Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Texte entier

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QUELQUES POËTES FRANÇAIS


DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES

À FONTAINEBLEAU

CES ETUDES ONT PARU
dans
L’Abeille de Fontainebleau
d’août 1899 à mai 1900.

JACQUES MADELEINE

QUELQUES
POËTES FRANÇAIS
DES XVIe ET XVIIe SIÈCLES
À
FONTAINEBLEAU
Séparateur
FONTAINEBLEAU
MAURICE BOURGES, IMPRIMEUR BREVETÉ
32, rue de l’Arbre-Sec, 32

1900




Quelques-uns parmi les plus illustres de nos Poètes, et parmi les moins connus aussi, — de ceux de tout premier ordre en descendant même jusqu’à ceux qui ne firent qu’usurper un instant un titre également envié et décrié entre tous, — s’arrêtèrent, un mois, un jour, ou une heure, à Fontainebleau, — soit qu’ils aient fréquenté sous les lambris de la demeure royale, attirés par la présence du dieu vivant d’alors, du dispensateur des grâces, des charges et des bénéfices, et qu’ils y soient restés comme en un havre de plaisance unique et de dilection, éblouis par les splendeurs d’art du Château, par la beauté des Eaux et des Jardins, grisés par l’éclat des fêtes, — soit qu’ils aient préféré (infiniment plus rares, ceux-là, aux époques initiales du moins) faire une retraite dans les âpres solitudes environnantes, dans le silence majestueux épandu sous les arbres de la Forêt, dans les délicieux Déserts

N’était-ce pas un travail curieux à faire que de rechercher les traces de ces passages : un vers çà et là, une stance, un fragment d’ode, d’idylle, ou d’élégie, un sonnet, une petite pièce tout entière ; peinture achevée ou bien brève esquisse, un souvenir, une allusion qui regrette ?… Ce sont là fleurs écloses et cueillies au champ des Muses, tantôt d’une grâce médiocre, il le faut avouer, et tantôt magnifiques. Et telles quelles, on en peut tresser pour la ville de François Premier et de Henri II et des derniers Valois comme des premiers Bourbons, une Couronne, qui ne sera pas, sans doute, plus à dédaigner qu’aucune autre.

Elles abondent, ces fleurs, au point qu’il n’est guère possible de les entasser toutes en une seule Corbeille.

Plus tard nos contemporains pourront nous apporter leur part. Force est pour le moment de se borner au siècle le plus brillant des Lettres Françaises, celui qui s’ouvre un peu avant 1550 pour se clore vers 1650. Il contient à lui seul plusieurs littératures ennemies, il embrasse plusieurs écoles d’un Lyrisme qui va se raréfiant jusqu’au triomphe momentané de la forme impersonnelle et, comme résultante, de la prose, même en vers. Au siècle suivant, dans les mêmes dates médianes, les écrivains ne voient plus ce qu’ils décrivent et ne décrivent plus ce qu’ils voient.

Le nombre des poètes est infini. Aussi ne saurait-on prétendre à les connaître tous et à n’en oublier aucun. Qu’importe ! si la guirlande paraît assez fournie ; et quel mal, si, négligeant des floraisons moins heureuses, elle n’était faite que d’œillets musqués et de fraîches roses ?


Les Sablons,
Août-Décembre 1899.


PIERRE DE RONSARD

1524-1585


RONSARD



Pierre de Ronsard, qu’un roi de la race artiste des derniers Valois et de qui de beaux vers nous sont restés, sacra, d’accord avec tout son siècle, Prince des poëtes français, — et que le jugement définitif a bien maintenu au premier rang des Lyriques de France, — Pierre de Ronsard jamais n’élève son ode à de si magnifiques puissances ou si délicieusement ne l’incline à quelque rêveuse mélancolie que lorsqu’il chante la Forest, haute maison des oiseaux bocagers hantée des Nymphes qui vivoient dessous la rude escorce, abri du Cerf solitaire et des Chevreuls légers, et les testes sacrées des chesnes, et les bois dont l’ombrage incertain lentement se remue. Mais s’il s’émeut ainsi, c’est au pays natal, dans sa forêt de Gastine qui fait qu’à toutes les fois lui respondent les Muses, aux bords de sa fraîche fontaine Bellerie, nymphe éternelle de sa terre paternelle, et sur les chères rives de Loir.

À Fontainebleau, il semble bien que le château lui ait un peu caché la forêt. Je dis : le Château ; il faut entendre : la Cour, les princes, et les grands, qu’il est bon d’approcher. En une pièce, la deuxième du « Recueil des Poèmes retranchés par l’auteur aux dernières éditions de ses œuvres », il remémore qu’il a sollicité et obtenu telle faveur de Charles, cardinal de Lorraine ; et il ne veut nullement mériter le nom d’ingrat ; ains (mais), affirme-t-il,


Ains je diray, Seigneur, à nos peuples François
Le bien que m’avez faict pour la seconde fois,
Vous suppliant naguiere au chasteau qui s’appelle
Du gracieux surnom d’une fontaine belle.


La Cour, et la Cour à Fontainebleau, c’est aussi, pour l’époque, le monde où l’on s’amuse, où l’on donne des bals et des concerts, où l’on se déguise, tire des feux d’artifice, assiste à des représentations théâtrales. Ronsard le note en détail dans la seconde partie de son Bocage Royal. Il s’adresse à très-illustre et très-vertueuse princesse la Royne Catherine de Médicis, mère de trois Roys :


Quand voirrons-nous par tout Fontainebleau
De chambre en chambre aller les mascarades ?
Quand voirrons-nous au matin les aubades
De divers luths mariez à la vois,
Et les cornets, les fifres, les haubois,
Les tabourins, violons, espinettes.
Sonner ensemble avecque les trompettes ?
Quand voirrons-nous comme balles voler
Par artifice un grand feu dedans l’air ?
Quand voirrons-nous sur le haut d’une scene
Quelque Janin ayant la joue pleine
Ou de farine ou d’encre, qui dira
Quelque bon mot qui vous rejouira ?
Quand voirrons-nous un autre Polynesse
Tromper Dalinde ?….


Le commentateur du Bocage Royal, Pierre de Marcassus, au mot Janin, met cette remarque : Excellent farceur de son temps ; et cette autre après Dalinde et Polynesse : C’estoit une certaine pièce qui fut représentée de son temps. — Cela manque un peu de précision ! Était-ce là une tragédie, une comédie romanesque ? Quel en est l’auteur ? Il est difficile de se montrer mieux renseigné sur ces points que Marcassus n’y prétend lui-même, lui qui était presque un contemporain.

Mais à ces fêtes d’art, comme à ces divertissements, Ronsard ne se contenta pas de figurer comme simple spectateur.

Je suis persuadé, — je le suis, ou je veux l’être parce que cette Bergerie, dialogue entremêlé de chants et de danses, est un beau poëme, important par les onze cents vers qu’il compte, élégant et varié, fourmillant, de l’avis de Sainte-Beuve, en trouvailles heureuses de pittoresque et de naturel, — et je puis l’être, en somme, à cause de la date de 1565 ou 1567 qui correspond à l’époque où Ronsard travailla pour Fontainebleau, à cause encore de mille allusions descriptives d’arbres et de rocs, de sablons, de fontaines et de vignes, — je suis donc quant à moi persuadé qu’une pièce qui vint succéder sur la scène du Palais à Polynesse et Dalinde, ce fut la Pastorale première du livre intitulé « Les Eclogues de P. de Ronsard, gentilhomme vendomois ».

La distribution vaut d’être rapportée dans son intégrité et dans son aspect originel, et original. Ne semble-t-il pas qu’elle affecte l’apparence d’une affiche de théâtre, ou, pour le moins, d’un programme ?

BERGERIE
LES PERSONNAGES
Le premier Joüeur de lyre dira le Prologue.
S’ensuit après le chœur des Bergères.
ENTRE-PARLEURS
Orleantin, Angelot, Navarrin, Guisin, Margot.
PUIS
Le premier Pasteur voyageur, le second Pasteur voyageur.
PUIS
Le second Joüeur de lyre.
PUIS
Deux pasteurs dedans un antre, l’un représentant la Royne,
l’autre Marguerite, duchesse de Savoie.


Orleantin, également nommé Xandrin, c’est Henri Alexandre d’Orléans, qui sera Henri III. Angelot, c’est François de France, duc d’Anjou, autre frère du roi Charles IX, quatrième et dernier fils de Henri II et de Catherine de Médicis. Navarrin, c’est le roi de Navarre, qui sera Henri IV. Guisin, c’est le duc Henri de Guise. Margot, c’est Marguerite, fîlie de François Ier, mariée au duc de Savoie.

Ces grands personnages ont-ils tenu réellement les rôles inscrits sous leurs noms ? Ont-ils prononcé par eux-mêmes les discours qu’un poète leur met en la bouche ? Louis XIV a bien dansé les ballets de Bensseradde ! Mais ces princes, et surtout le duc d’Anjou, chargé d’un couplet de trente-quatre vers et d’un autre couplet de quatre-vingt-douze vers, étaient extrêmement jeunes à l’époque un peu indéterminée — car je n’ignore pas que la date de 1567 n’est strictement que celle de l’édition qui rassemble les œuvres pour la première fois, — où la Bergerie put être récitée. Il faut pourtant remarquer que Ronsard les met en scène très expressément et nous prévient que ce ne sont pas bergers d’une maison champestre, mais de haute famille et de race d’ayeux… Vers la fin, quand il veut, sans concevoir l’audace de faire monter la Reine-mère sur les planches, attribuer à Catherine de Médicis et à Marguerite de Savoie une série alternée de beaux quatrains moraux analogues et supérieurs à ceux que Pibrac rédigera, il a bien l’habileté de susciter deux Pasteurs pour redire mot à mot les sages paroles par eux jadis entendues. Il semble donc permis de croire qu’en effet Ronsard eut pour interprêtes les princes du sang qu’il a désignés.

Il y a, je l’avoue aisément, quelques conjectures en ce qui précède. Mais nous trouvons plus de certitudes quand nous ouvrons « Les Mascarades Combats et Cartels faits à Paris et au carnaval de Fontaine-bleau ».

Si les quatre premiers Cartels, encore que toujours marqués 1567, ne portent pas d’indication de lieu bien précise, — et pourtant l’un d’eux parle d’une Isle que l’on serait tenté d’identifier avec l’Isle du Palais, dans un instant nommée, — il se présente ensuite :

Le Trophée d’Amour, à la Comedie de Fontaine-bleau.

Le Trophée de la Chasteté, en la mesme Comedie.

Les Sereines représentées au canal du jardin de Monseigneur le duc d’Orléans, à Fontaine-bleau… La Première parleProphétie de la seconde Sereine

Cartel fait pour un combat que fist le Roy en l’Isle du Palais.

Vers recitez sur le Theatre par le Seigneur Mauvissier sur la fin de la Comedie représentée à Fontaine-bleau.

Quel est, assurément, ce Seigneur Mauvissier ? Et de quelle comédie s’agit-il ? Il faudrait ici un érudit. Je le suppose, et je note pour lui le commencement d’une strophe que dit la Première Sereine :

Nous venons donc, ô Roi, selon raison,
Te saluer en la belle maison
Que ta largesse à ton frère a donnée.

Cela, joint à ce sous titre : au canal du jardin de monseigneur le duc d’Orléans, à Fontaine-bleau, établit que le Château et ses dépendances furent, du vivant de Charles IX, et de son consentement, l’apanage du futur Henri III. Laissons à l’historien ce document. Il nous importe plus de savoir qu’un grand nombre de vers de Ronsard, en leur nouveauté, ont éveillé les échos des spacieuses salles, se sont envolés parmi le murmure des feuilles. Mais ce sont, pour la plupart, des vers de commande et de circonstance. Où est, en tout cela, ce que nous voulions trouver : un souvenir mélancolique, empreint de rêverie et parfumé de nature, où se profilent des silhouettes d’arbres dans les lointaines perspectives, où rêve, un peu triste, un inentendu gazouillis d’eau vive ?

Voici.

Le premier livre des Poèmes de P. de Ronsard contient plusieurs morceaux dediez à tres-illustre et tres-vertueuse Princesse Marie Stuart, Royne d’Escosse, Marie Stuart, après la mort prématurée de son époux, a dû quitter le doux et cher pays de France où elle ne fut reine qu’un moment, et renoncer à la vie claire et facile qui lui convenait tant ; elle est rentrée dans sa rude contrée, et se débat au milieu d’hommes grossiers et de laides intrigues, si déjà elle n’est dans les prisons d’Elisabeth d’Angleterre. Ronsard, qu’elle aimait, sait qu’elle souffre là bas. Et quand il l’évoque en sa pensée, il ne la revoit pas aux heures heureuses, en drap d’or habillée et couronnée de joyaux. Non. Le poëte est atteint d’un pressentiment qui ne sait pas d’embellie entre la douleur passée et la douleur future, et son angoisse est forte au point de ne pas même admettre les joies qui précédèrent. Elle est en deuil déjà, enveloppée d’un crespe long, subtil et délié.

De tel habit vous estiez accoustrée
Partant, hélas ! de la belle contrée
Dont aviez eu le sceptre dans la main.
Lorsque pensive, et baignant vostre sein
Du beau crystal de vos larmes roulées.
Triste marchiez par les longues allées
Du grand jardin de ce royal château
Qui prend son nom de la beauté d’une eau.

Mais qu’elle reste belle en ce funèbre apparat !

Lors les rochers, bien qu’ils n’eussent point d’ame,
Voyans marcher une si belle dame,
Et les déserts, les sablons et l’estang
Où vit maint cygne habillé tout de blanc,
Et des hauts pins la cyme de verd peinte,
Vous coutemploient comme une chose sainte.
Et pensoient voir (pour ne rien voir de tel)
Une Deesse en habit d’un mortel
Se promener, quand l’aube retournée
Par les jardins poussoit la matinée,
Et vers le soir, quand déjà le Soleil
A chef baissé s’en-alloit au sommeil.

Toujours des cygnes habillés tout de

blanc errent sur la pièce d’eau, devant les fenêtres du château de Fontainebleau, où ne s’est pas aboli le souvenir des belles dames d’antan, et ne sentira-t-on point, grâce à Ronsard, la fine jeune reine, qui fut veuve et exilée à dix-huit ans, et ne devait pas vieillir… triste, marcher par les longues allées du grand jardin…



À propos de cette phrase de Ronsard :

Quand voirrons-nous un autre Polynesse
Tromper Dalinde ?…


et de la note de Marcassus :

C’estoit une certaine pièce qui fut représentée de
son temps…


j’ai dit : « Cela manque un peu de précision. Était-ce là une tragédie, une comédie romanesque ? Quel en est l’auteur ? Il est difficile de se montrer mieux renseigné sur ces points que Marcassus n’y prétend lui-même, lui qui était presque un contemporain. »

Il était pourtant facile d’ouvrir Les Dames Illustres de Pierre de Bourdeille, sieur de Brantôme, à la vie de Catherine de Medicis, et d’y lire que la Reine « prenoit plaisir de donner tousjours quelque recreation à son peuple et à sa Court, comme en festins, bals, dances, combats, couremens de bagues dont elle a faict trois fort superbes en sa vie : l’un qui fut faict à Fontainebleau au mardy gras amprès les premiers troubles où il y eut et tournois et rompement de lances et combats à la barriere, bref toutes sortes de jeux d’armes, avecques une commedie sur le subject de la belle Genievre de l’Arioste, qu’elle fit representer par madame d’Angoulesme et par ses plus honnestes et belles princesses, et dames et filles de sa court, qui certes la representarent très bien, et tellement qu’on n’en vit jamais une plus belle. »

Cette date : « après les premiers troubles » nous reporte bien à l’une des cinq ou six années qui précédèrent 1567.

Il était tout aussi facile, ensuite, d’ouvrir l’Orlando Furioso, et de constater que les Chants IV, V et VI racontent tout au long l’aventure de Ginevra, de Dalinda, et du trompeur Polinesso. Voici, en un résumé, bref autant qu’il est possible, cette romanesque et compliquée histoire.

Ginevra, fille du roi d’Écosse, a pour suivante et fille d’honneur Dalinda, et cette Dalinde est la maîtresse de Polinesso, duc d’Albanie. Chaque nuit Dalinde, d’un balcon, jette une échelle de corde à son amant, et le reçoit dans une des chambres de l’appartement particulier de la princesse. Mais un jour le duc lui avoue qu’il est épris de la princesse elle-même, et il prie Dalinde de l’aider, tout au moins, à devenir le gendre du roi, et de favoriser ainsi son ambition, l’assurant d’ailleurs qu’elle sera toujours la préférée et que leurs relations continueront après le mariage. Et elle, complètement asservie et dont les sentiments sont d’une analyse assez difficile, y consent, elle s’efforce de procurer Ginevra à Polinesse, mais n’y peut parvenir. Il ne reste plus au traître qu’une pensée, celle de se venger. Il va trouver Ariodarite le preux chevalier, qui est aimé de Ginevra, qui l’aime et lui est fiancé : il lui offre de lui montrer Ginevra au balcon, lui jetant l’échelle de corde, à lui, Polinesse, et l’accueillant avec toutes les marques d’une passion qui n’a plus rien à refuser. En effet Dalinde, ce soir-là, sur de fourbes instances, a consenti à revêtir les habits de Ginevra. Et Ariodante, désespéré, va se jeter dans la mer. Mais son frère Lurcanio a tout vu ; il révèle et proclame le déshonneur de la fille du roi, qui est condamnée à périr dans le délai d’un mois si personne ne veut soutenir sa cause en champ clos. Dalinde, voyant que cela se gâte, se réfugie auprès de Polinesse, et celui-ci, — suprême et fatale canaillerie ! — tente de la faire assassiner. Au dénouement lout s’arrange, grâce à l’intervention du paladin Renaud. Renaud a tiré Dalinde des mains des sbires qui voulaient la tuer, et il a reçu ses aveux. Il établit l’innocence de Ginevra, laquelle épousera son Ariodante, sauvé des flots ! Polinesse, après avoir confessé ses crimes, meurt, d’un grand coup de lance qui le transperce. Et Dalinde, graciée, entre au couvent.

Un beau sujet de drame ! D’un, presque identique, pris des Histoires Tragiques de Bandello, traduites en français par Belleforest, Shakspere a fait Beaucoup de bruit pour rien. Quel fut le Shakspere, à qui Catherine de Medicis fit appel ?

Car, assurément, il ne s’agit pas d’un simple scénario extrait du poëme italien, sur lequel les « belles et honnestes dames » auraient brodé leurs fantaisies. Vers 1565, il y avait déjà beau temps que les poètes travaillaient pour le théâtre, et l’on pourrait même dire pour le théâtre de la Cour. Le Plutus de Ronsard date de 1549. Jacques Bourgeois, en 1545, et Pierre de Mesmes, en 1552, avaient déjà traduit les Supposés du même Arioste. La Sophonisbe du Trissin, mise en prose et en vers français par Mellin de Sainct Gelays, avait été représentée à Blois, en 1554, 1556 ou 1559, devant Henri II et Catherine de Medicis. Il est donc à peu près certain que la Reine-Mère dut commander à un écrivain en renom cette adaptation de l’Arioste qui, au moins, eut le mérite d’être la première et de précéder de quelque vingt ans la Bradamante de Robert Garnier.

Un livre collectif qui parut en 1572 : Imitation de quelques chans de l’Arioste par divers poëtes français… contient Roland furieux, Rodomont, deux complaintes de Bradamant, le premier livre d’Angelique, par Philippe Desportes ; Genevre, le commencement par Saingelais et la suyte par I. A. de Baïf ; Fleurdépine, par I. A. de Baïf ; Renaud, par Loys d’Orléans. Mais aucun de ces poèmes n’a la forme dramatique.

Les frères Parfaict connaissent, en 1609, une tragi-comédie de Genevre, de Claude Billard de Courgenay, Bourbonnois. Ils en attribuent une autre, assez problématiquement, à Nicolas Chrestien Des Croix. Elle serait de la même époque. Ce n’est donc pas non plus cela.

Et le nom du véritable auteur est encore à trouver. Mais c’est, sans doute, non moins facile que le reste.




FRANÇOIS DE MALHERBE

1555-1628


Malherbe


Après Ronsard, vint Malherbe. Ce Réformateur du Parnasse estimait peu le Prince des poètes de l’âge précédent. Il se montrait, à cet égard, incomparablement plus cruel qu’équitable et, l’on peut dire, que bien sensé. Une anecdote est fort connue, que racontent, l’un après et d’après l’autre, et dans les mêmes termes, Racan, Ménage et Tallemant des Réaux :


« Il avoit effacé plus de la moitié de son Ronsard et en cottoit à la marge les raisons. Un jour, Yvrande, Racan, Coulomby et quelques autres de ses amis le feuilletoient sur sa table, et Racan lui demanda s’il approuvoit ce qu’il n’avoit point effacé : Pas plus que le reste, dit-il. Cela donna sujet à la compagnie, et entr’autres à Coulomby, de lui dire que si l’on trouvoit ce livre après sa mort, on croiroit qu’il auroit pris pour bon ce qu’il n’auroit point effacé ; sur quoi il lui respondit qu’il disoit vray, et tout à l’heure il acheva d’effacer tout le reste. »


Un mauvais plaisant s’aviserait-il de faire subir à Malherbe lui-même le même traitement ? — je dis mauvais plaisant, quand je pourrais employer quelque autre terme, car enfin l’histoire littéraire note de plus complets revirements, et de moins équitables ! — il n’aurait certes pas tant de travail à couvrir de traits d’encre la centaine de pages, ou cent cinquante, dont se compose l’œuvre du gentilhomme bas-normand que celui-ci en eut à oblitérer l’imposant et compact in-folio du Vendômois. Et, par un juste retour des choses, nous en sommes venus à penser que, quand bien le critique entendrait, plus raisonnablement, sauver ce qui demeure très bon et très beau, il ne saurait laisser vierges que quelques suites de quelques vers.

Il n’épargnerait peut-être pas ce


SONNET

fait à Fontainebleau, pour Madame d’Auchy,

en 1608.


Beaux et grands bastimens d’eternelle structure,
Superbes de matiere et d’ouvrages divers,
Où le plus digne roy qui soit en l’univers
Aux miracles de l’art fait ceder la nature ;
 
Beau parc et beaux jardins, qui, dans vostre closture,
Avez tousjours des fleurs et des ombrages verts.
Non sans quelque demon qui défend aux hivers
D’en effacer jamais l’agréable peinture ;
 
Lieux qui donnez aux cœurs tant d’aimables desirs,
Bois, fontaines, canaux, si, parmy vos plaisirs,
Mon humeur est chagrine et mon visage triste,

Ce n’est point qu’en effet vous n’ayez des apas ;
Mais, quoy que vous ayez, vous n’avez point Caliste,
Et moy, je ne vois rien quand je ne la vois pas.


S’il faut en croire Guez de Balzac, c’était celui de tous ses sonnets que Malherbe préférait. Il n’était pas, cette fois, extrêmement difficile ! Une certaine bonne volonté est utile pour rien voir que d’assez froid en cette pompeuse description enflée à l’excès sans autre raison que d’aboutir à une fade plainte d’amour et d’amener à une comparaison plate. Un prédécesseur, bien avant, était tombé déjà dans la même erreur ; il l’avait outrée encore, puisqu’il avait pris le semblable thème pour magnifier non plus une maîtresse (or la passion, surtout quand elle n’est pas sincère, peut fournir à un rimeur l’excuse traditionnelle, que n’apportera point avec elle la flatterie) non plus une maîtresse, disais-je, mais un roi, François Premier.


Ce Dixain est de Melin de Sainct-Gelays :


DE FONTAINE-BELLEAU.


Je ne vins onc (Sire) en vostre maison
Que d’elle, et plus de vous ne m’esbahisse.
Vous estes seul hors de comparaison
Et seule elle est sur tout autre édifice :
Cette grandeur, estoffe et artifice.
Et les entours clairement nous font voir
Que seul vostre œuvre est pour vous recevoir ;
Bien que selon vostre grâce et merite
Pour vous loger le ciel deuriez avoir ;
Car ceste terre est pour vous trop petite.


