu’est le monde organique, comment sont divisés les animaux et les plantes, ils se livrent à des rabâchages oiseux et obscurs, ayant pour but de démontrer l’invraisemblance de la création du monde et d’indiquer l’origine et l’évolution des organismes. Or, c’est absolument inutile, et d’ailleurs impossible a savoir, car cette origine, malgré toutes nos explications, nous sera toujours cachée par l’infinité du temps et de l’espace. Pourtant, sur ce thème, on a imaginé des théories et des contre-théories qui fournissent la matière à des millions de livres, et dont la conclusion inattendue est que la vie et la loi de la vie à laquelle tout homme doit obéir, consiste dans la lutte pour l’existence.

Les sciences appliquées elles-mêmes — la technologie, la médecine — dévient également de leur but rationnel et prennent une fausse direction, toujours par suite de l’absence d’un principe d’orientation religieuse.

Ainsi, la technologie tend, non pas à rendre plus facile la besogne des ouvriers, mais à des perfectionnements utiles seulement aux riches, ce qui les sépare encore davantage des pauvres. Si, par hasard, quelque bénéfice des inventions et des perfectionnements techniques s’étend également aux masses populaires, ce n’est nullement parce qu’ils leur sont destinés, mais par la force des choses.

De même, la médecine n’est accessible qu’aux riches. Le peuple, étant donnés son genre de vie, sa pauvreté et la négligence qu’on montre à améliorer son existence, ne peut en profiter que dans des limites où son concours montre plus nettement combien la science médicale a dévié de sa mission.

Mais l’exemple le plus frappant à ce point de vue nous est donné par ce qu’on appelle la philosophie. Il semblerait qu’elle n’a qu’une seule question a résoudre : comment devons-nous nous conduire ? Il y a eu chez les peuples chrétiens des philosophes qui, bien qu’avec des digressions inutiles, répondaient à cette question ; tels, par exemple, Spinoza, Kant, dans sa « Critique de la raison pure », Schopenhauer, et surtout Rousseau. Mais ces derniers temps, depuis Hegel, qui a reconnu comme rationnel tout ce qui existe, la question : « Qu’elle doit être notre conduite ? » est reléguée au second plan, et la philosophie s’adonne seulement à l’étude de ce qui existe et à son explication suivant une théorie forgée d’avance. C’est le premier degré descendant.

Le deuxième degré, qui fait descendre plus bas encore la pensée humaine, est dans la reconnaissance pour loi fondamentale de la lutte pour l’existence, pour cette raison qu’on peut observer cette lutte chez les animaux et les plantes. D’après cette théorie, la disparition des plus faibles est une loi à laquelle on ne doit pas s’opposer.

Enfin, on franchit le troisième degré, où nous voyons l’extravagance puérile du détraqué Nietzsche, dont les pensées sans lien, immorales et sans le moindre fondement, sont reconnues par les plus avancés comme le dernier mot de la science philosophique. Et cette fois à la question : « que doit-on faire ? » on répond franchement : vivre pour son plaisir, sans prêter aucune attention à ses semblables.

Sans parler des crimes que notre humanité chrétienne a commis contre les Boers et les Chinois, crimes couverts par le clergé et considérés comme des exploits par les puissants, le seul succès des écrits de Nietzsche démontre le degré de bestialité et de cruauté auquel sont parvenus les soi-disant chrétiens. Ces écrits ne révèlent pas la moindre trace de talent, ne reposent sur rien, ne produisent qu’un effet extérieur, et leur auteur borné et déséquilibré est simplement en proie à la folie des grandeurs. Loin d’attirer l’attention, de pareils écrits n’auraient même pas pu paraître, je ne dis pas au temps de Kant, Leibnitz et Hume, mais il y a seulement cinquante ans. Aujourd’hui, les prétendus lettrés restent en admiration devant le délire de Nietzsche, l’expliquent ou le réfutent, et ses œuvres paraissent, traduites en toutes les langues, en nombre incalculable d’exemplaires.

Tourguénev disait spirituellement qu’il y a des lieux communs à rebours qu’expriment souvent des hommes médiocres, mais qui veulent attirer l’attention. Tout le monde sait, par exemple, que l’eau est humide, et voici qu’un homme nous dit d’un air sérieux qu’elle est sèche ; sèche, non pas la glace, mais bien l’eau ; et en le disant avec assurance, il attire l’attention.

