Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Alexandre Lainez

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LAINEZ



Il est amusant, parfois, de voir un niais admirer un sot. Aux yeux de Titon du Tillet, Alexandre Lainez est un être extraordinaire. Tilon du Tillet est ce « Commissaire Provincial des Guerres, ci-devant Capitaine de Dragons et Maître-d’Hôtel de feue Madame la Dauphine, Mère du Roy, » qui s’avisa de faire exécuter en bronze un mont Parnasse de trois pieds quatre pouces de haut (un bon mètre, environ) sur une base de deux pieds et demi de long et de deux pieds deux pouces de large. Tout à la cime un Pégase se cabre, les ailes essorées. Un peu plus bas, Apollon, sous les traits de Louis XIV, joue de la Lyre. À côté de lui la Nymphe de la Seine renverse son urne, et à ses pieds dansent les trois Grâces. Il y manque les Muses. Des génies et quelques petits animaux servent d’attributs. Puis il y a les statuettes de huit Poëtes et d’un Musicien, les médaillons de dix-huit Poëtes, Musiciens et Musicienne, appendus aux branches des myrtes ou des lauriers, aux aspérités du roc, ou tenus par des sortes d’Amours. Et enfin un nombre assez grand de noms plus ou moins illustres sont inscrits sur six rouleaux de bronze accrochés çà et là.

Titon du Tillet trouva sa création tellement ingénieuse qu’il l’offrit au Roi pour être agrandie aux frais du Trésor jusqu’à des dimensions suffisamment imposantes et grandioses, et édifiée dans quelque place spacieuse de Paris, « la Grande Cour du Louvre, l’Esplanade qui est entre le jardin des Tuileries et les Champs-Elysées, ou le Rond de l’Étoile ». Ma foi, cela aurait peut-être fait aussi bonne figure que l’Obélisque, sinon que l’Arc de Triomphe. Et quel triomphe pour les poëtes ! — d’autant que Titon proposait d’exhausser le monument d’un étage à chaque génération, en le reprenant en sous-œuvre et, comme il s’entend, par la base, afin d’y ajouter les célébrités nouvelles. Il eût fini par aller aux étoiles !

En attendant la réalisation, qui ne vint pas, de ces ambitieuses pensées, — la maquette se morfond à l’heure qu’il est dans une galerie de la Nationale — l’ancien Capitaine de dragons consacra à la description de son Parnasse François un in-folio de viij, 672 et xciv pages, plus une grande quantité de planches et de portraits en taille douce, qui parut en 1732. Le livre contient deux cent quarante-cinq biographies, où l’on peut trouver des renseignements. Titon y fait une très étrange salade de noms, et cite avec une égale révérence Nicolas L’Héritier, Jean Boivin, Guillaume Massieu et Antoinette de Salvan de Saliez, — à côté de gloires plus traditionnelles. Mais pour nul il n’a autant de fleurs que pour Lainez, à qui il réserve onze de ses énormes pages.

Ce Lainez était un individu bizarre qui promenait ses excentricités en tous les pays du monde, quand il ne s’enfermait pas dans un taudis, à écrivailler pendant des mois, enveloppé d’une mauvaise robe de chambre, unique vêtement qu’il possédât. Il poussait le souci ombrageux de sa liberté au point qu’il ne pouvait rester plus d’un instant dans un caresse avec d’autres personnes. Il demandait au bout d’un instant à ses compagnons si les volontés n’étaient pas libres (c’était une de ses phrases favorites), et sur leur réponse affirmative, il se faisait descendre immédiatement. Il était doué d’une faim tenace. Après avoir dîné pendant cinq ou six heures, il se remettait à table et mangeait avec un appétit renaissant, alléguant que son estomac n’avait pas de mémoire. Voilà des traits qui ne sont pas, ce me semble, bien merveilleux et nous donnent l’idée que d’un original assez peu intéressant.

Titon du Tillet le trouvait extrêmement spirituel. Il l’emmena avec lui à Fontainebleau. « Comme il étoit, dit Titon, maigre et fort agile, il montoit quelquefois sur des rochers escarpez, et grimpoit même facilement sur des arbres. Un gros Abbé ayant voulu un jour être de nos promenades dans la Forest de Fontainebleau, Lainez s’impatientant de la marche lente de cet Abbé, trouva un Chêne en son chemin, et monta presque au haut de ses branches : l’Abbé arrivé enfin tout essoufflé au pied de l’arbre, se frotte et s’essuie bien la tête, et dit ensuite : Je te vois, Lainez : il répondit : Oui, je te vois aussi, comme un oiseau qui regarde un bœuf. » Et Titon du Tillet dut bien rire !