De François Premier, redescendons brusquement les années jusqu’à Henri Quatrième du nom. HenriIV, dans la chronique galante de son époque, s’affuble de ce sobriquet : le grand Alcandre. Et Pour Alcandre Malherbe écrivit les Stances : Quelque ennuy donc qu’en ceste absence… ; les Stances Au retour d’Oranthe à Fontainebleau ; la Plainte d’Alcandre Sur la captivité de sa maistresse ; la Chanson : Que n’estes vous lassées… ; les Stances : Donc ceste merveille des cieux….

Il faut bien entendre ici que ce ne sont pas vers destinés à être offerts au monarque comme chantant ses amours, mais exactement des pièces rimées pour lui, c’est-à-dire en son lieu et place, et en son nom, et sur sa commande. Encore que la façon ne lui en fût pas inconnue, le roi préférait emprunter une plume plus habile, et complaisante, pour déclarer sa flamme, pour venir à bout des rigueurs d’une dame et obtenir ses suprêmes faveurs. Et, à proprement parler, le poëte (d’ailleurs Malherbe ne fut pas le seul de ses confrères à exercer une telle fonction), faisait l’office, pour employer un terme plus moderne, de Chandelier.

Mais, dans la circonstance, ce mot dépasse la réalité, car le dernier amour du Vert-Galant ne fut, contre sa volonté, et à son grand regret, et quelque emportement qu’il y mît, que platonique. À cinquante-six ans, il s’était épris d’une passion « forcenée qui ne se pouvoit contenir dans les bornes de la bienséance » pour Charlotte-Marguerite de Montmorency, une enfant de seize ans, « d’une beauté extraordinaire ». Cela le jeta dans mille extravagances. Pour lui plaire, « il couroit la bague avec un collet de senteurs et des manches de satin de la Chine. » Il allait « avec une fausse barbe, à dés chasses où elle devoit être. » Tallemant ajoute encore : « Pour la voir en passant, il se desguisa en postillon, une grande emplastre sur la moitié du visage… Il obtint une fois d’elle qu’elle se monstreroit un soir toute eschevelée sur un balcon avec deux flambeaux à ses costez. Il s’en esvanouit quasy et elle dit : Jésus ! qu’il est fou ! »

Afin de l’avoir à son gré, il l’avait mariée, en mai 1609, à Henri de Bourbon, prince de Condé, « lequel aimoit mieux la chasse cent mille fois que les dames. » Mais il arriva que l’indocile époux ne voulut point du tout du rôle qu’on prétendait lui faire jouer. Il emporta sa femme dans ses terres, afin de la soustraire aux dangereuses assiduités du maître. Sur un ordre formel, il dut revenir avec elle à la Cour, à Fontainebleau. Le péril devenait grave, d’autant que la belle Charlotte-Marguerite était de connivence avec son royal amant et s’affichait très encline à lui céder. Condé prit un parti décisif. Il la fit enlever et, sans s’arrêter à ses larmes, conduire à Bruxelles, une moitié du chemin en carrosse et l’autre en croupe de l’un de ses gentilshommes. Des gardes, des émissaires, envoyés pour les arrêter et les ramener de vive force, les manquèrent de peu. Henri IV en devint presque fou de rage. Il faillit déclarer la guerre à l’Archiduc d’Autriche, gouverneur des Pays-Bas, et au prince d’Orange. Il essaya même d’un hardi coup de main, avec la complicité de la princesse, pour la reprendre. Mais elle était bien gardée — c’est ce que Malherbe appelle la Captivité d’Oranthe — et elle ne reparut en France qu’après l’avènement de Louis XIII.


Malherbe exprima-t-il, dans ses Stances, toutes ces ferveurs, toutes ces fureurs, toutes ces rancœurs d’un sentiment qu’il ne manifestait que par procuration ? Eh ! non. André de Chénier dit : « Les vers qu’il a faits pour les amours d’autrui valent mieux que ceux où il chante les siens ; mais tout cela est encore bien froid. On ne s’échauffe pas de la chaleur d’un autre, et il n’avait jamais aimé lui-même. Je n’aime point à voir sa lyre devenir l’entremetteuse du roi et de plusieurs particuliers. »

Ces particuliers étaient monseigneur le duc de Montpensier et monsieur le duc de Bellegarde ; et l’expression employée semble légèrement malsonnante. Pourtant l’offense inexpiable est autre part ; elle réside en cette appréciation répétée par André de Chénier, qui, lui, fut un tendre et un amant : « Ces vers là même prouvent qu’il n’avait jamais aimé. » Mais on l’appelait « le pere Luxure », disent les Mémoires que Racan écrivit sur ou pour sa vie. Et il s’en vantait fort sans paraître se douter que ce n’est pas la même chose.

Au reste Malherbe ne semble envisager son travail qu’à un point de vue très spécial. Il écrit à son ami Peiresc : « Marc-Antoine (son fils) vous fera voir des vers que j’ai faits pour le roi : il les a si extrêmement loués, que je crains qu’il ne pense que nous soyons quittes : ce n’est pas là comme je l’entends ; car s’il trouve des vers qu’il m’a commandés de nouveau aussi bons que les precedents, je suis resolu de lui parler de grille (paraphe en forme de grille), c’est-à-dire d’une pension. »

Il n’y a donc nul doute qu’il ne fût là, ou ne voulût être un simple faiseur à gages de billets doux, d’une sorte, il est vrai, supérieure ; gardant la conscience artistique que l’on ne saurait lui dénier, il faisait ces petits poëmes, avec force labeur, tels qu’il n’eût pas à en désavouer la paternité. Il y a un joli passage descriptif dans les Stances pour Alcandre Au retour d’Oranthe à Fontainebleau. C’est au moment où le prince de Condé fut forcé de reparaître à la Cour, non seul, et où le vieux roi coquetait avec sa belle sur les terrasses de la pièce d’eau.

Avecque sa beauté toutes beautés arrivent ;
Ces déserts sont jardins de l’un à l’autre bout,
Tant l’extresme pouvoir des graces qui la suivent
        Les penetre partout.

Ces bois en ont repris leur verdure nouvelle ;
L’orage en est cessé, l’air en est esclaircy ;
Et mesme ces canaux ont leur course plus belle
        Depuis qu’elle est icy.

M. Jamin, dans son Fontainebleau ou Notice historique et descriptive sur cette résidence royale (1834) pense que c’est la fameuse source d’où la ville tire son nom qui inspira à Malherbe le quatrain suivant.


Vois-tu, Passant, couler cette Onde
Et s’ecouler incontinent ?
Ainsi fuit la gloire du monde
Et rien que Dieu n’est permanent.


Le malheur (si malheur il y a, toutefois) c’est que, suivant l’affirmation de Ménage, cette inscription fut rimée pour la fontaine de l’hôtel de Rambouillet, rue Saint-Thomas du Louvre, à Paris. Rayons le quatrain de nos papiers. Et en vérité, si nous y perdons, nous n’y perdons guère.


Il faut donc que nous restions sur l’impression précédente, mais, là même, allons-nous sentir que Malherbe aimait, comprenait Fontainebleau, lui que sa charge de Gentilhomme ordinaire de la Chambre y amenait fréquemment ? Il en considérait les splendeurs ; et il leur rend un hommage indirect, destiné plutôt à rejaillir, comme toujours, sur sa propre personne et sur son talent, sur son génie. C’est à la fin d’une Ode à la Reine, mere du Roi, sur les heureux succès de sa régence. Malherbe s’apprête à tracer de Marie de Medicis le plus beau portrait qui se puisse imaginer. Il est sûr d’avance d’en faire une merveille. « En cette hautaine entreprise, dit-il, Commune à tous les beaux esprits, Je me ferai quitter le prix,


Et quand j’auray peint ton image.
Quiconque verra mon ouvrage
Avoûra que Fontainebleau,
Le Louvre, ny les Thuileries,
En leurs superbes galeries,
N’ont point un si riche tableau.


Les fréquents témoignages de satisfaction que Malherbe se décerne à lui-même, fussent-ils anticipés, doivent nous laisser froids ; et nous n’avons à retenir que l’éloge qui, de pair avec les Tuileries et le Louvre, place, à bon droit, Fontainebleau.


Il voyait encore, céans, des magnificences lyriques et métaphoriques que nous sommes, il est bien fâcheux d’être obligés d’en convenir, dans l’impossibilité d’y rencontrer nulle part. Car ce ne serait rien moins que le Pactole aux fiots roulant des paillettes d’or, qui coulerait par ici !

Du moins l’affirme la Sibylle Tiburtine, dans un poëme écrit en 1612 sur la fête des alliances de France et d’Espagne, et à l’occasion du double mariage de Louis XIII avec Anne d’Autriche et de l’infant don Philippe avec madame Elisabeth. Chacune à son tour, les Sibylles Persique, Libyque, Delphique, Cumée, Erythrée, Samienne, Cumane, Hellespontique, Phrygienne, viennent réciter un compliment en six vers, et, la dernière, la Tiburtine s’adresse à la Reine mère :


Sous la bonté s’en va renaistre
Le siècle où Saturne fut maistre ;
Themis les vices destruira ;
L’honneur ouvrira son ecole,
Et dans Seine et Marne luira
Mesme sablon que dans Pactole.


Voici de l’inattendu ! Parmi ses prophéties, Malherbe annonce, presque deux siècles d’avance, le nom que les organisateurs d’octobre 1789 donneront à la région. Les poëtes sont des devins.

Pour en rester à l’âge d’or, comme Malherbe devait se plaire dans un séjour qu’il pare de si belles et si riches couleurs ! Il s’y ennuyait fort, et il le dit sans ambages, dans une lettre adressée à la vicomtesse d’Auchy :

« A cette heure que la resolution est prise de demeurer encore dix ou douze jours en ce malheureux lieu (je parle selon le compte ordinaire, car selon le mien ce seront dix ou douze siècles… »

Ce malheureux lieu ! Fontainebleau !

Il est providentiel qu’un si vilain blasphème soit racheté par Henri IV lui-même, qui, avec une tendre chaleur d’expression, datait un billet à Gabrielle d’Estrées de cette sorte :

« Ce xij° septembre, de nos délicieux deserts de Fontainebleau. »

Et il est bon qu’un roi nous venge d’un poëte.



JEAN BERTAUT

1552-1611

BERTAUT



Jean Bertaut, né à Caen en 1552, était le compatriote en même temps que le contemporain de Malherbe. Il ne fut point de ses amis. Une question d’écoles les divisait. Bertaut n’adopte nullement cette esthétique nouvelle qui voulut remplacer les belles générosités des audacieux de la Pléiade par des parcimonies de grammairiens méticuleux. Pourtant il forme et marque la transition ; et cela fait qu’il est égratigné autant des uns que des autres. L’aventure est inévitable ; et c’est ce que l’on appellera la justice immanente. Ronsard l’appréciait, mais lui trouvait ce défaut d’être « trop retenu pour un jeune poëte », d’être, selon l’expression de Mathurin Regnier, « un poëte trop sage ». Malherbe n’avait pour lui qu’une considération quelque peu dédaigneuse, « De toute cette volée, raconte Tallemant des Réaux, il n’estimoit que Bertaut, encore ne l’estimoit-il guères ; car, disoit-il, il pleure toujours : Ses stances sont nichil-au-dos, et pour trouver une pointe il fait les trois premiers vers insupportables. » — Ce mystérieux nichil, ou nihil-au-dos fait allusion à certains pourpoints que l’on portait alors, dont le devant était de velours, tandis que le dos n’était que d’étoffe commune. — Au résumé le reproche est le même, et il est fondé, et caractérise assez exactement la manière de Bertaut : sur une trame trop grise, au gré de Ronsard, scintillent soudain des broderies d’or, dont l’éclat offusquait Malherbe, encore qu’il ne l’avoue pas expressément. Prenons patience, cependant ! On se chargera plus tard de le dire pour lui. Car un Malherbe crée un Boileau, et n’est-ce pas ce mauvais compliment que Boileau entend faire à Bertaut lorsqu’il le félicite d’être plus retenu ? Plus retenu que Ronsard, mais pas encore assez retenu !

Oui ! n’est-ce pas en effet de l’or bien pur que ceci ; J’ay veu souventefois Le ciel dans l’Océan secoüer ses estoilles ; n’est-il pas une beauté profonde en cette pensée : La mémoire des morts leur sert d’une autre vie ; une haute mélancolie en celle-ci : Rien ne seichant si tost qu’une larme de femme, Pleurast-elle de l’ame ; et de tels accents ne sont-ils pas véritablement d’un poëte ?


Bertaut était d’Église. Présenté à la cour par le tout puissant Desportes, il obtint la charge de Précepteur du Comte d’Angoulême, fils naturel de Charles IX ; puis il fut, douze ans durant et jusqu’au coup de couteau de Jacques Clément, secrétaire du cabinet du roi et lecteur ordinaire de Henri III. Après la mort de son royal patron, il fit une retraite prudente en l’abbaye de Bourgueil, et ne reparut plus guère qu’au moment où, Henri IV étant devenu le maître incontesté, il n’y avait plus de risque à se rallier entièrement à lui. Il ne fut pas étranger à l’abjuration du Béarnais et se mêla aux controverses entre docteurs catholiques et calvinistes. L’une de ces discussions est demeurée célèbre : c’est la Conférence de Fontainebleau, où Du Perron, qui y gagna le chapeau de Cardinal, réfuta le livre du Pape des huguenots, Du Plessis Mornay, sur l’Institution de l’Eucharistie en l’Eglise Chretienne. Bertaut, qui avait été l’un des assesseurs de l’évêque d’Évreux, composa à cette occasion un poème d’environ deux cents vers, sa première publication : Discours au Roy sur la Conference tenue a Fontainebleau. Paris, MDC. Cette œuvre n’a d’ailleurs pas d’intérêt, en dehors de celui de la polémique, et n’offre, en tout cas, aucune note locale.

L’année suivante, et encore à Fontainebleau, Louis XIII naquit. Bertaut célèbre cet événement par des Stances Sur la Naissance de Monseigneur le Dauphin, qui contiennent de beaux vers, et, parmi eux, cette fière affirmation, digne d’un Alfred de Vigny : Que l’espée est sans nom qui ne doit rien au livre. À ces Stances, et pour les renforcer, Bertaut ajoute une Imitation du 71. Pseaume Deus iudicium tuum regi da, etc… En forme de priere prophetique pour la grandeur et prosperité de Monseigneur le DAVPHIN. Ni l’une ni l’autre de ces pièces n’est bien remarquable. Est-ce le lieu de rappeler que, après Philippe-le-Bel, François II et Henri III, et, après Louis XIII, Gaston d’Orléans, le grand Dauphin, d’autres princes, et des princesses, virent le jour au château de Fontainebleau ?

L’un des ancêtres littéraires de Bertaut, Hugues Salel (dont le nom se lit aussi Salet), abbé de S. Cheron et de S. Sanson, conseiller et aumosnier ordinaire de la Royne, maistre d’hostel et valet de chambre du Roy, assista, le samedi 9 février 1543, à l’heureuse délivrance de Catherine de Médicis, femme de Henri II, François Premier régnant encore. Et il écrivit un poëme De la Nativité de Monseigneur le Duc, fils premier de Monseigneur le Dauphin. Il s’agit du duc de Bretagne, qui sera François II. Salel met en scène une nymphe de la Forêt, ou plutôt une naïade, comme le précise le nom de Callirhoé.


En la forestz de Biere, renommée
Sur tous les boys, pour ce qu’elle est aymée
Du dieu Sylvan, qu’on y void en plain jour
S’y promener et y faire sejour,
Je veis l’autre hyer, près de la claire source.
D’une forest accourir a grant course
Dieux, demy-dieux, deesses, nymphes belles,
Pour escouter les joyeuses nouvelles
Que recitoit, à voix doulce et hautaine,
Callirhoé, nymphe de la fontaine.


Gallirhoé, que l’imprimeur ignorant, Jaques Nyverd, orthographie Calliohré, comme il a mis Bievre au lieu de Biere, Callirhoé chante en dix-sept sixains la puissance de la Sallemandre, c’est-à-dire de la maison de Valois. Puis l’auteur reprend la parole.


A tant se teust Callirhoé la fée,
Tout en esprit ravye et eschauffée.
Et croy pour vray que la posterité
Un jour verra qu’elle dict verité.
O si les dieux me vouloient faire grace
De vivre tant ! Le poëte de Thrace,
Bien qu’il soit filz de la premiere muse,
Ne le dieu Pan, avec sa cornemuse.
Me me vaincront ; toute leur gloire antique
J’effacerois en veine poëtique
Sur ce subjet ; car ce qu’en mil années
Le temps coulant, les filz des destinées
Ont pu monstrer de excellent et beau
Est aujourd’huy dedans Fontaine-bleau.


Les fêtes du baptême de François II furent splendides. « Trois cents torches, dit Paradin, furent données à autant de personnes des gardes du corps du roi, lesquelles furent rangez depuis la chambre de Sa Majesté jusques en l’église des Mathurins, passant par la Petite Galerie, où la clarté étoit si grande de ces lumières qu’il sembloit que l’on fust en plain jour. La ceremonie du baptesme estant achevée, on entra en festin ; ensuite il y eut divers ballets, danses et autres pareilles rejouissances. Et sur l’estang il y avoit trois galeres ornées de leurs banderolles. Il se fit diverses escarmouches de princes et de seigneurs par terre et par eau. »

L’apparat ne fut pas moindre, soixante trois ans plus tard, pour Louis XIII que pour François II. « En 1606, le 4 septembre, Louis XIII et Mesdames ses sœurs furent baptisées avec un appareil manifiq ! » relate Nicolas de Fer (qui parle aussi des « divertissemens » de 1543). C’est dans un très précieux manuscrit : Relation de ce qui s’est passé de plus remarquable à Fontainebleau… datant de la dernière année du XVIIe siècle et publié pour la première fois en tête des non moins précieuses Recherches sur Fontainebleau de M. Ernest Bourges. De Fer donne ces détails (je respecte la naïve orthographe, comme l’a respectée l’éditeur) :

« La cour du Donjeon étoit couuerte par le milieu dune grande toille pinte en bleu, ouuerte et decoupéé en certains endroits qui faisoit voir des figures de Dauphins, les chiffres du Roy et de la Reyne et des fleurs de lis de distance en distance, qui paroissoient estres faites en or par ce que le ciel estoit très beau ce jour là. »


N’est-ce pas d’une invention exquise, ces Lys de France, qui, sur champ d’azur, s’enlèvent en or, avec la complicité du soleil, parce que le ciel était très beau ce jour là !

De Fer continue :


« On fit vn grand pont qui raignoit depuis une fenestre du pauillon de St-Louis jusqu’à la terrasse qui sépare cette cour de celle des offices, et au bout de ce pont, joignant le dosme quon a nommé depuis le Dosme des Dauphins, on fit une éleuation de charpente sur laquelle fust dressé vn autel enrichy d’ornemens precieux, un dais en broderie. A droite et à gauche estoient des bancs pour les seigneurs et dames, et le long de la cour on avoit dressé des amphitheastres pour le peuple… Apres les ceremonies acheuéés le Roy donna vn grand festin. Il y vt ensuitte des feux dartiffice, des bals et autres diuertissemens. »

Le poëte, non plus, ne manqua pas à Louis XIII. La place de Salel fut prise par Bertaut ; et nous avons :


PANARETE
ov bien
Fantasie sur les
ceremonies du baptesme
de monseigneur le Dauphin

Par le sieur Bertavt, premier aumosnier de la Reyné et Abbé de Nostre Dame d’Aunay, — A Paris, chez Abel L’Angelier, au premier pillier de la grand’sale du Palais. MDCII, in-8 de 54 pp.


Hélas ! les seize cents vers de l’abbé d’Aunay ne valent pas les cent trente vers de l’abbé de Saint-Cheron. Panarete, ou Pannarette, signifie Toute-Vertu, sauf, je le crains, la vertu poétique. Et c’est le surnom dont le jeune dauphin est prié de s’affubler, ajouté à l’autre nom moins divin attendu des François. La « Fantasie » semble un peu lourde !


Andrie (la Valeur), Eumenie (la Clémence), Pistie (la Foy), Phronese (la Prudence), Euergesie {la Libéralité), Hypomene (la Constance), Cartere (la Patience), Alithie (la Vérité), Dicee (la Justice), Eusebie (la Piété), — qu’est-ce que cela ? ce sont Toutes les Vertus. Ce sont les marraines de Louis. On les attend avec impatience, qui s’attardent à l’on ne sait quelles interminables délibérations.


 
Quoy qu’un ardant desir de voir l’illustre enfance
De cet Astre naissant qui doit luire à la France
Pressast leur départie, et que de tous costez
Les sacrez ornemens pour cet œuure apprestez,
Les Princes, le Roy mesme, et les Dames parées
D’habits où s’esclattoient mille flâmes dorées,
Et tout Fontaine-bleau pompeux en ses Palais
Semblassent s’offencer des plus justes délais.


Elles arrivent, cependant. El jamais, peut-être, la ville ne vit tant de Vertus réunies.


Cependant le troupeau des immortelles Sœurs
Qui de tout vice humain purgent leurs possesseurs,
S’estant guidé par l’air sur l’aille d’une fée
Rendit Fontaine-bleau sensible à sa venue.

Le pompeux échauffaut pour cet acte eslevé,
Trembla dessous ses pieds, dés qu’il fust arrivé :
Les antiques parois du Royal édifice,
La masse du portail, son arc, son frontispice,
D’un lustre plus riant semblèrent esclairer.
Et ceste bande saincte en entrant adorer.


Le « pompeux échauffaut », ou échafaud, n’est autre chose que le « grand pont » et que « l’élévation de charpente » de la description de De Fer. Mais, que la description de De Fer est plus jolie ! On a vu qu’en terminant, le géographe du Dauphin (tel était son titre) mentionne… d’autres diuertissemens. Il en aurait pu nommer le librettiste, Berlaut, et il devrait énumérer les pièces suivantes :


Cartel pour les chevaliers de la Baleine.

Récit pour le ballet de douze dames toutes couvertes d’estoilles.

Pour le ballet des princes veslus de fleurs en broderies.

{{sc|Récit pour une masquarade.

Pour le récit d’Amphion suivy d’un rocher sur lequel douze nymphes estoient assises.

Pour le ballet des dames couronnées de myrte.

Récit pour le ballet de seize dames représentans les vertus, dont la royne estoit l’une.

Stances faittes promptement pour le ballet des princes de la Chine.

Pour des masques assez hidcux et sauvages.

Cartels pour divers Chevaliers deffiez par les chevaliers de Thrace.

Récit pour le ballet des princesses des isles.

Les chevaliers du soleil. Aux Dames.

Les chevaliers de l’aigle.

Pour des nymphes qui deffient Amour.

Amour vaincu de ces Nymphes et s’en complaignant.


La plupart de ces petits poëmes, sinon tous, furent assurément récités aux fêtes de Fontainebleau. Le discours des Nymphes qui deffient Amour débute assez joliment :


Ces Nymphes, hostesses des bois,
Bravant les amoureuses Loix,
Et ce feu dont l’ame est éprise,
Ne le cognoissent nullement,
Ou le cognoissent seulement
Comme on cognoist ce qu’on méprise.

Le soin de leur jeune fierté,
C’est de garder leur liberté.
S’orner de beautez perdurables.

. . . . . . . . . . . . . . .


Et sans aymer se rendre aymables.


Amour, vaincu, se complaint d’un style agréable. Puis vient Le Temps consolant l’Amour :


Amour, que te servent ces plaintes
Et les Dieux à qui tu t’attends ?
Tu ne peux rompre ces estraintes,
Que par moy seul qui suis le Temps.


Ces vers galants, ces vers mondains, Bertaut, abbé d’Aunay dès 1594, évêque de Seez en 1606, ne les avoua pas, ou prit un détour. En 1601, il avait réuni ses œuvres graves en un Recueil qui eut plusieurs éditions, chaque fois augmentées une sur l’autre, aux dates de 1605, 1620 et 1633. Un autre livre parut en 1602, reparut avec des additions en 1606, 1620 et 1633 : Recueil de quelques vers amoureux, anonyme ; à la première page, Le frère de l’Autheur (il ne se nomme pas autrement, lui non plus) donne cet avertissement Aux Lecteurs que le poëte, se trouvant dans l’irrésolution de faire imprimer ces petites pièces, les lui a données pour en disposer à sa fantaisie… Ruse assez simple, et mystère peu malaisé à pénétrer ! Mais la dignité du prélat était sauve.

