Quand la Séparation sera votée...

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Quand la Séparation sera votée...
Revue des Deux Mondes5e période, tome 30 (p. 688-708).
QUAND LA SEPARATION SERA VOTEE…


I

Quand la séparation sera votée,… nous savons tous que le budget des cultes se trouvera supprimé, d’une part, ou diminué de. plusieurs millions[1] ; et, d’autre part, la nomination de nos évêques ne dépendra plus d’un gouvernement que l’intérêt de la religion n’a pas depuis cent ans toujours inspiré dans ses choix ; mais, d’ailleurs, il n’y aura rien de fait, et c’est seulement alors que les vraies difficultés surgiront. Nous ne sommes pas embarrassés de savoir comment l’Etat y fera face, ni lui non plus ! et, sans plus de scrupules qu’il n’en a montré jusqu’ici, nous pouvons être sûrs qu’il appliquera le droit de la force. Mais, l’Église, que fera-t-elle ? ou, pour parler peut-être avec plus d’exactitude, les catholiques de France, que feront-ils ? C’est ce qu’il est devenu sans doute urgent d’examiner. Nous ne parlerons donc aujourd’hui ni de la question théorique ou académique de la séparation de l’Église et de l’État, ni du Concordat, et de tant de moyens qu’il y aurait eu, si vraiment on l’eût voulu, de le conserver en l’adaptant aux nouvelles conditions qui se sont imposées depuis 1802 tant à l’Église qu’à l’État moderne. Sur l’un comme sur l’autre point, tout a été dit, depuis deux ans qu’on les discute, à la Chambre, dans les journaux, dans les salons ou dans les cercles, hier encore au Sénat ; — et les opinions sont faites. Si nous exprimions aujourd’hui la nôtre, c’est un plaisir bien inutile que nous nous donnerions ; elle viendrait un peu tard ; nous convenons franchement qu’elle ne serait pas neuve ; et elle ne changerait rien aux choses. Mais la vraie question, — la question du jour, si je l’osais dire, — et la question de demain, c’est de savoir, quand la séparation sera votée, ce que fera l’Église ?

Car, cette loi de séparation, — qui, de son vrai nom, serait d’ailleurs appelée bien mieux une « loi de spoliation, » ou « de confiscation, » puisqu’il n’y est question pour l’État que de la manière la plus avantageuse de ne pas payer ses dettes, et d’enlever à l’Église ce qu’elle possède encore de biens, — j’ai entendu dire à quelques catholiques ardens qu’ils ne sauraient l’accepter ; et, tout en partageant les sentimens de juste révolte qu’ils exprimaient énergiquement par ce mot, j’avoue que je n’ai pas compris ce qu’ils voulaient dire. Comment, en effet, s’y prend-on pour ne pas accepter une loi ? et, dans l’espèce, le budget des cultes, par exemple, étant supprimé, quels moyens avons-nous d’obliger un ministère à le rétablir ? ou encore, quels moyens de reprendre Notre-Dame de Paris, quand une fois l’État, comme il a fait jadis du Panthéon, l’aura désaffectée ? Nous pourrons donc, si nous le voulons, protester contre la loi ; nous pourrons, par des voies légales, en poursuivre l’abrogation ; nous pourrons en dénoncer infatigablement les dispositions de haine et d’iniquité ; mais, puisqu’en attendant nous devrons la subir, et, bon gré mal gré, nous y soumettre, il ne servira de rien de dire que nous ne pouvons pas l’accepter ; — et au contraire il faudra tâcher de nous en accommoder.

Insistons, et expliquons-nous clairement sur ce point.

Nous étions, personnellement, et nous demeurons partisans du Concordat, pour toutes les raisons que l’on en a données, dans la presse ou à la tribune, et plus particulièrement, si l’on le veut, pour celles que le cardinal Mathieu et M. de Mun, dans leurs livres, ont si éloquemment développées. Nous en demeurons partisans comme catholiques et comme Français, comme Français autant que comme catholiques ; et aussi bien, nous ne doutons pas que, sous une forme ou sous une autre, on y revienne un jour, parce que, l’« Église libre dans l’État libre, » ce n’est qu’une phrase, et une phrase qui ne s’entend point ! Libre en effet de quoi, l’Église ? de violer la loi de l’État ? et libre de quoi, l’État ? d’opprimer le droit de l’Église ? L’Église, libre de faire échec à la souveraineté de l’État ? et l’État, libre d’ignorer l’existence de l’Église ? Nous sommes libres aussi, en France, d’ignorer l’existence de l’Allemagne ou celle de l’Angleterre ! et c’est d’ailleurs une liberté dont nous ferons bien de ne pas user.

D’un autre côté, — nous venons de le dire et nous le répétons, — nous savons parfaitement que la loi de séparation n’est qu’une loi de haine, dont le premier effet, et un effet presque automatique, pour n’en citer ici qu’un seul, sera d’anéantir le culte catholique dans quelques milliers de communes de France. L’archevêque de Besançon, dans une Lettre à MM. les sénateurs du Doubs, de la Haute-Saône et du Haut-Rhin, faisait récemment observer que, « sans tenir compte des charges générales de l’administration centrale du diocèse, pour les paroisses de ville et les vicariats non rétribués par l’État, pour les aumôniers et l’éducation des clercs, le diocèse de Besançon émargeait au budget des cultes pour une somme de 895 50 francs ! » Où veut-on, et comment, que, d’une année à l’autre, on retrouve cette somme, et qu’on la demande à des contribuables dont la suppression du budget des cultes n’aura pas allégé les impositions d’un centime ? On ne la leur demandera pas ; et c’est bien ce qu’espèrent les auteurs de la loi de séparation ! Ce qui revient à dire que, si les dispositions de la loi ne sont pas en quelque sorte plus « meurtrières » pour la religion, c’est qu’on n’a pas osé les faire telles. Mais soyons sûrs que nous ne perdrons rien pour avoir attendu ! On le verra bien quand paraîtra, dans quelques mois, ou dans quelques jours, ce règlement d’administration, dont le moins que l’on puisse craindre, c’est qu’il ne soit à la loi de séparation ce que les articles organiques étaient encore hier au Concordat. Et il faut le savoir, pour nous y préparer.

