Quand j’étais forçat en Allemagne

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Quand j’étais forçat en Allemagne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 881-916).
QUAND J’ÉTAIS FORÇAT
EN ALLEMAGNE

Le 13 septembre 1916, je fus condamné, par le Conseil de guerre allemand siégeant à Gand, à douze années de travaux forces, comme coupable de Kriegsverrat (trahison pendant l’état de guerre). Mon crime consistait, en réalité, à avoir rédigé des publications patriotiques, notamment les brochures : L’Allemagne acculée et Pourquoi nous vaincrons, et un petit journal clandestin : L’Antiprussien. Le 6 octobre, je partis pour l’Allemagne. Après quelques jours passés a Aix-la-Chapelle, je fus interné au bagne de Werden ; plus tard, on m’expédia à celui de Cassel. Les pages qui suivent se rapportent à mon séjour dans ces deux prisons.


AU BAGNE DE WERDEN

Mon impression, en franchissant le seuil du bagne de Werden, le soir du 12 octobre 1916, fut plutôt bonne. Werden est une ancienne abbaye bénédictine. Une magnifique façade Louis XIV rappelle sa splendeur déchue. Un hall d’entrée vaste, bien chauffé, d’aspect familial, ayant conservé quelque chose de la physionomie monastique d’autrefois, prédispose favorablement le nouvel arrivant. Comme hôtes nouveaux, nous sommes quatre Belges, le Père dominicain Nuyens, l’imprimeur De Scheemaecker, tous deux condamnés en même temps que moi, un ouvrier limbourgeois du nom de Van Assche et moi-même ; il y a en plus deux Allemands, forçats de droit commun.

Des gardiens en uniforme nous accueillent avec une bienveillance relative. L’un d’eux, un petit vieux à barbe blanche, me dit que nous ne serons pas ici-bien longtemps : « trois semaines au plus, » affirme-t-il d’un Ion de protection. Un autre nous apporte une terrine de soupe fumante et nous invite à nous restaurer. Mais ce ne sont là que des préliminaires, et ce qui suit est moins alléchant. La porte du hall s’ouvre ; un surveillant nous invite à le suivre. Nous nous engageons à sa suite dans un large couloir, mais pour le quitter aussitôt et enfiler un étroit boyau, sorte de fissure s’ouvrant entre deux murailles. Une de celles-ci est percée de portes basses. Ce sont nos cellules. On nous enferme à double tour, et nous voilà plongés dans une obscurité presque complète. Il s’agit maintenant d’organiser notre chambrée pour la nuit. Par terre sont étendues de minces galettes et de mauvaises couvertures. Nous nous en accommodons comme nous pouvons. Quant à dormir il n’en est pas question.


Le lendemain, lever à six heures, au signal de la cloche. Il fait encore tout noir. Notre porte s’entrebâille. Toilette sommaire. Ablutions plus sommaires encore ; une cruche d’eau et un seau d’une propreté que je ne pourrais même pas qualifier de douteuse, c’est tout le mobilier de notre chambre.

On nous apporte une tranche de pain aigre et un bol d’une soupe mal odorante. J’avale quelques bouchées de pain. Nous tâchons de mettre un peu d’ordre dans notre taudis, tout cela à tâtons et en nous bousculant les uns les autres.

Voici le jour. Si notre cellule n’est pas belle, au moins sa laideur est-elle pittoresque. Des murs qui n’ont plus de couleur, maculés de traînées brunes ou noirâtres. Une toute petite fenêtre perdue dans la hauteur, garnie de barreaux, taillée dans l’épaisseur d’une maçonnerie à défier les siècles. La cellule a la largeur d’un lit ; elle est deux fois plus longue qu’elle n’est large. Même au grand jour, il y règne une demi-obscurité.

Huit heures. Une clef grince dans la serrure. « Heraus ! » nous crie une voix. Et nous voilà de nouveau défilant dans les corridors. On nous conduit dans une petite salle basse, encombrée de vêtements, de chaussures. Un fonctionnaire est là, à l’air grave et gourmé : c’est le Hausvater, un membre important du personnel, à ce qu’il paraît. Belle tête régulière, grande barbe noire aux ondulations soyeuses, nez droit, teint mat, le vrai type colonais, frère des rois mages de Stefan Lochncr, solennels et pleins d’onction dans leurs cadres d’or gaufré. Mais l’œil est faux et sans bonté : le Prussien perce sous le Rhénan. En présence du Hausvater, nous procédons au dépouillement suprême. On nous prend tous nos vêtements. Un forçat ne peut rien garder en propre. J’obtiens, toutefois, de conserver ma brosse à dents et mon chapelet. La livrée de la maison comporte une chemise et un caleçon de toile grossière, un gilet satis manches et un pantalon également en toile, d’une tonalité rouge brique, une blouse de chanvre ; des souliers à semelles de bois et des chaussettes de colon ; comme couvre-chef, une casquette de bure brune. La plupart de ces objets n’ont sans doute jamais été lavés. Le gilet et le pantalon, notamment, sont dans un état de malpropreté répugnante ; quant à la chemise, elle est toute déchirée, et sa couleur, gris tirant sur le noir, n’est pas faite pour m’inspirer confiance. Mais l’heure n’est pas aux atermoiements et le mieux, ici, dès l’entrée, est d’abdiquer, une fois pour toutes, ses goûts et ses dégoûts. Cette résolution une fois prise, on se résout, beaucoup plus aisément qu’on ne l’eût cru possible, à tous les sacrifices matériels dont l’existence est comme tissée.

L’uniforme endossé, nous passons par le coiffeur de l’établissement. Déjà, à Aix-la-Chapelle, on nous avait débarrassés de nos chevelures et de nos moustaches, ornements déplacés dans un bagne. À Werden, on recommença l’opération de plus près. On me remit ensuite en cellule, et j’occupai, cette fois, un logement séparé.


Me voilà donc forçat, forçat pour de bon, ayant rompu toute attache avec le monde extérieur, simple numéro dans un bagne. Le bagne ! notion vague jusqu’ici, entrevue à travers quelques romans ou des récits d’une crédibilité discutable ! Et maintenant, c’est la réalité, c’est ma vie d’aujourd’hui, de demain. Je me demande par instants si je ne suis pas l’objet d’un rêve, si c’est bien moi, en chair et en os, qui suis là, rasé comme un genou, vêtu de toile des pieds à la tête, confondu dans un vaste établissement pénitentiaire. Je me promène de long en large, tel un lion en cage, entre les murs sordides de mon étroite chambrette. Ma pensée se reporte vers les miens, quittés presque sans adieu, vers les innombrables Belges emprisonnés, martyrisés, voire fusillés, à cause de leur fidélité au drapeau. Et voici que ma présence dans cette cellule, et ces barreaux étroits, et ces bardes crasseuses, et ce cadre sinistre qui sera désormais celui de ma vie, tout cela prend un sens. Tout cela, c’est la résistance belge, c’est notre protestation constamment maintenue, sans cesse renouvelée contre le crime de l’Allemagne, violatrice de notre droit. Tout cela, c’est notre faiblesse, mais c’est aussi notre grandeur et notre force. Chaque nouvel attentat de notre ennemie, chaque nouvelle proscription vient accroître le patrimoine de haine voué par notre pays à la barbarie teutonne. Chaque nouvel acte de résistance d’un Belge encourage d’autres Belges à faire preuve de la même résistance. L’emprisonnement est devenu la meilleure des propagandes anti-allemandes. « Nous sommes les belligérants de l’intérieur, » me disait un jour l’illustre cardinal Mercier, définissant, avec l’autorité qui s’attache à sa parole, le rôle des Belges restés au pays pendant la guerre. Dès lors, nous, les hôtes des prisons allemandes, les victimes du bon combat mené de ce côté du front, ne bénéficions-nous pas un peu des mêmes mérites que nos soldats faits prisonniers sur le champ de bataille ? Et si notre sacrifice, à la différence du leur, est imposé de vive force et, le plus souvent, sans gloire, ne participe-t-il pas, du moins, de cette vertu expiatrice qui est dans toute souffrance généreusement acceptée ?


Mes deux premières journées ont été coupées par diverses formalités. Inscriptions multiples au secrétariat, où siège un forçat belge, chargé de la comptabilité de la maison. Ce dernier m’apprend que tout l’argent trouvé sur moi à Aix-la-Chapelle a été. saisi et que la direction de Werden prélève sur les sommes enlevées un mark par jour pour « frais d’entretien. » Visite chez le contre-maître en chef, qui, à son tour, inscrit mon nom sur un registre, sans me dire d’ailleurs à quelle besogne je vais être employé. Comparution chez le directeur de la prison, qui s’informe du motif de ma condamnation : un cas grave, dit-il, dénotant des intentions particulièrement criminelles.

En sortant de chez le directeur, je rencontre De Scheemaecker.

Nous échangeons quelques mots à la dérobée : mon pauvre camarade me raconte qu’il a été occupé tout un après-midi, côte à côte avec les deux Allemands entrés ici avec nous, à nettoyer au papier de sable des ustensiles hygiéniques. Il a dû, pour sa part, en frotter une douzaine. Voilà comment le pays qui se proclame le plus civilisé du monde traite ceux qui sont coupables d’avoir servi leur patrie. C’est cela qu’ils appellent « mater notre esprit de révolte. »

Nous terminons par la visite du médecin, « une brute alcoolisée, » m’a annoncé le Belge employé au secrétariat. La visite a lieu dans une des salles de l’infirmerie. Avant d’entrer, on nous fait mettre en chemise. Un surveillant, aidé du médecin, nous fait subir un interrogatoire sommaire. Cet aimable homme veut, à toute force, savoir pour quel crime je suis ici. « Ah ! ah ! vous avez fait de la propagande patriotique ! Vous avez travaillé à mettre l’Allemagne par terre (kaput) ! Et vous avez reçu douze ans pour cela ! C’est beaucoup trop peu. » On nous appelle chez le médecin. Cette fois, la chemise même est de trop. Ensemble, dans le couloir qui précède l’infirmerie, nous dépouillons la harde infecte qui nous tient lieu de linge de corps, et, tour à tour, nous comparaissons devant la Faculté. Un petit homme rouge, couperosé, à tête de bouledogue. L’examen, cette fois, est encore plus rapide. Je demande au médecin l’autorisation de pouvoir porter quelques-uns des vêtements de dessous que j’ai apportés avec moi.