C’est dans les Œuvres poétiques reconnues par leur auteur que se lit un Sonnet beaucoup plus intéressant peut-être pour l’histoire de Fontainebleau que pour l’histoire des lettres françaises :


Sur les figures de marbre
et de bronze
qui sont au petuit jardin de Fontainebleau.


Toy qui vis affamé de voir un bel ouvrage,
Assouvy maintenant ta généreuse faim,
Yoicy les plus beaux traits dont le cizeau Romain
Ou la fonte Grégeoise ait orné le vieil âge.

Là de Laocoon la douloureuse rage
Fait pleindre le métal par un art plus qu’humain :
Icy gist Cleopatre : ô qu’une docte main
A vivement portrait la mort en son visage.

Là, Diane chemine : icy le Tybre ondeux
Verse des flots de bronze, arrestant auprès d’eux
Le passant transformé de merveille en statuë.

Aussi raviroient-ils l’esprit le plus brutal,
Et qui n’est point émeu d’une si rare veuë.
Il est certes comme eux de marbre ou de métal.


Ce Petit Jardin, c’est le Jardin de Diane, qui, sous François Premier, s’appela Jardin particulier ou Jardin des Buis, sous Henry IV, Jardin de la Volière, sous Louis XIII, Jardin de l’Orangerie, et en divers temps, Jardin de la Reine,

Au sujet du Laocoon, les Recherches sur Fontainebleau de M. Ernest Bourges vont nous renseigner :


« Vers 1535 ou 1540, le Primatice reçut mission d’aller à Rome prendre les moulages des précieux chefs d’œuvre de la statuaire antique qui y étaient conservés. Il releva entre autres les empreintes des plus beaux marbres exposés dans les jardins du Belvédère. Dix de ces statues furent coulées en bronze à la fonderie établie par le roi François Premier et placées dans le jardin de la Reine (jardin de Diane) qui devint presque ainsi une nouvelle Rome. Le Primatice, dit Vasari, eut pour faire les statues des maîtres si excellents dans l’art de la fonte que ces œuvres vinrent non seulement à perfection, mais avec une peau si fine, qu’il ne fallut quasi pas les retoucher. — Cinq de ces chefs d’œuvre ont été convertis en sous à l’époque révolutionnaire. Les autres, sauvés de la destruction, ont été placés dans les petits jardins des Tuileries. Ce sont : l’Ariane, l’Apollon, la Venus, le Commode, le Laocoon. »


Et nous n’aurons pas non plus à nous livrer à de longues inquisitions au sujet des trois autres statues, car M. Bourges cite un boniment de gardien du temps du grand Roi, Pierre Poligny, conducteur des estrangers qui viennent voir la Maison Royale de Fontainebleau :


« … le jardin de la Reine où il y a de très beaux Orangers avec plusieurs figures de bronze : sçavoir, une Diane, sur laquelle il y a quatre gros Limiers et quatre Testes de Cerf, dans un grand bassin, qui jettent continuellement de l’eau. Plus un Gladiateur, un Arracheur d’épines, Cleopatre, la bataille de Marc Antoine, dessus un Mercure, et Lacollon qui fut dévoré luy et ses enfants par un serpent. »


Lacollon est une bien remarquable trouvaille de cicérone illettré !


Ces statues font partie de la série connue sous la dénomination des Fontes du Primatice à Fontainebleau, dit M. Bourges, qui sait ; et il ajoute que, comme elles sauf cinq, Le Tibre a été monnoyé ignominieusement à une ère difficile. Le Tibre était symbolisé par un homme tenant une corne d’abondance et ayant près de lui Romulus et Rémus allaités par la louve ; il orna la fontaine qui est au centre du Parterre. La Diane a été remplacée sous le premier Empire par une même Diane chasseresse qu’ont cessé d’escorter les quatre gros Limiers, précédemment placés aux angles du piédestal, si quatre têtes de cerf y figurent encore, plus bas, et crachant de l’eau.


Des merveilles sculpturales que vit Bertaut, aucune ne subsisterait donc, du moins à Fontainebleau.


Ici surgit un doute. Bertaut parle de bronze et de marbre. Faut-il induire qu’il y eut, en marbre, soit une Cléopatre, soit une Diane ? C’est à chercher, autour du Palais, et, à défaut, dans les inventaires anciens. Et si l’on ne trouve, il sera permis de croire que le poëte n’a su se faire la place, en ses quatorze vers, de compléter son énumération, — à moins que l’on ne donne à son premier quatrain un sens plus étendu et plus explétif qu’il n’y paraît d’abord. Ou peut-être n’a-t-il introduit là celle des deux matières qui nous manque, qu’afin de mieux équilibrer sa pointe !

Mais faut-il en effet, de ce chef, absoudre Bertaut, ou le faire bénéficier d’une incertitude ?


On rencontre sur une pelouse du Jardin Anglais un délicieux marbre de Cléopatre, mordue au sein par un aspic, debout d’ailleurs, et non pas gisant, et ayant à ses pieds une urne voilée. La tête, petite, est douloureuse, d’une douleur comme extasiée, et un frisson agite le ventre ; les formes sont riches et rondes, et tout le style indique une reproduction de Tantique par un ItaHen de la Renaissance, — autant du moins qu’on peut l’affirmer quand on n’est nullement expert.


Vaines raisons ! Bertaut dit : Icy gist Cléopatre. Et l’abbé Guilbert (Description historique des chàteau, bourg et forêt de Fontainebleau, 1731) est formel : « Au milieu est une très-belle et très-grande figure de Cléopatre, couchée et morte de la piqueure d’un aspic. Sur le pied d’estal est représenté en un bas relief de bronze le combat d’Octave Auguste et d’Antoine près d’Actium… Cette statue a été moulée sur l’antique de marbre qui est à Belvédère, et que l’on croit d’Ange Politian. »

Mais, plus loin, il voit, dans le même jardin, « les statües antiques de Bacchus et Cerés, et les modernes d’Apollon et de Diane en marbre blanc grandes comme nature ». Cette fois, est-ce la Diane blanche ? et doit-on prétendre que Bertaut n’a pas commis de faute ?


Et comme on lui en pardonnerait bien d’autres, si, pour glorifier Fontainebleau, il ne se présentait pas à nous trop décidément vêtu du fameux méchant pourpoint qu’on lui reproche !






La question de ces Marbres et de ces Bronzes se complique ! Ou plutôt, elle est résolue sans retour, grâce à la communication que M. Léon Deroy a bien voulu — et je lui en exprime ici toute ma reconnaissance — faire au Journal, très méritant, qui publia ces notices.


J’avais cru trouver la trace d’une autre Diane en marbre. Mais l’autorité de M. Deroy n’est discutable en rien de ce qui concerne Fontainebleau. Et je me range à son avis, que voici, tout à l’avantage du poète injustement soupçonné.

La statue de Diane, non celle de Cléopâtre, était bien de marbre à l’époque où écrivait le poëte.

C’était la fameuse figure antique de marbre blanc, connue sous le nom de Diane à la Biche et acquise par Primatice, sur l’ordre et pour le compte de François Ier. Elle fut placée à Fontainebleau, dans le jardin connu actuellement sous le nom de Jardin de Diane, et qui a porté successivement les noms de Jardin des Buis, Petit-Jardin, Jardin de la Reine, de l’Orangerie, etc ; elle y demeura jusqu’au règne de Henri IV, au cours duquel le prince la fit transporter à Paris, au Louvre, où il avait formé un cabinet d’antiques. Comme on le voit, l’habitude de dépouiller Fontainebleau remonte à plusieurs siècles. Mais pour dédommager sa résidence favorite, Henri IV fit mouler sur l’original de marbre et fondre en bronze une nouvelle Diane. Elle devint le principal ornement de la fontaine construite par les ordres du roi au milieu du Jardin de la Reine, et que décoraient en outre quatre chiens assis et quatre têtes de cerf, également en bronze.

Le sonnet de Bertaut a donc dû être composé antérieurement à la substitution de la statue de bronze à celle de marbre, et son titre comme son trait final sont parfaitement exacts. La première édition du Recueil des poésies de Bertaut est, en effet, de 1601, et le règne d’Henri IV ne prit fin qu’en 1610 ; c’est évidemment entre ces deux dates que dut s’effectuer le remplacement dont le P. Dan ne fixe pas l’époque d’une manière précise.

Voici d’ailleurs son texte, qui dissipera toute espèce de doute.


« Au milieu de ce Jardin est une belle Fontaine, que le feu Roy y a fait dresser avec un grand bassin rond dans lequel est esleuée sur un haut piédestal une riche Statuë de bronze de cinq pieds de haut, représentant une Diane : celle-cy a esté moulée sur l’original de marbre, qui estoit en ce mesme lieu et Jardin ; et que Henry le Grand faisant édifier cette Fontaine, a fait transporter à Paris au Cabinet, et Salle des Antiques du Louvre. »


Que si maintenant les lecteurs de l’Abeille sont curieux de visiter les deux Diane qui se sont succédées dans le Jardin de la Reine, nous leur rappellerons, si nous ne leur apprenons, qu’ils peuvent les admirer, celle de marbre comme celle de bronze, dans les galeries du Musée du Louvre.

La Diane de marbre, enlevée par Louis XIV du Cabinet des Antiques d’Henri IV pour prendre place dans la galerie de Versailles, revint après la Révolution au Louvre, où on lui fit les honneurs d’une salle spéciale, décorée, à son intention, de peintures et de sculptures relatives aux aventures de Diane, notamment d’un plafond, œuvre de Prud’hon. Par suite des remaniements du Musée, elle se trouve aujourd’hui placée dans une des galeries qui précèdent la salle où trône sa rivale, la Vénus de Milo.

La Diane de bronze, envoyée à Paris à l’époque révolutionnaire pour être convertie en canons ou en monnaie, échappa à la destruction. Elle fut remplacée à Fontainebleau par une fonte plus moderne, sous le règne de Napoléon Ier, et entra au Louvre, où elle se dresse aujourd’hui, dans le vestibule des salles de sculpture de la Renaissance, sur un piédestal élevé, accosté des quatre « gros limiers » dont parle Pierre Poligny.


Une note de M. Félix Herbet, de qui la sûreté d’information n’est pas moindre, est venue ensuite corroborer le dire de M. Léon Deroy.


L’abbé Guilbert affirme que la statue de Diane qui existait à Fontainebleau de son temps (1731) avait été moulée et fondue par Vignole, par conséquent au xvie siècle, dans la fonderie de Fontainebleau, sous les ordres du Primatice. Or il n’en est rien, et cest bien sous le règne de’Henri IV que la Diane a été fondue ; le bronze porte les initiales B. P. (Barthélemy Prieur) et la date 1603 ; le dernier chiffre renversé est d’une lecture douteuse. C’est ce bronze qui a été sauvé par une décision de la commission temporaire des arts du 15 prairial an II, transporté au Muséum à Paris, puis envoyé au château de la Malmaison le 23 germinal an IX, enfin restitué en 1877 au Louvre, où il se trouve aujourd’hui. Il y a un support sous le ventre de la biche.

Ainsi encore, lorsqu’en 1813 le duc de Cadore donnait à Denon l’ordre de restituer au château de Fontainebleau la Diane de bronze qu’on lui avait enlevée, il oubliait qu’elle avait déjà quitté le Louvre. Celle qui s’y trouvait encore, et qui fut envoyée à Fontainebleau, provenait du château de Marly, d’où elle avait été transférée au Muséum le 19 germinal an II ; elle avait été fondue en 1684 par les frères Keller : une inscription vissée sur la base porte ce nom et cette date. Et il n’y a pas de support sous le ventre de la biche.


Voilà donc un point parfaitement éclairci, et j’en rends grâces mille fois à messieurs Léon Deroy et Félix Herbet.





PHILIPPE DESPORTES

1546-1606


Desportes



Desportes et Bertaut !


De ces deux noms unis à jamais par un trait de satire qui s’est transformé, pour eux, en un rais de gloire, émettre l’un, omettre l’autre, ce n’est guère possible.


D’autant que Desportes, lui qui fut l’âme damnée — et c’est bien le mot ! — du duc d’Anjou, du duc d’Orléans, du roi de Pologne, du roi de France Henri III (c’est le même, sous ses titres successifs), passa certainement des jours et des journées à Fontainebleau.

La vie de Philippe Des Portes est curieuse. Il fut d’abord clerc, à Paris, chez un procureur. Mais il plut trop à la procureuse, qui était jolie. Et un jour qu’il rentrait d’une course en ville, il trouva, pendu au maillet de la porte de l’allée, un paquet « avec cet escriteau : Quand Philippe reviendra, il n’aura qu’à prendre ses hardes et s’en aller. » Philippe s’en alla, jusqu’en Avignon. Et là, comme il était posté « sur le pont où les valets à louer se tiennent », attendant qu’un majordome vint l’engager pour n’importe quelle basse besogne, « il entendit quelques jeunes garçons qui disoient : M. l’evesque du Puy a besoin d’un secrétaire. » Il se présenta, fut agréé, et, à peine en charge, ne put faire mieux que de se rendre amoureux de la nièce du prélat, une demoiselle de Senneterre. Mais il dut bientôt suivre l’évêque par delà les monts ; c’est là qu’il se familiarisa avec les œuvres du Pétrarque, du Bembe et de l’Arioste ; c’est alors qu’il s’imprégna de la douceur italienne, et commença de remplacer par elle, en son œuvre, les sévérités grecque et latine qui avaient primé parmi les poètes de la Pléiade. En ce changement de ligne consiste surtout l’évolution littéraire qu’il lui fut donné d’accomplir, ou dont il fut, tout au moins, le principal fauteur. Il n’est besoin, pour constater la chose, de s’arrêter aux traductions ou imitations directes : Roland furieux, La Mort de Rodomont, Les Complaintes de Bradamant, Angélique. On ne rencontre pas, dans sa Diane, dans ses Amours d’Hippolyte, dans sa Cleonice, dans ses Diverses Amours, un sonnet sur dix qui ne contienne quelque réminiscence florentine. Cela lui fut reproché, mais il s’en fit bravement un mérite et déclara « qu’il avoit pris aux Italiens plus qu’on ne disoit. » Et il avait raison de s’en vanter, car il introduisait ainsi un rajeunissement dans l’idée, et, dans la langue, une politesse et une fluidité nouvelles ; et ce manque, inapparent, d’originalité ne l’empêche pas d’être l’un des six ou sept meilleurs poètes de la Renaissance, mêlant des grâces antiques à des élégances modernes.


Peu d’années après le Pont d’Avignon — il eut, entre temps, des passes de bonne ou de mauvaise fortune sur lesquelles nous n’avons guère que des données confuses, — Desportes est à la cour, secrétaire particulier du marquis de Villeroy qui était le premier ministre de Charles IX, et il vit déjà dans l’intimité du futur Henri III. Ce qu’était cette sorte de camaraderie, établie sur un pied d’étrange intimité et fondée sur des complicités galantes, — où la distance du rang ne disparaît que trop, — une seule anecdote va le montrer plus amplement qu’il n’est besoin. Et j’aurais scrupule à mettre en bonne lumière une peinture de mœurs assez scabreuse, si cela ne nous ramenait chez nous, si ce n’était peut-être bien à Fontainebleau que s’est déroulée l’Advanture Première, mise à la fin du Livre II des Elégies de Desportes.


Cette histoire, la voici, voilée de noms et d’appareil mythologiques.


Olympe n’aime pas. Fleurdelys, plus sçavante aux effets de l’amoureuse flamme, l’en gourmande en tendre amie. Mais ses discours y font moins que la venue et la vue du vaillant Eurylas, et tout de suite leurs deux cœurs sont navrez par un traict seulement. Olympe se désole, devant les difficultés qu’introduit un mary jaloux et défiant. Une nuit, la fatigue d’une longue insomnie l’endort enfin, au moment même où l’aube, d’un beau jour, va poindre, et Vénus lui apparaît pour lui enseigner, d’un doux langage, le sûr et le seul moyen de guérir son mal.


Au fond du vieux palais, autresfois le séjour
Des demi-dieux de France, est un temple d’Amour :
A nuaux argentez la voûte est toute painte ;
Là se voit, à main droite, une figure sainte
Du paradis heureux des amans fortunez.
De leurs longues douleurs à la fin guerdonnez.
Sitost que le Soleil, commençant sa carrière
Pour porter aux humains la nouvelle lumière
Sera sur le midy, lorsqu’on n’y pense pas
Et que chacun s’attend à prendre son repas,
Ayant avecques vous pour compagne fidelle
Camille, attainte au vif de l’ardante estincelle
Des yeux de Floridant, qui meurt pour ses beautez.
Choisissez sagement les lieux plus escartez
Et vous rendez sans crainte en cette heureuse place.
C’est là que vous sçaurez l’heur que je vous pourchasse,
Mes délices, mes jeux, mes gracieux tourmans,
Et de quelles douceurs j’enyvre les amans.


Puis la Déesse s’envole, et, comme elle partoit,


Le ciel tout rejouy ses louanges chantoit,
Les vents à son regard tenoient leurs bouches closes,
Et les petits Amours faisoient pleuvoir des roses.


Olympe aussitôt va trouver Camille, et celle-ci (Amour luy donnoit cœur) se charge d’arranger cela. Mais ce ne fut pas tout : les deux bonnes pièces pensent sans doute que plus on est d’amants plus on aime ;


Mais ce ne fut pas tout : Olympe qui sçavoit
Qu’au sang de Fleurdelys Amour ses traicts lavoit
Ayant en mille endroits sa poitrine enserrée
Par les divins attraits du gracieux Nirée,
Compagnon d’Eurylas, veut que pareillement
Elle soit leur compagne en ce contentement.


Olympe croit, non sans raison, qu’elle doit bien quelque chose à Fleurdelys en reconnaissance des bons conseils que celle-ci lui prodiguait naguère. Mais le narrateur n’est point de cet avis ; il réprouve :


Olympe, que fais tu ? les amoureux mysteres
Sont tousjours plus sacrez, plus ils sont solitaires.
Ne t’avises tu point que c’est trop entrepris ?
Tu passes le conseil de la belle Cypris,
D’accroistre ainsi le nombre et mettre en la partie
La jeune Fleurdelys, sans l’avoir advertie.


Olympe ni Camille ne se sont fait ces réflexions. Elles vont prendre Fleurdelys, sous un prétexte de passer la journée à se promener. Mais, dès que Fleurdelys voit à qui l’on veut la conduire, elle s’enflamme de colère, parle haut, crie, tempête. Les amants sont consternés. Nirée


                d’un parler triste et passionné
S’efforce d’amollir ce courage obstiné.
La pauvre Olympe mesme à mains jointes la prie,
L’appelle son désir, sa lumière et sa vie,
La serre estroitement, embrasse ses genoux,
Puis quelquefois se fasche et lui parle en courroux.

Et elle lui parle même avec quelque éloquence imagée et une logique spéciale assez forte :


Hé quoy ! lui disoit elle, où est vostre asseurance !
Où sont tous ces propos si pleins de véhémence
Que vous me soûliez dire afin de m’enflammer,
Avant que deux beaux yeux m’eussent forcé d’aimer ?…
Comme un soldat craintif, qui bien loin du danger
Ne bruit que de combats, de forcer, d’assiéger,
Par le haut des coüards, leur lascheté reproche,
Puis fuit honteusement quand l’ennemy s’approche,
Vous fuyez tout ainsi d’un cœur lasche et peureux,
Bien que vostre ennemy ne soit pas rigoureux.


Rien n’y fait, et, de guerre lasse, laissant Nirée et Fleurdelys s’arranger, tout seuls, s’ils le peuvent,


Les amans désireux et les deux jeunes dames
Entrent au paradis tant de fois souhaité,
Agréable séjour de leur félicité.


Il serait peut-être imprudent de chercher à savoir si ce Temple d’Amour avait plusieurs chapelles. Sainte-Beuve pense que le lieu ne saurait être différent de Fontainebleau, et je ne sais s’il faut d’une manière absolue incliner à son sentiment. Nulle autre des résidences ne pourrait selon lui prétendre à ce titre de vieux palais des rois de France. Et, qui plus est, le détail de la promenade simulée de trois femmes seules semble indiquer que la scène ne peut se passer à Paris, parmi les rues à traverser pour aller soit dans l’ile de la Cité, soit du côté de quelque Tour de Nesles, de licencieuse mémoire. Mais l’expression : autresfois le séjour… a bien de la force, et il serait peut-être malaisé de trouver ici un vestige de la salle aux nuées d’argent.


Mettons les noms, maintenant. Olympe serait Marie de Clèves, princesse de Condé, Eurylas, le futur Henri III, Fleurdelys, sa sœur et l’épouse du Béarnais, Marguerite de Valois, Nirée, le duc de Guise. De la suivante Camille, on ne dit rien, ni du gentilhomme, à moins que Floridant ne soit Desportes lui-même, qui parait bien avoir pris part à cette Advanture. Il est une autre tradition qui veut que Nirée soit, non pas le duc de Guise, mais Desportes. En effet Marguerite a là un accès de vertu presque invraisemblable et, chez elle, insolite ; et Sainte-Beuve se demande si le discret poète ne fait pas le modeste et ne se refuse pas à compromettre sa dame. Le libre compagnon Brantôme fait de la chose un récit fort analogue, avec quelques nuances, et notamment celle-ci qu’aucun des six personnages ne bouda. On sait en outre que Desportes eut la réputation d’être au mieux avec Marguerite de Valois ; et Henri IV ne l’ignora pas. « Un jour, dit Tallemant des Réaux dont on a déjà, plus haut, reconnu la patte, un jour le Roy luy dit en riant, en présence de madame la princesse de Conty : Monsieur de Tiron (c’esloit sa principale abbaye) il faut que vous aimiez ma niepce : cela vous reschauffera et vous fera faire encore de belles choses, quoyque vous ne soyez plus jeune. La princesse luy respondit assez hardiment : Je n’en serois point faschée ; il en a aimé de meilleure maison que moy. Elle entendoil la Reyne Marguerite que des Portes avoit aimée lors qu’elle n’estoit encore que reyne de Navarre. » Henri IV n’avait peut-être pas absolument volé cette verte réplique.


On vient de voir que Desportes était abbé : en ce temps, tous les poètes étaient abbés, — comme ils sont aujourd’hui tous attachés à un ministère, et c’est, la plupart, avec une semblable conviction. Mais vraiment Desportes cumula. Il fut abbé de Tiron, abbé d’Aurillac, abbé des Vaux de Cernay, abbé de Josaphat, abbé de Bonport, près Rouen, et de plus chanoine de Chartres et chanoine de la Sainte-Chapelle. 11 refusa d’être archevêque de Bordeaux, alléguant qu’il ne voulait pas avoir charge d’âmes (ses moines, disait-il, n’en avaient pas). Il ne fut cependant pas prêtre et ne reçut point les ordres, à ce qu’il semble. Le tout se bornait à prélever la meilleure part des revenus de ces diverses abbayes et à s’en faire un nombre respectable de mille livres de rente.


C’était en outre l’un des personnages les plus importants et tes plus influents de la Cour. Il était monté à cette haute fortune grâce aux ressources inépuisables de son esprit, d’une tournure, pour tout dire en un mot, infiniment diplomatique, — ayant l’air de ne pas voir, ou ne voyant pas en réalité, ce qu’il eût été trop gênant de voir, — et grâce à la faveur de Henri. Il donna à ce prince une grande marque d’amitié lorsqu’il consentit à l’accompagner en Pologne, l’an 1573. Ni le roi ni le poëte ne pouvaient se plaire parmi ce peuple barbare, arrogant et volage. Desportes demanda son congé au bout de neuf mois, et partit en mai 1574, laissant un Adieu à la Pologne en quelques strophes vindicatives et méprisantes ; et son maître ne s’y attarda guère non plus, puisque, abandonnant son sauvage royaume pour un autre, incomparablement plus beau, que lui donnait la mort de Charles IX, il reparaissait en France dès septembre de la même année. Depuis, jusqu’en 1589, Desportes connut tous les fastes du règne de Henri III.