Avons-nous besoin d’ajouter, après cela, que nous ne sommes pas de ceux qui semblent se promettre de l’application de la loi, je ne sais quel réveil ou quelle régénération du sentiment religieux ? Hélas ! nous croirions plutôt le contraire ! et, s’il faut dire crûment les choses, nous ne doutons pas que, dans nos campagnes, nos prêtres, en perdant l’attache officielle, ne perdent en même temps cette espèce de considération ou de respect qu’inspire au paysan « le fonctionnaire du gouvernement ! » La régénération viendra d’ailleurs ; et, s’il se préparait, en France depuis une vingtaine d’années, un réveil de la pensée catholique, dont nous avons ici même plus d’une fois signalé les progrès, nous craignons que la loi de séparation, bien loin de le favoriser, n’en interrompe ou n’en trouble le cours. Il serait aisé de prouver qu’on l’a faite en partie pour cela.

Mais nous disons que toutes ces raisons ne sont point des raisons de renoncer à la lutte, et surtout elles n’en sont point de ne pas vouloir voir, et de ne pas essayer de « réaliser » les quelques avantages que nous laisse la loi de séparation. Il faut, si nous le pouvons, nous « accommoder » de la loi qu’on nous impose ; nous ne saurons si nous le pouvons qu’après l’avoir essayé ; et si nous ne le pouvons décidément pas, c’est alors, mais seulement alors, qu’au regard de l’opinion, nous serons en droit de dire qu’une telle impossibilité, démonstrative de notre bonne volonté, l’est en même temps du fanatisme et de la déloyauté de l’adversaire.

On ne s’étonnera pas, d’ailleurs, ou du moins je l’espère, qu’un laïque éprouve le besoin d’exprimer, lui aussi, sa pensée, dans une question de cette nature. Incapables que nous sommes généralement, en France, de nous soumettre quand il le faudrait, nous compensons cette « indépendance, » qui n’est, à vrai dire, que de l’indiscipline, par une docilité fâcheuse, ou même coupable, en d’autres occasions ! Disons-le donc ici naïvement, et sans attendre davantage, puisque aussi bien tout cet article ne sera qu’une expression de cette conviction : chacun de nous a le droit de croire, — puisqu’il y va de sa conscience, — que les intérêts de la religion qu’il professe ne lui importent pas moins qu’à son évêque ou au Souverain Pontife lui-même, quoique d’une autre manière ; et, s’il craint, comme dans les circonstances présentes, de voir ces intérêts gravement compromis, pourquoi n’aurait-il pas le droit, à ses risques et périls, d’examiner, de discuter et, au besoin, de suggérer les moyens qui lui sembleront propres à les sauvegarder ? Rationabile sit obsequium nostrum. Si nous nous trompons, on nous le dira ! et si c’est l’autorité légitime qui nous le dit, nous nous soumettrons, nous nous soumettons d’avance. Mais en attendant, et sous cette unique restriction, nous osons croire que le laïque n’est incompétent, comme laïque et parce que laïque, dans aucune des questions qui intéressent l’Eglise et la religion du Christ. Il l’est moins que jamais en un temps comme le nôtre, où, si l’on est catholique de « naissance, » personne presque ne le demeure, que par une libre adhésion de la volonté, qui doit elle-même être précédée d’un libre consentement de l’esprit. Nous avons le droit d’exprimer une opinion motivée, même dans une question de dogme, pour aussi longtemps qu’elle n’est pas définie ; et, à plus forte raison, pourvu que la sincérité de notre soumission éventuelle soit entière, nous croyons que nous l’avons, dans une question d’organisation.


II

La première chose que nous souhaitions, comme étant en quelque manière la condition de toutes les autres, c’est donc qu’au lendemain du vote qui va libérer nos évêques de la tutelle de l’Etat laïque, ils usent de cette liberté pour former entre eux l’entente effective que leur interdisaient, depuis cent ans, les articles organiques et pour se réunir en assemblée plénière. Qui convoquera cette assemblée ? Sera-ce le Souverain Pontife ? Si c’est lui, je pense que son intervention ne paraîtra pas plus extraordinaire à nos républicains, ni surtout « plus étrangère, » que ne l’a paru jadis aux Américains du Nord, assez jaloux de leur liberté, l’intervention de Pie IX, en 1866, ou celle de Léon XIII, en 1883, dans la convocation du IIe et du IIIe Conciles Pléniers de Baltimore. Mais, du reste, que ce soit le Souverain Pontife ou, avec son assentiment, le doyen de nos cardinaux qui convoque cette assemblée, comme encore de savoir sous quel nom, — synode, assemblée, congrès ou concile, — elle se réunira ; quel en sera le président ; à quelles questions s’étendra le mandat du Congrès ; et quelle sera la forme de ses résolutions, je ne dirai pas que ce soient autant de questions de « procédure, » — parce que l’expression semblerait vouloir en diminuer l’importance, et il y en a là d’essentielles, — mais ce sont autant de questions un peu spéciales, qu’on trouvera naturel que nous n’abordions pas. Ce que nous croyons et ce que nous disons qui est uniquement nécessaire et urgent, c’est une assemblée des évêques de France.