— Vous avez, me répond-il, à vous contenter des vêtements de la prison. Le règlement est le même pour tous.

— Je me permets de vous faire observer qu’à l’entrée de la saison froide, il est dangereux de quitter les vêtements chauds auxquels on est habitué. Je suis certain, à ce régime-là, de tomber malade.

— Vous êtes ici au bagne et vous n’avez rien à réclamer,

— Je le sais, mais vous conviendrez avec moi qu’il vaut mieux prévenir une maladie que de se soigner quand il est trop tard.

— Taisez-vous. Si vous tombez malade, il y a ici un lazaret pour vous soigner. Et si vous mourez, nous avons un cimetière pour vous enterrer. Ah ! ah ! Monsieur se croit ici chez ses, amis, les Anglais ou les Français. Monsieur oublie qu’il est un forçat, un criminel. Sachez, une fois pour toutes, que vous êtes ici chez les barbares prussiens. Ah ! vous apprendrez à nous connaître, nous, les barbares !

Et, en disant ces derniers mots, cet homme, qui devrait être le défenseur et le soutien des prisonniers, s’échauffe ; son œil s’allume ; tous ses traits respirent la haine, à moins que ce ne soit la satisfaction de pouvoir décharger sa bile sur un ennemi sans défense.

Je n’ai pas insisté et suis rentré dans ma tanière.

Le soir même, j’occupais ma cellule définitive.


Le lendemain était un dimanche, jour de messe obligatoire. Car tout le monde, en ce pays de règlements et de discipline, doit avoir une religion, surtout en prison, et est tenu d’en pratiquer les rites extérieurs.

La messe en commun me fournit l’occasion d’apercevoir pour la première fois mes nouveaux camarades, des Belges arrivés ici avant moi. Je parviens à serrer furtivement la main à quelques-uns d’entre eux. Ah ! le réconfort de cette poignée de main échangée sous la livrée du forçat, du « bagnard, » comme on dit ici ! La douceur de cette rencontre avec des compatriotes qui souffrent les mêmes tourments et que soutiennent les mêmes convictions ! Et quelle joie, surtout, de constater la fière mine de ces Belges, forçats du devoir ! On se figurait les dompter : sous le bourgeron de toile bise, leur échine s’est maintenue droite ; ils ont conservé le port de tête et le regard de l’homme libre. On croyait les arracher à leur pays : dans les prisons de l’Allemagne, la patrie belge se reconstitue.


Après trois jours d’attente, j’ai enfin obtenu du travail. Un petit gnome au poil hirsute, veston sale et chapeau bossue, est venu m’apporter ma besogne : je suis colleur de sacs en papier. Le métier est facile et laisse à l’esprit beaucoup plus de liberté que celui d’écrivain, que je pratiquais jadis. Après quelques minutes d’apprentissage, je suis déjà un ouvrier passable, sinon expéditif. Au bout d’une semaine, je suis arrivé à terminer 1 200 sacs ; les ouvriers expérimentés en font jusque 1 000 par jour.

La journée de travail est de douze heures environ, avec interruption d’une demi-heure pour le dîner et de trois quarts d’heure pour la promenade. Ceux qui ne produisent pas assez sont privés d’une partie de leur nourriture. Au demeurant, ce métier est une ressource précieuse dans ma vie désœuvrée. Sans compagnons, sans livres, sans possibilité de me livrer à une occupation intellectuelle quelconque, — je n’ai pas seulement un crayon à ma disposition, — je suis heureux de ce travail manuel qui remplit mes journées. Tout en promenant le pinceau sur les feuilles de papier jaune, je médite, je prie, je laisse ma pensée s’envoler vers les êtres chers laissés au pays, je tâche de me mettre dans la peau d’un véritable ouvrier, obligé de pratiquer ce même genre de travail pour gagner sa vie et celle de ses enfants.

Werden est une grande usine encore plus qu’une prison. Du matin au soir, cellules, couloirs, cours et ateliers sont pleins d’une activité trépidante. L’air retentit du bruit fait par les travailleurs du fer et du bois. En dessous de ma cellule fonctionne un atelier pour la fabrication du papier. Seuls, les ouvriers amateurs, comme moi, sont occupés au collage des sacs. Les autres font des meubles, des moulures pour encadrements, des caisses de munitions. Un certain nombre fabriquent des grenades.

Mais Werden est autre chose encore qu’une usine, et l’impression dominante, ici, est peut-être celle de vie monastique. Le cadre, tout d’abord. On a eu beau transformer, moderniser la vieille abbaye : on n’a pas réussi à lui enlever son cachet. Nos cellules sont les anciennes habitations des moines, dont elles ont conservé les parquets de chêne, les gros murs, les petites fenêtres carrées. Les couloirs qui s’enchevêtrent à l’intérieur ne sont autres que les cloîtres du moyen âge. Dans plusieurs des salles servant d’atelier, on remarque encore de vieilles sculptures. Mais c’est surtout le préau où nous faisons notre promenade quotidienne qui a conservé l’aspect cénobitique. Hauts bâtiments conventuels, d’architecture sévère, d’appareil fruste. Un promenoir pavé règne à l’entour. Au centre, un jardin aux parterres symétriques, que relient entre eux de petites allées tracées au cordeau. Dans les parterres poussent des dahlias, des tournesols, des touffes de soucis et de pensées. Du préau, on aperçoit le campanile de la vieille église. Il ne manque que les moines pour compléter l’illusion. et ne sont-ce pas eux qui s’approchent, en deux longues files muettes, la tête nue ou coiffée de bure brune, le corps perdu dans de longues houppelandes blanchâtres, clopinant avec peine sur leurs semelles de bois ? Plût au ciel que ce fût vrai ! Mais non, c’est l’apacherie boche qui défile ; c’est ma « station » qui fait sa sortie de trois heures. De loin, on les eût pris pour une troupe d’anachorètes ; de près, quelle cour des miracles ! Nous sommes une quarantaine : dix à douze « politiques, » tous les autres Allemands. Les politiques ont un air de famille, qui les fait aisément reconnaître. Il y a parmi nous, outre le Père Nuyens, trois prêtres, dont le vénérable chanoine Leclerc, doyen de Tourcoing. Ce sont gens charmants et qui, même sous leurs hardes sordides, ne dépareraient pas la vision monastique de tantôt.

Quant aux Allemands, ils forment certes la plus belle collection qui se puisse imaginer d’échantillons de l’armée du vice. J’ai noté quelques types particulièrement caractéristiques. Voici le rôdeur de barrières : haute stature, dos légèrement voûté, crâne développé, teint jaune, bouche énorme, lippe inférieure sensuelle, retombant sur un large menton en galoche ; l’œil en amande luit d’un sourire hardi, provocant. Un autre, qui paraît tout jeune, malingre, au teint trop blanc, se fait remarquer par l’étroitesse du front, la bouche fine au dessin étrangement sinueux, l’œil faux, d’un blanc laiteux : quelque alcoolique ou névrosé. Plusieurs intellectuels, et qui ont gardé à travers leur veulerie la marque d’un passé meilleur ; parmi eux, un prêtre, en qui est resté quelque chose de l’onction du prêtre, curieux mélange d’humilité et de bassesse. Un bel homme à la barbe et aux cheveux d’un noir de jais. Sa peine touche à sa fin et il a obtenu, comme tous les forçats qui en sont à leurs trois derniers mois de captivité, de ne plus devoir passer par l’égalitaire tondeuse. Dimanche dernier, il était assis à côté de moi à la messe ; il m’a exhibé les tatouages dont ses bras sont couverts, danseuses, cœurs percés de flèches, etc. : dans la cour, il fait à peu près ce qu’il veut, se promène hors des rangs. C’est l’homme à femmes, l’homme des cabarets borgnes et des rixes au couteau. Je me souviens aussi de tristes vieillards, pauvres loques humaines, au masque lassé, au regard éteint. L’un d’eux surtout m’est resté présent à la mémoire : type d’hébété ou de demi-idiot, bouche ignoble, l’œil mauvais, le corps flasque. Il était autorisé, de même que les malades, à se promener dans le jardin de notre préau. Je le vois encore, arpentant tout seul, d’un pas toujours le même, un chemin entourant un petit parc rond.

Et c’est chaque jour même spectacle ; mêmes théories de pauvres hères en blouses sales et pantalons rougeâtres, se promenant à cinq pas de distance les uns des autres, dans la pénombre des hautes murailles de pierre grise ; même promiscuité des condamnés politiques avec les chevaliers de l’assassinat et de la cambriole. Allemands et politiques sont partout confondus, à la promenade, à l’église, au bain. Aucune distinction n’est faite entre nous, sauf qu’à la promenade un certain nombre de forçats boches portent des surcots de gros drap brun, tandis que les politiques n’ont jamais que leurs vêtements de toile, même quand il fait le plus froid.

Instinctivement, cependant, mes camarades et moi nous nous retrouvons à l’heure où nous devons nous mettre en rangs. Nous réussissons le plus souvent à entrer ensemble au préau et l’on nous permet de nous promener dans la même file. Alors, des conversations s’échangent à la dérobée. Quand on se juge suffisamment éloigné du surveillant, les rangs se rapprochent, des billets se glissent furtivement d’une main dans une autre. Les tournesols qui occupent le milieu de la cour facilitent ce commerce. Le surveillant, pour nous mieux voir, se juche généralement sur une borne et change souvent de place, mais il arrive toujours un moment où le feuillage des tournesols et des dahlias nous dérobe plus ou moins à sa vue. Parfois, l’un de nous voit tomber à ses pieds un morceau de journal, lancé d’une fenêtre amie ; l’heureux destinataire s’empresse de le ramasser et de le dissimuler sous sa blouse. Rentré en cellule, on lit l’article clandestinement introduit, le plus souvent une coupure sans valeur, vieille de plusieurs jours ; le lendemain, on le passe à son voisin de promenade. Du monde extérieur nous ne savons rien ; la guerre, la politique et ses intrigues, tout s’abolit pour nous ; nous vivons de « canards ; » les derniers arrivés font l’éducation des anciens.


Vie monastique, ai-je dit, en parlant du cadre de notre existence. Mais c’est bien plus encore l’existence même que nous menons ici qui me confirme dans cette impression cénobitique.