De même, tout le monde sait que la vertu consiste à maîtriser les passions, à se dévouer. Ce n’est pas seulement un axiome chrétien que Nietzsche semble attaquer, mais une loi supérieure, éternelle, que connaissent également les disciples du brahmanisme, du bouddhisme, du confucianisme, et de l’antique religion perse. Mais voici qu’un homme apparaît et déclare que le dévouement, la douceur, l’humilité, l’amour sont des vices nuisibles à l’humanité. Et notez qu’il n’a en vue que le christianisme et oublie toutes les autres religions. Il va sans dire qu’une pareille affirmation déconcerte au premier moment. Mais après avoir réfléchi, et n’ayant trouvé dans les livres qui exposent cette théorie étrange aucune preuve à l’appui, tout lecteur sensé doit la rejeter et s’étonner seulement qu’il n’y ait point de bêtise qui ne trouve pas aujourd’hui un éditeur pour la publier.

En réalité, la plupart des hommes soi-disant lettrés examinent avec tout le sérieux possible la théorie du surhomme et considèrent son auteur comme un grand philosophe, héritier de Descartes, de Leibnitz, de Kant.

La raison de ce fait étrange ? C’est que la majorité des gens prétendus cultivés n’aiment pas qu’on leur parle de la vertu, — dont la base est l’abnégation, l’amour, — qui gêne leur vie de jouisseurs, et ils sont fort heureux de trouver la justification de leur bonheur et de leur grandeur, au détriment des autres, dans une doctrine d’égoïsme et de cruauté, si défective et incohérente soit-elle.


XII


Le Christ reprochait aux Pharisiens et aux docteurs d’avoir confisqué les clefs du Royaume céleste, et, sans y entrer eux-mêmes, d’en empêcher l’accès aux autres.

Les docteurs de notre temps agissent absolument de même : ils se sont emparés des clefs du savoir, et, sans y pénétrer eux-mêmes, en empêchent l’accès aux autres.

Les clergés de toutes les confessions ont suggéré aux hommes, en recourant au mensonge et à l’hypnose, que le Christianisme est une doctrine qui ne recommande pas l’égalité entre les hommes, car ce serait ruiner l’ordre social actuel, mais qu’au contraire, elle prescrit de distinguer entre les hommes, que tout pouvoir vient de Dieu, qu’il faut par suite s’y soumettre, que l’état des classes oppressées est également d’origine divine, d’où il s’en suit qu’ils doivent docilement se soumettre aux oppresseurs, — empereurs, rois, papes, évêques, et autres autorités laïques et religieuses, — qui ont le droit de ne pas être doux, doivent même corriger et punir, et vivre dans le luxe et la richesse fournis par leurs sujets. Grâce à cette fausse doctrine, les classes dirigeantes dominent les masses populaires et les obligent à leur procurer le luxe et l’oisiveté.

Pendant ce temps, les savants, les seuls qui se soient soustraits à l’hypnose du clergé, qui pourraient libérer le peuple de son joug, qui affirment que telle est leur intention, font tout le contraire pour atteindre le but qu’ils prétendent poursuivre.

En examinant, même superficiellement, la situation, ils verraient aussitôt la cause qui maintient les peuples dans leur situation actuelle et appliqueraient tous leurs efforts pour l’améliorer, la modifier. Or, loin de s’en rendre compte, et tout en faisant des efforts sincères pour venir en aide au peuple, ils s’abstiennent de la seule œuvre qui leur soit avant tout nécessaire. Tel un homme qui s’efforcerait d’ébranler un train de ses bras, quand il lui suffirait de monter sur la locomotive et de faire ce qu’il avait toujours vu faire au mécanicien : régler l’admission de la vapeur.

La vapeur, c’est la conception religieuse ; et il leur suffit de se rappeler que tous les dominateurs accaparent jalousement ce moteur leur permettant de conduire le peuple pour comprendre dans quelle direction il faut diriger les efforts pour libérer les masses de l’oppression.