Elle est nécessaire, pour affirmer en quelque sorte au monde l’existence et l’unité de l’Église de France, laquelle sans doute est et doit être, non pas assurément l’Eglise gallicane, — comme on essaierait de nous le faire dire, si nous ne prenions pas la précaution de protester, — mais pourtant quelque chose de plus qu’une juxtaposition de provinces ignorées les unes des autres sur le sol de la même patrie. Elle est nécessaire, pour nous apprendre ce que nous ignorons tous, et ce que, même à Rome, nous ne pensons pas que l’on sache d’une façon précise, positive et certaine, je veux dire l’état réel du catholicisme en France. « Nos cadres officiels, — écrivait récemment, dans les Annales de Philosophie chrétienne, un prêtre éminent du diocèse d’Albi[2], — sont beaucoup plus vastes que ne le comporterait l’effectif des vrais fidèles. La majeure partie de la population n’est plus catholique, ou l’est si peu, d’une façon si négative, qu’il en résulte une faiblesse plus grande encore… » Et plus loin : « La conscience religieuse s’éteint. Dans certains bourgs des environs de Paris, les deux tiers des enfans ne sont même plus baptisés. La proportion des familles étrangères à tout culte s’accroît dans toutes les villes et dans les campagnes elles-mêmes… » Ces observations inquiétantes sont-elles vraies de la France entière ? dans quelle mesure ? et quelles sont les raisons de cette indifférence croissante ? N’y a-t-il pas, ici et là, des « gains » qui compensent les « pertes ? » C’est ce qu’une assemblée des évêques de France pourra seule nous dire, et seule aussi renseigner Rome, dans une question de cette nature, avec une autorité que ne sauraient avoir des informations particulières, des mémoires individuels, ou des statistiques imprimées. Que dirons-nous encore ? Nous avons besoin d’une assemblée des évêques, parce que le corps de l’Eglise est composé de laïques, souvent faciles à scandaliser, et qu’on ne saurait mettre au péril de ne savoir, en leur âme et conscience, que penser ni que faire, si l’on agissait d’une manière dans un diocèse, et d’une autre manière dans un diocèse voisin. En ce moment même, ne voyons-nous pas des évêques favoriser la formation des « associations paroissiales, » et d’autres évêques « ne pas croire qu’il soit opportun de les établir à l’heure actuelle ? » Et nous avons enfin besoin d’une assemblée des évêques de France, parce que si les mesures que l’on prendra n’ont pas un caractère universel, qu’elles tiendront de leur origine même, ce sera comme si l’on ne prenait pas de mesures du tout ; et qui sait, en ce cas, si nous ne sommes pas destinés à revoir l’espèce de désarroi dont l’extrême conséquence, en ces dernières années, a été l’expulsion brutale des congrégations.


Il sera d’ailleurs infiniment désirable que, pour procéder utilement à la tâche qui sera la sienne, cette haute assemblée ne se mêle point de politique. Nous entendons par là qu’acceptant en fait la situation telle qu’elle sera donnée, au lendemain du vote de la loi, l’assemblée s’abstiendra de toute récrimination, même éloquente, sur les circonstances qui ont précédé, préparé, et accompagné la discussion de la loi. On ne mettra pas davantage en question la forme du gouvernement, et on n’essaiera pas d’établir que tout le mal est venu de ce qu’elle est républicaine et démocratique. On pourra même laisser les francs-maçons à leur besogne, et à la célébration de leur culte, puisque, tout ce que nous demandons, c’est qu’il nous soit permis de procéder librement à la célébration du nôtre, et qu’aussi bien, tout ce que nous pouvons utilement leur opposer, ce ne sont point de vaines invectives, ni, je pense, des passions analogues aux leurs, — et des procédés, — mais seulement une doctrine plus haute, plus généreuse et plus pure. Et, plus prudemment encore, on se gardera de retomber dans la pire erreur que les catholiques français aient peut-être commise au siècle dernier, et ç’a été de vouloir constituer le catholicisme en parti.

Renan, qui n’ignorait pas ce qu’il en a coûté à l’Eglise, trouvait cela fort bien, que le catholicisme fût un parti politique ; et tous les jours on nous rappelle qu’en Allemagne, par exemple, ou en Belgique, il en est un. Je me contenterai de répondre que la France de 1905 n’est ni la Belgique, ni l’Allemagne ! En France, c’est précisément et surtout d’avoir essayé de constituer le catholicisme en parti que souffre actuellement l’Eglise. Des indifférens eux-mêmes lui en veulent de son ingérence dans des affaires que l’on estime qui ne la regardent point, comme ne touchant qu’indirectement aux choses de la religion. Est-ce à tort ? est-ce à raison ? Je n’en sais rien ; je n’en veux rien savoir ; je me borne à constater le fait. On ne veut point, en France, que l’Eglise se mêle de politique ; on ne veut point qu’elle intervienne, du poids de son autorité spirituelle, dans les luttes électorales ; on ne veut point qu’il tombe d’autres conseils du haut de la chaire chrétienne que des conseils de morale et de piété. Et, encore une fois, je n’approuve ni ne désapprouve. Ou plutôt si ! je désapprouve, et j’accorde qu’il soit monstrueux de permettre à l’instituteur ou au professeur d’Université, contre tout ce que représentent l’évêque, ou le curé du village, une liberté de parole que l’on refuse à ceux-ci ! Mais le fait est là. Il faut compter avec le fait. Si l’on ne peut l’empêcher d’être, — et le plus souvent, comment le pourrait-on ? — c’est inutilement qu’on récrimine. Et c’est pourquoi, comme citoyens, nous nous occuperons de politique autant qu’il nous plaira ; nous nous en occuperons même comme catholiques, et ce sera notre affaire ; mais ce sont nos curés et nos évêques, en tant que « ministres du culte, » et, dans « l’exercice des fonctions du culte, » qui ne devront pas s’en occuper ; et, sans doute, après leur en avoir elle-même donné l’exemple, c’est ce que l’assemblée du clergé de France voudra leur dire, avec l’autorité qui lui appartiendra.

D’autres questions solliciteront alors son attention, et, entre autres, celle de la nomination des évêques eux-mêmes. Il y a pour le moment seize sièges vacans dans l’Eglise de France, ou même dix-sept, en comptant l’archevêché d’Alger, et il est probable que le Souverain Pontife y voudra nommer des titulaires de son choix, qu’il ne prendra, nous croyons le savoir, ni parmi les étrangers, ni parmi les membres des congrégations expulsées. Nous espérons d’ailleurs que ces nominations précéderont la réunion de l’assemblée des évêques. Mais, ces nominations une fois faites, l’Église de France demandera sans doute, et obtiendra, que les nominations épiscopales se fassent à l’avenir comme elles se font, par exemple, aux États-Unis, dans les conditions établies par le troisième concile plénier de Baltimore, en 1884[3]. Aux États-Unis, quand un siège vient à vaquer, les conseillers du diocèse, — consultores, — qui sont, selon les diocèses et les ressources du lieu, six, quatre ou deux prêtres, remplaçant dans la hiérarchie de l’Église d’Amérique nos chanoines capitulaires, dressent, avec le concours des recteurs ou curés inamovibles, une liste de trois candidats. Cette liste est transmise aux évêques de la province ecclésiastique, c’est-à-dire aux suffragans d’un même siège métropolitain, lesquels discutent entre eux les titres des candidats proposés ; motivent par écrit, s’ils croient devoir en écarter un, les raisons qu’ils en ont ; classent les noms par ordre de mérite, et font alors passer à Rome ce qu’on pourrait appeler le « dossier » de l’élection. Enfin, le Souverain Pontife fait son choix entre les trois noms, sans être d’ailleurs tenu d’observer l’ordre de présentation, et la faculté lui étant réservée, dont il semble qu’il use rarement, de leur substituer un quatrième nom. Nous croyons que cette manière de procéder serait conforme au vœu des catholiques de France. Elle ne peut certainement rien avoir de contraire aux dispositions du droit canonique, puisqu’elle est en vigueur aux Etats-Unis. Elle laisse entière, ou plutôt intacte, la liberté du Souverain Pontife. Elle ne se réclame point de précédens historiques dont la discussion, après quatre cents ans de régime concordataire, serait interminable. Elle ne constituerait aucun privilège à l’Eglise de France. Et quelques inconvéniens qu’elle comporte, — et que nous ne voyons point, — il ne semble pas qu’aucune autre puisse mieux assurer la dignité de l’épiscopat.