L’abdication totale de notre liberté, de nos goûts, le complet renoncement à tout ce qui faisait le charme et paraissait être le complément indispensable de la vie d’autrefois, ces traits caractéristiques de la vie claustrale sont également les traits dominants de notre existence de forçats. Ajoutez-y l’austérité du régime : nourriture grossière, solitude et silence presque continuels, travail manuel, forte discipline. Ajoutez surtout les compensations et les consolations que procure la vie religieuse. Ah ! les bonnes méditations, les salutaires retours sur soi-même de ces longues journées en cellule ! Jamais je n’ai senti, comme dans cette étroite réclusion, s’élargir mon domaine moral. On nous a pris notre liberté matérielle, mais l’autre, celle de l’esprit, celle des convictions et des aspirations intimes, nous est restée ; que dis-je ? elle s’est augmentée en nous à mesure que se resserrait notre captivité. Sur ce terrain sacré, l’ennemi ne saurait avoir prise ; il nous appartient tout entier, et, sous la livrée du forçat, nous nous sentons plus libres que la race d’esclaves qui nous opprime.


Si l’âme est en paix à Werden, le corps, en revanche, y est soumis à rude épreuve. J’ai parlé plus haut de la promiscuité avec les forçats allemands. Sur une population de 730 internés, nous sommes seulement vingt-cinq prisonniers politiques, éparpillés dans trois stations différentes ; dans une de ces stations, les prisonniers travaillent en atelier et sont logés dans un dortoir commun. Les contacts entre politiques et Allemands sont donc fréquents. Nous sommes littéralement noyés dans cette énorme population de criminels patentés, et il en résulte une impression très forte de déracinement et d’isolement.

De cela, cependant, je ne souffre pas trop, pas plus que je ne souffrirais du voisinage d’une ménagerie ambulante. Il n’y a qu’une circonstance où la promiscuité avec les Allemands soit vraiment intolérable. C’est lorsque notre « station » se rend au bain. Ce qu’on entend ici par « bain » consiste dans une maigre douche d’eau tiède administrée dans une petite étuve à moitié obscure, aux murs maculés, à l’atmosphère fétide. On se rend là une fois par semaine, par groupe de dix ou douze prisonniers. Les baigneurs, parmi lesquels on coudoie fréquemment des forçais boches, sont séparés les uns des autres par de crasseux rideaux de toile brune. Toute l’opération du bain, y compris le déshabillage et le rhabillage, doit être terminée en quelques minutes. Au signal du surveillant, on enfile ses vêtements avant d’avoir eu le temps de s’essuyer, ou bien on se sauve à moitié nu…


On se fait à la solitude, au silence, au travail, encore qu’à la longue celui-ci doive paraître abrutissant. La petit contremaître râpé qui m’apporte le papier et la colle destinés à la confection de mes sacs ne me fait jamais de remarques et je jouis dans ma cellule d’une liberté relative.

Ce dont je souffre le plus, c’est de l’insuffisance de la nourriture et surtout du froid. Nos repas se composent invariablement de brouets visqueux ou aqueux, légumes cuits à l’eau, assaisonnés parfois d’une graisse suspecte, invraisemblables bouillabaisses de poires sauvages, de figues et de choucroute. Deux tranches par jour d’un pain gluant, dont la vue seule suffirait à ôter l’appétit. Une fois par semaine, une portion de pommes de terre accommodées au vinaigre et un petit poisson. Au début, je touchais à peine à cette peu engageante cuisine. J’ai fini par m’y accoutumer, mais la plupart des politiques meurent de faim à ce régime.

Quant au froid, nous en pâtissons tous. Bien que l’automne cette année, soit particulièrement rigoureux, nos cellules ne sont presque pas chauffées. La nuit, je grelotte sous mes deux couvertures de coton. Si je le pouvais, je dormirais tout habillé, mais cela est contraire au règlement des prisons allemandes, et tous les soirs, au moment du coucher, c’est-à-dire à six heures et demie, chacun doit déposer ses bardes, à l’exception de la chemise et du caleçon, à la porte de sa cellule. J’ai essayé de tricher, en dissimulant dans un coin le pantalon ou le gilet, mais la fraude a été découverte presque chaque fois. Certaines nuits, le froid est si vif qu’il est impossible de fermer l’œil. Le jour, la situation est encore pire. Nos habits de toile constituent une protection absolument insuffisante contre la rigueur de la température en cette saison. Et toujours pas moyen d’obtenir un vêtement plus chaud. Seuls, un certain nombre d’Allemands jouissent de ce privilège. Quant aux politiques, qu’ils prennent bronchites ou rhumatismes, on n’en a cure. Pour nous protéger un peu du froid, nous enroulons autour de nous nos draps de lit. À la fin de mon séjour, je m’étais confectionné avec le papier de mes sacs des plastrons matelassés. Mais tout cela ne m’empêchait pas, à certains moments, d’avoir le sang comme figé dans les veines.

Grâce à Dieu, je n’ai pas subi longtemps ce régime, ayant ou quitter Werden avant l’hiver. Mais je crois bien que si j’avais dû y prolonger mon séjour, pendant quelques mois de plus, j’aurais fini par aller goûter du cimetière si gracieusement mis à ma disposition par la Faculté… J’ai su depuis, par des Français et des Belges qui m’ont succédé à Werden, que l’hiver de 1916-1917 y avait été terrible. La nourriture, après mon départ, a encore considérablement baissé de qualité, et, en dépit de froids extraordinairement rigoureux, les prisonniers politiques n’ont eu jusqu’en février que leurs vêtements de toile.

Pour allonger un peu un régime devenu manifestement insuffisant, un assez grand nombre de détenus finirent par manger la colle destinée aux sacs. La plupart d’entre ces derniers tombèrent malades. En janvier 1917, il n’y eut pas moins de vingt morts sur une population qui atteignait à ce moment huit cents prisonniers ; pendant la première semaine de février, il y en eut dix-sept. Presque toutes ces morts, au dire de témoins dignes de foi, furent causées par la faim ou le froid, quelques-unes par l’ingestion de doses trop fortes de colle.


Heureusement, Werden n’était, pour la plupart des condamnés politiques, qu’une étape, destinée à les mater, en attendant qu’on les admît à un régime moins sévère. Après quelques mois, on les envoyait à Munster, à Rheinbach ou à Cassel, pour achever leur peine, Ils s’y trouvaient également au bagne, mais séparés des détenus allemands, et ils y jouissaient de diverses faveurs.

Ce fut ainsi qu’on vint nous annoncer un jour que nous partions pour le bagne de Cassel. La joie fut grande parmi nous. On nous remit, la veille du départ, en vue du trajet, des tuniques de bure et des souliers de cuir. Le lendemain matin, on nous enchaîna étroitement, deux à deux, et, sous la conduite du Hausvater et de deux surveillants, nous nous mimes en route, à vingt-cinq, tandis qu’il faisait encore nuit noire, et gagnâmes la petite gare de Werden. Ce voyage restera un des bons souvenirs de ma vie d’Allemagne. Jamais je n’en ai fait de plus gai. La sensation de l’air libre, au sortir de notre réclusion, la faculté de parler, de rire, mais surtout la perspective d’un régime meilleur mettaient en joie les plus difficiles à dérider. Nos chaînes ajoutaient un élément de plus au pittoresque du voyage.

Ce fut dans ce même équipage, marchant deux à deux, toujours escortés de nos trois gardes-chiourme, que nous traversâmes dans toute son étendue la ville de Cassel. Le bagne est situé à trois quarts d’heure de la ville, en pleine campagne, sur une hauteur. C’est la prison cellulaire classique : cinq grands corps de bâtiment à quatre étages, disposés en étoile et percés d’innombrables fenêtres : énorme masse rébarbative, se découpant en tache sinistre sur le ciel pâle. À midi précis, nous étions devant l’entrée de la prison, une porte monumentale en style de forteresse, flanquée de tourelles crénelées. Une poterne de fer s’ouvre pour nous laisser passer dans une cour entourée de hautes murailles. Nos surveillants nous rangent sur deux files, et le Hausvater, toujours solennel, nous remet aux mains d’un personnage à barbe grise, en uniforme souillé. Un nouveau chapitre de ma vie de prisonnier a commencé.


AUTRE BAGNE : CASSEL

Cassel, c’est le type du bagne moderne. Quatre ailes y sont réservées aux prisonniers, la cinquième est occupée par les bureaux et la chapelle. À l’intersection des cinq corps de bâtiment, une centrale, d’où l’on a vue sur toutes les cellules.

L’impression, en entrant, est lugubre. Un large corridor obscur, au plafond bas. Le fonctionnaire à barbe grise qui nous a accueillis et qui exerce les fonctions de surveillant en chef, — en allemand Oberaufseher, — nous mène vers l’intérieur. Un interprète belge, un Gantois, portant la blouse du forçat, nous explique, en un français mêlé de flamand, qu’on va nous donner à manger et qu’ensuite on nous remettra les habits de la maison. On nous conduit en cellule. Nous avalons à la hâte un bol de soupe. Puis on nous fait passer par le vestiaire. Ils sont là, les « habits de la maison. » Même uniforme qu’à Werden, mais, en plus, une tunique d’étoffe. Heureusement, ces vêtements sont propres. Seul, le linge est crasseux, pire qu’à Werden, s’il se peut.

Le Hausvater fait son apparition. Type de sous-officier prussien. Haute taille. Tète carrée, coupée d’une forte moustache grisonnante. Œil froid, expression dure, démarche roide.

Devant lui nous abandonnons notre défroque de Werden. Nous endossons le nouvel uniforme. On nous assigne nos cellules définitives. Nous voilà redevenus forçats comme devant.


Mon nouveau logis n’est pas gai. Une fenêtre assez grande, commençant à un mètre et demi du sol, mais ne donnant presque pas de jour, car ma cellule est située à l’intersection de deux ailes, et j’ai, tout juste en face de moi, un grand bâtiment qui ne me laisse pas entrevoir le plus petit bout de ciel.