Sur quelle institution le Sultan veille-t-il le plus ? Pourquoi l’empereur de Russie, dès qu’il arrive dans une ville, se rend-il à l’église pour faire ses dévotions ? Pourquoi, malgré son vernis de culture extérieure, l’empereur d’Allemagne nomme-t-il à chaque instant dans ses discours Dieu, le Christ, à propos ou mal à propos, parle-t-il de la sainteté de la religion, etc. ? Parce que, tous, ils savent fort bien que leur domination repose sur l’armée et l’institution de l’armée sur la religion. De même les riches sont fort pieux et font semblant de croire, pratiquent la religion, parce que leur instinct de conservation leur dit que la religion qu’ils professent leur permet de garder leur position privilégiée dans la société.

Tous ces gens ignorent souvent grâce à quelle supercherie religieuse est assurée leur domination, mais leur instinct de conservation leur fait pressentir l’endroit vulnérable de leur situation, et ils le défendent avant tout. Ils admettent, dans une certaine mesure, la propagande socialiste, voire révolutionnaire ; mais jamais ils ne laisseront attaquer les fondements sur lesquels repose la religion. Aussi les hommes avancés de notre époque, — savants, socialistes, libéraux, révolutionnaires, anarchistes, — qui sont incapables de voir, par l’histoire et la psychologie, quel est le moteur des peuples, pourraient-ils du moins se convaincre de ce fait évident que ce moteur n’est pas dans la vie matérielle, mais seulement dans le sentiment religieux.

Or, chose étrange, eux qui examinent si à fond les conditions de la vie des peuples ne voient pas ce qui saute aux yeux par son évidence. Si ces hommes laissent le peuple demeurer à dessein dans son ignorance religieuse, afin de s’assurer une situation privilégiée, ils commettent un mensonge effroyable, repoussant ; ils sont comme ces hypocrites que, par-dessus tous les autres, condamnait le Christ, car aucun brigand, aucun criminel ne pouvait être cause de tant de malheurs. S’ils sont sincères, l’unique explication de leur étrange aberration est qu’ils se trouvent sous la suggestion d’une fausse science, affirmant que l’humanité n’a plus besoin du moteur principal dont elle a toujours vécu, et qu’il peut être remplacé par un autre. Nous observons donc chez les hommes soi-disant cultivés le même phénomène qui se produit chez les masses populaires, hypnotisées par une fausse religion.


XIII


Ces errements, ou cette hypocrisie, de nos docteurs caractérisent notre époque, et ce sont eux qui sont la cause de la situation misérable de l’humanité chrétienne.

Les hommes les plus avancés soutiennent que les croyances des masses populaires importent peu, et qu’il est inutile de les combattre, comme l’ont fait jadis Hume, Voltaire, Rousseau.

La science, c’est-à-dire les connaissances disparates qu’ils répandent dans le peuple, suffit, affirment-ils, pour atteindre ce but. Autrement dit, celui qui saura à quelle distance la terre se trouve du soleil, ou quelle est la composition des planètes, n’ajoutera plus foi aux dogmes de l’Église.

Cette affirmation est ou erronée, ou insidieuse. On inculque à l’homme les dogmes les plus immoraux, les plus contraires à la raison et au savoir, à un moment où son cerveau est des plus impressionnables, pendant l’enfance. On lui enseigne le dogme de la Trinité, la descente sur la terre d’un de ces trois dieux pour racheter le genre humain, sa résurrection et son ascension. On lui fait croire au second avènement du Messie, et aux châtiments éternels pour les impies. On lui enseigne à prier pour la satisfaction d’intérêts personnels, et ainsi de suite. Et lorsqu’on a bien fait entrer dans ce jeune cerveau tous ces dogmes qui heurtent la raison, la conscience et le savoir modernes, on l’abandonne à son sort, en le laissant démêler comme il peut toutes les contradictions que renferme cet enseignement. Personne ne lui indique comment il pourrait s’y orienter et y concilier les affirmations opposées. Alors même que les théologiens font un effort en ce sens, leurs essais n’obscurcissent que davantage le débat. Et ainsi, peu à peu, on s’habitue à penser qu’on ne doit pas se fier à la raison, que tout est possible, que l’homme ne possède aucun moyen de distinguer par lui-même le bien du mal, le mensonge de la vérité, et que dans ses actes il doit se guider non par sa propre raison, mais suivant les indications d’autrui.