C’est à ce moment que se posera, devant l’assemblée, la plus difficile des questions que soulève la loi de séparation, et qui n’est autre que la question des Associations cultuelles telles qu’elles sont définies par les articles 4, 18 et 19 de ladite loi. Nous n’en retenons ici que deux points : 1° « Les associations cultuelles devront se conformer aux règles d’organisation générale du culte dont elles se proposeront d’assurer l’exercice ; » et 2° « Elles devront avoir pour objet, exclusivement, l’exercice d’un culte. » On sait d’autre part qu’elles devront être composées, « dans les communes de moins de 1 000 habitans, de sept personnes au moins ; dans les communes de 1 000 à 20 000 habitans, de quinze personnes ; » et enfin, « dans les communes dont le nombre des habitans sera supérieur à 20 000, de vingt-cinq personnes. » Si l’on remarque ici que ces chiffres ne sont pas limitatifs, et que par conséquent, l’association pourra se composer d’autant de membres que l’auront jugé bon le curé de la paroisse ou l’évêque du diocèse, ces dispositions, combinées avec celles de la loi du 1er juillet 1901, — articles 5 et suivans, — ne sembleront pas d’abord inacceptables ; et, en effet, il serait assez simple de s’en arranger, si malheureusement, comme on va le voir, elles n’étaient assez vagues, sous leur précision apparente, et assez perfides, quoique d’ailleurs indéterminées.

Qu’est-ce en effet, d’abord, que « les règles de l’organisation générale d’un culte, » et qui sera chargé d’en définir la nature ? « D’après le Projet de Loi présenté au Parlement, — écrivaient, le 28 mars 1905, au président de la République, nos cardinaux français, — l’existence de l’Eglise, après la séparation, serait soumise au régime des associations cultuelles. Or, ces associations, organisées en dehors de toute autorité des évêques et des curés, sont, par là même, la négation de la constitution de l’Église et une tentative formellement schismatique. Le vice essentiel des associations cultuelles est de créer une institution purement laïque pour l’imposer à l’Eglise catholique[4]. » Et, à la vérité, quand nos cardinaux s’exprimaient ainsi sur le danger des Associations cultuelles, il n’était point écrit encore dans la loi que ces associations devraient être « conformes aux règles de l’organisation générale du culte dont elles se proposeraient d’assurer l’exercice ! » Mais cette « concession, » si péniblement arrachée à la Chambre par l’éloquente et généreuse obstination de M. A. Ribot, en est-elle vraiment une ? et qui ne voit aussitôt quelle difficulté nouvelle s’est, pour ainsi dire, substituée à l’ancienne, si désormais la conformité « aux règles de l’organisation générale du culte » fait partie intégrante et constitutive de la définition même de l’Association cultuelle ? Au regard de l’État, et d’après les termes précis de l’article 4, il ne saurait y avoir d’Association cultuelle que celle qui prouvera d’abord sa conformité avec « les règles de l’organisation générale du culte ; » mais cette conformité, comment, par quels moyens, sur quelle base l’établira-t-elle ? C’est ce que la loi a négligé de dire. Il faudra nécessairement que l’assemblée des évêques le dise, et qu’elle n’attende pas, pour le dire, les jugemens des tribunaux ou un arrêt du Conseil d’État. Si ce texte a quelque signification, il n’appartient évidemment qu’à l’Église catholique, et à elle seule, de dire quelles sont les « règles de l’organisation générale » du culte catholique.

Rien ne sera plus délicat ; et on nous pardonnera d’en indiquer librement et respectueusement une au moins des raisons. Nous avons déjà rappelé les décisions du troisième Concile plénier de Baltimore, et si nous y revenons, c’est que l’Eglise des États-Unis, avec ses 75 archevêques et évêques, — ce chiffre est celui des prélats qui ont pris part à ce Concile, — cette Eglise a donné au monde le plus bel exemple de ce que peut le catholicisme sous le régime de la liberté politique absolue. Même il s’est rencontré de hauts personnages, comme l’ancien procureur général du Saint-Synode russe, M. Pobédonostzef, pour s’en déclarer effrayés[5]. Or, dans un pays comme l’Amérique du Nord où, pendant longtemps, l’Eglise n’a trouvé, et ne trouve encore aujourd’hui de ressources matérielles, et de moyens de vivre, que dans la libéralité des fidèles, il est arrivé plus d’une fois que ceux-ci voulussent, en quelque manière, « suivre leur argent, » et non seulement en contrôler l’emploi, mais, le diriger, et s’ingérer, du droit de leurs dollars, jusque dans le choix des personnes que rémunérait leur générosité. C’est ce que l’on craint des Associations cultuelles, ou plutôt des bureaux qu’elles nommeront pour s’administrer ; et je crois que c’est bien ce que nos cardinaux ont voulu dire quand ils les ont qualifiées d’ « institutions purement laïques. » Et, en effet, en France comme aux États-Unis, la loi civile reconnaît aux membres des associations cultuelles plus de pouvoirs que l’Eglise ne consent à leur en accorder. « C’est une règle universelle de l’Église catholique, — avaient dit, en 1866, les pères du deuxième Concile plénier de Baltimore, — que tous ceux qui administrent les biens de l’Église, à quelque titre que ce soit, ne le peuvent légitimement que du consentement du Saint-Siège ou de leur Évêque, et demeurent soumis dans tous les actes de leur administration à la juridiction et à l’autorité de l’Evêque. » Le troisième Concile reprenait, en 1884, les déclarations du second, et les faisait entièrement siennes. Il invoquait un Bref de Grégoire XVI, du 12 août 1841, où il était dit : « Quant à ce qui regarde l’administration des biens de l’Église, nous voulons que personne n’ignore qu’elle dépend entièrement de l’autorité de l’Evêque, et qu’aucun administrateur n’y peut faire d’autres actes de gestion que ceux dont l’Evêque lui a confié la charge : nihil ab ædituis Ecclesiæ geri unquam posse, nisi quod eis fuerit ab Antistite demandatum. » Et afin d’établir une règle uniforme pour toutes les provinces de l’Union, — ad unitatem disciplinæ per omnes fere nostras provincias vigentis, promovendam, quantum lex sæcularis permittit, — les évêques des Etats-Unis édictaient un certain nombre de conditions relatives à la constitution, à la composition, et à la compétence de ces Councilmen et Board of trustees auxquels ressembleront beaucoup les bureaux, ou, si l’on le veut, le personnel agissant de nos Associations cultuelles. Une de ces conditions, quant aux électeurs admis à nommer les membres de ces bureaux, est d’avoir fait ses Pâques ; et une autre, d’avoir une chaise louée à l’année dans l’Eglise, et d’ « avoir acquitté le montant de sa location. »