Il fut plus d’une fois sans doute le pourvoyeur des plaisirs du monarque. Ne nous préoccupons que de ceux qui sont d’ordre littéraire. Il fit, comme tous ses confrères, pas mal de vers de ballet :

Pour les Chevaliers du Phénix. Aux Dames.

Pour une masquarade de Faunes.

Vers recitez en une masquarade.

Stances a la Royne pour un ballet de douze de ses filles.

Cartel pour monsieur le duc du Maine et sa troupe. Sur la mort d’Amour.

Pour la masquarade des Chevaliers fidelles.

Pour la masquarade des Visions.

Pour des Chevaliers portant des testes d’hydre.

Pour la masquarade des Chasseurs.

Pour la masquarade des Chevaliers agitez.


Lesquels de ces Ballets ou de ces Mascarades eurent Fontainebleau pour théâtre, ce serait à rechercher.


Et de ce règne Desportes connut aussi les mélancolies finales.


À quelle date exacte faut-il rapporter cette Complainte pour le roy Henri III estant A Fontainebleau, lieu de sa naissance, qui se trouve à la suite d’une série d’Epitaphes et de Regrets funèbres ?


Lieux de moy tant aimez, si doux à ma naissance,
Rochers, qui des saisons dédaignez l’inconstance,
          Francs de tout changement ;
Effroyables déserts, et vous, bois solitaires,
Pour la dernière fois soyez les secrétaires
          De mon deuil véhément.


Il y a là vraiment une note d’élégie toute moderne et comme Lamartinienne. Le temps des fêtes est passé. L’heure n’est plus de chanter et d’aimer et de rire, ainsi qu’aux années qui se sont envolées si vite. Le roi a vieilli, s’est assombri, et il lui semble que tout se soit assombri étrangement autour de lui, avec lui, en même temps que lui.


Je ne suis plus celuy dont la grâce et la veuë
Rendoit ceste contrée en tout tans si pourveuë
          D’amours et de plaisirs.
Qui donnoit à ces eaux un si plaisant murmure.
Tant d’email à ces prez, aux bois tant de verdure.
          Aux cœurs tant de désirs.


Cette marche parallèle du deuil de la nature avec le deuil humain a été dite bien des fois ; mais le roi, par la bouche du poëte, va plus loin, et jusqu’à penser que si les fleurs sont mortes et si les sources ne chantent plus, c’est à cause de lui, c’est par son influence, c’est (il a peut-être raison !) par horreur de lui.


Quand j’approche de vous, belles fleurs printanieres,
Vostre teint se flestrit ; les prochaines rivières
          Cherchent d’autres destours :
Je fay tarir l’humeur de ces fontaines claires
Qui craint que de mes yeux les sources mortuaires
          Ne profanent son cours.

J’ay le cœur si comblé d’amertume et d’oppressé !…


Il sied de noter en passant un détail pittoresque, bien exact et local, où l’on voit soudain se dresser les silhouettes arides de quelques-uns des monts de la Forêt, visibles des fenêtres du Château.


Pleust au ciel, dont les loix me sont si rigoureuses.
Que je fusse entre vous, ô grandes masses pierreuses !
                    Un rocher endurcy…


Ces grandes masses pierreuses, nous les connaissons, et elles sont bien spéciales, caractéristiques ! Desportes devait les avoir longtemps contemplées pour les évoquer si sûrement ; elles devaient être sous ses yeux quand il écrivait cela. Il entend aussi des clameurs d’oiseaux dont Novembre nous assourdit :


Ce sont cris de hibous, d’importunes corneilles
          Et d’oiseaux de la mort.


L’ode se clôt sur une assez belle strophe :


Nimphes de ces forests, mes fidelles nourrices,
Tout ainsi qu’en naissant vous me fustes propices,
          Ne m’abandonnez pas,
Quand j’achève le cours de ma triste advanture :
Vous fistes mon berceau, faites ma sépulture,
          Et pleurez mon trespas.


Ce n’est plus le ton alerte et joyeux de l’Advanture Première ! Maintenant, c’est la dernière, — las ! la triste. J’ay le cœur si comblé d’amertume et d’oppressé !… Oui, cette fin de règne est sinistre. Joyeuse est mort, Saint-Mégrin, Quéius et Maugiron sont morts ; toutes les créatures des Valois ont disparu ; le pouvoir est tiraillé entre les ligueurs et les huguenots ; un prince jeune et vivace, que tout désigne, prépare déjà l’ère nouvelle près de s’ouvrir, et ce qui fut debout va s’effondrer lamentablement. Henri III succombe sous les coups d’un assassin, et les Nymphes de Fontainebleau ne dresseront pas son tombeau.


Mais Desportes a plus de ressort que cela. Il survivra à son maître et à tous ses amis, et, la poussière de ce grand écroulement une fois tombée, il reparaîtra plus fort qu’avant.


À cette époque de troubles où le nouveau roi de France était obligé de conquérir son héritage cité par cité et province par province, il était aisé de se tailler de petits royaumes dans le grand. Au mois de juillet 1591 l’amiral de Villars a mis la main sur Rouen. Il s’y déclare seul maître, s’y fortifie, y cantonne ses troupes, et soutient un siège, et repousse plusieurs assauts tentés par le vainqueur d’Ivry en personne. Il a auprès de lui un conseiller, âme de l’entreprise et de la résistance, et qui est l’esprit quand il n’est que le bras : et ce lieutenant, c’est Desportes.


Il y a même là une tierce personne, et l’on pourrait dire que c’est un triumvirat, s’il ne s’agissait d’une femme, madame de Simiers. C’était une ancienne fille d’honneur de Catherine de Médicis qui avait été, alors, la maîtresse de Desportes, et qui fut celle de l’Amiral, et contribua sans doute à adoucir pour l’un comme pour l’autre les ennuis du siège. C’était une très belle personne et c’était, de plus, une politique. À eux trois, Villars, Desportes et madame de Simiers formaient un gouvernement des plus singuliers, à coup sûr ; mais la force n’en eut pas raison. Il fallut traiter, et Sully s’applaudit maintes fois de rencontrer en contrepoids à la fougue de l’Amiral, la prudence d’esprit de ses deux associés. L’accord ne se fit pas sans de nombreux avantages concédés aux possesseurs de Rouen, et, comme on le peut penser, la part de Desportes ne fut pas la moindre, ou la moins réelle, la moins solide.

Après cela Desportes se fit hermite en son abbaye de Bonport. Il y traduisit les Psaumes, — les Psaumes comme le Roland, David succédant à l’Arioste, — entre deux jeunes femmes, (on pourrait penser que le diable ne perd jamais complètement ses droits), entre madame Patu et madame d’Aigrontin, qui l’aidaient dans ce travail, revoyant, annotant et commentant le texte et la version. Il y avait rassemblé une riche bibliothèque, et il y mourut, au milieu de ses livres, en 1606, âgé de 60 ans, riche et illustre, désintéressé des choses, et se reposant — en homme qui, pour un poète, avait fait beaucoup de chemin, de Paris à Avignon, et d’Avignon à Rouen, en passant par Fontainebleau.





TRISTAN L’HERMITE

1601-1655


TRISTAN



Tristan, qui véritablement se nommait François L’Hermite et, en tête d’un de ses recueils, est qualifié chevalier, sieur de Souliers, pensait descendre, à la treizième génération, de Pierre L’Hermite, l’apôtre de la première Croisade, et compter parmi ses ascendants collatéraux Tristan L’Hermite, le grand prévôt de Louis XI. Il s’apparentait encore à un contemporain de marque, Jean de Velasque, connétable de Castille et Léon, duc de Frias, gouverneur de Milan et grand maître d’hôtel de Sa Majesté Catholique, et naguère ambassadeur extraordinaire à la cour de Henri-le-Grand.

Enfin, par sa mère, il était le petit-neveu de Charles Miron, évêque d’Angers, puis archevêque de Lyon, et petit-cousin du fameux François Miron, prévôt des marchands de la ville de Paris.


Avec de telles origines, et de telles attaches, il n’est pas étonnant que ce futur desbauché, ce futur libertin de Técole de Théophile et du gros Saint-Amant, ait été, lorsqu’il avait six ou sept ans, attaché, comme page ou comme gentilhomme d’honneur, à la personne de Henri de Bourbon, fils du Roi et de la marquise de Verneuil, et élevé avec les enfants de France, légitimes ou bâtards. Il y avait tout un groupe de petits princes, d’âges peu espacés, le dauphin Louis, le premier duc d’Orléans qui, né en 1607 et mort en 1611, devait laisser à Gaston son duché et le titre de Monsieur frère du roi ; puis le duc de Verneuil ; puis César et Alexandre de Vendôme que Henri IV avait eus de Gabrielle d’Estrées ; puis Antoine de Bourbon qu’il avait eu de la Comtesse de Moret. Je ne parle pas des filles. Tous ces rejetons du grand Alcandre vivaient pêle-mêle au Louvre, et lorsque le prolifique monarque allait s’établir pour un certain temps soit à Saint-Germain soit à Fontainebleau, toute la petite maisonnée suivait. Tristan en témoigne, et nous donne quelque détail sur la vie qu’on menait alors, et sur les offices qu’il était fréquemment appelé à remplir.


« Lorsque la Cour faisoit du séjour en quelques unes des Maisons Royales, tous les jeunes Princes avoient leur appartement l’un prés de l’autre : et c’estoit durant ce temps là que j’avois plus de liberté de les aller entretenir. Il y en avoit souvent quelqu’un qui se trouvant indisposé, me demandoit à nostre Précepteur, pour luy faire passer le tems et l’endormir avec mes contes. Leur santé estoit si précieuse, que l’on n’avoit point d’égard en cette occasion au temps que je perdois, et moy j’estois ravy de le perdre. C’estoit lorsqu’estant trouvé nécessaire au divertissement de quelque Grand, j’entreprenois hardiment des actions qui n’estoient pas nécessaires à mon repos : comme j’avois un médiateur asseuré, j’allois asseurement joüer et me battre avec quelqu’un de mes pareils. Mon Précepteur avoit quelquesfois des roolles tous entiers des postiqueries que j’avois faites, et pour les quelles j’avois mérité d’estre foüetté plus de douze fois ; et cependant il ne m’en coustoit qu’une larme ou deux, que la crainte me faisoit répandre, et quelque dolente supplication que j’addressois de bonne grâce à quelqu’un de ces jeunes Astres. Il me souvient qu’il y en eust un de grande importance, qui demanda souvent pardon pour moy durant sa vie, et en la considération duquel on me fît souvent grâce après sa mort. »


Tristan était une sorte de petit prodige qui sut lire à quatre ans et dès lors se plongea assidûment dans « la lecture des Romans » qu’ensuite il « debitoit agréablement ». Et plus tard, au cours des études où il avança rapidement sous l’habile direction du précepteur Claude du Pont, il resta toujours fidèle à ses premières amours. Et, nous dit-il :


« J’estois le vivant répertoire des Romans et des contes fabuleux ; j’estois capable de charmer toutes les oreilles oisives ; je tenois en reserve des entretiens pour toutes sortes de différentes personnes, et des amusemens pour tous les âges. Je pouvois agréablement et facilement débiter toutes les fables qui nous sont connues, depuis celles d’Homère et d’Ovide, jusqu’à celles d’Esope et de Peau d’asne. »


Il était en même temps le plus mauvais sujet du monde. Il jouait aux dés et aux cartes, et, afin de réparer les brèches que faisait le jeu à ses maigres finances, il n’hésitait point à de peu recommandables supercheries. Il se liait avec un « Escolier débauché qui faisoit des vers », Alexandre Hardy, ou Théophile, et avec des comédiens, Vautret et Valeran, et leur troupe d’hommes et de femmes. De nature batailleuse et peu endurante, il frottait durement ses poings contre le nez de l’un ou de l’autre des « jeunes seigneurs de son âge et de sa force » ; l’un ne sera rien moins que l’illustre maréchal duc de Schomberg ; et il châtiait cruellement « un certain Cuisinier d’esprit léger » qui l’avait voulu mystifier. Tout cela nous est raconté avec un naturel parfait et une sincérité qui n’est pas exempte de naïve gloriole dans un curieux livre : Le Page disgracié où l’on void de vifs caractères d’hommes de tous temperamens et de toutes professions, qui est à la fois un très amusant roman de mœurs et une assez authentique autobiographie. La seconde édition, datée de 1667, la première étant de 1643, se termine, grâce au frère de l’auteur, par des Remarques et Observations, sorte de Clef qui établit qu’à Fontainebleau même se passa certaine aventure tragi-comique, ou simplement tragique, cause de la Disgrâce du Page.


Voyez la malice du Destin ! L’événement néfaste se produisit tout juste au moment où Tristan, en grandissant, s’assagissait.


« L’âge avoit un peu meuri ma raison, sur la treiziesme de mes années, et les conseils de l’honneste honte commençoient à me faire rougir des moindres actions que je ne croyois pas bien séante… Au lieu que j’avois accoustumé de sauter, luter, ou courir avec mes pareils, je ne m’appliquois plus qu’à l’entretien de mes rêveries. Et comme j’estois un jour en l’une des maisons Royales, il arriva par malheur qu’un homme qui révoit aussi bien que moy, me choqua en passant fort rudement : je revins aussi-tost de mes profondes pensées ; et je luy dis brusquement quelque chose sur son peu de considération. Mais luy prenant ceà paroles pour offensives, tira son espée à moitié du fourreau, comme s’il m’en eust voulu frapper, moy qui n’en avois point, et qui estois d’une autre condition que luy ; son action desraisonnable m’émeut d’une estrange façon. Il pût connoistre à mon visage, et à ce que je luy dis de sa lâcheté, que la chose ne basteroit pas trop bien pour luy, et deslibera de s’esvader ; mais je courus au premier laquais qui passoit, et luy demandant son espée, j’eus en moins de rien attrapé cet indiscret. Les gardes du Prince estoient en haye dans la basse-court attendant qu’il revint de la chasse, où il estoit allé, et mon homme y creust estre à refuge ; mais l’aveugle désir que j’avois de me vanger de cet affront, ne me donna pas le loisir de raisonner sur cette affaire. Je ne laissay pas pour les gardes de lui donner deux grands coups d’espée : et je luy en eusse peut-estre donné davantage, si trois ou quatre piques abbaissées ne m’en eussent point empesché. Cette insolence que je commis fît eslever un grand murmure ; trois ou quatre officiers me saisirent pour me retenir prisonnier, mais un Lieutenant du Régiment qui me connoissoit, me retira d’entre leurs mains, disant qu’il me tiendroit en sa garde, et que n’estois pas un Gentilhomme à mal traiter : et m’amena droit en son logis. »


Ce morceau ne mérite-t-il pas d’être conservé à cause du tableau qu’il nous offre, esquissé d’un bref et précis coup de crayon, de ces gardes faisant la haie dans la cour du Donjon, ou dans la récente cour de Henri IV, en attendant le retour de la chasse du roi ? Et n’est-ce pas une scène bien pittoresque que celle qui nous montre ce jeune mélancolique heurté dans une allée déserte par un maladroit, puis menacé et bondissant à l’outrage ; ce « jeune présomptueux » allant punir son insolent jusque sous les piques des gens d’armes. Mais, après l’emportement, la réflexion !


« Ma fougue estant passée, la crainte du péril où j’estois vint refroidir le sang qu’avoit fait bouillir la colère : je commençay de me repentir de mon impatience, et de faire des vœux pour le salut de celuy que je voulois perdre. Cinq ou six soldats de la compagnie du Lieutenant qui me fit un tour d’amy, vinrent de temps en temps les uns après les autres m’avertir de l’estât où estoit le malade, qui n’estoit pas bien : et le dernier qui me vint asseurer qu’il rendoit les derniers aboys au logis d’un Chirurgien, fit que je me résolus à la fuite. J’avois prié le Lieutenant qui m’avoit fait un bon office de m’en rendre un autre, en allant découvrir au Chasteau ce qui se disoit de cette affaire, et sur tout de visiter l’appartement de mon Maistre, pour voir s’il estoit averty de cet accident, et s’il pourroit obtenir ma grâce. Mais cette mauvaise nouvelle m’osta tout espoir d’en pouvoir apprendre de bonnes. Je crûs qu’il y alloit de ma vie, et qu’il falloit essayer de la sauver en s’éloignant : je partis donc secrètement, et gagnant un bois d’assez grande estendue, je ne m’arrestay point que je n’eusse fait neuf ou dix lieues, et je les fis en si peu d’heures que cela ne sembleroit pas croyable. »


On pourrait s’étonner de cette dénomination médiocre : un bois d’assez grande estendue, appliquée à la Forêt, et aussi de l’expression : gagnant, qui n’indique pas la proximité immédiate ; mais il faut voir là, au contraire, un trait de vérité. La Forêt alors n’était pas aussi drue et aussi pressée qu’elle l’est maintenant ; nous avons entendu parler des déserts qui entouraient la ville, et c’étaient en effet de larges espaces de sablons ou de bruyères ; et les cartes du temps, ou même un peu plus récentes comme celles de De Fer, nous indiquent notamment que la plaine du Puits du Cormier n’était que maigrement boisée. C’est par là que dût fuir Tristan, pour gagner Arbonne ou Chailly-en-Bière. Deux ou trois jours après il était à Rouen. Puis il passa en Angleterre et en Écosse, d’où, ayant subi plusieurs autres disgrâces, il dût se réfugier jusqu’en Norvège. Quelques années plus tard, nous le retrouvons à Paris, caché « dans l’Université », c’est-à-dire au quartier latin, puis à Loudun chez l’illustre Scévole de Sainte-Marthe, à qui il sert de secrétaire, et au Grand-Pressigny, près de Loches, dans la « maison » du marquis de Villars. Enfin, il s’attacha au duc de Mayenne, et c’est lors, en octobre 1620 (il avait un peu plus de dix-neuf ans) que, reconnu par le marquis d’Humières, l’un de ses anciens compagnons d’enfance, il lui fut donné de rentrer en grâce et de reprendre sa place à la cour.


Mais la période errante de sa vie ne s’achève pas encore. Il accompagne d’abord Louis XIII dans plusieurs de ses expéditions contre les protestants du Midi. Et, devenu Gentilhomme ordinaire de Monseigneur le duc d’Orléans, il doit suivre son nouveau maître très fantasque, Gaston, dans l’exil en Flandres. Ce n’est que vers 1635 qu’il rentre à Paris pour se consacrer tout à la profession des Lettres.


La jeunesse de Tristan avait été pleine d’aventures. Son âge mûr fut laborieux et glorieux. Ses principaux recueils de vers : Les Plaintes d’Acante, 1638, Les Amours de Tristan, 1638, La Lyre, 1641, Les Vers Héroïques, 1648, font de lui l’un des premiers poètes lyriques de son temps. Il est, au moins, l’égal de Théophile et de Saint-Amant. Comme eux, il s’échappe de la pompe des odes officielles pour rentrer dans la Nature qu’il contemple avec une mélancolie méditée et pénétrante et qu’il sait rendre, vivante et véridique, en donnant à sa strophe d’infinis prolongements de rêve et de vision. Et si sa renommée n’est pas aussi éclatante qu’elle le devrait, c’est malechance, et c’est moins sa faute que celle des lettrés, à qui cependant il commence à s’imposer peu à peu. Sa Mariane balança, en 1636, le triomphe du Cid, et un contemporain a pu dire cette belle parole que « le peuple n’en sortait jamais que resveur et pensif ». Ses autres tragédies : Panthée, 1638, La Mort de Sénèque, 1644, La Mort de Crispe, 1645, Osman, 1647, ont fondé le théâtre racinien, et ses comédies : La Folie du Sage, 1645, L’Amaryllis, 1652, Le Parasite, 1653, sont de maîtresses œuvres.


Tristan avait gardé, de ses premières années, une passion malheureuse, le jeu, qui lui valut la misère, et un certain dérèglement de vie, dont sans doute il voulut faire pénitence lorsqu’il composa, en 1646, les Heures dédiées à la Sainte Vierge. Il mourut phthisique, le 7 septembre 1655, âgé de cinquante-quatre ans.


Tristan avait-il revu le Château et les Jardins de son enfance, beau décor où le frontispice du tome I du Page Disgracié (1643 et 1667) nous le représente, tout jeune, lisant un livre et ayant à ses pieds des dés et des cartes ? Il y passa quelques semaines en avril 1621, au moment où Louis XIII rassemble son armée pour marcher sur Clérac, emmenant le poëte, confondu parmi les gens de guerre.


Avant 1638, il y revint, sans doute à la suite de Monsieur. On trouve dans Les Amours une pièce qui a pour titre : Voyage fabuleux, fait à Fontaine-bleau ; mais c’est une fantaisie mythologique pleine de fadeurs et très au-dessous du talent de Tristan. Il faut lire le titre comme s’il y avait : Voyage fabuleux, poëme fait à Fontaine-bleau, Car c’est d’ici que part une « Beauté, de tous adorée » :


Un des beaux objects de la France
A quité ce plaisant séjour,
Amenant avec soy l’Amour,
Les Grâces et mon espérance :
Le Sort vient de nous en priver ;
Un Carosse vient d’enlever
La Beauté de tous adorée :
Et fendant promptement les Airs
A laissé la Cour eplorée
Dans la nuict et dans les Dezerts.


Les Dezerts, c’est bien le terme spécifique mainte et mainte fois rencontré. — Des chevaux, dont les naseaux soufflent la flamme ont emporté la Dame vers un merveilleux pays où le printemps est perpétuel, où le jour dure la moitié de lannée, où c’est l’éternelle jeunesse qui dresse les Tables des festins. Et cependant, et malgré tant de charmantes délices, on la supplie de songer au retour.


Revenez bien tost en ces lieux,
Rendez nous bien tost ces beaux yeux
Qui font honte aux plus belles choses ;
Ces beaux yeux si doux et si chers,
Par qui l’on void naistre des roses
Sur le faiste de ces Rochers.
 
Venez entendre nos fontaines
Dont le bruit confesse tout bas
Que vous avez bien plus d’appas
Qu’elles n’eurent jamais d’areines.
La fidelle glace de l’eau
Vous faisant voir vostre tableau
Par un si naturel office,
Vous deffendra bien de douter
Que la Nature ou l’artifice
Y puissent plus rien adjouster.


Oui, cela est entaché de préciosité galante, bien plate et terriblement forcée ; défaut du temps ! Et s’il a fallu citer ces stances à cause de l’authenticité du lieu où elles furent écrites, il ne sera pas moins nécessaire de les racheter dans la suite, pour l’honneur de Tristan, par d’indéniables beautés, et de premier ordre.

Un peu plus tard Tristan se rencontre au château avec Berthod, maître de chapelle ou, pour parler le langage du temps, « Ordinaire de la Musique du Roy », et il le notifie visiblement en ces vers :


Cesse de reveiller avec tant de beaux Airs
Echo qui se retire au fond de ces Déserts
Et qui pleignant encor le trespas de Narcisse
A besoing de repos plustost que d’exercice.
Laisse dormir en paix les Nimphes de ces eaux
Qui couronnant leur front de joncs, et de roseaux,
Sous le liquide argent de leurs robes superbes,
Dancent à tes chansons dessus l’esmail des herbes.


Et, s’il prie ainsi Berthod de tenir « la bouche close » et de faire taire la voix des instruments, c’est « afin d’escouter » l’histoire d’Orphée qui faisait venir les Arbres à lui aux sons de sa Lyre.


A ses premiers accords on vid soudain parestre
Le Noyer, le Cormier, le Tilleul et le Hestre,
Le Chesne qui jadis couronnoit le vainqueur…
Le Cèdre impérieux y vint baisser la teste
Suivi du vert Laurier qui brave la tempeste…
Le Tremble y vint couvert de sa feüille timide…
Le Cyprès y parut en verte piramide…
Le Coudre deceleur des thresors enterrez,
L’arbre qu’aime Venus, celuy qu’aime Diane,
L’Erable, le Sapin, le Tamarin, le Plane,
Le Cycomore noir, le Saule palissant,
Le Bouleau chevelu, l’Aubepin fleurissant…
La plante pacifique à Pallas consacrée…

Enfin, depuis le Fresne ennemy des serpens
Jusques à l’humble Vigne aux bras tousjours rampans,
L’Orenger qui son fruit de sa fleur accompagne,
L’Encens, le Vîolier et le lasmin d’Espagne…


Où donc aurait-il pris les principaux éléments de ce Dénombrement des Arbres, et où donc aurait-il appris à rendre leur majesté, comme en cette strophe :


Ce vieux Chesne a des marques sainctes ;
Sans doute qui le couperoit
Le sang chaud en decouleroit
Et l’arbre pousseroit des plaintes.


si ce n’était dans la Forêt ? Et Tristan est un admirable peintre de sous-bois :


Dans ce bois ny dans ces montagnes
Jamais chasseur ne vint encor :
Si quelqu’un y sonne du Cor
C’est Diane avec ses Compagnes.

