Quand chantait la cigale/La mort vient

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Édition Privée (p. 102-104).


LA MORT VIENT


L’oncle Moïse a été enterré ce matin. Il est mort dimanche après midi vers quatre heures après une brève maladie. Ça l’a pris comme ça, un soir, à l’improviste. Il était parti au champ, comme chaque jour pour aller chercher les vaches. À peine s’était-il rendu au bout de la pièce de sarrasin, à deux arpents du chemin, qu’il s’est soudain senti mal, comme terrassé par la douleur. S’appuyant sur son bâton, il est revenu péniblement à la maison. Alarmé, il s’est mis au lit dans sa petite chambre, étroite et basse, à l’arrière de la demeure.

— J’suis pas bien du tout, a-t-il répondu à sa fille et à sa sœur qui, inquiètes, l’interrogeaient.

Malgré leurs instances pour le faire manger, il n’a pris qu’une tasse de thé. Le fils est allé chercher le médecin. Le Dr Manducat, un grand picoté, maigre, la figure glabre, est bientôt arrivé dans son vieux boghei. En entrant, il a jeté son panama sur le petit chiffonnier, dans le coin de la pièce, a regardé un moment l’homme étendu sur le lit et a posé quelques questions. Il sait à quoi s’en tenir. Le malade aussi d’ailleurs.

— Tiens, vous prendrez ça ce soir, et je reviendrai demain.

« Ça », c’est une pilule de morphine.

Le lendemain, en revenant de la ville, je vais voir l’oncle Moïse. Pendant que les autres vaquent à leurs occupations, aux travaux du ménage et de la ferme, lui est là, étendu sur son lit dans l’étroite et sombre pièce. Il souffre et il s’ennuie.

— J’ai la même maladie que mon père, me déclare-t-il. Il a été soixante-neuf jours malade. Et en parlant, ses mains froissent les couvertures, des mains tremblantes, qui semblent agitées de désespoir.

J’essaie de le consoler, de lui donner quelqu’illusion, mais je sais qu’il calcule les jours. Il est tombé malade hier. Déjà, un jour est passé. Plus que soixante-huit qui lui restent si le mal doit suivre le même cours que celui de son père.

L’ennui, le désespoir et la souffrance habitent la chambre.

Le médecin revient.

— Vous prendrez ça.

Et il lui remet une nouvelle pilule de morphine.

Le fils de l’oncle Moïse qui est constable à Montréal lui a envoyé une robe de nuit en flannelette bleue, rayée de noir. Le malade la regarde. C’est une belle chemise et bien douce. Cependant, il retarde de s’en vêtir. Il la mettra demain ou le jour suivant.

La physionomie de l’oncle Moïse va s’assombrissant. Il pense à son père qui a été malade soixante-neuf jours et qui est mort. Malgré la souffrance qui le ronge, malgré sa chair torturée, malgré l’ennui dans la petite chambre étroite, basse et sombre, en arrière de la maison, les jours fuient.

Le médecin s’amène vers la fin de chaque après-midi.

— Vous prendrez ça.

Et le malade ingurgite les pilules de morphine qui engourdissent le mal.

Hier, j’ai passé quelques minutes avec l’oncle Moïse. Il avait mis sa belle robe de flannelette. Sa voix était basse et triste. Nul doute, il se sentait perdu. Je restais silencieux. Que dire à celui qui est au seuil de l’éternité ? Je lui ai serré la main et après l’avoir regardé une dernière fois, je suis sorti de la chambre.

Deux heures plus tard, une clochette résonnait sur la route, devant la maison, une silhouette noire passait devant la fenêtre et le prêtre entrait dans la chambre, apportant le viatique.

Le lendemain à quatre heures, le fils qui est constable est venu à nous sur la véranda.

— Il vient de passer, dit-il.

L’oncle Moïse est parti plus tôt que son père. Son martyre n’a duré que onze jours.

Des parents et des amis venus de toutes les paroisses environnantes ont assisté aux funérailles. La vieille église toute tendue de noir était comble. Un corps de musique venu de la ville a exécuté des morceaux de maîtres. Les fils du défunt ont bien fait les choses. Tout a été de premier ordre.

Au retour du cimetière, les parents ont pris le dîner à la maison. Depuis deux jours, les fourneaux cuisaient et les chaudrons fumaient. L’on sentait dans la cuisine des odeurs de viandes rôties et bouillies, d’épices, et de gâteaux qui brunissent. Si nombreux étaient les convives que l’on a dû faire deux tablées. L’on m’a forcé de prendre place avec Dearest à la table des plus proches parents. Tous à l’exception de deux nièces et de moi, sont des sœurs, des beaux-frères, des belles-sœurs de l’oncle Moïse, rendus à un âge patriarcal. Je calcule mentalement. Les onze personnes assises à côté de moi ont vécu un total de 675 ans. Dearest et moi sommes les plus jeunes.

La mort n’a pas enlevé les appétits. Les rôtis et les plats de ragoût circulent, les assiettes se remplissent, se vident, se remplissent de nouveau. L’on mastique tant bien que mal, l’on avale, l’on mange pendant que l’on vit. Puis, ce sont les pâtés, les gâteaux, les crèmes, les confitures qui arrivent. Ceux qui ont fini, ceux qui sont rassasiés, se lèvent, vont prendre l’air, et l’on prépare la seconde tablée. L’on a servi en tout soixante-dix repas et il reste encore assez de mangeaille pour apaiser la faim de vingt à vingt-cinq personnes. Repus, les hommes s’en vont sous la remise, allument la pipe et causent par groupes. Les femmes, elles, restent à la maison et parlent de leurs maladies.

La journée s’avance. Après avoir dîné, les musiciens sont repartis pour la ville avec leurs instruments enveloppés dans des gaines d’étoffe verte. De temps à autre, l’un des visiteurs serre les mains de ceux qui l’entourent et s’en va. D’autres se dirigent vers l’écurie, harnachent leurs chevaux et s’en viennent les atteler aux bogheis, devant la porte. Les femmes sortent en attachant leurs chapeaux. L’on se dit adieu. Sur la route, les voitures s’éloignent lentement, se dispersent, disparaissent…

Déjà, deux générations ont laissé pour toujours la petite maison blanche, près de la calme rivière. Tour à tour, le grand père, la grand’mère, la bru, puis le fils, ont franchi pour la dernière fois le seuil de la modeste demeure qui m’abrite, moi et les miens. Ils dorment à jamais dans le funèbre enclos, près de la vieille église.