On ne voit pas que ces conditions ou restrictions aient gêné, depuis plus de vingt ans, le développement du catholicisme aux Etats-Unis. Il y a donc lieu de croire que ce qui a pu se faire aux États-Unis ne sera pas impossible en France. La tradition de l’Église est-elle si sévère, ou tellement absolue sur ce point, que l’on n’en puisse rien abandonner ? et s’il faut faire quelques concessions à l’élément laïque, les fera-t-on jamais plus considérables, ou plus étendues, que celles qu’on a dû faire, en d’autres temps, à l’élément politique, Léon X à François Ier, et Pie VII à Bonaparte ? C’est à nos évêques de France, réunis, comme ceux des Etats-Unis, en « Concile » ou en « Assemblée générale, » qu’il appartiendra de l’examiner. Ils auront à dire, eux aussi, dans quelles conditions les Associations cultuelles devront se former ; et, s’ils estiment que les droits que la loi civile accorde à ces associations sont incompatibles avec la constitution de l’Église, c’est eux, sans aucun doute, que les catholiques sont prêts à en croire. Mais la difficulté de les définir et de s’en servir sera-t-elle une raison de renoncer à la formation des Associations cultuelles ? Puisqu’elles apparaissent comme le seul moyen qu’on nous laisse d’assurer l’ « exercice du culte, » nous ne pouvons, quelque défiance qu’il nous inspire, y renoncer sans en avoir éprouvé la valeur. Tout en demeurant ce qu’elles sont au regard de l’État, les Associations cultuelles seront, au regard de l’Église, ce que l’Église décidera qu’elles doivent être. Ce sera, pour tout catholique appelé à en faire partie, une affaire de conscience. Aucun fidèle n’en appellera de l’Église à l’État. Ce sera même, à ce propos, une excellente manière de ne pas « accepter » la loi de séparation que de ne pas s’en prévaloir contre la loi de l’Église. Et si, par hasard, il arrivait que quelqu’un en appelât, qu’aurait-on à redouter, puisque, par hypothèse, telles que nous les concevons, les Associations cultuelles auraient satisfait d’abord à tout ce que l’Etat exige d’elles, mais, de plus, à des obligations que l’Eglise leur imposerait de surcroît ? On ne saurait m’empêcher, je pense, de ne pas profiter de toute la loi, et surtout quand cette loi, comme dans le cas présent, est faite ou se prétend faite « en ma faveur ! »

Enfin, comme les Associations cultuelles, une fois définies et constituées, « devront avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, » il s’agira d’examiner en quoi consiste « l’exercice d’un culte, » et jusqu’où s’étend la portée de l’expression. C’est ce qu’il est assez difficile de dire ; et, par exemple, les œuvres d’enseignement font-elles partie de l’ « exercice du culte ? » Oui, répond l’Église ! et, non, dit l’État laïque ! Sans entrer dans une controverse qui nous éloignerait de notre sujet, — lequel n’est pas aujourd’hui de savoir quelles sont en matière d’enseignement de la jeunesse les droits de l’Église et ceux de l’État, mais uniquement d’examiner si « le droit d’enseigner » est compris dans ce qu’on nomme « l’exercice du culte, » — nous croyons qu’il faut distinguer.

Il y a en effet des œuvres d’enseignement qui, tout en étant œuvre d’enseignement, ne laissent pas de faire partie de l’ « exercice du culte ; » et ce sont celles qui n’ont, au fond et en principe, d’autre objet que d’assurer, par la préparation des ministres du culte, la continuité même de l’ « exercice de ce culte. » Tel est évidemment le cas des grands séminaires, où, quelque matière que l’on enseigne, on ne l’enseigne qu’en vue de préparer le prêtre à sa mission future. Rien ne sera donc plus naturel, pour l’Association cultuelle du diocèse, que de revendiquer le droit d’entretenir un grand séminaire, au titre, pour ainsi parler, et du chef de « l’exercice du culte. » C’est aussi bien le droit que le Concordat n’avait pu refuser à l’évêque. Le cas est plus douteux pour les petits séminaires, où, sans doute, on peut bien dire qu’il s’agit aussi de la « préparation du prêtre, » mais, de plus loin, d’une manière plus générale, et dans des conditions qui paraissent moins étroitement liées à l’ « exercice du culte. » Les Associations cultuelles, qui doivent avoir exclusivement pour objet « l’exercice d’un culte, » auront-elles le droit d’imputer sur leurs ressources régulières l’entretien d’un petit séminaire ? Nous nous contenterons d’observer à ce sujet qu’en 1866, les pères du second Concile plénier de Baltimore, uniquement soucieux de l’ « organisation générale du culte, » y firent en quelque sorte rentrer l’institution des petits séminaires ; et ils en donnèrent comme raison que c’est là, dans les petits séminaires, que se fait la sélection nécessaire aux exigences du culte. Nos évêques décideront ; et si l’Eglise, par leur voix, juge que les petits séminaires sont en quelque sorte exigés par « l’organisation générale du culte, » on ne voit pas sur quel fondement on pourra refuser de l’en croire.