Mais j’entends par ma fenêtre un bruit de voix. Des conversations s’engagent. Nul doute. ce sont mes nouveaux voisins, — car on a mis dans une autre aile mes camarades de Werden, — qui ont trouvé moyen de correspondre entre eux. Je voudrais me joindre à leur colloque, mais, seule, la partie supérieure de ma fenêtre s’ouvre ; quant aux carreaux inférieurs, ils sont en verre dépoli : aussi m’est-il impossible soit de voir, soit de me faire entendre. Heureusement, du bâtiment d’en face on se rend compte de mon embarras. « C’est par en bas qu’il faut ouvrir, me crie-t-on ; le carreau du centre est mobile ; seuls, les surveillants en ont la clef, mais une clef de boite à sardines fait jouer la serrure aussi aisément que le passe-partout du garde-chiourme. » Je découvre dans un coin l’instrument en question. Quelques essais infructueux et voilà ma fenêtre large ouverte. Je me hisse sur mon escabeau et jouis du spectacle. En face de moi toutes les fenêtres sont ouvertes de la même façon que la mienne. Un buste émerge de chacune d’elles. Tout le monde est en costume de forçat, mais les têtes s’agrémentent de chevelures et de barbes. La conversation est générale et des plus animées. C’est comme cela tous les jours, me dit-on. Et tout de suite, on me met au courant. Cassel, me raconte un obligeant voisin, compte en ce moment 650 détenus, dont plus de 200 politiques. La plupart sont des Belges. Les politiques habitent les étages supérieurs des deux ailes centrales et sont presque complètement séparés des condamnés boches ; ceux-ci occupent tout le reste de l’établissement.

Il rogne entre les pensionnaires politiques de Cassel un véritable esprit de solidarité. On me sait nouveau venu, dénué de tout, sans occupation, et c’est, parmi mes voisins, à qui me viendra en aide. Tel m’envoie de quoi écrire ; tel autre me procure des journaux, car on peut, ici, s’abonner à la presse allemande et on la reçoit très régulièrement. Un troisième me fait parvenir du lait, de la viande, du pain. Un modeste ouvrier m’offre tout un colis de vivres ; j’ai peine à l’empêcher de se priver pour moi. Les Allemands voient de très mauvais œil ces commerces charitables, mais ne réussissent pas à les empêcher. Le service intérieur de la prison, dans les ailes qui nous sont réservées, est confié à des prisonniers politiques, les « calfats, » pour me servir du terme consacré : ce sont les intermédiaires tout trouvés pour faire nos courses.


Le travail ici n’a rien d’accablant. Après une semaine de farniente, un contremaitre est venu m’apporter de la besogne : des pantoufles d’enfants dans lesquelles il s’agit de coller des doublures en flanelle. Ouvrage peu compliqué, mais sale, à cause de la colle gélatineuse dont il faut constamment s’enduire les doigts. Je me promets d’en faire le moins possible et tiens consciencieusement ma promesse. Après quatre semaines j’ai collé des doublures dans trois paires, et je plains les petits boches qui seront condamnés à chausser les pantoufles capitonnées par mes soins. Le werkmeister vient, une ou deux fois par semaine, contrôler mon travail. « Vous faites trop peu, me dit-il, beaucoup trop peu. » — « C’est possible, lui dis-je avec le plus grand sérieux, mais j’aime mieux faire bien que beaucoup. Vous ne voudriez pas que je vous remette de l’ouvrage mal fait. » Lui, alors, s’approche de mes informes essais, tâte l’intérieur tout plissé de mes pantoufles, puis, l’air navré : « Vous ne ferez jamais qu’un mauvais ouvrier, » déclare-t-il, en secouant la tête.

Comme à Werden, les détenus doivent conserver entre eux, à la promenade, une distance de cinq mètres et ils sont contraints au silence le plus rigoureux. J’essaie, de temps à autre, d’entamer une conversation, mais les deux surveillants de service ne nous quittent pas des yeux et rappellent à l’ordre quiconque fait mine de s’entretenir avec son voisin. Pour un mot prononcé à mi-voix, pour n’avoir pas conservé assez religieusement l’abôstand de cinq mètres prescrit par le règlement, ou avoir légèrement dévié de l’alignement, nous sommes houspillés, injuriés. Tantôt on nous reproche de marcher trop vite, tantôt d’avancer trop lentement, tantôt de rentrer d’une manière trop précipitée, tantôt de tarder trop quand la cloche a annoncé la fin de la promenade. Et ce ne sont pas seulement des reproches, mais des invectives grossières, de stupides mises en pénitence, parfois des voies de fait. Pour avoir dit quelques mots à un voisin, je me suis vu bien souvent reléguer dans un coin de la cour, tête au mur, pendant le restant de la promenade.

Puis ce sont, à tout bout de champ, des visites dans les cellules pour vérifier l’état des barreaux de la fenêtre, pour . inspecter la propreté, pour s’assurer que le lit, les draps, les couvertures sont pliés suivant les prescriptions du règlement, que la vaisselle est à sa place dans l’armoire. Puis encore, ces messieurs prétendent savoir ce que vous faites, s’enquièrent de la manière dont nous utilisons notre temps. Pour activer notre zèle, on nous annonce, une fois par semaine, la visite du directeur. Alors, chacun d’astiquer sa cellule, de faire reluire seau, bassin, vaisselle, de frotter parquet et carreaux de vitres avec la brosse à trois poils qui est ici un de nos principaux attributs. La journée se passe dans l’attente ; le soir ou donne un dernier coup de brosse, car la poussière s’amalgame chaque jour par grosses couches grises dans les cellules, et il faut que tout soit en ordre pour la tournée du grand personnage. Mais celui-ci ne vient pas et l’on s’aperçoit, un peu tard, que le surveillant nous a donné une fausse alerte.

D’une manière générale, le personnel nous traite avec la sévérité la plus brutale et ne fait aucune distinction entre nous et des malfaiteurs. Dès qu’on nous prend en défaut, ce sont aussitôt des cris, des objurgations, des menaces. À Werden, la prison retentissait du bruit des marteaux, des scies, des enclumes. Ici, ce sont des cris, des cris du matin au soir, cris de l’Oberaufseher, — l’ « Ober, » comme nous le désignions entre nous, — contre les surveillants et les contremaîtres, cris des gardiens contre les détenus, pendant le travail, pendant les mouvements, dans les couloirs. Un billet surpris, une conversation échangée d’une fenêtre à l’autre valent une interdiction de fumer pendant un mois, ou une journée de cachot. Avoir fumé en dehors des trois jours de la semaine où cette douceur est tolérée se paie également d’un séjour au cachot.


À Cassel, tout comme à Werden, le froid et la faim étaient nos grands ennemis.

Enfermés presque tout le jour dans nos cellules, sans vêtements chauds, sans feu, bien souvent, même au cœur de l’hiver, la plupart d’entre nous étaient gelés, transis.

Quant à la nourriture, elle était encore plus insuffisante, plus médiocre que dans ma première résidence. De mois en mois on diminuait nos maigres pitances et nos soupes devenaient plus aqueuses. Si encore ce qu’on nous donnait avait été mangeable ! mais la plupart du temps la soupe était tout simplement écœurante et son odeur suffisait à soulever le cœur. Il y avait, notamment, une certaine soupe au poisson, dont on nous servait trois et jusque quatre rations par semaine et qui était bien le brouet le plus abominable qui se puisse imaginer. Cette soupe restera célèbre parmi les hôtes des prisons allemandes. Quand elle figurait au menu, nous en étions prévenus dès la veille, tant étaient puissants les effluves que dégageait dans toute la prison la préparation des moules ou des petits poissons avariés dont se composait cette mixture. Et il y avait des malheureux qui avalaient cette horreur avec avidité !

Les semaines, les mois s’écoulent, et l’on s’acclimate à la vie du bagne. Quelques douceurs viennent tempérer ce qu’elle a de trop dur. Les détenus munis d’une garde-robe suffisante ont été autorisés à porter leurs vêtements personnels et à prendre dans leur cellule une partie de leurs bagages. Les colis de vivres ont commencé à arriver de Suisse, de France, de Hollande. La poste, enfin, m’a apporté des nouvelles de chez moi, et la pensée que dans la Belgique occupée, tout comme dans les prisons de l’Allemagne, rien ne parvient à abattre les courages ni à faire fléchir l’esprit de résistance, nous est d’un réconfort infini.

D’autre part, il commence à régner parmi le personnel de la prison, un ton plus adouci, des mœurs plus tolérantes.

Il faut distinguer ici entre le haut personnel et les surveillants. Rien à faire avec les fonctionnaires importants. Tous s’entendent à nous éconduire. Tel nous renvoie sans nous écouter. Tel autre, — c’est le cas le plus fréquent et tout à fait caractéristique de la manière boche, — s’esquive en rejetant sur un collègue la responsabilité d’une décision qu’il ne veut pas prendre. Tous excellent à se réfugier derrière le règlement, quitte à ne pas l’appliquer quand il nous est favorable. Ainsi, au lieu d’une heure de promenade, à quoi nous avons droit, on ne nous accorde que trente à quarante minutes, et encore pas tous les jours. On nous refuse de faire venir nos repas du dehors, bien que le règlement nous y autorise. En revanche, quand on peut appliquer le règlement contre nous, on ne s’en fait pas faute.

Ce sont ici les plus pauvres qui sont le plus mal partagés. Ainsi, le règlement autorise les politiques à fumer, trois fois par semaine, cigares et cigarettes, et le secrétaire, qui tient commerce de tabac, s’entend à nous vendre chèrement les cigares de sa boutique. Mais à ceux qui n’ont pas les moyens de se payer ces articles de luxe la direction confisque leurs pipes. De même pour les vêtements. L’administration, se prévalant toujours du règlement, n’autorise les détenus à porter leurs habits que s’ils ont au moins deux costumes complets et assez d’argent pour faire laver leur linge. Les pauvres sont, par le fait même, exclus du bénéfice de la mesure. On ne leur permet même pas, — j’ai reçu à ce sujet des doléances nombreuses, — de retirer de leurs bagages le moindre vêtement chaud. Un Français du nom de Boitelet, souffrant de la poitrine, demande au Hausvater la permission de prendre dans ses bagages un gilet de laine. Il insiste sur la rigueur extraordinaire de la température (on était en février 1917), sur son mauvais état de santé. La demande est traduite en allemand par un Luxembourgeois, appelé comme interprète. Le Hausvater refuse d’y faire droit, sous prétexte que Boitelet ne porte pas ses vêtements et son linge personnels. Le pauvre homme insiste d’une voix éteinte ; il se sent bien mal, dit-il. Nouveau refus. Quinze jours plus tard Boitelet était mort. .

Avec les surveillants, il en va tout autrement. Ici aussi, il faut établir des catégories. Il y a les bons. Il y a les mauvais. Il y a les corruptibles. Dans l’ensemble, toutefois, les dispositions à l’égard des politiques sont devenues meilleures qu’au début.