Un jour Venus avec Anchise
Parmy ces forts s’alloit perdant.
Et deux Amours en l’attendant
Disputoient pour une cerise.
 
Dans toutes ces routes divines
Les Nymphes dancent aux chansons.
Et donnent la grâce aux buissons
De porter des fleurs sans espines.


Mais il est plus adorable encore, lorsqu’il

chante les mirages de l’onde.

Auprés de cette grotte sombre
Où l’on respire un air si doux,
L’Onde lutte avec les Cailloux,
Et la lumière avecque l’ombre…

C’est un des miroirs où le Faune
Vient voir si son teint cramoisy,
Depuis que l’Amour l’a saisy,
Ne seroit point devenu jaune.

L’ombre de ceste fleur vermeille
Et celle de ces joncs pendans
Paroissent estre là dedans
Les songes de l’eau qui sommeille.


Ces strophes, gracieuses, et la dernière sans égale, — avec l’interruption de rêverie que met entre chacune la rencontre de rimes féminines, — sont-elles pas dignes de nos Fontaines aux belles eaux ? Si de tels vers n’ont été faits pour Elles, c’est qu’on les leur a volés, comme disait Valentine de Milan lorsqu’elle couvait des yeux un bâtard de son époux, plus beau que les fils légitimes.




GUILLAUME COLLETET

1596-1659


COLLETET



Le Père Dan a fait un beau livre sur Fontainebleau, un beau livre dont voici, en toute son ampleur, le titre magnifique :

Le Trésor des Merveilles de la Maison Royale de Fontainebleau, Contenant la description de son Antiquité, de sa Fondation, de ses Bastimens, de ses rares Peintures, Tableaux, Emblèmes et Devises : de ses Jardins, de ses Fontaines, et autres singularitez qui s’y voyent. Ensemble les Traictez de Paix, les Assemblées, les Conferences, les Entrées Royales, les Naissances et Ceremonies de Baptesme de quelques Enfans de France ; les Mariages, les Tournoys, et autres magnificences qui s’y sont faictes jusques à present. Par le R. P. F. Pierre Dan, Bachelier en Theologie de la Faculté de Paris, Ministre et Superieur du Couvent de l’Ordre de la S. Trinité, et Redemption des Captifs, fondé au Chasteau dudit Fontainebleau. — A Paris, chez Sebastien Cramoisy, Imprimeur ordinaire du Roy, ruë sainct Jacques, aux Cicognes. M.DC.XLII. Avec Privilege de Sa Majesté.

Ce superbe in-folio de xliv-354 pages et un feuillet pour le Privilege et l’Approbation, orné de quelques remarquables planches gravées d’après les dessins de Francini par Abraham Bosse et Michel Lasne, s’ouvre par une Epistre Dedicatoire, en magistrales italiques, adressée à Monseigneur De Noyers, baron de Dangu, « Conseiller du Roy en ses Conseils, Secretaire des Commandemens de Sa Majesté, Sur-Intendant et Ordonnateur General des Bastimens, Arts et Manufactures de France, Capitaine et Concierge du Chasteau de Fontainebleau. » Puis, après un avis Au Lecteur, vient une Table des Chapitres et de leurs sommaires, où se déploie la belle ordonnance de l’ouvrage. Le Livre premier traite de l’Antiquité et Fondation du Chasteau de Fontainebleau, où il est faict mention des Roys qui s’y sont pleus et qui l’ont amplifié. Le Livre second, des Bastimens en particulier. Le Livre troisiesme contient les Evenemens, et les choses mémorables arrivées en ce Lieu. Le Livre quatriesme traite du Bourg, et de la Forest de Fontainebleau, avec leurs appartenances et dépendances.

Et c’est, en quelque sorte, la Bible et l’Évangile pour quiconque s’inquiète de ce Palais, le plus illustre de France, et le plus longtemps glorieux ; de ce Palais que l’on appela la Maison des Siècles et qui, pendant près de trois cents ans, en effet, fut constamment habité par nos rois ; où s’entassèrent et se superposèrent les Merveilles de tant de règnes et de races, et de tant d’époques d’art. Et c’est là que vinrent d’Italie les souverains artistes, Léonard de Vinci, Andréa del Sarto, le Primatice, le Rosso, Benvenuto Cellini, Francini, Serlio, pour créer notre peinture, notre sculpture et notre archilecture de la grande Renaissance.

Le Père Dan sait tout et voit tout, et décrit, énumère, inventorie tout en détail avec une patience et une minutie inlassables, avec une sûreté parfaite. D’une conscience extrême, il n’erre que très rarement et sur des points d’histoire ou de littérature, en somme, assez peu considérables, assez négligeables. Mais il s’arrête en l’an 1642. Et depuis… !

Pour combler ce desideratum d’une Histoire qui ne soit pas très pleine de dangereuses inexactitudes, je voudrais qu’un bon Imprimeur de Fontainebleau entreprit d’exécuter une réimpression de ce Tresor des Merveilles. Le livre est devenu presque introuvable, et le temps l’a fait incomplet. Des notes, plus copieuses parfois que le texte même, signées de plusieurs que je sais bien et pourrais nommer, et rédigées tant d’après l’abbé Guilbert et les plus récents écrivains que sur des documents nouveaux scrupuleusement vérifiés, rectifieraient quelques défectuosités peu nombreuses, établiraient, après chaque chapitre consacré à une Salle, une Cour, un Jardin, l’état antérieur à celui qu’a vu le Père Dan, puis les transformations successives, souvent fâcheuses, jusqu’à l’état actuel, que nous voyons aujourd’hui. Ce serait mieux, et aurait une autorité plus justifiée que n’importe quel travail personnel bâclé sur des données qui ne peuvent être prises qu’à l’unique source. Et le plus heureux, c’est quand on l’avoue, ou quand le continuateur, gêné par quelque problème, — j’en puis parler savamment, — ne remplace pas ces certitudes par de faciles et néfastes hypothèses ; — le tout noyé d’inutile littérature. Le salut, c’est de ne pas perdre de vue le fidèle et honnête guide que nous avons là. On conserverait ainsi, et l’on rajeunirait le souvenir d’un incomparable passé. Peut-être même faut-il se hâter, — de peur qu’il n’y ait bientôt plus rien à décrire ! Or il faudrait que ce catalogue eût la force d’une revendication, et d’une préservation. À l’œuvre ! Une œuvre pareille réunirait, dès l’abord, dès la seule annonce, un nombre suffisant de souscriptions de l’État, de la Ville, et des Lettrés d’ici, et d’ailleurs. Cela ne fait nul doute !

Peut-être verra-t-on une ironie — mais que cette pensée est loin ! — dans le fait que cet Hommage au Père Dan va se trouver placé en tête de lignes où, précisément, je le prends en faute, en faute bien vénielle, et que le sentiment qui l’a amenée rend sans doute excusable. L’ironie est une malheureuse forme, vaine et stérile. Je demande qu’on veuille plutôt chercher en ce qui suit, élagué et résumé, les éléments d’une de ces notes que je ne crois pas qu’il serait irrévérencieux d’adjoindre au texte du Trésor des Merveilles.


En son quatrième chapitre, le Père Dan reproduit plusieurs « Témoignages et Eloges » de divers écrivains « en faveur de Fontainebleau », et, après quelques autres fragments tant en latin qu’en français, il cite ces vers :


Sacré Pere du jour, beau Soleil, sors de l’onde,
Et viens voir avec moy le plus beau lieu du monde ;
C’est du plus grand des Roys le superbe sejour,
Fontainebleau, nommé les delices d’Amour ;
C’est icy que la gloire établit son empire,
Que tout y luit d’honneur, ou que tout en respire ;
Et quiconque a pu voir ce Palais si charmant,
Ne veut plus avoir d’yeux que pour luy seulement.

Parterres enrichis d’éternelle peinture,
Où les grâces de l’art ont fardé la nature :
Que vostre abord me plaist ! que vos diversitez
Me monstrent à l’envy de naissantes beautez !
C’est avecque plaisir que le Ciel vous éclaire,
Il semble que l’Hyver ait peur de vous déplaire,

L’Esté n’ose ternir vostre aimable verdeur,
Et sa flamme pour vous n’a que de la splendeur.

Vieux chesnes, et vous pins dont les pointes chenuës
S’esloignent de la terre et s’approchent des nuës.
Bois où l’astre du jour confondant ses rayons
Fait naistre cent Soleils pour un que nous voyons ;
Beaux lieux dont la tranquille et plaisante demeure
Ne reçoit point d’ennuy qu’aussy tost il n’y meure ;
Vous voir, vous posséder, est un bien le plus doux,
N’est ce pas vivre heureux que de vivre chez vous ?

Après avoir passé dans une grande allée
D’aulnes et d’ypréaux artistement voilée,
Le favorable Dieu qui préside en ces lieux
Fait voir d’un grand canal l’object tout gracieux,
Où le chant des oiseaux et le bruit des fontaines
Font un concert plus doux que celuy de Syreines :
C’est un plaisir de voir la Nymphe de ces eaux
Couvrir sa nudité d’un crespe de rozeaux,
Friser l’azur flottant de ses tresses humides,
Se couronner le front de ses perles liquides,
Ternir de son éclat les Nymphes d’alentour,
Et paroistre une Reyne au milieu de sa Cour.

C’est un plaisir de voir l’ombre de ces feüillages
Emailler ce cristal de leurs vertes images,
Errer au gré du vent, aussy bien que ses flots,
Et tous ces mouvemens nous donner du repos.

Sur quelque verité que la fable se fonde,
Venus ne prit jamais sa naissance de l’onde,
Car voyant un lict d’or sous ce flot de cristal.
J’ose bien asseurer que c’est son lieu natal :
Il semble que ces bords gardent encor ses traces,
Que le teint de ces fleurs soit celuy de ses grâces,
Que ce Dedale sombre et ses confus détours
Servent d’amusement à ces petits Amours,
Et que l’air de ce lieu qui termine leur course
Inspire des douceurs, dont ils furent la source.


« Un de nos Poëtes égaye ainsi sa Muse en l’honneur de cette Maison Royale » dit le Père Dan ; et il a nommé Le sieur Colletet. Et plus loin, chapitre XVIII du Livre II, lorsqu’il a à parler de la Volière, il rencontre encore huit vers qu’il donne sans juger à propos cette fois de désigner l’auteur, qui est le même Colletet.


Là l’on void des oiseaux de diverse peinture.
Dont le vol est borné d’une riche closture,
Démentir par leur chant ceux qui contre raison
Soustiennent qu’il n’est point d’agreable prison :
Dans le ressentiment de leur bonheur extreme,
Leurs nœuds leur sont plus doux que la liberté mesme ;
Et je crois en effet que ce lieu de plaisir
Ne les retient pas tant que leur propre desir.


Il y a là, surtout dans le premier morceau, d’assez jolies choses et de bonnes descriptions. Et l’on aurait plaisir, évidemment, à ranger cela parmi les Trésors de Fontainebleau.


Seulement, il y a aussi une toute petite difficulté.


C’est que si l’on ouvre les Autres Poesies de Monsieur Colletet — À Paris, chez Augustin Courbé et Antoine de Sommaville, 1642, in 4 — dès la première page, on tombe sur une pièce intitulée :


LES TUILLERIES
Monologue.


Monologue, soit dit en passant, n’a pas le sens actuel du mot ; il faudrait Prologue ; à moins que l’auteur ne veuille faire entendre que c’est un Prologue non dialogué, mais récité par une seule personne. Et indiquons tout de suite que c’est le Prologue de la fameuse Comédie des Thuilleries, commandée par Richelieu aux cinq auteurs : Corneille, Rotrou, L’Estoile, Boisrobert et Colletet, et qui fut représentée au Palais Cardinal le 16 avril 1635. Ces vers n’ont donc point paru la même année que le Trésor, comme on le croirait si l’on ne songeait qu’au recueil annoncé plus haut ; mais ils datent bien de sept ans auparavant.


Monologue ou Prologue, le poème des Tuileries commence ainsi :


Sacré Hère du jour, beau Soleil, sors de l’onde.
Et viens voir avec moy le plus beau lieu du monde ;
C’est du plus grand des Roys le superbe séjour
Et le vray Paradis des délices d’Amour…

Eh ! ma foi, voici le délit ! Fontainebleau

glissé subrepticement en place de Vray Paradis c’est ce que nous appellerons le démarquage par esprit de clocher ! En son amour fervent pour son pays d’adoption, Dan l’aide à adopter ici, ce me semble, des choses qui ressortissent d’ailleurs.


Après le démarquage par esprit de clocher, nous allons avoir le démarquage par grâce d’état.


Que tout y meurt d’Amour ou que tout en souspire…


disait, fort honnêtement, le bon Colletet.


Que tout y luit d’honneur ou que tout en respire…


lui fait dire, plus pudibondement, le Père Supérieur des Trinitaires.


Luit et respire d’honneur plutôt que soupire et meurt d’amour est d’une susceptibilité de chasteté bien monachale !


La pièce se poursuit sans changement de grande importance, sauf qu’après le vingt-quatrième vers qu’il cite. Dan en a supprimé huit.


Mais, ô de ces beaux lieux l’adorable genie,
Et l’invisible autheur de ma joye infinie,
N’offenceroy-je pas les hommes et les Dieux,
Si ma bouche taisoit ce qui ravit mes yeux ?
Les plaisirs trop secrets ont trop de violence
Et n’ont point d’ennemy pire que le silence ;
Ô charmes, ô thresor de graces, et d’appas,
Vous puis-je posseder et ne m’en vanter pas !

Ne sentait-on pas une lacune, une interruption, entre : Vous voir, vous posseder, c’est mon bien le plus doux (leçon de Colletet) N’est-ce pas vivre… et la brusque description : Après avoir passé… ? Au contraire le motif : ô de ces beaux lieux l’adorable génie, et l’invisible autheur… se rattacherait à celui-ci : Le favorable Dieu qui preside… Et ce génie, cet autheur, ce Dieu, c’est Richelieu, — qui vint à Fontainebleau dans sa litière portée sur les épaules de dix-huit hommes, — si vaste qu’on abattait des pans de muraille devant elle, — mais qui n’y laissa pas d’autres traces.

Mais le plus curieux, c’est que Colletet n’avait point du tout mis : Le favorable Dieu qui preside… et que le Père Dan a probablement cru suppléer par cet artifice à l’absence des huit vers retranchés. Colletet avait écrit :


Le favorable sort qui me guide en ces lieux
M’a faict d’un Quarré d’eau voir l’object gracieux.


C’est, de nouveau, au second vers, une variante légère, mais fondamentale et significative. Biffer : Quarré d’eau, et remplacer par : grand Canal, voici encore la manœuvre déjà observée ; et ce qui est remarquable, c’est que notre historien eût pu parfaitement s’en dispenser, car il y a assez de pièces d’eau de toutes formes autour du Château. Et il est étonnant de voir en vérité combien la description pourrait s’applquer indifféremment à l’un ou à l’autre des palais ou des jardins. Parbleu ! c’est bien cela qui a induit en tentation l’excellent Religieux, et l’y a fait vilainement tomber.


Mais, à coup sûr, la correction : grand Canal fournissait un détail d’une particularité plus exclusive.


Si précieux que les vers lui aient paru, le Père Dan s’en lasse assez vite. Ou peut-être craignait-il de ne pouvoir continuer aisément son travail d’adaptation. Colletet n’en est qu’au début de son assez long poëme. Et d’abord il ne se tient pas à son évocation de la Déesse Cyprine. Plus scrupuleux qu’un Trinitaire même, et craignant de s’être lancé dans le paganisme sensuel, il apporte aux galantes images qui sont venues sous sa plume, cette atténuation :


Mais pour joindre l’Amour avec l’honnesteté,
Et monstrer qu’en ces lieux règne la chasteté,
Un Enfant aussy pur que la mesme innocence
Conduit ces belles eaux, et rit à leur naissance ;
Ce liquide cristal sort d’un marbre animé,
Où selon mon désir le temps a consumé
Ce que l’Art qui se plaist d’imiter la Nature
Avoit mis de honteux en sa chaste figure.


Est-ce bien exactement de la figure que Colletet entend parler ici ? L’Art qui se plaist d’imiter la Nature éveille un sous-entendu amusant. Mais nous verrons mieux ! Notons toutefois que ce n’est point Colletet qui parle : il n’est point si prude ! C’est une Dame, une actrice jouant quelque rôle de marquise, soit la Cleonice de la Comédie. Elle s’adjective au féminin :


Errant par les destours de ces nobles vergers
Je me suis rencontrée en un bois d’orangers.


Et dès lors bien des minauderies, et de rétractiles mines de fausse hermine vont s’expliquer.

Après les orangers, la dame voit, dans un antre sauvage, des Tygres, des Lyons, des Ours, des Léopards, une ménagerie ; puis un manège où sont des Chevaux hors d’haleine et des cavaliers qui s’exercent ; puis d’un grand Palais le pompeux édifice (une manchette explique que c’est : Le Pavillon des Tuilleries ou loge Mademoiselle). Puis elle tourne le long d’un mur, et rencontre encore des Paons, et ces autres oiseaux de diverse peinture que nous connaissons déjà et qui ne sont en cage que pour leur plaisir : « La Volière » insiste une indication placée en marge, en regard des vers.


La dame peut rencontrer là des spectacles qui ravissent son tendre cœur :


Ce qui m’a plû surtout, ce sont deux Tourterelles
Qui se faisoient caresse et du bec et des ailes,
Et de chastes baisers…


D’autres succèdent, qui offusquent terriblement son âme délicate :


J’ay veu des Passereaux de nature lascive
Esteindre la chaleur qui bouilloit dans leur sein
Et sans honte accomplir leur amoureux dessein ;
Deshonnestes objects dont ma veuë est blessée
Et dont j’ai destourné mes yeux et ma pensée.


Car cela fait venir de coupables pensées ! Et pourtant on est tenté de se demander où est la différence ? Voici pis :


En mesme temps j’ay veu sur le bord d’un ruisseau
La Cane s’humecter de la bourbe de l’eau,
D’une voix enrouée et d’un battement d’aisle
Animer le Canard qui languit auprès d’elle,
Pour appaiser le feu qu’ils sentent nuict et jour
Dans cette onde plus salle encor que leur amour.

Lors j’ay dict en mon cœur : si l’Amour ne sépare
Ce qu’il a de commun de ce qu’il a de rare.
Le plaisir innocent d’avec l’impureté,
L’Esprit n’y trouve pas ce qu’il a souhaitté.


Hé Dieux ! que cette dernière pensée est donc réjouissante ! li est certes des choses dont on ne saurait supporter l’idée, dirait Gathos à Gorgibus, dans Les Précieuses.


Et que la peinture de ce Canard et de cette Cane est un morceau d’un goût achevé ! Richelieu trouva cela tellement ravissant qu’il fit remettre au poète cent livres pour chacun des vers du couplet, et qu’il ajouta un compliment enthousiaste, par dessus le marché. « Le ministre bel-esprit, tout trépignant d’aise (selon Théophile Gautier qui a peint de main de maître, dans Les Grotesques, un portrait de Guillaume Colletet un peu bien romantique et chargé), le ministre bel-esprit, tout trépignant d’aise et tout hors de lui, lui dit qu’il les lui donnait pour ces six vers là expressément, et que le roi ne serait pas assez riche pour payer le reste. Il aurait voulu seulement une petite correction ; au lieu de : la Cane s’humecter, il eût préféré : la Cane barbotter dans la bourbe… » C’était un Mécène tout à fait éclairé, un protecteur doublé d’un connaisseur ! Il n’obtint d’ailleurs point satisfaction et, chose admirable, ne retira pas son subside.


Colltet empocha, et remercia.


Armand qui, pour six vers, m’a donné six cens livres ;
Que ne puis-je à ce prix luy vendre tous mes livres !


Mais je crois qu’il se moquait. Son Enfant qui, par prétention, n’a plus besoin de feuille de vigne ; ses pudiques Tourterelles et ses Moineaux paillards, et cette Cane et ce Canard, me font l’effet de joyeuses plaisanteries, et je crois assurément qu’il s’amusait. Car ce n’était pas un niais. C’était un homme plein de talent et d’érudition, fort subtil et fort lettré, l’un des fondateurs de l’Académie Française. Il avait écrit les Vies d’un très grand nombre de Poëtes français, depuis les temps les plus reculés jusqu’au sien ; le manuscrit en a péri lors de l’incendie du Louvre en 1871, et seules quelques notices qui avaient été copiées par divers curieux, nous ont été conservées ; elles témoignent encore que l’ouvrage était du plus haut intérêt. Mais aussi ses Epigrammes, ses Divertissemens, son Illustre Beuveur, ne nous cachent pas qu’il aimait parfois à rire. Ici on est inévitablement amené à penser, à supposer qu’il pince sans rire.


Mais voici bien longtemps qu’avec lui, et avec sa Précieuse, nous nous promenons dans le jardin des Tuileries. De tout ce qui précède, et puisqu’il ne serait pas bien de retenir pour nous ce qui d’évidence n’est pas à nous, faut-il donc conclure que nous n’avons plus qu’à ôter Colletet des fastes de Fontainebleau ? Non pas !


Colletet vint à Fontainebleau. Colletet fit des vers sur Fontainebleau. Mais ce ne sont pas ceux que prétendait le Père Dan. Tout juste à la suite au Monologue des Tuilleries, en tournant la page on lira ce sonnet :


L’ABSENCE DU ROY
OU PLAINTE DU GENIE DE FONTAINE-BLEAU


Merveilleuses grandeurs, superbes Edifices,
Vaste et pompeux séjour de cent Divinitez,
D’où vient que dans le sein de vos bois escartez
Je ne voy plus fleurir l’Empire des délices ?

Ces desers innocens se rendent ils complices
Du Destin qui s’oppose à mes félicitez ?
Et ce doux Paradis de mes yeux enchantez,
N’est-il plus pour mon cœur qu’un enfer de supplices ?

Nymphes de ces forests, Nymphes de ces ruisseaux.
Je visite vos bois, je visite vos eaux.
Mais je n’y trouve plus et mon Prince et mon Maistre.

Puisque je perds ma gloire et mon contentement.
Beaux lieux, je veux mourir où mon Roy voulut naistre.
Et veut d’un beau Palais faire un beau monument.


Monument, dans le langage de l’époque, a la force de : monument funéraire, tombeau. Il est heureux toutefois que le Génie familier de ces bois, de ces eaux, de ces palais, ait pu prendre sur lui de survivre à une simple absence de Louis-le-Juste !

Colletet vint à Fontainebleau. Il serait imprudent d’ajouter qu’il s’y plut extrêmement. Colletet était un bon homme peu au fait des belles manières qui ne cachent que perfides sentiments, un brave bourgeois de Paris que la Cour effarouchait. Il n’avait nulle confiance en cette eau, brillante à la surface, trouble au fond, et peu sûre. Et puis, lui qui eut la manie d’épouser toutes ses servantes, il ne devait pas goûter le langage alliciant et décevant des Duchesses. Il met quelque mauvaise humeur à nous avouer ces sentiments divers et ces inavoués malaises en un second Sonnet que nous offre un nouveau recueil : Poésies Diverses de Monsieur Colletet — Paris, Chamhoudry, 1656, in-12.


LES SERAINES DE FONTAINEBLEAU.


Je suis dans un désert pompeux, et magnifique,
Où les Dieux sont mortels, où les peuples sont Roys,
Où l’on void des rochers, des fontaines, des bois,
Et des Divinitez qui n’ont rien de rustique.

