Quelques hommes/Charles Guérin

La bibliothèque libre.
Mercure de France (p. 212-217).

CHARLES GUERIN


On me demande que je l’ensevelisse. Je venais d’écrire à sa mère que j’hésitais à une telle tâche.

Allons ! Il faut de nouveau ouvrir l’armoire où l’on prenait des draps quand il couchait ici. Il faut le rouler là-dedans, cacher sa face aux hommes et le mettre en terre :


Ouvre ton lit désert comme un sépulcre, et dors
Du sommeil des vaincus et du sommeil des morts.


Il meurt à Lunéville, dans cette même Semaine qu’il avait déjà soufferte à Orthez :


Ce fut un triste et long Dimanche des Rameaux.


C’est le saint jour de la Passion que la couronne d’épines a pénétré si avant dans ce front qu’un flot de sang y a noyé la vie.

Mon regard, une dernière fois, plonge dans ses yeux avant que l’on ne les ferme à jamais.

« L’œil d’Albert Samain mort, me disait Eugène Carrière, c’était une vallée chavirée. »

Et je songe aux brumes incessantes qui s’élevèrent de cette autre vallée de larmes sur quoi retombent, comme des voiles d’argile, les paupières fatiguées de Charles Guérin.

Hier, j’ai parcouru les sentiers où nous fûmes ensemble. Et, quand j’ai eu appuyé mon fusil à quelque chêne, et contemplé ces talus rongés de primevères, et entendu ces oiseaux, et touché cette mousse, et aspiré ce jeune parfum des eaux courantes, j’ai ressenti, pour la première fois, que le Printemps ne renaissait pas tout entier.

Charles Guérin fut tel que je ne sais pas si, depuis Stéphane Mallarmé, aucun nous donna l’exemple d’une dignité plus haute.

Encore que son œuvre méritât plus d’honneurs qu’elle n’en reçut, on ne le vit point user de sa fortune pour forcer la gloire. Il avait trop conscience que cette dernière était à lui pour qu’il la traitât en vendue. Il gardait cette pudeur d’un Paul Claudel, d’un Henri de Régnier, d’un Remy de Gourmont, d’un Francis Vielé-Griffin.

Ses mains demeuraient nues quand elles avaient livré son cœur. C’est qu’alors il venait de tout donner avec la générosité de ceux qui ne veulent posséder que du génie.

Il ne fut vain ni du prix que lui avait décerné l’Académie française, ni de la certitude qu’elle l’accueillerait, ni des avantages que lui eût conférés sa famille prépondérante en Lorraine. Tel, encore inconnu, un soir, il heurta à ma porte, passant divin qui entonnait en mon honneur le plus beau de ses hymnes, tel je le retrouvai bien plus tard fidèle à son amitié :


Mais que nul de nous deux, malgré l’âge, n’oublie
Le jour où fortement nos mains se sont unies.


Et, aujourd’hui, de nos deux cœurs, le mien demeure seul. Qu’il soit l’urne funéraire et jalouse de ce Semeur de cendres.



Votre pauvre ami Charles Guérin enlevé cette nuit par congestion cérébrale.

C’est la dépêche que j’ai reçue de ce père qu’il aimait tant, et qu’il me représentait comme l’un de ces chefs antiques et justes dont l’autorité est pleine d’une tendre sollicitude. Leurs conversations les plus cordiales étaient toujours empreintes des formes solennelles qui, dans la Bible, s’établissent entre le père et le fils. La tradition catholique n’a jamais cessé de régir cette grande Maison. Et sur les rêves des jeunes filles faisant du crochet dans le parc, et sur les jeux de son frère, et sur les Mélancolies passionnées de ce Cœur solitaire, jamais l’aile des angélus ne plana sans s’incliner.

Charles Guérin descendait de ses appartements dans le jardin. Il était pâle, de cette pâleur de ceux qu’éclaire une flamme au-dedans. Il était bien l’Homme intérieur. Son front droit, sous des cheveux en brosse un peu longs, ses yeux couleur de palissandre sertis de cils d’ébène, son nez à peine relevé qu’il fronçait parfois avec une ironie charmante et auquel il donnait alors une chiquenaude, sa barbe noire que le fer n’avait jamais touchée, composaient un ensemble assez monas tique, surtout quand il s’avançait entre les roses en égrenant son chapelet.

Il remontait le perron, s’allait asseoir à la table de sa chère famille. Et cependant que tant de murmures d’enfants joyeuses répondaient à ceux des guêpes sur les compotiers, deux regards sombres se croisaient dans une douloureuse tendresse, deux regards qui s’interrogeaient peut-être avec l’appréhension de ce deuil si amer : le regard de Charles Guérin et celui de sa mère.



Je ne veux pas ici m’occuper d’une œuvre poétique si parfaite et si importante qu’elle compte parmi les plus durables de ce siècle. La forme classique du vers à laquelle il était revenu complètement était tissue de ce pur langage que Jean Moréas et Henri de Régnier connaissent, mais qu’ignorent ceux qui ne songent qu’à parvenir.

Charles Guérin est mort sans appartenir à la Légion d’honneur. Qu’il soit, pour de plus jeunes que lui, un grand exemple. C’est parce que son lit funèbre n’est point encombré de palmes qu’ils peuvent aujourd’hui contempler un poète exposé dans toute sa grandeur, et le front nu.

Il sut être jusqu’au bout le camarade de ceux qui, avant lui, pétrirent le pain de la douleur. Il nommait avec émotion Mallarmé, Rachilde et Moréas. Il savait trop le prix de la souffrance des méconnus pour ne point la louer en autrui et l’accepter en lui-même.

Il emboîtait le pas, à son rang, comme un bon soldat qu’il était et qui avait choisi la frontière pour y être de l’avant-garde. Il ne voulait rien être de plus que lui-même.

Ô mes amis ! C’est pourquoi je peux l’évoquer à Orthez, par une tiède soirée, sur une petite place où l’on faisait de la musique, saisissant de ses doigts délicats les ailes d’un sphinx réfugié sur un réverbère.