Dès janvier 1917 je note, dans le monde des gardiens, des symptômes de malaise, de mécontentement. Ils commencent à nous faire des confidences. Ils en ont assez de la guerre, disent-ils. Ils regimbent contre le Kaiser et contre les grands chefs. La considération qui, chez eux, l’emporte sur tout le reste, c’est qu’ils ont faim. Le fait est que la plupart d’entre eux sont terriblement maigres. Quand, par hasard, notre brouet contient quelques fèves ou quelques raclures de viande, ils le considèrent d’un œil d’envie. « Fameuse soupe, me dit l’un d’eux, un jour que l’ordinaire était un peu plus engageant que d’habitude : je voudrais bien avoir la pareille chez moi. » Un autre, à qui je demande s’il a des fils à la guerre, me répond qu’il en a un. « Et il va bien ? » lui dis-je. « Il a faim, » soupire-t-il. — Plus misérables encore sont les forçats allemands. Nous les rencontrons assez souvent. La plupart sont effrayants, maigres, à demi voûtés. Peau du visage tendue, teint vert, lèvres violettes, pommettes rouges et saillantes, ils offrent tous les symptômes de la tuberculose. À la fin de 1916, cinq de ces malheureux sont morts en dix jours de temps.

Il commence à régner entre les politiques une certaine vie sociale. De plus en plus, on se voit, on se parle, on apprend à se connaître. On s’occupe des pauvres, des malades ; on s’efforce de leur venir en aide. Ce n’est pas facile, car les Allemands nous contrecarrent. La direction a interdit à l’un de nous de faire circuler parmi les prisonniers les plus aisés une liste de souscription en faveur des malheureux II est même strictement défendu d’envoyer des douceurs à un indigent, voire à un malade. On le fait cependant, car la misère commence à devenir grande. Beaucoup de mes camarades « sont dénués de toute ressource et les plus fortunés d’entre nous se voient, de plus en plus, assaillis de demandes de secours.

À quelques-uns, nous travaillons également à soutenir le moral de nos camarades. Il s’est fondé à cet effet une petite feuille clandestine et hebdomadaire, qui jouit parmi les politiques du plus grand succès. Notre journal paraît une fois par semaine, en deux exemplaires manuscrits, un pour chacune des ailes occupées par les politiques. Ses rédacteurs, ce sont les journalistes de fortune, les critiques militaires en chambre, les caricaturistes et les poètes d’occasion qui veulent bien s’engager à apporter chaque semaine une parole de réconfort à leurs compatriotes. Pas de comité de rédaction. Les collaborateurs du journal ne se voient jamais ; la plupart ne se connaissent même pas. Les articles sont envoyés à l’un d’entre nous, pour la mise en pages et pour les deux copies du journal. Celui-ci est ensuite confié aux calfats, qui le font circuler de cellule en cellule, en le glissant par la fente qui existe entre la porte et la muraille.


Et ainsi le temps passe. Pour résister à la dépression, pour faire preuve de vaillance en face de l’ennemi qui nous observe, pour s’élever au-dessus des privations et des tracas qui sont le pain quotidien du forçat, les énergies se tendent, les volontés s’arc-boutent. « Je ne regrette rien et, si je le pouvais, je recommencerais ; et je ne demande qu’une chose, c’est que nos alliés aillent jusqu’au bout : » voilà ce que disaient, voilà ce que pensaient même les plus éprouvés. L’espoir du lendemain, le sentiment du devoir accompli, le caractère méritoire de l’épreuve, la conscience d’une vie spirituelle plus haute et d’une liberté intérieure contre laquelle tous les gardes-chiourme du monde ne sauraient prévaloir, voilà ce qui nous soutenait, voilà ce qui nous permettait d’envisager sans effroi une continuation encore longue de notre captivité.


LE MARTYRE DES HUMBLES

C’est pour certains d’entre nous que cette vie a été un martyre. Je veux parler des humbles, des indigents. J’ai déjà insisté sur ce point, mais je dois y revenir, car ce n’est qu’après quelques mois de séjour à Cassel que j’ai commencé à voir clair dans bien des choses qui, tout d’abord, ne m’étaient apparues que confusément. Or donc, un des traits caractéristiques du régime de Cassel, c’est la différence faite entre les gens aisés, les « intellectuels, » — et les pauvres : ouvriers, cultivateurs, gagne-petit, qui forment la grande masse de la population politique.

L’administration est loin de porter dans son cœur les représentants de la classe aisée, mais parfois elle les respecte, — on a dans ce pays le sens des hiérarchies sociales, — et, en général, elle les redoute. Nous sommes gens à ménager, du moins à laisser en paix. Du moment que nous n’enfreignons pas le règlement d’une manière trop publique, on ne s’occupe pas de nous. Nous faisons dans nos cellules à peu près ce qui nous plaît. De travail peu ou point. Contremaîtres et surveillants paraissent s’entendre pour fermer les yeux. Il en est tout autrement de nos camarades plus modestes. Ceux-ci, il faut qu’ils produisent. Tailleurs, savetiers, menuisiers, calfats, on a l’œil sur eux : l’inspection ne les lâche pas d’une semelle. Beaucoup d’entre eux sont employés à des travaux en dehors de la prison, travaux des champs, construction d’une usine pour la fabrication de munitions, établissement d’un chemin de fer électrique. Pour ceux-ci surtout, il s’agit de peiner dur. Levés à cinq heures ou cinq heures et demie, ils ne rentrent souvent à la prison que le soir à huit ou neuf heures. Ils partent par la pluie, le gel, la boue, travaillent la journée entière, exposés aux intempéries de l’air, aux injures des surveillants. Ceux-ci sont choisis parmi les plus sévères de la prison. Ils s’ingénient à humilier, à bafouer nos camarades. Tel d’entre eux, un nommé Jäger, réputé pour sa haine contre tout ce qui est Belge ou Français, va jusqu’à frapper ces malheureux pour quelques paroles échangées ; un autre, appelé Koch, qui ne le cède en rien au premier pour la méchanceté, fait à tout bout de champ le geste de fusiller les travailleurs politiques. Pour un rien, on les envoie au cachot. J’ai vu des vieillards débiles, à bout de forces après un travail exténuant, punis de trois ou quatre jours de cage parce qu’ils se déclaraient incapables de continuer à se traîner aux champs.

Le soir venu, ces pauvres gens réintègrent leurs cellules exténués, souvent trempés et glacés, et n’ont même pas les moyens de changer de linge ou de vêtements. À la hâte, ils avalent le potage à base d’eau claire qui est censé devoir les refaire de leurs fatigues et se jettent sur leur mince grabat. Le plus dur, cependant, dans ces travaux du dehors, c’est que nos malheureux camarades s’y trouvent en promiscuité continuelle avec des forçats allemands. Ils partent ensemble le matin, travaillent et prennent leur repas côte à côte, et c’est encore avec des bandits allemands qu’ils passent la nuit en cellule. Un nouvel arrivage de prisonniers, — des internés de Werden, — a porté le nombre des politiques à 370, le nombre total des détenus à 730. Comme il n’y a, guère que 450 cellules utilisables, il a donc fallu loger un grand nombre de prisonniers à trois : c’i-st le cas pour presque tous mes voisins. Mais, seuls, les travailleurs du dehors sont astreints à cohabiter avec des Allemands. Il y a parmi eux une forte proportion de tout jeunes gens et, dans beaucoup de cas, un politique est logé avec deux Boches. À noter, d’autre part, qu’à ces malheureux sont réservées les cellules les plus froides, les plus malsaines de la prison, construites en sous-sol. D’était révoltant, c’est un ouvrier belge qui a été investi, pour ces cellules, des fonctions de calfat et à qui incombe, par conséquent, le service des nombreux forçats allemands habitant cette station : ceux-ci s’entendent, d’ailleurs, à lui embellir l’existence, et ce sont de véritables trous à porcs que le pauvre garçon a charge de nettoyer chaque matin après le départ de ces hôtes de choix.

Il ne faudrait pas conclure de là que, seuls, les petits sont brutalisés. Nous le sommes tous et il n’est personne parmi nous qui puisse se croire à l’abri du cachot. Il y a des choses que la direction ne passe à personne, en particulier tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une tentative d’insubordination ou de révolte. Puis, il y a des détenus réputés suspects, qu’on punit à tort et à travers, des surveillants indécrottables et que l’administration prétend ne pas désavouer.

Moi-même, j’ai fait mes deux jours de cage comme auteur supposé d’un pamphlet, d’ailleurs insipide, qui avait circulé parmi les prisonniers de mon aile. La vérité était que le factum avait séjourné dans ma cellule et que, par suite d’une indiscrétion, ce détail était parvenu à la connaissance de l’administration. Le lendemain, je suis appelé devant une espèce de tribunal composé du directeur, du Hausvater et du surveillant en chef. Bien entendu, on ne m’interroge pas ; on se borne à me déclarer que, puisque les papiers viennent de chez moi, j’en suis l’auteur. J’ai beau protester de mon innocence et, sans désigner les noms des vrais coupables, faire remarquer que ces inepties ne s’accordent guère avec mes opinions bien connues : on ne m’écoute pas et on m’envoie au cachot. Un trou à moitié souterrain, de la même dimension que les cellules ; mais d’énormes barreaux de fer placés à un mètre de la fenêtre et à un mètre de la porte et occupant toute la hauteur de la cellule réduisent l’espace habitable à cinq mètres carrés. Les murs ne sont pas crépis, mais ont dû être chaulés à une époque reculée ; la brique paraît à nu. Un des côtés de ma cage est occupé par un grabat de bois, avec une planche comme oreiller. Dans un coin, un seau rouillé, à moitié détraqué. Une cruche et une écuelle de fer complètent ce décor de mélodrame. Pendant deux jours j’ai arpenté mes cinq mètres. Les nuits surtout m’ont paru manquer de confort. À tout prendre, je n’ai nullement regretté mon séjour : grâce à lui j’ai pu ajouter à mes souvenirs de bagne un chapitre qui me manquait.


Mais, je le répète, ce qui est, pour un nombre restreint de privilégiés, impression rare, est, pour la grande masse des petits, le pain quotidien. Et j’ajouterai que, pour beaucoup de ces petits, la peine du cachot est appliquée avec des raffinements de cruauté qui déconcertent.