Mais quoy que pour flaUer le Soucy qui me pique
D’estre loin de Cloris dont j’adore les loix,
J’oye un concert de luths, j’oye un concert de voix,
Parroy tant de plaisirs je suis mélancolique.

Je voy si peu d’amour, et si peu de bonté,
Que je puis bien ailleurs chercher la volupté
Et l’adoucissement de ma fatale peine.

Fuyons donc un escueil si traistre et si meschaut,
Et nommons cette Cour une lasche Seraine,
Puisqu’elle en a l’humeur, aussy bien que le chant.


Ces mots de « Sirènes de Fontainebleau » m’inquiètent au passage. Déjà Ronsard a fait parler deux Sereines sur le Canal du jardin de Fontainebleau (qui n’est pas le Canal actuel, creusé seulement par Henri IV). Y avait-il, dans quelque coin des parcs, ou près des pièces d’eau, des figures de femmes à queue de poisson qui aient suscité à Ronsard l’idée de les mettre en scène, qui aient fourni à Colletet la velléité de son point de comparaison ? Je ne puis trouver, nulle part, rien de semblable. On en sait cependant quelques-unes peintes dans diverses salles : il y en avait au vingt-sixième des cinquante-huit tableaux racontant l’Odyssée, qui ornaient la Galerie d’Ulysse ; c’étaient des fresques du Primatice, détruites par Louis XV ; et l’abbé Guilbert montre dans la chambre de saint Louis les trois Acheloïdes qui furent métamorphosées en oiseaux. Mais je crois que c’est tout.


Quoi qu’il en soit de cela, — si Ronsard, pour trop se plaire à la Cour, n’allait guère rêver sous les grands arbres, Colletet, pour trop s’y déplaire, n’y va pas non plus.


Et c’est dommage ! D’ordinaire la Forêt ne lui réussissait point si mal :


Vaste et sombre Forest, de qui le haut feuillage
Va chercher le Soleil qu’il aime, et qu’il détruit…


n’est-ce point là un jeu de lumière et d’ombre subtilement rendu ? Ailleurs :


Dans le sein ténébreux d’une Forest profonde,
Pour modérer l’excez de mon embrasement,
J’iuYoquois du Zéphyr l’aimable mouvement
Qui rafraischit des Bois la cime vagabonde…


On cite tant la cime indéterminée des forêts… Pourquoi, sans diminuer la gloire d’un grand Prosateur, n’en pas distraire une minime parcelle en faveur d’un moyen Poëte ? Il dit encore :


Toy qui chéris l’horreur de ce bois escarté,
Le Palais ombrageux de mille belles Fées,
Qui dancent d’un pied libre, et toutes décoiffées.
Quand les rais du Croissant percent l’obscurité…


J’ai transcrit ces vers — non que je veuille en aucune façon insinuer qu’ils furent inspirés par notre Forêt — uniquement pour rehausser l’estime que l’on doit faire de Colletet.



Les œuvres de Guillaume Colletet n’ont pas été rassemblées. Elles comportent cinq ou six volumes de vers dont le moindre est fort difficile à trouver et, trouvé, cause des joies au chercheur, — puis plusieurs pièces volantes qui sont plus rares encore.

L’une de celles-ci, dont j’ignorais même, si je l’avoue, l’existence, m’est venue sous les yeux, un peu tard, — et mérite description. C’est une sorte de grand placard in-folio, imprimé d’un seul côté, que l’on a dû découper de façon à en former une plaquette de quatre feuillets aux versos blancs.

Le feuillet de tête contient un Sonnet offert à Monseigneur le comte de Servient, Surintendant des finances et ministre d’Estat. Remerciement de quelque libéralité, reproduit d’ailleurs dans d’autres livres du poëte. Ce comte n’est que le borgne Abel Servien, interpellé ici d’épithètes flatteuses : Monseigneur Servian,… Incomparable Abel,… Abel, illustre Abel !…


Au second feuillet, il y a trois sixains, après cette rubrique :


Sur la grotte de Meudon ruinée

et sur son antique inscription
Qvieti, et Mvsis Henrici secvndi.
Au repos, et aux Muses de Henry second.

Stances,


Et les Stances sont suivies d’une Epigramme de six vers, sur le même sujet ou, du moins, dans le même esprit.


En bas, à gauche, cette date : 1654 ; à droite, cette signature : G. Colletet.


Mais voici ce qui nous intéresse.


Le troisième feuillet s’ouvre par ce lapidaire ex voto :


OVALIS AVLA

Fontis-Bellæaquæ
facta est
OVANS AVLA
præ sua lætitia lautitia
propter sanitatem régis.
La Cour de L’OVALE
de Fontainebleau
Toute en ioye pour la santé

du Roy.


On voit que la traduction est plus simple que le texte. Elle ne rend pas le jeu de mots latin : La Cour de L’OVALE est devenue la Cour de L’OVATION… Elle renonce aussi, par impuissance sans doute, à l’effet d’allitération : lœtitia lautitia ; l’un de ces vocables assez mal accollés signifiant liesse, l’autre quelque chose comme expansion.


Hélas ! ce titre, en double expédition, recommande peu des vers qui auraient cependant un bon besoin de tel secours :


Comme après ying trois ans d’un Dauphin la Naissance
Mit la joye par tout dont j’ay bien cognoissance :
Ainsi pour d’un grand Roy l’entière guerison,
De nous bien resjouyr n’avon nous pas raison ?

Les membres sont bien mal quand le Chef est malade,
Phœbus attriste tout quand sa splendeur est fade,
Mais si vif est le Chef, si vif est le Soleil,
Et le Corps et le tout sent un effect pareil.

Sus donc, Fontainebleau, délices de la France,
Re » jouyssons nous tous pour telle recouvrance.
De la santé du Chef de la santé du Roy,
Qui met tous tes sujets ses membres hors d’effroy.

Que tous les violons leurs dessus et leurs basses,
Résonnent pour cela des airs à milliasses.
Vous jeunesse dansez, nous vieillesse beuvons.
Et beuvons bien des fois au Roy que nous avons.

Le Roy que nous avons, c’est Louys quatorziesme.
Le plus grand Roy du monde, en Majesté supresme,
Roy supresme en valeur, Roy supresme en bonté.
Aoy Sacré, mais de plus en très-bonne santé.

Benissons en le Ciel puisqu’il l’a redonnée.
Le prians qu’elle soit long-temps continuée.
Suivie de beaux jours, d’un mariage heureux,
Et de gloire et de paix et d’un peuple amoureux.


Il vaut mieux envisager ces semblants de stances à un point de vue autre que littéraire. Louis XIV naquit à Saint-Germain-en-Laye le 5 septembre 1638, la vingt-troisième année du mariage de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, en effet ; et en 1654 le Roi suprême allait sur ses seize ans. Mais il ne passa au Château que quelques jours des premières semaines de mai. C’est en octobre 1655, au cours d’une plus longue résidence à Fontainebleau, qu’il y tomba malade. Loret le note en ces rimes, qui ne jurent pas à côté de celles de Colletet.


Une fiévre, à nos vœux contraire,
Audacieuze et téméraire.
Dans le sang du Roy se glissa
Depuis cinq ou six jours en ça.
Mais deux ou trois coups de lancette
Ont fait driller cette indiscrette.
Valot, Médecin sçavant.
Tâche encor mieux qu’auparavant
D’exercer ta noble science,
À conserver FAdolescence
Du plus illustre des Humains,
Nous t’en prions, à jointes mains.


À la fin du mois Loret put revoir, à Paris, le monarque et admirer selon son souhait


Un Roy si haut et si bien-fait,
Lequel n’avoit plus marque aucune
De cette langueur importune,
Qui dix ou douze jours tout-franc,
Avoit altéré son beau sang.


Le chiffre 1654 est donc sans valeur ou n’en a que pour les vers sur la Grotte de Meudon. Et ceci n’est nullement étrange, car un autre opuscule, tout à fait analogue, de Colletet : Aux nobles Chasseurs, à Saint Hubert… présente la même anomalie de trois années distinctes, 1654, 1653, 1651, pour quatre sonnets. Il n’y faut pas voir des dates d’édition.


Arrivons au dernier feuillet. Il débute par douze vers Sur le beau chasteau de Medon.


Allez Messieurs allez au chasteau de Medon
Voir le Sur-intendant et sa belle maison…


Mais vient après :


Le beau Medon
rabattu par l’incomparable Fontainebleau.


Bien autre que Medon paroit Fontainebleau
Bien sans comparaison plus charmant et plus beau,
Fontainebleau vraiment est bien une autre chose,
Comme au prix d’un chardon est une belle rose,
Plustost comme la perle, ou bien le Diamant,
Au prix de quelque strin d’un villageois Amant.
Chantez Fontainebleau merveille des merveilles
De tout cet Univers vos beautez nompareilles.
Vos délicieux Jardins, vos grands pins si bien faits.
Vos Cours vos Pavillons, vos enchantez Palais,
Voslre aymable séjour vos belles galeries,
Vos salles vos billards et vos galanteries,

Vos estangs poissonneux vos riches ornemens
Vostre parc spacieux et tant d’appartemens,
Vos argentines Eaux et vos belles fontaines,
Vostre grande forest ou Cerfs sont à centaines
Enfin tant de plaisirs et tant de passe-temps,
Que prend chez vous la Cour font dire de tout temps.
De mesme qu’est le Roy le plus grand Roy du monde,
De mesme aussi vrayment qu’est la Cour sans seconde,
Asseurement aussi que c’est Fontainebleau
De tous les beaux séjours le séjour le plus beau
Si Medon fait songer au Paradis Terrestre,
Certe à Fontainebleau presqu’au Ciel on semble estre.


Les exécrables vers ! Pour l’honneur de Colletet, on voudrait qu’ils ne fussent pas de lui. Mais il n’y a guère dapparence. Tout au moins l’imprimé offre tant de défectuosités, des fautes d’orthographe, des absences de ponctuation telles qu’elles rendent à peu près incompréhensible le second morceau, — qu’on peut croire que tout cela a été défiguré, infidèlement reproduit sur une mauvaise copie, et que des parties même ont été refaites, malencontreusement. Ce serait de ces publications frauduleuses et fautives dont les auteurs de l’époque se plaignent si souvent.




LE PÈRE PIERRE LE MOINE

1602-1671


LE P. LE MOINE




C’est l’un de nos Epiques. Le Poëme dont il dota la France a pour titre : Saint Louys ou LA Sainte Couronne Reconquise, et chante les hauts faits du pieux roi qui fut l’un des fondateurs et qui est le patron de Fontainebleau. Précieuse excuse pour nous arrêter un peu devant cette œuvre.


C’était une gageure malaisée à soutenir que de prétendre transformer en un succès décisif l’effroyable désastre de La Massoure. Et, si glorieux d’ailleurs que l’inutile et inconsidérée vaillance des princes et des chevaliers aient rendu ces revers, on ne saurait voir en eux l’Acte créateur d’une race et d’une ère, qui donne matière à l’Epopée. Loin de là, l’expédition d’Egypte de 1250 ne donne que la marque d’un esprit très attardé sur le temps ; car dire qu’au contraire il avançait trop serait d’une fantaisie excessive. Et il était fatal que la chose finît déplorablement.


Mais un Père Jésuite est plus beau joueur que cela !


Si les Croisés ont tout d’abord été vaincus, par permission divine, et à peine, c’est qu’une inondation du Nil les a surpris. L’histoire ne parle que de canaux dérivés stratégiquement par les ennemis. Il n’importe ! Nous allons voir à quel point l’Histoire se laisse complaisamment faire. Après un grand nombre de traverses, d’épisodes mythologiques et romanesques — où l’inquiétude de rester au-dessous du Tasse s’allie au souci de dépasser l’Arioste, — il faut bien que finalement la Victoire revienne planer sur les bannières chrétiennes. Ne doutez point surtout que Saint Louis (il ne fut jamais captif ! qui donc a raconté cela ?) ait mis le siège devant le Caire ! Le Sultan, on l’ignorait, est tué, de la même façon qu’Holopherne, par une Judith qui se nomme Lisamanthe. Réciproquement, sans que cela ait d’aussi fâcheuses suites, des preux de la sainte armée s’éprennent de belles mécréantes ; tout se termine par une conversion et par un mariage. Le Roi de France s’arme pour combattre un très horrifique Serpent ; l’armure qu’il revêt, don perfide d’un ennemi, est empoisonnée : c’est une autre tunique de Nessus, plus terrible que l’ancienne ; la foudre tombe et détruit l’armure, sans toucher à celui qui la porte. De pareilles émotions valent une récompense. Louis l’obtient au dix-huitième et dernier Chant. Il lui est donné de ravir aux Infidèles abattus la Couronne d’épines que l’Homme Roy des Roys porta pour le salut des Hommes sur la Croix.


Voilà les imaginations sur lesquelles le Père Le Moine pensait édifier un monument impérissable. Mais c’est là l’œuvre de sa maturité. Et nous n’avons à nous occuper que d’une production moins ambitieuse de sa jeunesse, — et d’un livre d’une grande beauté typographique.

Il faut avouer que le Père Pierre Le Moine eut au suprême degré le talent — et il n’est pas plus de sots talents qu’il n’est de sots métiers — de la pompeuse ordonnance d’un livre. À Reims, en 1629, parut un magnifique in-quarto, irréprochablement imprimé sur du très beau papier avec de grandes marges et des blancs majestueux :


les
TRIOMPHES
de
Louys le Juste

en la réduction des Rochelois

et des autres rebelles de son royaume.
Dédiés à Sa Majesté par un Religieux
de la Compagnie de Jésus du Collège de

Reims.


Une ode, Au Roy, débute, Sur les prosperitez de son règne… ; puis les Triomphes de Louys le Juste, chantés en huit odes ; trois autres pièces ; puis : Les Nymphes des Eaux, Elégies à la louange du Roy sous le nom de Theandre ; enfin un certain nombre de sonnets, d’odes et de pièces diverses dont la moins curieuse à mentionner n’est pas le « Récit de l’ombre de Gloridant, pour le Balet\\ qui fut dansé par les pensionnaires du collège de la Compagnie de Jésus qui est à Reims, en resjouissance de la réduction de La Rochelle. »


Ce Ballet ne dut pas se dérouler sans des grâces imprévues !


Et tous les titres s’imposent par une variété de lettres capitales grandes ou moindres, droites ou penchées, et le plus souvent se dégradent savamment en pyramides renversées la pointe en bas.


Les Nymphes des Eaux sont et forment quatre Elégies.


Calicrene. Elégie I. La Nymphe de Fontainebleau appréhende pour le Roy toutes les mauvaises avantures qui peuvent arriver de la guerre, et s’afflige de voir qu’il expose si hardiment sa vie de laquelle dépend le salut de toutes choses.


Anthuse. Elégie II. La Nymphe de S. Germain en l’Aye souspire après le retour du Roy comme de celuy dont la vûe fait toutes ses joyes, et se plaint qu’il souffre si long temps que son absence face un désert du plus beau lieu du monde.


La Charante. Elégie III. La Nymphe de Charante voyant le Roy sur le point de retourner à Paris le remercie des travaux qu’il a souffers à son occasion, le reconnoist pour l’Autheur de sa liberté et luy désire un heureux voyage.


La Seine. Elégie IIII. La Nymphe de Seine se rejouit avec Henry le Grand et tout le Louvre du retour du Roy et admire la pompe et la magnificence de son entrée à Paris.


Voici le début de l’Elégie première :


Dans ces heureux Sablons où loin du bruit des armes
La paix et les plaisirs ont étallé leurs charmes
Et bâty par les mains de la félicité
Au repos de nos Roys un Palais enchanté,
La Déesse des eaux d’ont l’eternelle source
Fait dans ce beau séjour et son lict et sa course
Fâchée à ce Démon qui depuis tant de mois
La privoit des regards du meilleur de ses Roys
Accusoit les destins…


Or cette Elégie, dont le Père Dan cite un fragment parmi les « Témoignages et Eloges en faveur de Fontainebleau », aura dans la suite des destinées funestes et nous n’en rencontrerons plus que, membra disjecta, les membres épars !


À Paris, en 1650, Augustin Courbé mit en vente un fort in-quarto :


les

POESIES
DU P. Pierre
LE MOINE,

de la Compagnie de Jésus


qui comprennent des

Poésies Theologiques,
Poésies Héroïques,
Poésies Morales,
Poésies Diverses.


Les Poésies Héroïques se subdivisent ainsi : L’Hydre deffaite, Au feu Roy Louis le Juste, huit odes que suivent plusieurs pièces ; Les Nymphes des Eaux, Elégies ; Les Alpes humiliées, et plusieurs pièces ; et enfin Les Héroïnes, une suite de vingt-deux sonnets magnifiant les Princesses de tous les temps, de Marianne à Marie Stuart et d’Artémise, Monime et Zénobie, à Anne d’Autriche.


En tête de l’Hydre deffaite, il y a cette note, pour laquelle l’Imprimeur semble tout heureux de rencontrer une page « vuide : — … la Pièce suivante et quelques autres de mesme sujet, parurent sous le tiltre de Triomphes de Louys le Juste… L’Autheur… avoit résolu de les supprimer. Mais ses Amis s’y estant opposez, et luy ayant demandé leur grâce, il la leur a accordée, à condition qu’il lui seroit permis de les corriger. Il Ta fait si rigoureusement, et avec tant de sévérité, que la correction se peut véritablement dire une suppression : et la façon de tout l’Ouvrage est si différente en quelques endroits, qu’il n’est quasi plus reconnoissable… »


Et cela n’est que trop vrai, — ce regret n’est formulé que parce que, du coup, le souvenir même de Fontainebleau va être éliminé, et notre Nymphe, renvoyée à ses grottes obscures et dépossédée de son nom, contre toute espèce de droit, — car Les Nymphes des Eaux se trouvent réduites à trois élégies par la fusion des deux premières du livre ancien, en une seule, qui est :


Calicrene. Elégie I. La Nymphe de Saint-Germain se plaint de la longue absence du Roy, occupé au siège de La Rochelle.


Bel exercice de passe-passe ! Remplaçons sablons par rocher, le tour sera joué :


Sur cet heureux rocher, où loin du bruit des armes,
Les plaisirs innocens ont étallé leurs charmes,
Et les Arts somptueux de la Paix assistez
Ont basty pour nos Roys des Deserts enchantez,
La Deesse des eaux, dont l’éternelle source
En cette solitude a son lit et sa course,
Se plaignoit du Destin qui depuis tant de mois
Tenoit loin de ses yeux le meilleur de ses Roys :
Et depuis que du jour le flambeau se consume
Jusqu’au point que l’Aurore au matin le r’allume,
Grossissant ses ruisseaux du ruisseau de ses pleurs
Par ces mots expliquoit ses mortelles douleurs.


C’est, de nouveau, ce travail de démarquage dont nous avons déjà vu et verrons d’autres exemples. Œuvre forcément néfaste, — exécutée cette fois par l’auteur, et sans beaucoup plus de bonheur que si c’était un autre qui s’en fût chargé.


À la suite de cela est plaquée, sans autre forme de procès, la lamentation qui tenait toute la seconde élégie du livre primitif. Mais, déjà comme maintenant, dans une édition comme dans l’autre, il semble qu’il y ait une étrange confusion, à peine compréhensible de la part d’un prêtre qui n’aurait jamais quitté Reims, d’un religieux qui n’a jamais regardé par dessus les hautes murailles de son couvent. C’est possible en 1629. Le Moine n’a pas atteint la trentaine, il est frais sorti du séminaire. Vingt ans plus tard, la chose devient beaucoup moins vraisemblable, et le tort assurément s’aggrave.


Car, accordons une minute d’attention à ces détails :


Magnifiques Desers, pompeuses solitudes…

Bois, ruisseaux, promenoirs…

Quand mes grottes seroient de rubis étoillées…

Que mes ruisseaux changés en diamans fondus… (1650)

Que mes riches Canaux remplis d’Astres fondus… (1629)

Moy qui passe en beauté les Nymphes des fontaines
Autant comme les Lys passent les marjolaines… (1629)

Ces aymables Canaux, ces glorieux rivages…

La Nymphe ainsi pleuroit sur un lit de roseaux…


Tout cela ne se rapporte-t-il pas beaucoup mieux à Fontainebleau ? Saint-Germain en Laye, sur une colline abrupte qui surplombe la Seine, est essentiellement sec, et l’on y cherche en vain des ruisseaux, des roseaux, des canaux, des rivages, et même des fontaines. La Nymphe du lieu est une Dryade, et non pas une Naïade. En tout cas, il fallait lui laisser le nom fleuri d’Anthuse, et l’on ne pouvait sous aucun prétexte l’appeler Calicrène, qui signifie Belle Fontaine.


Le Père Le Moine a renié Fontainebleau. Garde que Fontainebleau ne renie le Père Le Moine !





POÈTES MOINDRES



POËTES MOINDRES



Un Latin dirait : Poetæ Minores.


Ceux-là n’eurent un assez éclatant génie, ne gardent une notoriété assez vive, ne se recommandent même par assez d’originalité dans leur œuvre ni dans leur vie, pour qu’il puisse être à propos de leur consacrer un long chapitre. Ils ont vu Fontainebleau, cependant, et parfois avec des yeux qui savaient voir ; ils y ont passé, ne fût-ce qu’un instant ; ils en ont parlé dans leurs plus ou moins bons ou méchants vers, qui, par une heureuse rencontre, ou grâce à une intensité d’impression, souvent, ne font point si piètre figure à côté de ceux des maîtres ; et plusieurs d’entre eux ont eu la favorable chance d’observer et de rendre une nuance typique, intéressante, de fixer un détail que l’on ne rencontrerait pas autre part, et qu’il n’est pas indifférent de saisir au vol.


Et il ne fallait pas les négliger.


Encore dois-je m’excuser auprès d’eux. Car le titre de poète ne fut jamais si doux à porter qu’on ait le droit d’y adjoindre pour qui que ce soit — Lainez excepté ! — pour qui que ce soit de ceux, du moins, qui furent des poètes, une épithète tant soit peu déplaisante.

René Macé. (1540.)

Un Gentilhomme Lymosin. (1567.)

Jean Doublet. 1528-1582 ?

Honorat Laugier de Porchères. 1551-1654.

Un Païsan François. (1609.)

Le Sieur de Mesmes. (1611.)

Thomas de Courval-Sonnet. 1577-1635.

Guillaume Bernard. (1601.)

Claude Garnier. (1604.)

Nicolas de Sainte-Marthe. 1590 ?-1662.

Honorat de Bueil de Racan. 1589-1670.

Un Pasquil. (1623.)

Le Voyage dOlympe. (1642.)

Claude de Malleville. 1597-1647.

Le Sieur Roland. (1647.)

Jean de Mairet. 1604-1686.

Guillaume de Brebeuf. 1618-1661.

Alexandre Lainez. 1650-1710.





RENÉ MACÉ



L’an 1539 le peuple de Gand s’était ému en rébellion, et Charles-Quint considéra que, pour le courir vite réduire, comme la chose pressait, le chemin le plus court, d’Espagne en Flandres, allait par Paris. Il négocia donc, dans le but d’obtenir libre passage, auprès de François Premier, son mortel ennemi, qu’il venait de tenir, après Pavie, captif durant de longs mois. En cette grave occurrence le Roi prit conseil de son Fou. — Si l’Empereur s’est mis en la tête, dit Triboulet, de venir en France, qu’il ne dédaigne, afin de se la couvrir et protéger, mon bonnet. — Mais il traversera mes États en toute sécurité, sur ma parole royale que je lui aurai donnée. — Hé bien, Sire, à vous mon bonnet, car c’est vous, vous seul, et non lui, qui le mériterez.


La chevauchée de Charles, de Fontarabie à Bayonne, de Bayonne à Bordeaux, Poitiers et Loches, fut triomphale. François Premier vint au devant de lui jusqu’à Loches, l’accueillit avec les marques de la plus chaleureuse cordialité, et l’emmena, par Orléans et Fontainebleau, jusqu’à Paris, où une réception magnifique l’attendait. Ce ne fut que salves d’artillerie, harangues, revues de troupes, parades, carrousels, chasses, festins, visites d’églises et de palais, — jusqu’au moment où l’Empereur prit congé pour aller massacrer nos amis et alliés naturels, les Gantois.