Il est aisé de comprendre ce qu’une éducation aussi monstrueuse peut produire, surtout lorsqu’on sait que cet état d’âme est maintenu a l’âge adulte par l’hypnose qu’emploie le clergé. S’il arrive à un homme d’esprit ferme de s’affranchir, après de longues souffrances et efforts, de l’hypnose où il était maintenu depuis son enfance, la déformation intellectuelle ne saurait ne pas laisser de traces dans son cerveau, comme l’empoisonnement de l’organisme physique ne saurait ne pas se ressentir, même lorsque l’action d’un poison a cessé. Libéré du mensonge, et par haine de ce mensonge, il acceptera naturellement la doctrine la plus avancée, qui considère toute religion comme le principal obstacle à la marche de l’humanité dans la voie du progrès. Une fois devenu partisan de cette doctrine, il deviendra comme ses maîtres un homme sans principes, c’est-à-dire sans conscience, sera guidé dans ses actes uniquement par ses passions, et, loin de se le reprocher, il se croira arrivé au degré de développement moral le plus accessible à la nature humaine.

Les esprits plus faibles pourront également douter, mais ils ne s’affranchiront jamais complètement du mensonge dans lequel ils ont été élevés. Ils adhéreront donc aux théories nuageuses qui doivent justifier les absurdités des dogmes qu’ils avaient acceptés, en inventeront de nouvelles et continueront à vivre dans le doute, la pénombre des sophismes et des illusions, et aideront ainsi a l’aveuglement des masses.

Enfin, la grande majorité des hommes, qui n’a ni la force ni la possibilité de réagir contre l’hypnose, vivra et mourra, génération après génération, sans connaître le plus grand bien : la véritable conception religieuse de la vie, et elle continuera à servir d’âme docile entre les mains des classes dirigeantes.

Et c’est cet affreux mensonge que les hommes les plus avancés de notre époque négligent de combattre, et disent même que cette lutte est inutile. La seule explication de cette croyance, si elle est sincère, c’est qu’il y a là l’effet d’une fausse science ; et si elle n’est pas sincère, c’est donc que l’attaque contre la religion établie est préjudiciable et souvent dangereuse. Mais dans l’un comme dans l’autre cas, l’affirmation que la fausse religion n’est pas nocive et qu’on peut répandre l’instruction sans s’occuper du mensonge religieux, est erronée.

Le salut de l’humanité réside dans le seul affranchissement de l’hypnose dans laquelle la maintiennent ses prêtres, ainsi que ses savants. Avant de verser du liquide dans un vase, il faut d’abord le vider. De même, il faut affranchir les hommes du mensonge dans lequel on les maintient, afin qu’ils puissent reconnaître la véritable religion, autrement dit, le moyen d’établir le rapport de l’humanité envers les principes du grand Tout — envers Dieu — et à en déduire l’orientation de l’activité de l’humanité, suivant le degré de développement où elle se trouve.


XIV


« Au fait, y a-t-il une religion véritable ? Elles sont si diverses que nous n’avons pas le droit de considérer l’une d’elles comme la vraie, pour la seule raison qu’elle répond le mieux à nos goûts ».

Telle est l’objection de ceux qui envisagent les religions d’après leurs formes extérieures et qu’ils considèrent comme une maladie dont ils sont indemnes, mais dont ils voient souffrir leurs semblables.

Eh bien, c’est là une erreur absolue : les religions sont distinctes dans leur forme extérieure, c’est vrai, mais quant à leurs principes fondamentaux, elles ne diffèrent point. Et ce sont ces principes, communs à toutes les religions, qui forment la vraie religion, la seule qui s’adresse à tous les hommes et dont l’acceptation peut affranchir l’humanité de tous ses maux.

Depuis que l’humanité existe et transmet ses acquisitions matérielles, de génération en génération, elle a élaboré des principes moraux qui constituent la base de son existence et les règles de sa conduite. Le fait que les aveugles ne les voient pas, ne prouve nullement leur inexistence. Il ne s’agit point là d’une certaine religion avec ses particularités et ses défauts, mais de celle qui renferme des règles obligatoires pour les neuf dixièmes de l’espèce humaine, une religion commune à tous les hommes de notre temps. Si les hommes ne sont pas encore devenus entièrement des bêtes fauves, c’est parce que les meilleurs parmi eux, parmi tous les peuples, suivent encore, bien qu’inconsciemment, cette religion, et seul le mensonge qui leur est imposé par les prêtres et les savants, les empêche de la professer consciemment.