J’ai reçu pas mal de doléances sur ces terribles séjours aux arrêts, en particulier sur le supplice des fers, qu’on applique aux prisonniers coupables d’infractions graves. Je n’en retiendrai qu’une, celle d’un chef-porion de Marcinelle, Antoine Wees. Homme énergique, doublé d’un ardent patriote, Wees ne se bornait pas à se plaindre de ses souffrances à ses camarades : il ne craignait pas de dénoncer en haut lieu les abus dont ses compatriotes et lui-même étaient chaque jour victimes. La lettre suivante, qui fut adressée par Wees à l’Empereur d’Allemagne le 2 août 1917, décrit cette lamentable situation d’une manière émouvante.

La lettre commence par raconter les misères de tout genre que j’ai déjà fait connaître : traitements brutaux, travail prolongé, alimentation défectueuse, cohabitation des prisonniers politiques avec les forçats boches. Puis Wees continue ainsi :


« Cette situation abominable était sans issue. Nul espoir de la voir s’améliorer. L’esprit et le corps affaiblis, je perdis patience, et je me décidai à fuir, préférant la mort rapide mais honorable par la balle d’une sentinelle à la mort lente et ignominieuse qui nous attend ici. Je me procurai des habits civils, je les cachai sous mes vêtements de forçat, prêt à profiter de la première occasion propice.

Mais, dénoncé par un détenu, avant même d’avoir commencé l’exécution de mon projet, je fus bousculé, frappé, pris à la gorge, ramené au bagne et mis aux fers, aux arrêts de rigueur. Et voici le supplice. Les bras sont écartés, pris dans une barre de 60 centimètres, les chevilles dans de gros anneaux, de lourdes chaînes allant des pieds à une ceinture de fer, sans compter les cuirs et courroies qui immobilisent les mouvements. Je ne pouvais, dans ma cage, que faire de petits pas avec peine, et pourtant autrefois j’étais robuste. Même assis ou couché, les douleurs sont intolérables. Nuit et jour le supplice dure sans interruption. Pour manger on ne m’enlevait aucun rien, et quand je faisais les quelques pas nécessaires pour prendre ma soupe claire à portion réduite, j’en renversais la presque totalité.

À mes souffrances de corps se joignirent les souffrances de l’estomac et les affres de la faim. Plusieurs fois je n’évitai la syncope que par un effort de volonté. Ce supplice est si terrible qu’un jeune Allemand, détenu de droit commun, puni de la même peine, pour un cas analogue, tomba malade et on le délivra de ses liens au bout de six jours. Mais c’est un criminel. Pour un prisonnier politique on n’eut pas la même commisération et on me laissa onze jours dans cette situation. Pendant mon supplice, je ne trouvai un peu de pitié que dans le regard de mon gardien ; quant à ses paroles, certainement consolantes, je ne pouvais les comprendre, ne connaissant pas la langue allemande. Du peu qu’il a pu faire je lui suis reconnaissant.

Mes poignets et chevilles étaient ulcérés, mon corps couvert de pustules ; mes pieds saignaient. Le médecin vint. Je croyais qu’il venait remplir le devoir d’humanité que son métier lui commande. Hélas non ! C’est en curieux qu’il pénétra dans mon cachot, accompagné de deux amis, officiers comme lui : c’était pour me montrer à ses camarades comme on fait d’une bête fauve. Il leur dit, en riant méchamment : « C’est un Français. « Il faisait erreur : je suis belge. Et tous les trois aussitôt de rire aux éclats. Les quolibets qu’ils me lancèrent, je ne les compris qu’à l’intonation moqueuse. Cette pénible scène me fut moralement atroce. Je n’aurais jamais cru que des hommes instruits, des chrétiens peut-être, officiers de l’armée de Votre Majesté, ayant l’honneur de porter une épée, pussent être animés de sentiments assez lâches, assez vils et assez bas, pour venir assister au martyre d’un prisonnier de guerre réduit à l’impuissance !

Je sortis enfin, mais c’était pour comparaître au jugement du directeur, qui, me dit-il, pour n’avoir pas autrefois, avant ma tentative de fuite, porté mes plaintes à sa connaissance (et comment l’aurais-je fait puisqu’il ne reçoit pas les politiques ?) me condamnait à cinq jours de nouveaux. arrêts dans les mêmes conditions. Malgré mes plaies, ulcères et boutons, je n’ai pas demandé la visite du médecin. À quoi bon ? Pour qu’il me donne encore cinq jours de cachot, d’après son tarif réservé aux politiques ? Je lis constater ma situation par mes camarades, qui pourront en témoigner. Voilà ma lamentable histoire, Sire… »


J’ai pu contrôler la parfaite exactitude de la plupart des affirmations qui précèdent. J’ai eu en mains l’appareil de torture qui a servi à martyriser notre compatriote et tiens de la bouche d’un surveillant qu’il pèse 21 kilos. Quant aux plaies de ses poignets et de ses chevilles, Antoine Wees n’a pas besoin de témoins pour attester qu’ils les ont vues. Il m’a montré ses pauvres membres blessés après sa sortie du cachot ; il me les a fait voir quatre mois plus tard. La marque des fers y est imprimée pour toujours. Les membres ont été atteints jusqu’à l’os.


Si ces avanies, ces châtiments brutalement appliqués nous indignent, les prisonniers qui en étaient victimes en souffraient pourtant moins qu’on ne pourrait croire. Ils courbaient la tête sous l’insulte ; ils acceptaient avec un stoïcisme étonnant durs travaux, injures, promiscuité avec des criminels, séjours au cachot. C’est que, pour eux, il y avait une question plus importante et qui primait tout le reste : cette « question de vie » qui s’était déjà posée pour les détenus de Werden. Vers elle allaient leurs préoccupations, leurs angoisses. Le reste n’avait, aux yeux de la plupart, qu’une importance secondaire.

Depuis janvier 1917 l’état sanitaire du plus grand nombre des prisonniers de Cassel est devenu inquiétant. Jusqu’en août il n’a fait qu’empirer. Nos pauvres camarades baissent à vue d’œil ; pas n’est besoin de l’œil d’un médecin pour s’en assurer. Les dos se voûtent ; les visages se creusent ; les regards perdent leur éclat. J’ai rencontré l’ouvrier Van Assche, qui est arrivé ici de Werden en même temps que moi, un colosse, aux épaules herculéennes : je ne l’ai pas reconnu, tant il avait fondu. Je ne sais qui il faut plaindre le plus, des jeunes dont l’appétit vorace n’est jamais contenté, ou des vieux, auxquels font défaut les soins les plus élémentaires. On continue à souffrir du froid. Pendant l’hiver si rigoureux de 1016-1917, c’est à peine si nous avons été chauffés. Par les froids les plus intenses, en décembre, en janvier, en février, la chaufferie ne donnait presque pas de chaleur et cessait de fonctionner à partir de midi. À certains jours, alors que le thermomètre marquait 28 degrés au-dessous de zéro, on n’a pas fait de feu du tout. Bien que très chaudement couvert, j’ai beaucoup pâti pendant toute la durée de ce terrible hiver. Mais qu’ont dû être les souffrances de ceux qui n’avaient pour se protéger du froid que les vêtements de toile de la prison et à qui l’on refusait systématiquement d’user de leurs objets personnels ?

Le grand tourment des malheureux n’est pourtant pas encore le froid mais la faim. L’insuffisance et la mauvaise qualité de la nourriture font chique jour davantage sentir leurs effets et, loin de s’en préoccuper, l’administration rogne de plus en plus sur nos maigres rations.

À partir de janvier on nous a supprimé les pommes de terre et la morue. En avril et en mai, on a réduit à deux reprises notre ration de pain. Nous ne recevons plus maintenant que deux minces tranches par jour d’un pain aigre et gluant, dans la composition duquel il ne doit, à coup sûr, entrer que bien peu de farine, mais où certains de mes compagnons ont trouvé des vers. Quant aux soupes, elles se composent presque invariablement soit de rutabaga conservés parfois à moitié gâté, d’un goût affreusement amer, soit de l’horrible mixture à base de poisson mal odorant que j’ai décrite plus haut : on nous sert maintenant ce dernier mets jusque quatre fois par semaine.

Certains d’entre nous ne laissent même pas pénétrer ces horreurs dans leur cellule. Pour les pauvres, alors, c’est jour d’aubaine. Ils se lancent, eux, comme la pauvreté sur le monde, sur ces soupes qui provoquent des nausées chez leurs camarades plus délicats, il leur arrive de consommer six à sept litres en un jour de ces brouets d’eau claire et de produits avariés. Résultat : beaucoup se rendent plus malades que s’ils se contentaient de la ration officielle. Dilatations de l’estomac, pieds gonflés, empoisonnements, abcès deviennent choses courantes. Quant aux Allemands, ils sont encore plus mal partagés. De ma fenêtre, j’en vois, pendant la promenade, tandis que le surveillant a le dos tourné, ramasser, dans les tas de détritus amoncelés dans la cour, des boites à sardines vides et lécher avidement l’huile qui y est restée. D’autres font main basse sur des croûtes de pain moisi, des pelures de pommes, qu’ils trouvent sous nos fenêtres J’ai vu de ces malheureux, véritables cadavres ambulants, dévorer des chenilles, des escargots, A ce régime les plus endurants sont condamnés à la mort lente.

Heureusement nous avions nos colis, et quelques-uns d’entre nous en recevaient de grandes quantités. Mais les vols suivaient la même proportion ascendante et c’étaient les pauvres, hélas ! qui en étaient le plus fréquemment victimes. Combien de fois j’ai vu de ces malheureux se présenter aux bureaux du secrétaire pour recevoir un colis inscrit à leur nom et se retirer avec une boite éventrée ou complètement vide ! On nous volait au camp de Cassel, où la censure militaire examinait les colis avant d’en autoriser l’expédition chez nous. On nous volait surtout à la prison. Par un abus intolérable, c’étaient deux forçats allemands, hommes de confiance de la direction et attachés aux bureaux du secrétaire, qui étaient chargés de la manutention des colis, eux qui les recevaient, les déballaient, les classaient, les remettaient aux destinataires. L’un de ces individus avait subi quatorze condamnations pour faux ; l’autre était un voleur de profession. Comment veut-on que pareils hommes, tentés par la faim et tout naturellement disposés à nous traiter en ennemis, n’aient pas abusé de la délicate mission qui leur était confiée ? Le service des colis resta confié à ces bandits jusqu’au jour où un hasard fit découvrir dans la cellule de l’un d’eux tout un magasin de vivres volés à des prisonniers politiques.