François Premier fut si satisfait de tant de splendeurs qu’il chercha un poëte pour en perpétuer la mémoire. Il aurait pu, ce semble, trouver mieux que René Macé. Mais René Macé écrivait une Chronique Rimée allant depuis Hugues Capet jusques au présent roi ; et l’on disait : « Arrière ! arrière ! autheurs grecz et latins ! de René Massé naist chose plus belle et plus grande que le Iliade ! » Hélas ! cela est, seulement, illisible. Et la réputation de René Macé fut éphémère, malgré une ode de Ronsard qui la constate.


Le récit du Voyage de Charles Quint par LA France débute à son entrée dans Fontainebleau.


L’Empereur vint jusqu’à Fontaine Bleau,
Noble chastel tant ou plus fort que beau,
Tresbeau pourtant, mais sa meilleure grâce
C’est qu’en Europe il n’y a telle chasse.
Pour ce le Roy, ou qu’il soit, n’est chés soy,
Dit il, que la : il le nomme Chés moy.


Voilà, condensées en six lignes, les caractéristiques du Fontainebleau d’alors. Un château fort, encore, plutôt qu’un palais ; un rendez-vous unique de vénerie ; puis le témoignage de la singulière affection du prince Valois pour une résidence qu’il commençait à rendre incomparablement plus belle que forte.


Et même pourrait-on s’étonner un peu, car l’époque des grandes constructions compte déjà, en 1540, près de vingt ans.

L’Empereur arriva la veille de Noël 1539. Le Roi, bien qu’il sortit à peine de maladie et fut eucore souffrant, lui fit faire plusieurs promenades en forêt.


Noël passé, car on y vint la veille,
Le Roy mal sain toutesfois se traveille
Luy faire avoir quelque plaisir du boys
Et luy monstra luy mesmes quelque foys.


Charles-Quint resta ici toute la semaine. Six jours après, continue le fidèle historiographe, les monarques partirent pour Vincennes et Paris.


Revinrent-ils ? ou est-ce à ce premier séjour, que fut donnée une fête vénitienne, avec feu d’artifice ? Il est assez difficile de le démêler dans une tirade fort embrouillée que l’on lit plus loin. Macé, en une invocation à sainte Geneviève, s’écrie :


Vierge ô de paix, sois icy ma patronne,
Des guerres non, car tu n’es Amazonne.
Paix la, paix la, je me sens exaulcé,
Ung long flambeau elle mesme a haulcé ;
J’en veoy le jour, ne le temps rien ne cœuvre.
Qu’allant devant elle ne me descœuvre.
Le Roy ait faict en son Fontaine Bleau
Pour l’Empereur feu merveilleux en l’eau :

Une manchette dit : Le feu nocturnal a Fontainebleau. Et cela ne donne pas une bien grande clarté !


Mais nous ne cherchons plus rien ici. Le détail que nous apporte René Macé est tel : Le Roy, où qu’il soit, n’est chez soy, dit-il, que là ; il le nomme : Chez moy. Et notre auteur ne fait d’ailleurs que rapporter un mot historique, répété aussi par le Père Dan, et par mille, à la suite.




UN GENTILHOMME LYMOSIN



Il faut être homme de bonne volonté pour affirmer formellement que l’auteur des Horribles et espouentables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel est aussi celui de l’Epistre Lymosine. Cette pièce porte, en maint et maint endroit, un indéniable cachet d’inauthenticité.


La première édition collective de Rabelais date de 1553, qui est l’année de la mort du grand Railleur. Elle ne contient que quatre livres, un de Gargantua, trois de Pantagruel. Une autre suit, en 1556, et ajoute la Prognostication Pantagrueline. Cet almanach burlesque, ainsi que la Sciomachie, ou relation de fêtes données à Rome l’an 1549, avait vu le jour antérieurement. Des vers à Jehan Bouchot figurent dès 1545 dans les Epistres familières du Traverseur de Voyes périlleuses. À cela, sans plus, se borne la liste des ouvrages dont l’origine n’est nullement douteuse.


En 1562 et 1564, parut Le cinquiesme et dernier livre. On sait que cette continuation est déjà soupçonnée d’être en partie apocryphe. Et enfin voici, un peu après : « Les Œuvres de Me François Rabelais, docteur en medicine, contenant cinq livres de la vie, faictz et dicts héroïques de Gargantua et de son fils Pantagruel. Plus la Prognostication Pantagrueline, avec l’Oracle de la dive Bachuc et le mot de la Bouteille. De nouveau veu et augmenté de ce qui s’ensuit outre les autres impressions, les Navigations et Isie Sonnante, l’isle des Apedefres, la cresme philosophale, avec une Epistre Lymosine. Le tout par Me François Rabelais. — À Lyon, par Jean Martin, M.D.LXVII, in-16. » Il sied de remarquer, sans entrer dans d’autres détails bibliographiques, qu’il n’y a pas lieu de tenir compte d’un volume in-8 et in-12 faussement marqué du chiffre 1558, mais de beaucoup postérieur. Et que, dans l’édition de 1567, un visible désir d’allécher l’acheteur a fait enfler le titre à l’aide de l’annonce d’une série d’épisodes qui tous se confondent avec le Cinquiesme Livre. En 1584, ce titre s’allonge encore, de la sorte :… « avec une Epistre Lymosine et deux autres Epistres à deux vieilles de differentes mœurs. »


L’Epistre Lymosine n’a donc été introduite dans le recueil rabelaisien que quatorze ans après que celui qu’on en rendait responsable avait passé de vie à trépas. Les Epistres à deux vieilles, plus récemment admises, longtemps maintenues, ont été enfin expulsées comme manifestement étrangères. La Lymosine mérite, selon toute probabilité, le même sort, et n’est gardée qu’en souvenir du Chapitre vi du Livre II, premier de Pantagruel. Parmi les éditeurs modernes, celui-ci insère, celui-là n’insère pas le poëme, mais, pour la plupart, ils évitent de se compromettre aussi bien dans un sens que dans l’autre. Deux seulement expriment une opinion. Louis Moland place I’Epistre dans les Pièces attribuées, et ajoute : « Rien ne prouve qu’elle soit de Rabelais. » Marty-Laveaux, qui donne le meilleur texte, dit : « Il paraît à peu près certain que cette facétie n’est point de Rabelais. »


On peut être plus catégorique. Il n’y a qu’à regarder de près.


L’Epistre du Lymosin de Pantagruel grand excoriateur de la lingue latiale Envoyée à un sien amicissime resident en l’inclite et famosissime vrbe de Lugdune, devrait au moins, pour être de Rabelais, se lire écrite tout entière, et sans défaillance, dans le jargon composite dont ne se départ pas une minute le fâcheux Escolier ; si ce n’est, appréhendé à la gorge, quand il pousse des exclamations de douleur et de terreur en son dialecte natal. Le prestigieux jongleur de mots était de taille à soutenir cette gageure jusqu’au bout ; il l’a prouvé. Or il est facile de se rendre compte à la simple lecture — on le verra — que, tandis que la teneur générale du morceau affecte, avec plus ou moins d’habileté, de se grimer selon le mode proposé, il y a au contraire des passages assez étendus où le sophistiqueur semble avoir renoncé à ce dessein, et l’avoir même oublié, pour s’en ressouvenir un instant après. Des suites de vers, dont une va jusqu’à seize ou dix-huit, sont en la langue du xvie siècle la plus pure et la plus naturelle et l’on n’y rencontre un mot insolite ou factice. Ce ne sont pas les pires ; mais il en résulte une assez singulière incohérence, indigne d’un virtuose. On croirait parfois à deux compositions diverses bizarrement amalgamées, ou à un monstre hybride obtenu en adultérant, et seulement par places, une production tout d’abord de forme spontanée.


Après la dernière rime on lit : « Ainsi signé Desbridegousier. » Et ce nom, sans signification en l’espèce, servilement et maladroitement imaginé sur une trop immédiate réminiscence, n’est-il pas pour étonner, quand il faudrait ou quelque mirifique assemblage de syllabes à désinence romaine, ou quelque vocable sentant son terroir ? Celui qui baptisa, parmi ses personnages du second plan, Homenas, Xenomanes, Rondibilis, Trouillogan et Nazdecabre, et découvrit le pays de Myrelingues, eut trouvé mieux.

Mais que notre Lymosin reste, ou non, affublé du sobriquet de Desbride-Gousier, il faut noter qu’il s’est, en la circonstance, dépouillé de la qualité d’Escolier. Pourquoi et comment s’est-il transformé, sans nulle apparence logique, en un Gentilhomme qui suit la Cour dans ses déplacements (sequent l’ambulante curie) et fait les campagnes du Roi ? C’est que telle en effet est la personnalité de Fauteur de ces vers. Une grande précision de détails n’en laisse point douter ; et voilà, à mon sens, une des meilleures clefs du secret.


Quant au « grand ami » à qui la lettre est adressée, son identité ne saurait être déterminée que de la façon la plus gratuite. Les seuls renseignements que nous ayons sur lui sont que, jouvenceau délicat et tenel, il habite tantôt Lyon où il coule des jours fortunés grâce aux dames de la ville, tantôt un patrimoine champêtre (agrès possesses que tes genitz Vont laissé pour successes) aux environs de Lyon. Là, dans de grands bois hantés des faunes et des nymphes, on festine, on chasse la petite et la grosse bête, on se divertit de mille manières. Et le courtisan envie cet agréable sort :


O deux, trois fois, tresfœlice la vite,
Pour le respect de nous, qui l’omnidie
Sommes sequents l’ambulante curie,
Sans ster, n’avoir un seul jour de quiète.


(Traduction, d’après celle qu’Éloi Johanneau a donnée : Ô deux, trois fois très heureuse vie en comparaison de celle que nous menons, nous qui tous les jours suivons l’errante cour, sans nous arrêter ni avoir un seul jour de repos).


Quels sont ces voyages, et de quelle nature ? La description est bien trop circonstanciée pour ne répondre qu’à une pure imagination.


Depuis le temps que nous as absentez,
Ne sommes point des Eques desmontez :
Ne le Cothurne est mové de tibies.
Pour conculquer les Burgades patries,
Où l’itinere aspere, et montueux,
En aucuns lieux aqueux, et lutueux,
Souvent nous a fatiguez et lassez,
Sans les urens receptz qu’avons passez.
Je ne veulx point tant de verbes effundre,
Et de noz maux ton auricule obtundre,
Enumerant les conflits Martiaulx,
Obsidions, et les cruels assaulx,
Qu’en Burgundie avons faicts et gerez.
J’obmets aussi les travaulx tolerez
Dans les marestz du monstier enuieux
Que nous faisoit l’aquilon pluvieux :

Où par long temps, sans castre, ne tentoife
Avons esté desperans la victoire.
Finablement, pour la brume rigente
Chascun du lieu se despart, et absente.


(Depuis le temps que tu t’es absenté de nous, nous ne sommes point descendus de cheval, et nos bottes n’ont point quitté nos jambes, pour fouler les bourgs paternels, où la route âpre et montueuse, en quelques lieux humides et boueux, souvent nous a fatigués et lassés, sans parler des endroits brûlants que nous avons passés. Je ne veux point tant de paroles répandre et de nos maux ton oreille étourdir, en énumérant les conflits guerriers, les sièges, et les cruels assauts qu’en Bourgogne nous avons faits et accomplis. J’omets aussi les souffrances que nous faisait subir l’aquilon pluvieux dans les marais du monastère ennuyeux où, pendant longtemps, sans camp ni tentes, nous avons été, désespérant de la victoire. Finalement, à cause de la brume froide, chacun de là part et s’éloigne.)


Cela est tout à fait formel et plein de détails explicites. Le Gentilhomme à qui il plut de se déguiser en Lymosin, fait partie de l’armée royale exécutant une promenade militaire sur le sol français, en Bourgogne et dans l’Est. Et cette démonstration, qui ne cesse qu’à la fin d’un automne pluvieux et au moment où s’aggrave la mauvaise saison, ne va pas sans que des marches pénibles aient été accomplies, sans que des sièges aient été formés, des assauts donnés et des combats livrés.


Je crois qu’il est permis d’étendre le sens du mot : Burgundie, ainsi que le fait Joachim du Bellay dans les Tragiques Regrets de Charles V Empereur :


Verray-je donq’, quelque grand que je sois,
Dessoubs les pieds de ce jeune François,
Qui jà’se fait de mes despouilles riche,
Fouller l’honneur de Bourgogne et d’Autriche.


Et en effet les annalistes de ces guerres, tels que Guillaume et Martin du Bellay, ou François de Rabutin, appellent Bourguignons les soldats de l’armée impériale que nos troupes rencontrent tant en Picardie qu’en Lorraine.


Au passage, l’expression de « monstier » nous amène à songer aux Trois Évêchés. Enfin il est de toute nécessité que ces faits d’armes se placent dans la période de trente quatre ans entre 1533, année où les premiers chapitres de Pantagruel furent mis en lumière, et 1567 qui est la date ultime où l’on puisse reculer la composition de l’Epistre.


Tout cela étant posé, ce qui réunit le mieux les conditions voulues — j’ai cherché, et n’ai rien trouvé de plus approchant — semble être jusqu’ici l’entreprise de 1552, où Henri II s’empare de Toul et de Pont-à-Mousson, et remonte jusqu’à Strasbourg, tandis que Charles Quint va investir Metz. Cette année-là, remarque qui viendrait à l’appui, dès août, des pluies incessantes, amenant des maladies, interrompirent prématurément les opérations. À dire vrai, plus d’un doute subsiste, et cela n’est qu’hypothétique. Mais, en tout cas, à aucun moment de la vie de Rabelais, on ne voit qu’il ait accompagné le Roi dans une expédition de ce genre. On suit son histoire d’assez près sans rencontrer quoi que ce soit de semblable. Comment donc aurait-il pu rédiger une relation, sommaire sans doute, et soulevant des indécisions, où pourtant l’on sent le témoin oculaire ?

Voici l’hiver arrivé ; il n’est plus temps de tenir campagne ; l’armée rentre dans ses foyers, et le Roi revient à Fontainebleau.


Aussi, voyant la maiesté Regale
Qu’appropinquoit la frigore hybernale,
Et que n’estoit le Dieu Mars de saison :
S’est retirée en sa noble maison
Et est venue au palays délectable
Fontainebleau, qui n’a point son semblable,
Et ne se voit qu’en admiration
De tous humains. Le superbe Ilion
Dont la mémoire est tousjours demeurée,
Ne du cruel Néron la case auree,
Et de Diane en Ephese le temple,
Ne furent oncq’pour approcher d’exemple
De cestuy-cy. Bien est vray qu’autresfois
L’as assez veu : Si est ce toutesfois,
Que l’œil qui l’a absenté d’un seul jour,
Tout esgaré se trouve à son retour :
Pensant à voir un nouvel édifice.
Dont la matière est plus que l’artifice.


Ici la traduction n’a que faire. À part un mot peut être, ou deux au plus, tout au début, y a-t-il en ces dix-huit vers une seule trace de Lymosinisme, ou mieux de Latinisme ? Et n’est-ce pas la langue courante de l’époque ? Qu’on se reporte à n’importe quel versificateur moyen de ce temps, et même à Rabelais qui a parsemé son Roman d’un nombre assez considérable de rimailleries. Et l’on reconnaîtra le plus notable exemple de l’incohérence de composition ci-dessus signalée. Il est superflu de revenir sur la conclusion.


S’arrêterait-on à examiner cet éloge de Fontainebleau, l’on s’étonnerait de l’assertion que : la matière est plus que l’artifice. Notre homme pense-t-il donc que les merveilleuses sculptures, de nous encore admirées, ne faisaient qu’abîmer le marbre et la pierre ? Voilà bien une idée de Limousin, voire de maçon ! L’intéressant, c’est lorsqu’il constate combien, d’année en année, le château se transformait. Mais resterons-nous dans le laps de temps limité entre 1583 et 1567, où l’ère des grandes constructions est close ? Au contraire, un visiteur, revenant après une courte absence, voyait surgir de terre, en 1519, les bâtiments de la Cour de la Fontaine, en 1527, ceux qui renouvelaient la Cour Ovale ; en 1529, 1530, 1531, 1535, 1539, le pavillon de Saint Louis était restauré, et l’on commençait la Galerie d’Ulysse ; la Basse Cour (que j’ai eu autre part l’étourderie de confondre avec la Cour du Donjon et qui est celle depuis appelée Cour du Cheval blanc), se fermait des quatre côtés, et le Pavillon des Armes, la Chapelle, le Cabinet des Peintures, les Étuves, le Pavillon des Poêles se reliaient en une magistrale façade ; la Salle de bal se dorait somptueusement ; d’autres ailes s’édifiaient. — Et n’est-on pas tenté de croire que les vers à la louange de Fontainebleau ne sont pas autre chose qu’une épigramme (dans le sens ancien) de facture antérieure, introduite au milieu de l’Epitre, à l’aide d’un raccord quelconque, et sans que l’on se soit donné la peine d’en mettre le texte à l’unisson du reste ?


Aussitôt après, l’auteur reprend sa verbocination, pour blasphémer dans la langue des cuistres :


Or (pour redir au premier proposite)
Il n’est deceut que tu te disposite,
Tant que l’hiberné aura son curse intègre,
De relinquer l’opime pour le maigre.
Puisque bien stas (grâce au souverain Jove)
Nous t’exhortons que de là ne te move,
Si tu ne veulx veoir tes aures vitales
Bientost voiler aux Parques, et Fatales :
Cir cest air est inimice et mortel
D’un jouvenceau délicat et tenel…


(Or pour en revenir à mon premier dessein, il n’est pas à propos que tu te disposes, tant que l’hiver aura son cours entier, à quitter le gras pour le maigre. Puisque bien tu te trouves, grâce au souverain Jupiter, nous t’exhortons à ne point bouger de là, si tu ne veux voir ton souffle vital bientôt s’envoler chez les Parques fatales. Car cet air-ci est ennemi mortel d’un jouvenceau délicat et tendre.)


La peinture est peu attirante. Elle est en flagrante discordance avec la description plus enthousiaste et plus juste qui précède. Car quelle apparence d’un Château unique que l’on serait allé mettre dans un séjour à ce point malsain, fût-ce à la mauvaise saison. La diatribe se termine par un raisonnement qui sent quelque peu. Dieu me pardonne ! sa garnison.


Conclusion, tout aise nous recule.
Et si n’estoit quelque proximité,
Que nous avons en la grande cité,
Où nous pouvons aller aliques vices.
Pour incumber aux jucunds sacrifices
De Genius, le grand dieu de nature :
Et de Venus (qui est sa nourriture)
De rester vifz nous seroit impossible
Un hebdomade… ou bien sain, et habile
Seroit celuy qui poorroit eschapper
Que febvre à coup ne le vint atrapper.

Voy par cela quelle est la différence
Du tien séjour en mondaine plaisance,
Et de la vie amere et cruciee
Que nous menons…


Voici encore ou la traduction n’est guère utile. Quelques termes au plus inquiéteraient un homme de qui les humanités seraient bien lointaines ; ainsi : alignes vices, pour : quelquefois. L’inexpert pasticheur ne dit même plus, comme au premier vers ici cité, la vite, mais la vie amève et cruciée. Il fait rimer habile avec impossible, licence dont Rabelais, quand il s’en mêla, ne s’est jamais permis l’équivalent. Ce n’est qu’un piètre écrivain, sans autorité. Cette découverte nous consolera très amplement du mauvais propos qu’il a tenté de tenir, en définitive, sur Fontainebleau.


Même le couplet du palais délectable n’est pas du bon argent. Et nous ne voulons que de l’or.




JEAN DOUBLET



Jean Doublet a eu le mérite — et c’est un grand et réel mérite, car il dénote un souci d’art très curieux — de se créer sa forme. Voulant écrire des Elégies et y employer le distique cher à Ovide, il s’avisa que l’alexandrin français avec ses douze sonorités seulement, suivi d’un vers de portée encore moindre, ne pouvait lutter contre la trentaine de syllabes qu’arrivent à fournir l’hexamètre et le pentamètre latins unis ensemble. Et il sentit que ce désavantage s’aggravait étant donné qu’il devait se servir d’une langue moins concise que celle de ses modèles. Il imagina donc de représenter l’hexamètre par deux vers de dix syllabes et le pentamètre par deux vers de huit syllabes, la rime s’établissant en croisement.


Il s’est chargé de nous exposer sa petite invention, et c’est sans vanité.


« Quant à cette nouvelle composition de Françoises Elégies, à la mienne volonté que quelque esprit plus eureux s’y fut bien employé devant moy, lequel auroit peut estre inventé quelque vers et nombre plus propre et mieux raportant au disthique elegiaque. Car, quant à moy, voyant la façon vulgaire de nos vers estre plus courte que l’exametre et pentamètre, et la dificulté de mesurer deux lignes Françoises capables de sentence entière et parfaite, ainsi que se trouve ordinairement en un disthique : je confesse que mes dois n’ont sceu, pour cete heure, tordre fil plus propre à lier et assembler fleurs elegiaques que ces petits quatreins de vers inegaus. »


Cela est naïvement et bien dit. Je ne réclame que contre l’expression : quatrains. Lorsque Doublet fit imprimer ses vers, il n’y mit aucune division typographique entre les groupes. Il faut lire à la suite, afin de comprendre l’harmonie et la mesure spéciales, afin de rester dans le genre adopté, d’esquiver la critique destructive que Guillaume Colletet formule ainsi : « Il en composa de la sorte un livre entier, qui, dans mon sentiment et peut être dans la vérité mesme, passera tousjours plus tôt pour un livre d’odes que pour un livre d’elegies dont il porte le nom. »


Jean Doublet était de Dieppe. Il y naquit vers 1528. On n’a pour ainsi dire aucun détail sur sa vie. Il occupait on ne sait au juste quelle charge, administrative ou juridique, dans sa ville natale, et tout indique qu’il ne sortit guère de sa province. Cela va être encore un avantage, car s’il se met en voyage, il regardera avec attention des choses qui sont absolument neuves pour lui et il en conservera l’image exacte et précise, peu gêné qu’il est par une abondance de souvenirs du même genre. Quiconque a très peu vu peut avoir beaucoup retenu.


Il ne s’absenta sans doute de chez lui que deux fois : en 1559 pour faire paraître chez Charles Langelier les Elégies de Ian Doublet, Dieppoys ; et, avant cela, pour présenter au Roy de France une Requête de ses concitoyens. À quelle date ? peut-être en 1555, à cause du voisinage de la Onzième Elégie, qui porte ce sous-titre : À Charles, Cardinal de Bourbon, archevêque de Rouen, en passant par sa maison de Gaillon, à son retour de Rome, mois de septembre 1555, auquel an les vignes furent gelées. (Il ne faut pas s’y laisser prendre : c’est l’archevèque, et non Jean Doublet qui revient de Rome.)


Henri II se trouvait alors à Fontainebleau, plus disposé sans doute à se divertir qu’à écouter de fastidieuses revendications d’armateurs et de bourgeois normands. L’attente dut être longue, et Jean Doublet, dépaysé, s’ennuie un peu en songeant à ce calme sein de la mer qu’il avait la chère habitude d’aller chaque jour contempler du haut de la falaise, en songeant surtout à la Dame de ses pensées qu’il appelle Sibylle, de son vrai nom de baptême, paraît-il.


Voici la pièce, d’abord, dans son intégrité,

quitte à la commenter ensuite :
ELEGIE XIII.
DE FONTAINEBLEAU.