Les règles de cette véritable religion sont tellement dans la nature humaine, que lorsqu’on les fait connaître à de nouveaux adeptes, ils se les assimilent comme quelque chose qui leur est familier depuis longtemps et qui va de soi. Pour nous, cette véritable religion est le christianisme, dans ceux de ses principes qui sont conformes aux principes fondamentaux du brahmanisme, du confucianisme, du taoïsme, du judaïsme, du bouddhisme, et même du mahométisme. De même, pour ceux qui professent le brahmanisme, le confucianisme, etc., la véritable religion sera celle dont les principes concordent avec ceux des autres grandes religions.

Ces principes ne sont pas nombreux ; ils sont simples et intelligibles. Dieu est l’origine de tout ; l’homme est une parcelle de ce principe divin, qu’il peut accroître et diminuer par son genre de vie ; pour l’accroître, nous devons refouler nos passions et augmenter en nous l’amour ; le moyen pratique d’y parvenir est d’agir envers les autres comme nous voulons qu’on agisse envers nous. Toutes ces règles sont communes au brahmanisme, au judaïsme, au confucianisme, au taoïsme, au bouddhisme, au christianisme et au mahométisme. (Si le bouddhisme ne donne pas une définition de la divinité, il reconnaît néanmoins les principes avec lesquels il se fond, où il plonge en atteignant le Nirvâna ; de sorte que le principe auquel l’homme s’unit en plongeant dans le Nirvana est le même qui est connu sous le nom de Dieu dans le judaïsme, le christianisme, le mahométisme).

« Mais ce n’est pas là une religion », objectent ceux qui sont habitués a considérer comme l’apanage nécessaire de la religion le surnaturel, c’est-à-dire l’absurde.

« C’est de la philosophie, de la morale, c’est du raisonnement, c’est tout ce que vous voudrez, mais ce n’est pas de la religion », insistent-ils.

La religion, à leur sens, doit être absurde et incompréhensible (credo quia absurdum). Or, c’est en prêchant cette nécessité pour la doctrine religieuse d’être incompréhensible, qu’ont surgi cette longue série consécutive de miracles et de faits surnaturels considérés comme l’attribut indispensable de toute religion. Affirmer que l’insanité et le surnaturel sont le propre de la religion, c’est dire que la pourriture de pommes dont on observe la nocivité sur l’estomac est la qualité essentielle de la pomme.

J’ai dit et je répète que la religion est simplement la définition de l’attitude que doit garder l’homme envers les principes du grand Tout, ce qui permet à l’homme d’y conformer sa conduite. Et les principes fondamentaux sont les mêmes dans toutes les confessions. Cette religion commune définit le rapport de l’homme envers Dieu comme une parcelle envers son tout. De ce rapport découle la mission de l’homme qui est dans l’accroissement en lui de sa nature divine. Cette mission lui permet d’en déduire sa conduite pratique : faire aux autres ce que tu veux qu’on te fasse.

Souvent les hommes doutent — j’en ai douté moi-même pendant un temps — de ce qu’une règle aussi abstraite puisse être obligatoire et directrice dans nos actes, autant que celles, plus concrètes, qui commandent le jeûne, les prières, la confession, et ainsi de suite. Mais ce doute se dissipe aussitôt, lorsqu’on observe l’état d’âme d’un paysan russe, par exemple, qui consentira plutôt à mourir que de recracher une hostie, tandis qu’il est tout prêt, sur un ordre de ses supérieurs, à tuer ses frères.

Dès lors, pourquoi les règles qui découlent de celles de l’amour du prochain, telles que : ne pas tuer ses frères, ne pas injurier, ne pas commettre l’adultère, ne pas se venger, ne pas profiter des besoins d’autrui pour satisfaire ses caprices, pourquoi ces règles ne pourraient-elles pas être suggérées avec la même puissance et devenir aussi obligatoires, aussi intangibles que la croyance en l’efficacité de la confession, des images saintes, etc., croyance qui est fondée plutôt sur la confiance que sur la conviction nette et consciente ?