Restait la charité. C’est, assurément, grâce à elle qu’il n’y a pas eu dans nos rangs un nombre beaucoup plus considérable de morts. Charité des riches ; charité, infiniment plus touchante, des pauvres entre eux. J’ai rencontré, parmi ces derniers, quelques âmes d’élite, ne se plaignant jamais, toujours préoccupées de soulager, aux dépens de leur propre indigence, quelque infortune plus criante que la leur. Mais la charité ne suffisait pas à parer à toutes les misères. Et souvent celles qui auraient mérité le plus d’être secourues, les plus ignorées, les plus fières, les plus digues, étaient précisément celles qui échappaient à son action.


Ce que j’ai à dire des malades est encore plus triste.

Le médecin est une brute sans cœur. C’est de plus un négligent et un ignorant. Il ne vient que trois jours par semaine donner ses soins à une population de plus de 700 hommes, dont l’état débile et les prédispositions maladives lui sont connues. Le reste du temps il est remplacé par son assistant, un surveillant du nom de Rouck, un méchant homme qui nous déteste et qui a perpétuellement le sarcasme ou l’invective à la bouche. Pour être examiné par le médecin, il faut se faire inscrire la veille et se rendre à la salle de la visite : on attend son tour dans le hall de la centrale, debout, la face au mur, pendant une heure, deux heures ou davantage. Les prisonniers malades en cellule ne sont jamais visités ; quel que soit leur état, il faut qu’ils se rendent à la visite.

À la plupart de ces malades il faudrait des fortifiants, un régime alimentaire plus nourrissant, du repos. En règle générale, pareilles demandes sont impitoyablement écartées. C’est à peine si les malades sérieusement atteints réussissent à obtenir les remèdes qui leur sont indispensables. La pharmacie manque des produits les plus élémentaires. Bien souvent, surtout s’il s’agit de remèdes un peu coûteux, on déclare aux malades qu’ils n’ont qu’à s’en procurer à leurs frais.

La visite est quelque chose d’inénarrable. La moitié du temps le médecin se borne à examiner distraitement ses clients ou à les renvoyer sans les avoir seulement écoutés, surtout si leur casier judiciaire est lourdement chargé. L’aimable Rouck a la spécialité de ponctuer ces renvois de quelque grosse bouffonnerie destinée à terroriser la galerie. Quelques malades sont traités sur-le-champ : tel est le cas des porteurs d’abcès. Ces derniers sont nombreux : raison de plus pour aller vite en besogne. Sans prévenir le patient, le médecin le renverse sur une chaise-longue, lui fait une incision de deux ou trois centimètres, puis, — tous ces détails m’ont été confirmés de vingt sources différentes, — écartant les lèvres de la plaie béante, il les coupe avec des ciseaux. Cette boucherie terminée, la plaie est antiseptisée tant bien que mal et bandée par les soins de l’ineffable Rouck, et le patient, plus mort que vif, est renvoyé dans sa cellule. À partir de ce moment, il n’a qu’à se tirer d’affaire par ses propres moyens. Plus personne ne s’occupera de lui. S’il croit avoir besoin d’un pansement, il s’inscrira pour la prochaine visite.

Les suites de ce traitement barbare ? affaiblissement général ; plaies démesurées, parfois purulentes, ayant grand’peine à se refermer, alors qu’il eût suffi d’une simple ponction pour faire disparaître l’abcès ; dans certains cas, complications graves. Deux faits seulement entre beaucoup d’autres.

De Muyter, un jeune Flamand entré à Cassel plein de santé, est opéré d’un abcès dans les conditions que je viens de dire. Il souffre sans se plaindre. À quoi bon, pour retomber entre les mains d’un médecin qui ne s’occupe de ses malades que pour les brutaliser ? Son état empire. Par bonheur, l’aumônier vient le voir. Il juge De Muyter dangereusement malade, signale immédiatement son cas au docteur. Celui-ci, à titre exceptionnel et sur les vives instances de l’aumônier, se rend dans la cellule occupée par De Muyter dans les sous-sols ; il reconnaît, en présence de l’aumônier, que l’intéressé est en danger de mort, mais se refuse toutefois à lui donner ses soins dans sa cellule : cela est contraire au règlement et De Muyter n’a qu’à se rendre, comme un autre, à la visite. L’aumônier administre à De Muyter les derniers sacrements. Après quoi le pauvre garçon, presque mourant, est forcé de monter de son souterrain jusqu’à la salle de visite. Debout il attend que son tour soit venu, debout il subit l’examen médical. Le soir même il était mort.

Un Bruxellois, M. Merjay, arrive de Werden, en février 1917, avec un petit abcès à la hanche. Comme il ne souffrait guère, il n’avait rien dit de son mal au médecin de Werden, se défiant, avec quelque raison, de la sollicitude de ce personnage et préférant attendre son transfert à Cassel pour se faire soigner. Notre Esculape le reçoit et procède avec lui comme avec tous les autres. Brusquement, sans le prévenir, il entaille mon pauvre camarade sur une longueur de quatre centimètres, enlève tout l’abcès en deux coups de ciseaux et, par le même moyen, rectifie les lèvres de la plaie. Merjay souffre atrocement. Les pansements qu’on lui fait sont médiocres. Il entre dans un état de faiblesse inquiétant. Le médecin, à qui il demande un régime fortifiant et qui sait qu’il est arrivé de Werden dénué de tout, lui répond qu’il n’a qu’à faire venir des colis. Après plusieurs semaines la plaie n’était pas encore cicatrisée, quand arrive à la prison l’ordre « l’envoyer sur-le-champ Merjay à Charleroi pour un nouveau procès. Le malheureux est interné à la prison de Charleroi. Pendant quatre semaines, il séjourne dans un cachot infect, souterrain, sans être entendu par le Conseil de guerre, sans livres, sans occupations. Il ne sait du monde extérieur que ce détail atroce : dans un autre cachot de la prison se trouve son vieux père, impliqué dans le même procès que lui, une grave affaire d’espionnage. Un peu plus tardait apprendra que le vieillard, condamné à mort, est tombé sous les balles allemandes. Pendant ce temps, la plaie de mon camarade s’envenime. Il demande le médecin de la prison : après un examen sommaire, le médecin déclare la chose sans importance ; il ne procède même pas à un pansement. La gangrène se met dans la plaie, qui maintenant suppure abondamment et dégage une odeur insupportable. Malgré tout, on ne soigne pas encore le pauvre garçon. Bien plus, pendant ces quatre semaines, il n’a pas pu changer de linge une seule fois et il ne lui a même pas été possible de se déshabiller. Plus fort encore : un beau jour, sous prétexte qu’il pourrait lui prendre envie de se pendre, on lui enlève ses bretelles, les lacets de ses souliers ; on va jusqu’à vouloir lui retirer le bandage tout détrempé de pus qui est passé autour de son corps. Devant cette dernière cruauté le surveillant s’arrête, toutefois, et, mû par un sentiment de pitié, il remet à Merjay un vieux morceau de drap de lit, de quoi étancher un peu l’écoulement de sa plaie. Ce fut le seul adoucissement apporté à ce long martyre. Sur ces entrefaites arrivent des ordres nouveaux. Sans que le malheureux eût été entendu une seule fois par le tribunal de Charleroi, on décida de le renvoyer à Cassel. Il y débarqua dans un état pitoyable. Le médecin le vit, jugea immédiatement le cas grave : le même jour, il expédiait Merjay à l’hôpital civil de Cassel. Là enfin il fut opéré comme il le fallait et reçut les soins que réclamait son état. Sa vigoureuse constitution le sauva, par une espèce de miracle.

Il y a pire encore dans les annales médicales de Cassel, c’est ce qui se passe à l’infirmerie de la prison.

La plus grande appréhension qu’ait un prisonnier politique, c’est d’être envoyé en cet endroit qui devrait, semble-t-il, favoriser la guérison des malades. J’y. ai pénétré une fois, à la demande de l’aumônier, pour aller voir un Anglais, ancien camarade de Werden, qui s’y mourait de la tuberculose. J’ai rapporté de ma visite une impression d’horreur. Murs peints en vert sombre, maculés de taches sinistres, parquet poudreux, literies infectes. Le mobilier, dans la salle où je suis entré, se compose d’une petite table bancale ayant perdu sa couleur, de deux escabeaux, d’un fauteuil de malade qui n’a conservé que son bourrage et auquel une épaisse couche de crasse a communiqué une couleur grise uniforme. L’entretien de cette salle dénote une méconnaissance absolue des principes les plus élémentaires de l’hygiène. De la poussière, du désordre partout. Trois lits ou, plutôt, trois grabats dont le style rappelle celui de nos cellules. Deux d’entre eux sont occupés par des forçats allemands. Sur le troisième est couché mon Anglais, le visage ravagé par la maladie, baigné de sueur, le corps recouvert d’une chemise repoussante de saleté, émergeant à moitié des draps grossiers et des couvertures en lambeaux qui sont l’ordinaire de tous les prisonniers, malades et bien portants. Au chevet du moribond, sur un escabeau, quelques boites de conserve, un peu de lait condensé provenant d’un colis. Pour le service de l’infirmerie, pour tenir compagnie à ce malheureux qui, dans quelques jours au plus, va mourir loin de son pays, loin des siens, deux Allemands, forçats comme ses compagnons de lit. Et voilà le sort qui attend tous les prisonniers politiques trop malades pour pouvoir rester en cellule !

On comprend qu’ils ne s’y rendent qu’avec terreur. Dans l’esprit de la plupart des humbles, le lazaret c’est la mort. Ils savent qu’ils n’y auront pas les soins nécessaires. Sauf dans des cas exceptionnels, ils continueront à y recevoir l’écœurante nourriture de la prison. Ils n’y trouveront d’autre part, ni confort, ni dévouement. Mais ce qui les y attend, et ils le savent aussi, c’est la promiscuité dégradante avec des criminels, ce sont les sarcasmes et les mauvais traitements qu’ils auront à subir de la part de ces étranges compagnons de chambrée, c’est la jalousie féroce et l’inhumanité des calfats allemands du lazaret, les seuls infirmiers que la sollicitude de l’administration ait préposés au service des politiques malades.