Mais il en est autrement des œuvres d’enseignement, en général, primaire ou secondaire, et ici, nous croyons que l’Eglise de France aura tout intérêt à ne pas les revendiquer comme faisant partie de « l’exercice du culte. » Par où, sans doute, et on nous entend bien, nous ne voulons assurément pas dire qu’elle s’en désintéressera, — non plus que des œuvres de bienfaisance ou de charité ! — mais elle ne s’y intéressera pas directement, par l’intermédiaire de l’Association cultuelle, ni même peut-être par celui de l’Association paroissiale. Car on a beaucoup parlé d’Associations paroissiales, depuis quelque temps, mais on a oublié de dire comment on les entendait. S’il ne s’agit, en effet, que de libres groupemens, ayant pour objet une œuvre d’enseignement ou de bienfaisance, et qui ne seront « paroissiaux » que parce que, sans doute, on ne s’adressera pas aux fidèles de Ménilmontant, pour l’entretien d’un dispensaire ou d’une école professionnelle dans le quartier Montparnasse, rien ne sera plus facile. Faisons des Associations paroissiales ! Mais, si nous voulons parler d’Associations groupées autour du curé de la paroisse, sous sa présidence, et dirigées par lui, la question se présente alors sous un tout autre aspect ; et je crains qu’en opposant, dès à présent, aux Associations cultuelles de telles Associations paroissiales, on ne s’expose à de graves mécomptes.

L’article 16 de la loi de séparation est ainsi conçu : « Les associations formées pour subvenir aux frais, à l’entretien et à l’exercice public d’un culte, devront être constituées conformément aux articles 5 et suivans du titre Ier de la loi du 1er juillet 1901. Elles seront en outre soumises aux prescriptions de la présente loi. » Et, d’un autre côté, voici le texte du paragraphe 7 de l’article 17 : « Elles [ces associations] pourront recevoir, en outre des cotisations prévues par l’article 6 de la loi du 1er juillet 1901, le produit des quêtes et collectes pour les frais du culte ; percevoir des rétributions pour les cérémonies et services religieux, même par fondation ; pour la location des bancs et sièges, pour la fourniture des objets destinés au service des funérailles dans les édifices religieux, et à la décoration de ces édifices. » On ne voit pas bien, en de telles conditions, — et l’idée même en étant comme étranglée entre ces deux textes, — ce que pourront être les Associations paroissiales, ni comment elles se constitueront. Car, en vertu de l’article 17, paragraphe 7, on ne voit pas sur quelles ressources elles pourront faire fond, si ce n’est sur les cotisations qu’elles percevront en tant qu’Associations paroissiales. Mais, par le moyen de l’article 16, on leur prouvera qu’ayant pour objet « l’exercice public d’un culte, » elles sont donc, en réalité, des Associations cultuelles, et comme telles soumises, non seulement aux prescriptions de la loi de 1901, mais, de plus, à celles de la loi de 1905. Allégueront-elles à ce propos que leur objet est précisément de pourvoir aux œuvres qui, comme les œuvres d’enseignement, de bienfaisance ou de propagande, ne relèveront pas des Associations cultuelles proprement dites, formées et constituées sous ce nom ? On leur répondra donc qu’en opérant la séparation de l’Église et de l’État, si l’on a cru devoir faire une loi particulière et spéciale, — quand on eût pu se borner à la dénonciation du Concordat et à la suppression du budget des cultes, — on en a eu beaucoup d’autres motifs, mais c’est aussi, précisément, pour soustraire les œuvres d’enseignement ou de bienfaisance à la direction de l’Eglise comme telle ; et, légalement, il semble que l’on aura raison. Entre les Associations cultuelles, qui seront nécessairement « diocésaines » ou « paroissiales, » au sens administratif ou topographique du mot, et les Associations sans épithète, formées pour subvenir aux œuvres d’enseignement ou de bienfaisance, on ne voit donc pas qu’il y ait de place pour les Associations paroissiales ; et, en tout cas, on n’y devra songer qu’autant que l’Église aura déclaré l’incompatibilité des Associations cultuelles avec sa constitution.

D’où résulte cette conséquence, que, l’exercice du culte proprement dit étant une fois assuré par les Associations cultuelles, c’est aux laïques qu’il faudra que l’Eglise ait recours pour l’organisation de ses œuvres d’enseignement et de propagande. Il y a des courans que l’on ne remonte pas. Si l’école, « la petite école, » comme on l’appelait jadis, a été longtemps inséparable, de l’Église, elle en est séparée désormais ; et, à ce propos, on remarquera que, non seulement aux Etats-Unis la totalité, mais en Angleterre même, — je ne dis pas en Écosse, — la moitié des écoles publiques a cessé d’être « confessionnelle[6]. » Mais, à côté, en face de l’école publique, nous pouvons encore ouvrir une école chrétienne, et tandis que nous le pouvons, il faut nous hâter de le faire. On ne peut empêcher des Associations qui ne seront ni paroissiales, ni cultuelles, de se former à cet effet ; on ne peut empêcher l’évêque ou le curé, « comme citoyen, » d’en faire partie ; et surtout, — c’est ce que nous attendons de l’assemblée des évêques, — on ne peut empêcher l’Eglise d’en définir les conditions, et d’opposer à l’école publique et laïque le programme de l’école chrétienne et privée. Elle dira donc, d’une manière générale, ce qu’elle est en droit d’exiger des maîtres de l’école chrétienne, et elle dictera les conditions qu’ils devront remplir, mais elle ne « dirigera » pas l’école. Et nous sera-t-il permis de dire que nous n’y voyons pas de grands dangers ? si même il n’en résulte quelques avantages, dont le moindre ne sera pas de soustraire l’Eglise à la tentation de confondre l’enseignement religieux avec l’enseignement de la religion, et celui-ci même avec beaucoup de choses qui peuvent en faire partie, quand on le donne du haut de la chaire chrétienne, mais qui ne sont point à leur place dans l’école primaire.