XV


Les règles de la religion commune à tous les humains sont simples, accessibles à la raison et au cœur de chacun. Il suffirait donc que les parents, les professeurs et les gouvernants oublient un instant les dogmes stupides et surannés — trinité, mère vierge, rédemption, Indra, trimourti, l’ascension de Bouddha et de Mahomet — auxquels souvent ils ne croient pas eux-mêmes, et enseignent aux enfants et aux adultes les vérités simples, nettes, communes à toutes les religions, pour que la vie des hommes change d’elle-même. Il suffirait à cette fin de leur rappeler que l’essence métaphysique de cette religion est que l’esprit divin habite dans l’homme et que la règle pratique qui en résulte est que nous devons agir envers les autres, comme nous voulons qu’ils agissent envers nous.

De même qu’on enseigne aujourd’hui, par des procédés que nous avons énumérés, que Dieu avait envoyé son fils pour racheter le péché d’Adam, qu’il a établi son Église à laquelle il faut obéir, que la règle qui en découle est de prier et de faire des sacrifices à tel endroit, chômer tel jour, de s’abstenir de tel aliment, il suffirait de répéter que Dieu est l’esprit qui se manifeste en nous et que nous pouvons augmenter cette force par notre conduite, et la lutte insensée et la désunion disparaîtraient, la paix harmonieuse et le bonheur régneraient sur toute l’humanité, sous les auspices d’une religion vraiment universelle. Et cela s’accomplirait sans le concours des diplomates, des économistes, et des socialistes de toutes couleurs sans recourir au droit international, ni aux congrès de la paix.

Malheureusement, loin de procéder ainsi, les hommes s’éloignent de plus en plus des conditions qui leur permettraient de connaître et d’accepter la vérité.

La raison qui pousse les hommes à ne pas agir d’une façon naturelle est qu’ils sont trop habitués à organiser et à consolider la société par la violence, — canons, prisons, potences, — et il leur semble qu’aucun autre régime ne pourrait exister. Et ce n’est pas seulement ceux à qui cet ordre de choses profite qui pensent ainsi, mais ceux-là même qui en souffrent ; ils sont tellement abrutis par l’hypnose qu’ils subissent, qu’ils voient également dans la violence l’unique moyen d’une organisation sociale rationnelle. Et c’est précisément ce règne de la force brutale qui éloigne les hommes de la compréhension des causes de leurs souffrances et, par suite, de la possibilité d’établir un régime plus parfait.

Cela me rappelle la façon de procéder d’un mauvais médecin qui, en faisant rentrer une maladie de peau, non seulement trompe ainsi le malade, mais encore aggrave la maladie et la rend incurable.

Les dirigeants qui pensent et qui disent : « Après nous le déluge ! » croient fort commode de contraindre les dirigés à continuer à vivre dans la soumission et l’abrutissement afin de pouvoir jouir en paix de leur situation privilégiée. À cet effet, ils ont à leur service l’armée, le clergé, la police, les prisons et les potences. Et les dirigeants s’en servent pour, disent-ils, maintenir l’ordre, quand, en réalité, cet ordre est du désordre, ou plutôt l’organisation du mal.

Si les hommes qui conservent encore quelques restes des principes religieux dont vit la masse n’avaient constamment devant eux le spectacle des crimes commis par ceux qui se sont chargés à leur place de veiller à l’ordre et à la moralité, — guerres, supplices, prisons, impôts, — jamais l’idée ne leur serait venue de commettre le centième des vilenies et des violences auxquelles ils se livrent actuellement, avec la certitude absolue que ces actes sont bons et inhérents à la nature humaine.

La loi de la vie est d’améliorer cette vie, tant individuelle que sociale ; et que cette amélioration est possible uniquement par le perfectionnement moral. Tandis que les efforts pour l’améliorer par une action extérieure et violente constituent la propagande par le fait, par l’exemple du mal, et, loin d’améliorer la vie, ils augmentent le mal en faisant boule de neige.

À mesure que les violences et les crimes, commis à l’abri de la loi par ceux-là mêmes qui sont appelés à veiller à l’ordre et à la moralité, deviennent fréquents et sont chaque fois justifiés par des règles mensongères attribuées à la religion, les hommes se persuadent de plus en plus que la loi de la vie n’est pas l’amour et l’aide mutuelle, mais la lutte et l’extermination réciproques.