Il était volontiers pilier de cabaret, et, en cela, une anecdote encore, que je rapporte surtout à cause du lieu qui lui est assigné, indique qu’il avait du moins une vertu : « Il étoit fidèle à ses amis, et quand il leur avoit promis de se trouver à une partie marquée, il ne leur auroit pas manqué pour un Prince, ce qui lui arriva un jour à Fontainebleau que M. de la Faye, Capitaine aux Gardes, ayant l’honneur de se promener avec M. le Duc sur le parterre du Tibre, et appercevant Lainez, il lui dit, Monseigneur, voilà l’homme de qui vous avez entendu parler. M. le Duc voulut lui parler, et M. de la Faye fut aussi-tost à Lainez, qui eut l’honneur de saluer le Prince, qui l’invita à souper le soir avec lui : il le remercia avec beaucoup de respect, en lui disant que cinq ou six personnes de ses amis l’attendoient à l’image Saint Claude (cabaret de Fontainebleau) et que S. A. S. auroit sans doute mauvaise opinion de lui si Elle apprenoit qu’il eut manqué de parole à ses amis. »

En tout cela, on n’a guère encore vu le Poëte. Patience ! ainsi que disait Panurge… Nous allons en entendre parler, et nous commencerons dès les premiers mots à être édifiés.

« Il prenoit ordinairement des sujets qui se présentoient dans ses parties de plaisir pour occuper ou amuser son génie Poétique. Un verre de vin de Tocane, un excellent fromage, un bouchon de bouteille, une bougie qui éclairoit un repas et d’autres sujets dans ce même goût fournissoient de matières à ses pensées : l’Amour et les grâces ne lui en fournissoient pas moins. Tous ces sujets gracieux et aimables lui faisoient produire de jolis morceaux Poëtiques, ausquels il donnoit le nom de tableau. Il m’a dit aussi plusieurs fois en me parlant des ouvrages qu’il avoit composez nouvellement : Ami, j’ai à te faire part d’un pendant que j’ai fait à mon dernier tableau. Il avoit raison, car toutes ses Pièces de Poësies, comme on vient de le dire, sont des peintures vives et agréables de la belle nature… »

Soyons donc curieux de voir un de ces Tableaux de « la belle nature », qui nous sont si vantés. L’étiquette que porte celui-ci nous le fait évidemment choisir ; mais sans elle nous n’aurions eu, d’honneur, la main ni plus ni moins heureuse.

Sur un Cygne

Auquel l’Auteur jettoit du pain en se promenant le long du Canal de Fontainebleau.

                Cygne voluptueux.
        Veux tu sçavoir, entre nous deux,
                Pourquoi je t’aime ?
        Tu vis libre avec mille attraits.
        Tu bois sans contrainte à longs traits,
        Cygne, je bois, je vis de même ;
        Et Bacchus viendroit chez Rousseau
Régler sur mes plaisirs la volupté suprême,
Si j’avois pour goûter un Champagne nouveau,
Ce col, qui ne te sert que pour boire de l’eau.

Quand je vous le disais, pourtant…

Ah ! n’oublions pas qu’une note a soin de préciser que ce Rousseau n’est ni J.-J. ni J.-B. Rousseau (anachronisme à part), mais « un fameux Marchand de Vin. »

Les Poésies de Lainez publiées après sa mort par les soins de « ce Citoyen zélé, si connu dans le Monde littéraire par un Monument immortel » — il sagit du Parnasse François, exécuté en bronze, et c’est Titon du Tillet — forment un très mince livret de 110 pages, odieusement imprimé, dont le contenu nous est très suffisamment annoncé par un seul échantillon, et où l’on rencontre encore un


Fragment
des paroles d’un divertissement
pour l’Hermitage
de Franchard,
dont l’Hermite étoit Savoyard.


« Madame la Duchesse de Bourgogne, dans une promenade qu’elle fit dans la Forêt de Fontainebleau, eut la curiosité d’aller à cet Hermitage, pour voir le bon Hermite qui étoit né dans le même Pays que cette Princesse. Elle trouva son Hermitage en fort mauvais état ; elle lui promit de le faire rétablir.

« Ce Divertissement fut fait à ce sujet, et devoit être chanté un jour qu’on espéroit que le Roy y viendroit, mais il ne fut exécuté que dans l’Appartement de Madame de Maintenon.

« L’Ange tutélaire de Franchard commence ainsi :

Qu’entens-je !…


Non ! — Pas un seul de ces infâmes vers ne sera transcrit à cette page ! —

Lainez avait tous les droits à une place avantageuse sur le Parnasse de Titon. Reportons-nous à la planche correspondante. À l’avers de la médaille, un profil Bourbonnien, noblement emperruqué. Au revers, trois couronnes, l’une de Laurier, récompense de la Poésie Héroïque, l’autre de Mirte, prix de la Poésie Galante, la dernière de Pampres, illustre rançon de la Poésie Bachique ; et ce fier exergue : Je les mérite toutes trois !