Ce ne sont pas les seules questions que doive soulever l’application de la loi qu’on nous fait, et il y en a beaucoup d’autres. Mais il nous a semblé que celles-ci n’étaient pas les moins importantes, ni surtout les moins urgentes. Ou plutôt encore, elles n’en forment qu’une toutes ensemble, qui est la question des Associations cultuelles, et du moyen ou des moyens d’en concilier l’organisation avec la constitution de l’Eglise, avec le concours des élémens laïques, substitué à celui de l’Etat, et avec les intérêts de la religion. Si l’assemblée des évêques de France, une fois réunie, croit devoir aborder et discuter d’autres questions, celle-ci est manifestement la question préjudicielle, dont la solution rendra naturellement toutes les autres faciles à résoudre. N’oublions pas, en effet, que d’après le paragraphe 8 de l’article 17, « les Associations cultuelles pourront verser, sans donner lieu à aucune perception de droits, le surplus de leurs recettes à d’autres associations constituées pour le même objet ; » et que, d’un autre côté, d’après l’article 18, « ces associations pourront, dans les formes déterminées par l’article 7 du décret du 16 août 1901, constituer des unions ayant une administration ou une direction centrale. » Non seulement donc les dispositions de la loi ne s’opposent point à la fédération des Associations cultuelles en provinces ecclésiastiques, et même en une association véritablement nationale, mais, telles que sont ces dispositions, elles nous invitent, pour ainsi dire, à former cette fédération, et l’Assemblée du clergé de France à en prendre la direction. Une solidarité que le Concordat s’était efforcé de rompre, en limitant, autant qu’il l’avait pu, l’action de l’évêque aux bornes de son diocèse, la loi de séparation la rétablit. Nous serons bien maladroits, ou étrangement négligens, si nous n’en savons pas profiter, nous aussi, pour former « un bloc » dont la solidité soit capable de résister aux assauts de nos adversaires. Mais si nous y réussissons, toutes les questions qui regardent l’organisation financière ou matérielle des choses du culte, ne deviendront-elles pas alors faciles à résoudre ? et c’est pourquoi, dans le présent article, nous avons cru pouvoir nous dispenser de les examiner.

Il en est pourtant une dernière, dont nous ne pouvons guère omettre de dire deux mots, et qui est celle-ci : « Qu’arriverait-il ? et que ferions-nous, que devrions-nous faire si l’Eglise repoussait le régime des associations cultuelles ? » On s’en remet à Rome de nous le faire savoir, et on aurait raison, s’il ne s’agissait que d’un point de doctrine, mais il s’agit aussi d’une question de fait, ou d’application pratique, dont quelques-uns des élémens de solution sont en France, et ne sont qu’en France. En tout cas, si l’on repousse le régime des associations cultuelles, c’est toute une organisation du culte qu’il y faudra substituer ; et une organisation dont nous pouvons dire qu’elle n’a de modèle nulle part, puisque nulle part, pas même depuis la loi de 1901, le droit commun de l’association n’est ce qu’il est en France. Quelle sera cette organisation ? l’assemblée des évêques se livrera-t-elle au travail infini, — rursus ab integro, — d’en élaborer les grandes lignes ? trouvera-t-on beaucoup mieux que des associations « conformes aux règles de l’organisation générale du culte ? » libres individuellement de s’entr’aider les unes les autres ? et toutes ensemble d’avoir « une administration ou une direction centrale ? » S’il ne nous appartient pas de décider la question, il faudra que l’assemblée des évêques de France la décide ; et il ne suffira pas qu’elle la décide contre les associations cultuelles, mais il faudra qu’elle dise expressément le régime qu’elle propose de substituer en France à celui de ces associations. Nous ne craindrons pas d’ajouter que ce régime de l’association cultuelle aura toujours sur tout autre, comme régime de transition, le très grand avantage de maintenir notre organisation religieuse dans les données du Concordat.


III

On nous demandera sans doute, sur cette conclusion, de quoi nous nous plaignons donc, et nous répondrons sans difficulté : « Nous nous plaignons qu’on ait dénoncé le Concordat de 1802 sans avoir essayé seulement d’en négocier l’amélioration ; — nous nous plaignons que, du fait même et par une conséquence forcée de cette dénonciation, la France ait rompu tous rapports avec une puissance qu’il ne suffit pas de méconnaître pour la supprimer, ni de dédaigner pour l’anéantir ; — nous nous plaignons que des résolutions qui sont de nature à modifier toute la politique intérieure, et extérieure, d’un grand pays aient été prises ab irato, par un seul homme, et en dehors de toute consultation de l’opinion ; — nous nous plaignons qu’en supprimant les quarante millions du budget des cultes on viole un engagement d’honneur publiquement et solennellement pris ; — et nous nous plaignons encore que, si l’on voulait faire la séparation loyale de l’Église et de l’État, on ne se soit pas borné à un article unique, portant qu’à dater de tel jour les Églises rentreraient dans le droit commun des associations. » Quelqu’un a dit à ce propos : « Tout le mal vient de ce que la loi organique sur le droit d’association est à la fois trop compliquée et trop étriquée : trop compliquée, car elle a une série de compartimens où l’on se perd ; trop étriquée, puisque, dès qu’il s’agit d’une association quelconque, elle ne peut se caser dans aucun de ces compartimens, ce qui oblige à faire une loi spéciale. » On ne saurait mieux dire que M. Charles Gide, de qui sont ces paroles, dans une remarquable conférence sur La séparation de l’Eglise et de l’État ; et c’est encore de quoi nous nous plaignons, avec lui, qu’avant de « décréter la séparation, » on n’ait pas commencé par la réforme de la loi organique de 1901 sur le droit d’association. Il est vrai qu’au Sénat un ministre ou un rapporteur, à moins que ce ne soit le président de la Commission, car je ne sais lequel des trois, a répondu sur ce sujet « qu’il y avait plusieurs droits communs. »