Et plus ils s’ancrent dans cette idée, plus ils ont de la peine à se réveiller de leur hypnose et à reconnaître pour guide de leurs actes la religion commune à toute l’humanité présente.

Il se forme comme un cercle vicieux : l’absence de la religion rend possible la vie bestiale fondée sur la violence ; la vie bestiale rend de moins en moins possible le réveil de l’hypnose et l’acceptation de la vraie religion. Aussi les hommes ne font pas ce qui est naturel, possible et indispensable à notre époque : ils ne font pas disparaître la contrefaçon de la religion et ne reconnaissent pas la véritable.


XVI


Y a-t-il une issue à ce cercle vicieux, et où est-elle ?

Il semblerait que c’est aux dirigeants, qui ont pour mission de conduire les peuples en vue de leur bien, de nous faire sortir de ce cercle vicieux. Du moins, c’est ainsi qu’ont toujours pensé tous ceux qui voulaient remplacer l’ordre de choses fondé sur la violence par celui qui aurait pour principe la solidarité et l’aide mutuelles. C’est ainsi que pensaient les réformateurs chrétiens, les promoteurs de diverses théories communistes en Europe, le célèbre réformateur chinois Mi-Ti, qui avait proposé à son gouvernement d’enseigner aux enfants et aux adultes les règles d’estime et d’amour et de récompenser ceux qui auraient montré ces qualités, au lieu de leur enseigner l’exercice et les sciences militaires. Ainsi pensaient et pensent encore nombre de réformateurs religieux dans le peuple russe, que j’ai connus et que je connais encore, en commençant par Sutaïev et en finissant par un petit vieillard qui, à cinq reprises, avait adressé une requête au souverain pour qu’il ordonnât d’abolir la fausse religion et de prêcher le véritable christianisme.

De fait, il semble naturel que les gouvernements, justifiant leur existence par le souci qu’ils ont du bien commun, doivent employer l’unique moyen qui peut avoir les plus heureuses conséquences pour le peuple, et qui, en tout cas, ne peut pas lui nuire. Bien au contraire, jamais aucun gouvernement n’a voulu assumer cette mission, mais toujours et partout a protégé jalousement la doctrine mensongère et surannée et a poursuivi tous ceux qui voulaient répandre dans le peuple les principes de la vraie religion.

Au fond, il ne peut agir autrement : dénoncer les mensonges de la religion existante et prêcher la vraie, cela équivaudrait, pour le gouvernement, à scier lui-même la branche sur laquelle il repose.

Mais puisque cela n’est pas dans l’intérêt des autorités, cette mission pourrait être assumée, semble-t-il, par les savants qui, libérés du mensonge, désirent servir le peuple qui les a formés. Ils l’assurent du moins. Or, ils ne sont pas plus pressés de le faire.

Tout d’abord, ils considèrent comme peu pratique de s’exposer à des désagréments, à des persécutions dont ils seraient en but s’ils dénonçaient le mensonge qui couvre le gouvernement, et qui, croient-ils, disparaîtra de lui·même. Ensuite, ils considèrent toute religion comme une erreur, comme une vétusté, et ils n’ont rien à proposer au peuple à la place.

Il reste la masse des ignorants qui subissent l’hypnose de l’Église et du gouvernement, et qui considèrent, par suite, la religion qui leur est suggérée comme l’unique, la vraie, et qu’on ne saurait remplacer par rien d’autre. Ces masses, génération après génération, continuent à demeurer dans l’état d’abrutissement où les maintiennent les autorités civiles et religieuses, et si par hasard quelques isolés s’en échappent, ils tombent sous l’influence des savants qui nient toute religion, et cette influence devient aussi nuisible que la première.


XVII


Il semblerait donc qu’il n’y a point d’issue.

De fait, elle n’existe pas pour les hommes sans religion. Ceux qui appartiennent aux classes dirigeantes, lors même qu’ils feraient semblant d’avoir souci du bien du peuple, n’agiraient pas réellement en ce sens ; — ils en seraient d’ailleurs incapables. Ils ne feront jamais disparaître le joug qui pèse sur la multitude, puisqu’il leur permet de la dominer.