Qui ne se souvient de la lamentable histoire d’un Français du nom de Romain ? À moitié mort de faim, épuisé par un travail prolongé, réduit à l’état de squelette, Romain se présente à la visite du médecin. On l’envoie au lazaret. « Rien de bien sérieux, déclare Rouck ; dans quinze jours il dansera. » Le soir même Romain est atteint d’une crise. Rappelle. Personne ne vient. Il hurle pour avoir du secours. Il hurle la nuit entière. Pas un infirmier, pas un gardien ne se dérange. Du dehors une voix seulement s’est fait entendre : « Taisez-vous, lui a-t-on crié, ou nous vous ferons votre affaire. » Romain a cessé de crier : son « affaire » était faite. Le lendemain on l’a trouvé mort sur son grabat. Je tiens ces détails d’un autre politique interné dans une salle voisine.

Faut-il s’étonner, en présence d’une situation pareille, si, en moins d’une année, il s’est produit ici — uniquement d’ailleurs du côté allemand — quatre tentatives de suicide ?


LES ÉCURIES D’AUGIAS

Après le drame, la comédie. La peinture de notre existence au bagne de Cassel ne serait pas complète si, après en avoir décrit les côtés poignants, je ne rappelais pas les souvenirs plaisants ou même agréables qui, pour beaucoup d’entre nous, y resteront attachés.

Ce qui, dans le domaine matériel, a surtout contribué à nous rendre supportable la vie au bagne, c’est l’invraisemblable incurie qui régnait à Cassel, c’est l’absolue infériorité de la direction, c’est le fait que la direction elle-même était débordée par un personnel médiocre, sans valeur morale ni expérience, et, par dessus tout, accessible aux suggestions de la faim. Il nous a fallu du temps pour nous rendre compte de cet état de choses en désaccord si manifeste avec ce qu’on nous avait toujours dit de l’organisation et de la méthode prussiennes ; mais une fois que nous y avons vu clair, nous étions sauvés.

Je n’en finirais pas si je voulais noter tous les traits qui, certains jours, donnèrent au bagne de Cassel la physionomie d’une prison de vaudeville. Une fois, ce sont de fausses clefs exécutées à la forge sur le modèle du passe-partout d’un de nos gardes-chiourme. Une autre fois, c’est un appareil de photographie acheté en ville par l’un de mes camarades, et qui permet à notre ami de prendre une centaine de clichés, dans nos cellules, dans les couloirs de la prison, à la chapelle, dans les bureaux de la centrale. Tous nous nous plaçons devant l’objectif, isolés ou par groupes. Le contremaitre en chef de l’établissement sollicita lui-même la faveur d’avoir son portrait fait par un prisonnier politique. Un surveillant de confiance emportait chez lui les clichés, au fur et à mesure qu’ils étaient développés ; c’était lui également qui gardait dans sa maison la précieuse mais compromettante collection de notre petite feuille clandestine.

Mais notre plus bel exploit a été d’introduire à Cassel, à partir de mai 1917, les journaux français. L’Allemagne, jusque-là, avait pu se croire victorieuse ; elle conservait du moins les apparences de la victoire. Par une espèce de coquetterie, elle laissait pénétrer chez elle la presse des Alliés. Telle feuille qu’on eût couverte d’or dans la Belgique occupée, traînait sur les tables des cafés d’Outre-Rhin. Un jour, le werkmeister de la fabrication de pantoufles, un nommé Martin, devenu un de nos serviteurs les mieux stylés, arrive triomphant chez l’un de nous, il apporte avec lui un numéro du Temps. Il se fait fort, dit-il, de nous procurer ce journal régulièrement, à raison de 50 pfennigs par exemplaire. On pense si l’offre fut acceptée d’enthousiasme. À partir de ce moment, nous eûmes le Temps cinq ou six fois par semaine. Le journal nous arrivait avec un retard de deux ou trois jours seulement. On se le passait de cellule en cellule ; on le lisait avec un respect presque religieux. Cela dura six mois. À ce moment, l’arrêt, puis l’échec complet de l’offensive autrichienne en Vénétie venant refroidir les espérances allemandes, la circulation de la presse française s’en ressentit. Seules, désormais, purent recevoir les journaux étrangers les personnes expressément désignées par la kommandantur. Il nous fut, comme bien on pense, impossible d’être compris parmi ces privilégiés et force nous fut de renoncer à notre lecture favorite. Nous remplaçâmes le Temps par les journaux socialistes allemands. Le moment allait venir où le Vorwærts ne le céderait pas en intérêt aux feuilles françaises.

On sera peut-être tenté de s’étonner qu’un pareil régime ait pu prendre naissance dans une prison. Il y a quelque chose de plus extraordinaire, c’est que ce régime ait pu se maintenir. En effet, à côté du petit personnel, aisément corruptible, il y avait le personnel supérieur, d’accès plus difficile, mal disposé pour les condamnés politiques, toujours prêt à nous prendre en défaut, à appliquer, à renforcer le règlement.

De ce haut personnel il nous a fallu faire le siège. Ç’a été la partie la moins aisée de notre tâche. Ici encore, cependant, nous avons obtenu des résultats, sinon complets, du moins appréciables.

Toute l’administration, à Cassel, reposait sur quatre hommes : le surveillant en chef et le Hausvater, l’un et l’autre d’opinion socialiste, et ne s’en cachant pas ; le directeur et le secrétaire, animés de convictions pangermanistes, et qui ne s’en cachaient pas davantage. Auprès de ces quatre hommes, il suffisait de mettre en pratique le « Divide et impera. » Tout les séparait. Pour tenir l’ordre dans la prison, ils n’avaient ni. ligne de conduite arrêtée, ni chef digne de ce nom, ni auxiliaires méritant confiance. C’était à nous de profiter de la situation. Il s’agissait d’exploiter la jalousie, les tiraillements existant entre les deux partis en présence. Il s’agissait d’exciter les socialistes contre les pangermanistes, de s’introduire dans les bonnes grâces de l’un, de se faire craindre de l’autre, de gagner celui-ci, de rouler celui-là. Il s’agissait surtout d’opposer à l’impéritie et à la négligence de cette administration de contrebande la force d’inertie, qui était notre grande force à nous.

C’est ce que nous avons fait avec un succès chaque jour grandissant. Nous connaissions tous les rouages de la machine, Nous savions qu’à la base de toute l’organisation il y avait deux traits dominants : brutalité et incurie. La brutalité, nous en prenions notre parti ; quant à l’incurie, elle nous permettait d’opérer des merveilles. Grâce à elle, notre vie, pendant la dernière année de mon séjour à Cassel, était devenue supportable.

C’était tout un monde que notre prison, avec ses passions, ses coteries, ses petites intrigues, ses rumeurs et ses courants d’opinion nettement tranchés, bruyamment manifestés. Rien ne se passait dans la prison qui ne fût aussitôt connu, commenté, interprété et souvent dénaturé. Bruits de la maison, bruits du dehors, bruits faux, bruits vrais, suppositions qu’on transformait en affirmations, probabilités qui devenaient des certitudes, tout cela pénétrait dans nos cellules, tout cela était introduit chez nous par les calfats, les porteurs de journaux, les surveillants, tout cela alimentait et façonnait l’opinion publique. La presse clandestine, de son côté, contribuait à répandre les idées, les rumeurs. Parfois des conflits naissaient, des propos aigres-doux s’échangeaient. D’une station à une autre circulaient des correspondances virulentes, d’où la politique n’était pas toujours exclue. À lire ces polémiques, je me croyais parfois rentré dans la libre Belgique, la Belgique d’avant la guerre…

D’une manière générale, cependant, l’entente entre les prisonniers était bonne, et bon aussi notre moral. Les plaintes étaient rares parmi nous. Les petits, en particulier, supportaient avec une étonnante vaillance la dure vie qui leur était faite. Cette vaillance, ils la conservèrent jusqu’au bout. À aucun moment, même lorsque l’horizon politique apparaissait le plus sombre, le courage ne vint à leur manquer, ni la foi dans le triomphe final de notre cause.


Au printemps de 1918, un grand nombre de Belges furent envoyés à la prison de Vilvorde. Moi-même, à la fin de l’été, je fus expédié à celle de Siegburg. Ce fut là que vint me surprendre, trois jours avant la signature de l’armistice, la nouvelle de ma libération.

Ce fut la révolution allemande qui nous ouvrit les portes du bagne.

Le vendredi 8 novembre, à l’heure de la promenade, nous vîmes pénétrer dans la cour de la prison des soldats et des marins en tenue, porteurs de cocardes rouges. « Vous êtes libres ! nous crièrent-ils. Nous sommes les marins de Kiel. Nous faisons le tour des prisons prussiennes pour délivrer tout ce qui s’y trouve. »

Mes camarades et moi, nous ne pûmes, tout d’abord, pas en croire nos oreilles. L’annonce de la liberté surgissant ainsi brusquement devant nous, nous causa, pour commencer, plus d’ahurissement que de joie, et nous ne savions trop à quel parti nous résoudre. Mais notre hésitation fut de courte durée. Nos libérateurs nous apprirent qu’ils avaient forcé l’entrée de la prison à coups de mitrailleuses. Nos cellules étaient ouvertes, ajoutèrent-ils, le personnel maté et un train spécial vers la Belgique serait mis à notre disposition à Cologne, par la révolution, maîtresse de toute la région rhénane.

Nous rentrâmes aussitôt dans nos cellules, pour y faire notre petit bagage. Les surveillants qui, le matin encore, nous traitaient comme des criminels, — à Siegburg ils étaient particulièrement brutaux, — nous regardaient passer effondrés, sans mot dire. L’un d’eux fut précipité du haut d’un escalier par une bande d’ouvriers flamands. Le directeur de la prison fut rossé comme plâtre et ne dut son salut qu’à des gardiens qu’il fit placer, revolver au poing, devant son bureau. Pendant une heure, dans cette immense prison, généralement silencieuse, ce fut un branlebas dont rien ne saurait donner une idée. Les condamnés allemands avaient été relâchés en même temps que les politiques, et, tandis que ceux-ci faisaient leurs préparatifs de départ, ceux-là pillaient et mettaient l’établissement à sac.

Deux heures après notre délivrance, nous quittions la prison de Siegburg. Nous prenions le train pour Cologne et, de là, pour Liège, et, le 9 novembre au soir, nous franchissions la frontière belge, au milieu d’un enthousiasme et de manifestations de joie que je n’ai pas besoin de décrire.

Nous étions heureux de notre liberté reconquise, heureux de saluer cette patrie pour laquelle nous avions lutté et souffert, heureux, surtout, de la savoir libérée et triomphante, sortie de l’effroyable lutte, pure de toute défaillance et s’imposant à l’admiration du monde par le prestige de sa grandeur morale.


VERHAEGEN.