Quand chantait la cigale/La beauté de la vie

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Édition Privée (p. 24-25).


LA BEAUTÉ DE LA VIE


En me levant le dimanche matin, j’aperçois de ma chambre la rivière qui miroite au soleil.

Dehors, l’air est tout imprégné du parfum des lilas. Les oiseaux chantent dans les arbres. Dearest prépare le déjeuner. Elle a allumé son poêle avec quelques éclats de cèdre qui répandent une agréable odeur en se consumant. Cela me ramène au temps où ma mère faisait cuire son pain dans le four et que je humais avec délices la senteur des vieux piquets qui flambent.

Dearest va et vient dans sa cuisine. Ses gestes et ses mouvements me sont une joie. Je me promène sous les arbres et elle me jette un bon sourire au passage. Il fait bon vivre près d’elle. C’est une brave petite femme.

Que j’aime à lui voir étendre sa nappe sur la table !

Nous déjeunons tous les deux, simplement de gruau avec de la crème, de compote de rhubarbe, de miel et de quelques tranches de pain. Dans nos tasses, le café répand son arôme si prenant. Au milieu de la table, un gros bouquet de lilas réjouit les yeux et le cœur. Je le regarde, puis je regarde Dearest et je goûte toute la beauté de vivre.

Blond comme un rayon de soleil, Pierre descend de son grenier où il a dormi, vient s’asseoir sur les genoux de sa mère, l’embrasse et lui fait mille caresses.

Dehors, l’oncle Moïse assis sur une pile de caisses de bardeaux et les pieds sur un tas de planches, chauffe ses soixante-cinq ans et ses deux cents livres au soleil.

La silhouette noire de tante Eulalie qui revient de la messe basse apparaît un instant à nos yeux et disparaît.

Devant la maison, les hauts lilas qu’agitent le vent font pleuvoir sur le sol une pluie de pétales pâles. Entre les grands arbres, l’eau de la rivière chatoie au soleil.

C’est l’heure de la messe. Des voitures passent sur la route.

Et tante Eulalie, toute de noir vêtue, retourne à l’église.

La campagne est calme infiniment.

Du côté de la grange, une brave ouvrière de poule qui vient de pondre un œuf, chante.

Le midi, nous dînons de quelques achigans qu’un ami nous a envoyés hier.

Maintenant, tante Eulalie s’en va aux vêpres. Toujours en noir, image d’un éternel deuil, elle glisse doucement de son pas régulier sur la route tranquille. Tout à l’heure, au banc de famille, dans la paix du petit temple, elle lira dévotement l’office dans son paroissien ; elle s’abandonnera à de longues oraisons et récitera de multiples chapelets, comme elle fait depuis si longtemps chaque dimanche, comme elle fera dimanche prochain.

Le soir, Dearest et moi, faisons une promenade. Nous nous dirigeons du côté de la gare ou un train attend l’express de Montréal qui passera dans quelques minutes. La locomotive lance constamment de puissants jets de vapeur blanche. Comme ils s’élèvent, le soleil couchant les colore d’une belle nuance mauve, puis d’un rose délicat. Cette colonne de vapeur donne par moment l’effet d’une fusée, d’une pièce pyrotechnique qui s’élance vers le ciel.

La locomotive s’ébranle maintenant et elle projette vers le firmament d’énormes tourbillons vaporeux d’un bleu foncé qui, avant de se dissoudre et de disparaître, prennent les plus jolies formes possibles.

Le spectacle est réellement de toute beauté.

C’est l’apothéose d’un jour heureux.