De même, les dirigés, guidés également par des desseins laïques, ne peuvent désirer aggraver leur pénible situation par la lutte contre les classes supérieures, en dénonçant le mensonge de la doctrine existante. Donc, ni les uns, ni les autres, s’ils sont sensés, n’agirons.

Il en est autrement des hommes religieux, ces hommes qui, malgré la décadence de la société, veillent toujours sur le feu sacré sans lequel la vie humaine est impossible.

Il est des époques — telle la nôtre — quand ces hommes ne sont point aperçus, parce que, honnis, humiliés, ignorés, ils passent leur vie, notamment en Russie, en exil, dans les prisons, dans les compagnies de discipline. Mais ils existent ; et c’est grâce à eux que la vie rationnelle sera assurée. Ce sont ces hommes religieux, si peu nombreux qu’ils soient, qui peuvent rompre et rompront le cercle vicieux dans lequel est enfermé l’humanité. Ils peuvent le faire, parce que tous les dangers qui empêchent les esprits laïques d’attaquer l’état de choses actuels, loin d’entraver l’action des hommes religieux, accroissent leur ardeur dans la lutte contre le mensonge et dans la propagation en paroles et en actes de ce qu’ils considèrent comme une vérité divine.

Celui qui agit sous l’impulsion du sentiment religieux ne cherchera jamais à cacher la vérité en faveur de sa situation si elle est privilégiée ; au contraire, il appliquera toutes ses forces à se libérer de cette situation avantageuse et à prêcher la vérité, car il n’aura plus d’autre but que de servir Dieu. S’il appartient aux dirigés, aux soumis, il s’abstraira de même du désir commun à tous d’améliorer sa vie matérielle, et n’aura d’autre but que, d’accomplir la volonté divine en dénonçant le mensonge et en prêchant la vérité. Aucune menace, aucune souffrance ne sauraient le contraindre à ne pas vivre conformément à la conception qu’il s’était faite. Qu’il soit dirigeant ou dirigé, il agira aussi naturellement que l’incroyant qui peine, qui se prive pour acquérir des richesses ou pour être agréable aux puissants dont il attend quelque faveur.

Tout homme religieux agit ainsi, parce que l’âme éclairée par la religion ne vit pas seulement en ce monde, comme celle des irreligieux, mais elle vit d’une vie éternelle, infinie, pour laquelle importent aussi peu les souffrances et la mort, comme sont insignifiants pour les laboureurs la fatigue momentanée et les durillons de ses mains. Ce sont donc ces hommes qui rompront le cercle vicieux dans lequel est enfermée l’humanité. Si peu nombreux qu’ils soient, si inférieure que soit leur position sociale, si faibles qu’ils soient par l’intelligence et l’instruction, aussi vrai que le feu incendie la steppe sèche, ils incendieront le monde entier, tous les cœurs desséchés par une longue irreligion et qui ont soif de rénovation.

La religion n’est nullement l’immuable croyance au caractère surnaturel de certains faits et à la nécessité de certaines prières et rites ; elle n’est pas davantage, comme le croient les savants, un reste de superstition de l’ignorante antiquité qui n’a plus de portée ni d’application à notre époque. La religion est le rapport établi par l’homme envers la vie éternelle, envers Dieu, conformément à la raison et aux connaissances modernes, et qui seul conduit l’humanité vers le but qui lui est désigné.

« L’âme humaine est la flamme de Dieu », dit une sage sentence juive. L’homme est un faible, un malheureux animal, tant que dans son âme la lumière divine fait défaut. Lorsqu’elle s’allume, — elle n’est allumée que par une religion qu’elle-même a le pouvoir éclairant, — l’homme devient l'être le plus puissant de l’univers. Et cela ne saurait être autrement, car ce n’est plus sa force, mais la force divine qui agit en lui.

Telle est donc la religion, et c`est en cela qu’est son essence.


Février 1902.

  1. Revue de Paris, janvier 1901.
  2. Nom de mépris donné par les juifs aux non-juifs.
  3. Et il transmit en même temps, suivant la lettre de versets évangéliques, le droit dont on ne se sert pas d’être invulnérable aux morsures de serpents, au poison, au feu.