Mais nous nous plaignons surtout qu’on essaie de nous donner la loi de séparation comme une loi de liberté, parce qu’elle n’est pas encore tout à fait une loi de proscription ; et comme un système de sincère tolérance, quand elle n’est qu’un pas de plus vers la décatholicisation. On trouvera ce mot barbare ! mais il ne l’est pas plus que la chose qu’il exprime… Ou plutôt encore, non ! ne nous plaignons de rien ni de personne, et, froidement, si nous le pouvons, voyons les choses telles qu’elles sont. Dans son Histoire de l’Europe pendant la révolution française, l’historien Sybel, vers la fin du chapitre où il vient de résumer les négociations relatives au Concordat, fait cette remarque juste, simple et profonde, que « la conclusion du Concordat avait mis fin pour l’Europe à l’ère du rationalisme voltairien. » Et, en effet, là même et non ailleurs, dans la vérité de cette observation, est la raison des oppositions que le Concordat a soulevées dans sa nouveauté. Mais là aussi, dans le raccourci de cette formule, s’abrège et se résume l’histoire religieuse du XIXe siècle, à laquelle il ne faut pas douter que celle du XXe, sous d’autres formes, et avec d’autres caractères, ne laissera pas de ressembler beaucoup. Car nous n’avons pas fait la situation où nous nous débattons ! Et ce n’est pas nous, ce ne sont pas nos adversaires d’un jour, ceux d’hier ni ceux de demain, qui ont engagé la lutte bientôt deux fois séculaire dont la séparation actuelle de l’Eglise et de l’Etat n’est pas la terminaison, mais seulement un épisode, ou, si l’on le veut, une phase.

Laissons donc de côté les questions de personnes, et les considérations de l’ordre politique ! Un changement de ministère, une orientation nouvelle de la politique, une révolution même dans la forme du gouvernement ne changerait rien au fond des choses. Il ne s’agit plus seulement de savoir si l’on préférera la forme des Associations cultuelles à celle des Associations paroissiales, ou réciproquement, ni si, demain, la liberté relative que nous laisse encore la loi de séparation, un règlement d’administration publique ne s’élabore point, en ce moment même, qui la supprimera. Mais la vraie question, — dont celles-ci, comme toutes les autres, ne sont que des manifestations successives, — la grande question est de savoir si les sociétés ou les civilisations de l’avenir, et la civilisation française en particulier, seront « chrétiennes » ou ne le seront pas. C’est ainsi qu’elle est posée depuis les Encyclopédistes. « M. de… qui voyait la source de la dégradation humaine dans l’établissement de la secte nazaréenne et de la féodalité, disait que, pour valoir quelque chose, il fallait se défranciser et se débaptiser, et devenir Grec ou Romain par l’âme. » Ce mot n’est pas d’aujourd’hui, ni de Nietzsche, ou d’un rédacteur du Radical ou de l’Action, mais du XVIIIe siècle et de Chamfort. Il exprime admirablement la pensée de nos adversaires. La vraie question est de savoir si la France veut « se défranciser, » et le monde « se débaptiser. »

C’est encore à cette question que l’Assemblée de nos évêques de France devra répondre, et, quand elle aura décidé quelle doit être l’attitude de l’Église en face de la loi de séparation, nous lui demandons d’essayer de nous dire, en les définissant avec largeur et avec précision, les moyens dont l’Eglise dispose pour résister à l’assaut de la libre pensée. Des lamentations ne sauraient y suffire, ni des invectives contre la franc-maçonnerie, ni des manœuvres électorales, ni généralement de la littérature ou de la politique. Il faut chercher et trouver autre chose ! Si peut-être on l’a fait, ou si l’on a essayé, depuis quelques années, de le faire, ici et là, dans l’Eglise et hors de l’Eglise, en France et hors de France, le moment est venu de dire ce que valent ces tentatives ; de concentrer ces efforts dispersés ; de leur donner une direction convergente et commune ; de les « sérier, » comme l’on dit ; et de leur imposer, en même temps que l’unité, cette continuité d’action, sans laquelle ils sont toujours en danger de s’égarer et de manquer leur but, même et surtout en le dépassant. Si quelques positions, que l’Eglise ne saurait d’ailleurs abandonner, sont devenues « indéfendables » avec les ressources, les armes, et les moyens d’autrefois, il y faut donc appliquer des moyens nouveaux, des armes plus modernes et, généralement, des ressources non moins « actuelles » que celles de l’attaque. Quelle plus naturelle occasion de le faire qu’une assemblée d’évêques ! et, comme nous l’avons dit plusieurs fois déjà, si c’est une « mentalité » qu’il s’agit de refaire, quelle entreprise est donc plus urgente ? et nous ajouterons : quelle entreprise plus utile à la catholicité tout entière ? Car, nous savons bien que, si la cause du catholicisme était un jour vaincue en France, le catholicisme n’en continuerait pas moins d’exister, de se développer, et de faire de nouvelles conquêtes ; mais nous nous demandons, — avec une inquiétude où l’on ne s’étonnera pas, fût-ce à Rome, qu’il se mêle un peu d’orgueil national, — si la cause elle-même du catholicisme n’en souffrirait pas ?


FERDINAND BRUNETIERE.

  1. Il est évalué, pour l’année 1906, à 33 825 403 francs, dont 29 563 871 francs de pensions ou allocations, « mais, ajoute le rapporteur, ce premier budget baisserait rapidement ; après deux ou trois ans, il deviendrait possible de faire l’économie de presque tous les frais d’administration ; et le budget se disloquerait comme le service lui-même. »
  2. M. l’abbé Birot.
  3. Comme je cite plusieurs fois les Actes de ce concile, j’avertis que j’en emprunte le texte à la publication officielle : Acta et Decreta Concilii Plenarii Baltimorensis Tertii, etc., Baltimorœ, Typia Joannis Murphy, MDCCCXCIV.
  4. On trouvera ce document, avec beaucoup d’autres, dans un livre excellent, que nous sommes un peu confus de n’avoir pas signalé plus tôt aux lecteurs de la Revue : c’est L’histoire, le texte et la destinée du Concordat de 1801, par M. l’abbé Emile Sevestre, Paris, 2* édition, 1905, P. Lethielleux.
  5. Voyez le curieux volume intitulé : Questions religieuses, sociales et politiques, traduit du russe, Paris, 1891, Baudry.
  6. Voyez à ce sujet d’intéressans détails dans le Rapport de M. Langlois sur l’Instruction publique à l’Étranger, à l’occasion de l’Exposition de 1900. Collection des Rapports, t. Ier, Paris, 1904. Imprimerie nationale.