Par les sablons, par les roches désertes,
Dont les os durs ces chateaus ont murés,
     Par les hautes etables vertes
     Des cerfs, du vilain asseurés,
Maigre, ennuie, lassé me repromene
Chargé du soin qu’à nos Dieppoys je doi,
     Mais, surtout, me poise la pêne
     D’estre, Sibille, loin de toi.
Ni les jardins, ni la fontaine vive,
Nommant ce lieu du nom de sa bell’eau,
     Ni l’Estan, ni sa fraiche rive,
     Ni des pavillons le plus beau,
Ni les couleurs des longues galeries,
Qui, la vois prés, monstront un monde vif,
     Ni les riches tapisseries,
     Ni bronze, ni marbre naïf,
A eus mon œil tellement ne ravissent
Qu’à toi tousjours ne soupire mon cueur :
     Ains à chaque pas rafraichissent
     Les memores de ma langueur.
Soir et matin, que ces bois je trépasse,
Ninfes, di-je, et Satires pelus,
     Qui ci dans mainte fosse basse
     Couplés vos amours dissolus,
Peussé-je au moins, main en main, sous cete ombre,
Quelques cent pas avec madame aller,
     Poussions nous, bouche à bouche, un nombre
     D’honnestes paroles méller.
Voyant bondir ces sources éternelles
Du roc moussu, qui pas ne semble feint,
     Ah ! di-je alors, combien de telles
     Ce mien feu n’auroient pas esteint.
Voiant partout la devise roiale,
Geste Salmandre au feu se nourrissant,

     Je pense à la flamme loiale
     Seule, ta merci me paissant.
En bronze ai veu l’Egiptienne dame,
Antique pièce, et parlai en ce poinct,
     Ce Serpent, Reine, au bras t’entame,
     Et Cupidon au cœur me poinct.
Bref, visitant tailles, bosses, peintures,
Quelconque part m’en aille regardant,
     Amour vient en mille figures
     Nouvelles flèches me dardant.
Mais plus que tout, ces Sibilles m’affollent,
Peintes partout pour leur divin renom,
     Désirant que mes vers t’enrollent
     L’onzième de ce sacré nom.


Et c’est très joli ! Les memores de ma langueur forment un vers délicieux, et les amours dissolus des Nymphes et des Satyres sont fermement peints, et les hautes étables vertes des cerfs sont dignes de la haute maison des oiseaux bocagers de Ronsard.


Il est inutile de s’arrêter à ces détails exacts de sablons et de roches désertes d’où l’on a tiré la pierre pour bâtir les châteaux (encore que ce soit bien plutôt du grès que ces rochers fournissent), ni à cette rapide description des jardins, de la fontaine vive, de l’Étang. Quant au roc moussu, qui pas ne semble feint, d’où bondissent des sources éternelles, ne serait-ce le « berceau de gresserie, que décrit l’abbé Guilbert, supporté par quatre grands termes de même matière sous lequel étoit une fontaine d’où cette Cour a pris le nom. » Il avait été élevé par François Premier et fut détruit sous le règne de Henri IV.


En bronze ai veu l’Egiptienne dame, Antique pièce, ceci nous reporte encore au sonnet de Bertaut. Jean Doublet a vu la Cléopatre en bronze, entamée au bras, et non au sein comme dans le marbre du Jardin Anglais. Les Sibylles, où Sibylle fait la onzième, quelles autres a-t-il rencontrées que celle qui, dans la chapelle, procure à l’Empereur Auguste la vision de la Vierge ? Les Salamandres, les Amours, il n’y a qu’à lever le nez pour en voir dix plutôt qu’un et Jean Doublet le dit bien.


Jean Doublet est un précieux guide à travers le Fontainebleau de 1555.




DE PORCHÈRES



Gabrielle d’Estrées, duchesse de Beaufort, mourut en 1599, probablement empoisonnée par Zamet. Elle eût été reine de France et de Navarre.


Plusieurs la pleurèrent en vers, notamment Bertaut (Sur la mort de Caleryme). H. Honorât de Laugier, escuier de Porchères, avait été le poète habituel de la belle maîtresse de Henri IV. Il avait écrit des Stances Sur les cheveux de madame la Duchesse de Beaufort, et Sur les Yeux de madame la Duchesse un sonnet mémorable. Il ne pouvait être en reste.


À l’heure où Gabrielle expire, Henri accourt à cheval, au grand galop. On l’arrête, on lui dit qu’il est trop tard, qu’il ne faut pas qu’il vienne ; on lui objecte le scandale. Un carrosse était là. « On y mit le roi, dit Michelet. Les bons serviteurs crièrent : à Fontainebleau. » — Les Parnasse des plus excellens poëtes de ce tems contiennent ces vers, signés : Laugier de Porchères.


REGRETS DU ROY
SUR La MORT DE MADAME La DUCHESSE.


 
Demeure de mon bien, si pompeuse et si chère,
Lorsqu’il m’estoit permis par le Ciel moins severe
          De t’appeller ainsy.
Tes appas sont tombez de l’un à l’autre extresme,
Et pense en te voyant ou n’estre pas moi mesme
          Ou n’estre pas icy.

Tu n’es plus ce beau lieu si doux à mes pensées,
Dès que la mort changea mes liesses passées
          En cet ennuy présent ;
Helas ! si de mon mal je ne perds la souffrance.
Que ne perds-je du bien au moins la souvenance
          Que tu me vas causant !

Ces rares bastimens, tesmoins de mes délices,
Qui par mon souvenir sont ores les complices
          De mes afflictions,
Présentent à mes yeux ma peine descouverte ;
Et jusques aux rochers discourent de ma perte
          Et de mes passions.


De la perte que je viens de faire. Cela s’entend ! Passion est pris au sens latin, comme, plus loin : travaux.

Les forests ont appris l’histoire de mes plaintes,
La triste Echo recite en ses paroles feintes
Mes veritables maux.
Et prevenant mes cris qui la devroient semondre,
Elle interroge mesme au lieu de me respondre,
Et conte mes travaux.

Il semble plus que subtil, cet Écho féminin, qui répète avant qu’on ait parlé, avant qu’on l’ait pu semondre ou enseigner sur ce qu’il aura à dire.

Je croy que ces ruysseaux dont le bruit et les charmes
Parloyent de mes amours sont devenus des larmes
Qui pleurent mes douleurs,
Et que la mort changeant tous les pleurs en fontaines
A voulu transformer pour tesmoigner mes peines
Les fontaines en pleurs.

C’est le goût de l’époque ! et Porchères ne se fait faute de le compliquer.

Quand j’escoute les vents qui dans les bois respirent,
Je vay m’imaginant que les arbres souspirent
Et n’ont point de repos ;
Et puis en leur escorce escrivant mon martire
Comme si Callipente un jour le devoit lire
Je leur tiens ce propos :

Callipente ? πένθος, sans doute : Belle douleur ; comme Calliryme,’ρῠμα ? peut être : Belles larmes. En des jours meilleurs, et plus heureusement, c’était : Astrée Mais oyons ce que dit l’amant éploré.


Arbres plus fortunez que mon Âme affligée,
Croissez jusques au Ciel où ma Dame est logée ;
          Portez luy mes Amours ;
Dites luy de ma part que je fais bien paroistre
Ma tristesse en mes yeux qui pour vous faire croistre
          Vous arrosent tousjours.

Combien que Callipente en ma douleur extresme
M’abandonne si seul que je ne suis pas mesme
          Avec moy seulement,
Je recherche aux desers en vain la solitude ;
Le regret m’accompagne et la solicitude,
          La crainte et le tourment.


Eh ! mais, voilà, malgré des taches, deux belles stances. Et la suivante est pleine d’un vrai cri de douleur et de regret, et d’une vivante passion, et vibrante, et toute bouillonnante encore, et chaude.


Je dis en quelque part que je jette ma veûe :
Là ma main l’a touchée, icy mon œil l’a veüe,
          Et là je l’embrassoy :
Icy, je la baisoy, là je tins ce langage.
Bref chacun de mes sens reconnoist son dommage
          En ce que j’apperçoy…

L’ode est longue. Des strophes s’éloignent. La fin est telle :


Ainsy parloit Nicandre aux desers solitaires
Qui reçoivent le nom des eaux belles et claires.
          Délices de ces lieux,
Lorsque par la mémoire il irritoit sa flame
Et qu’en tous les endroits aux despens de son Âme
          11 contente ses yeux.


… Qui reçoivent le nom des eaux belles et claires… — Qu’un homme ou un chien ait porté et transmis l’appellation de Bleau ou Blaud, il n’est cure ! Ce n’est pas joli, ce n’est donc pas vrai, ou ne l’est qu’au sens des gens trop renseignés, et du reste du commun des mortels. La seule étymologie qui vaille pour nos poëtles est celle-là même, consacrée par Ronsard : le chasteau qui s’appelle du gracieux surnom d’une fontaine belle…; par Jean Doublet : la fontaine vive nommant ce lieu du nom de sa belle eau… ; et maint autre.




LE PAÏSAN FRANÇOIS



Chacun sait, car cela est de tradition, que Le Pastissier François de 1653 ou 1655 est un des livres qui, dans les ventes publiques, soulèvent les plus formidables enchères. Sans atteindre à ce degré de rareté, Le Paisan François, cic icc ix (1609), est cependant l’un des merles les plus entièrement blancs qu’ait vus l’œil d’un bibliophile. Il y en a un exemplaire à la Nationale, mais incomplet des pièces liminaires. Il y en a un autre à Barbison, dans la collection de Monsieur F. Herbet. C’est, autant qu’un rapide examen peut le faire présumer, une œuvre tout à la fois d’économie rustique et de revendication des droits du quart État, — à mettre, toute question de mérite à part, entre le traité d’Olivier de Serres et la Dixme Royale de Vauban ou le malencontreux Mémoire que Racine, si l’on croit aux légendes, eut l’imprudente idée de présenter au grand Roi.


Les pièces liminaires ci-dessus mentionnées, outre un quatrain inscrit sur le titre, consistent en un sonnet et un autre petit poëme, de quelques vers. Le sonnet est adressé à la Reine. La date nomme Marie de Médicis.


À LA ROYNE


Lorsqu’à Fontainebleau distant de mon village
Six lieues j’allay (Madame) vous y pensant trouver,
Pour ce discours rustic mais bon vous présenter
Tel que j’avois ouy ailleurs qu’au labourage,

Je logeay au Dauphin à petit hostelage,
Ne pouvant à l’Escu pour y peu despencer,
Ny à la Fleur de Lys, car il y fait trop cher,
Hostelleries des Grands, non des gens de village.

Je fus bien toutesfois : Puissé-je, dis-je alors,
Trouver à me loger au Dauphin tousjours, lors
Ou qu’à la Fleur de Lys ou à l’Escu de France

Je ne pourray loger : Or encores, dit on,
Que l’on est bien traitté et qu’en somme il fait bon
A l’Escu Medicis ou celuy de Florance.

Eh ! si, vraiment il semble bien que tu aies appris la prosodie derrière les bœufs, pauvre païsan qui crus devoir prendre la lyre — songez que coucher à l’hôtel, ce n’est pas un événement commun aux yeux d’un villageois ! — pour nous renseigner sur le confort et les prix (grandes, moyennes et petites bourses) des anciennes auberges de Fontainebleau.


Et cependant ton sonnet m’a paru curieux à cause de sa brave allure naïve d’homme qui sait sa place et qui n’ignore pas qu’un écu est dur à gagner.


Et tu vins, tout ébaubi, tu vins donc ainsi, bonhomme, à la Cour, de quel village distant de six lieues : Crisenoy, Champeaux, Fouju, en Brie ? Chevry-en-Sereine, ou Préaux, du côté de Bourgogne ? Aufferville, en Gâtinais ? ou bien Gourdimanche, que l’Essonne arrose ?…




LE SIEUR DE MESMES



Le Père Dan nous donne une ample description de la Belle Cheminée qui ornait encore, de son temps, une galerie du Château, et lui avait imposé son nom. Édifiée « en l’an mille cinq cens quatre vingts dixneuf » par Henri IV, elle fut détruite par Louis XV, en 1738. Cette date de 1733 est adoptée, mais l’abbé Guilbert, dont le livre, il faut le noter, est de 1731, ne voit déjà plus la Belle Cheminée ; il dit qu’elle fut enlevée en 1725, lorsqu’on installa un théâtre là — définitivement, car on y avait déjà aménagé une scène dès l’année 1633, — et lorsque la Salle de la Belle Cheminée devint la Salle de la Comédie. Détruite, mais non complètement abolie, puisque, entre autres reliques de cette œuvre d’art, l’image équestre qui en était le principal motif a été replacée dans la pièce désignée sous le nom de Chambre de Saint Louis.


Voici ce qu’en rapporte notre révérend historiographe, livre II, chapitre xiv du Tresor des Merveilles :


« Cette rare Cheminée a vingt trois pieds de haut et vingt de large, la quelle consiste en quatre colomnes Corinthes d’un marbre brogatelle bien diversifié, fort rare et exquis, avec les bases et chapiteaux de marbre blanc. Dans le milieu de cette Cheminée entre les colomnes est une grande table de marbre noir, sur laquelle est la figure et statue à cheval du Roy Henry le Grand à demy relief, et grande comme le naturel ; il est armé et a la teste couronnée d’un laurier, où au dessous de ses pieds est un casque de marbre blanc… L’ouvrage de cette Cheminée est du sieur Jacquet, dit Grenoble, sculpteur fort excellent, où il a employé cinq ans au travail de cette rare pièce. »


Dan omet de dire, comme inutile et sous entendu, que le roi se détachait en blanc sur le fond noir ce qui ne devait pas être d’un médiocre effet. Il ajoute : À propos de Henry le Grand et de sa figure, un de nos Poëtes lui a dressé ces beaux vers :


Voicy d’un second Mars l’image redoutable.
Rends luy, la contemplant, l’honneur qu’ont mérité
Les triomphes heureux de ce Prince indomptable
Qui, maints peuples domptant, s’est luy mesme dompté.

Tel fut Henry le Grand qu’est sa figure armée ;
Semblable fut son œil, vraye estoile de Mars ;
Les Lauriers de son chef, fruits de sa renommée,
Monstrent ce qu’on peut voir, en guerre, de hasards.

Exemple de Vertus, parure de l’Histoire,
L’amour et la terreur sont cachez en tes yeux ;
Aux combats tres-heureux, très-doux à la victoire,
Qui te regarde void tout l’ornement des Cieux.

Tu gagnas par amour des François le courage
Et par force vainquis le superbe estranger ;
Aussy nous regardons, et gardons ton image
Et croyons, la gardans, éviter le danger.

La France délivrée ainsy qu’une Andromède
Append à ta vertu ce riche monument ;
Comme vivant tu fus de ses maux le remède.
Estant mort ton portrait luy sert d’allégement.|


Dan cite, en marge, le nom de l’auteur : le Sieur de Mesme.

Cette famille de Mesmes est illustre au XVIe et au XVIIe siècles, et compte plusieurs lettrés. Un Jean-Pierre de Mesmes traduit, nous l’avons vu, une comédie de l’Arioste en 1552, et il y a un sonnet de lui à la fin des Amours de Francine de Jean-Antoine de Baïf. Un Henry de Mesmes est l’ami d’Olivier de Magny qui lui dédie des vers et de Jean Passerat qui inscrit son nom en tête de nombre de poëmes, et, vingt-huit ans de suite, lui offre à chaque premier janvier des Étrennes en hexamètres latins. A l’époque où nous sommes, un autre Henry de Mesmes est premier Président au Parlement jusqu’en 1650, date de sa mort. Son cadet, qui d’un mois le précéda au tombeau, et était né en 1595, Claude, comte d’Avaux, plénipotentiaire en Allemagne et superintendant des Finances, « escrivoit le mieux en français », autant dire : « assez bien », et une lettre de Vincent Voiture le félicite d’une bonne traduction, probablement rimée. Est-ce à celui-là des de Mesmes, ou à son frère, qu’on doit attribuer les strophes que le Père Dan nous a gardées ?

Mais le Père Dan poursuit son inventaire, et nous ouvre, dans les departemens du Roi et de la Reine, « un grand Cabinet appelé le Cabinet des Empereurs, parce que là en douze Tableaux sont les portraits des douze Césars à cheval, au milieu des quels dans le manteau de la Cheminée paroist celuy de Henry le Grand, aussy à cheval, le casque en teste, et de mesme ordre que les precedens : place qui estoit bien deuë à ses Vertus, comme ayant en luy seul les merites de tous ces grands Monarques : ce qui m’a obligé sur cette heureuse rencontre, d’emprunter, et accommoder à ce propos les vers suivans du plus celebre de nos Poëtes, pour en honorer la mémoire de ce Prince. » Ces vers, les voici :


Quand entre les Cesars i’apperçois ton image,
Découvrant ton beau chef d’un casque revestu,
Voyez ce dis-je alors, combien peut la Vertu,
Qui fait de nostre Roy un Cesar en courage.

Ton peuple en ton portrait revere ton visage
Et la main qui naguere a si bien combattu
Quand l’ennemy par terre et par mer abbatu
A la France rendit son ancien rivage.

Ce n’est petit honneur que d’estre portrait, Sire,
Entre les vieux Cesars qui ont regi l’Empire
Comme toy valeureux, magnanimes et justes.

Ce signe te promet, grand Roy victorieux,
Puisque vif on t’esleve au nombre des Augustes,
Qu’estant mort tu es fait le compagnon des Dieux.


Il faut que j’avoue que tout d’abord je n’attachai point l’importance voulue aux mots : « emprunter », et « accommoder », et que je ne songeai premièrement qu’à rechercher qui Dan voulait entendre par « le plus celebre de nos Poëtes ». De 1600 à 1642, ce ne pouvait être que Malherbe. Si vite trancher la question, à la légère, était ne point rendre justice au Père Dan et ne lui tenir pas compte de ce que précédemment il avait nommé Ronsard le « Prince de nos Poëtes ». Mais que cette illustre signature pût se mettre au-dessous de vers en l’honneur de Henri IV, cela s’arrangeait difficilement, en apparence. Et j’en rejetais l’idée, comme chimérique.


Malherbe feuilleté, le sonnet ne s’y trouvait pas, et pour causes.


Pour trois causes, deux d’ordre littéraire, une, historique.


Ce n’est pas le ton compassé du poëte ordinaire de Henri. Quand Malherbe veut chanter un héros, il commence par se guinder lui-même sur un piédestal. Ici c’est plus viril et plus simple, et plus communicatif. Il y a une libre vigueur, une familiarité héroïque, une souple franchise, de meilleur aloi, en cette apostrophe : Ce n’est petit honneur que d’estre portrait, Sire, entre les vieux Césars… Deuxième raison : la langue est antérieure d’environ cinquante ans, et d’autant la prosodie. Trois hiatus, la rencontre de rimes du même sexe n’étaient plus de mise vers 1610 ; et l’orthographe, d’ailleurs si flottante en ces temps, marque aussi, incontestablement.

La raison historique est plus criante encore. Quelles qu’aient été les victoires, toutes intérieures, sur terre et aucune sur mer, du premier Bourbon, elles n’eurent point pour effet de nous rendre en leur intégrité nos frontières maritimes ; car ce résultat était déjà acquis depuis longtemps, depuis la prise de Calais par le duc de Guise, sous le règne de Henri II Nous voici donc revenus à l’époque du Prince des Poëtes. Et il n’est plus étonnant de lire dans Les Sonnets divers de P. de Ronsard, sous la date de 1560, ceci :


AU ROY HENRY II.


 
Quand entre les Césars j’apperçoy ton image.
Descouvrant tout le front de lauriers revestu :
Voyez (ce dis-je alors) combien peut la vertui
Qui fait d’un jeune Roy un César devant l’âge !

Ton peuple en ton pourtrait revere ton visage,
Et la main qui naguere a si bien combatu,
Quand l’Anglois, et par terre et par mer abatu,
A ta France rendit son ancien rivage.

Ce n’est petit honneur que d’estre pourtrait, Sire,
Entre les vieux Césars qui ont régi l’empire,
Comme toy valeureux, magnanimes et justes,

Ce signe te promet, grand Roy victorieux,
Puis que vif on t’esleve au nombre des augustes.
Que mort tu seras mis là haut entre les Dieux.

Il y a une variante, qui signifierait peu si elle ne se rapprochait du texte adopté dans l’arrangement, moins l’hiatus :


     Que mort tu seras fait des compagnons des Dieux.


On a pu constater çà et là quelques autres différences de l’adaptation ; et il reste à dire que la date de 1560 n’est qu’une date d’éditien et n’a pas de valeur absolue. Les vers ont été écrits du vivant de Henri II que Montgommery tua, d’accident, en juillet 1559. La prise de Calais est de 1558.


Il n’y a plus maintenant qu’à expliquer comment Ronsard a pu écrire ces quatorze vers et à savoir s’ils ont trait à Fontainebleau. 11 serait utile pour cela de supposer que le Cabinet des Empereurs fut créé à la fin de 1558, ou bien au commencement de 1559, et qu’à ce moment c’était Henri II qui figurait, avant Henri IV, monté sur un coursier fougueux, parmi les Césars également à cheval. Le Père Dan est muet en ce qui concerne les origines. Voici ce que dit, en 1731, l’abbé Guilbert : « Cabinet des Empereurs. Ce cabinet bâti par Charles IX… fut nommé Cabinet des Empereurs, par ce que les douze Césars y étoient représentés à cheval, avant que Louis XIII l’eut fait rétablir et orner d’un Lambri doré en plein, … et de six Bustes d’Empereurs en grisaille pour conserver sans doute la mémoire de ceux qui y étoient auparavant… Sur la cheminée est une copie de la Vierge de Raphaël, par Jean Dubois. »


C’est tout ce que nous révèlent les deux plus sûrs et plus anciens descripteurs du palais, au sujet de cette pièce devenue aujourd’hui le Cabinet de la Reine et le Boudoir de Marie Antoinette. Plus rien n’y reste de la décoration primitive, non plus que de celle qu’y vit l’abbé Guilbert.


Quant à la question de savoir si Ronsard a bien composé son sonnet à propos de choses remarquées à Fontainebleau, — il est fort invraisemblable qu’un autre château royal (et lequel ?) ait présenté à ses yeux une identique particularité. Il l’est beaucoup moins que ce soit l’historien qui se trompe. Par un hasard singulier, et d’une façon qu’on ne soupçonnait guère, c’est le poète qui nous donne la date véritable, avec une précision mathématique.

Cependant, s’il faut, respectueux de la chose décidée et prenant Guilbert à la lettre, admettre comme certain que ce Cabinet ne fut instauré que sous Charles IX, — il est fâcheux qu’on ne puisse plus constater de qui ni de quelle époque étaient les peintures — l’unique ressource sera d’admirer à quel degré le Père Dan était familier de l’œuvre de Ronsard ; car il trouve, à point nommé, un rapport bien immédiat pour n’être que fortuit. Au demeurant, son emprunt n’est que véniel, et son démarquage n’est pas pendable : le bon religieux pensait qu’il est, avec tout, des accommodements ; nous en vimes d’autres indices.


Mais rendons à César Henri II ce qui lui appartient, et n’appartient pas à César Henri IV.




COURVAL-SONNET



À l’exception du divin Régnier qui fut un cœur généreux et une âme pittoresque, les Satiriques ont droit tout juste à la même amitié qu’on a pour les Critiques. Pourquoi y eut-il tant de faiseurs de satires en ce xviie siècle, des Courval-Sonnet, des Du Lorens, des L’Esperonnière Angot, des Lespine, des Louis Petit… ? — j’en passe ! À quoi servent leurs grognements impuissants, leurs grimaces sardoniques, leurs très vaines colères ? Quel intérêt y a-t-il à les voir patauger à plaisir dans la boue pour en éclabousser les gens ? Ils n’ont jamais corrigé personne, mais ils ont toujours très bien su calomnier, blesser à vif, ruiner, jeter en un ridicule immérité des hommes qui valaient mieux qu’eux. Et, loin d’y chercher un enseignement, on ne les lit que pour le scandale, et que parce qu’ils répondent à un de nos plus bas instincts, qui nous pousse à dénigrer.


Celui qui nous occupe semble avoir éprouvé le besoin de se défendre et de justifier son œuvre. Des « cerveaux estropiez », allègue-t-il, diront « que j’eusse mieux fait de donner carrière à ma plume, faire joüer les ressorts de ma Muse sur un meilleur et plus agréable sujet, sans remployer à controller et censurer les actions d’autruy, trencher du reformateur d’Estat, du censeur à gros grains et du satyrique, à double rebras. » C’est bien notre avis ! Il nous répond qu’il n’a été poussé que par « le seul zèle de l’honneur de la France ». Vivant dans un « siècle remply d’iniquité », ajoute-t-il, « il m’a esté comme impossible de me retrancher dans le silence, donner tresve à ma plume » faire banqueroute à mon devoir, retenir mes conceptions soubs bride, et empescher les saillies et boutades poëtiques de ma muse ». La fin même de cette apologie montre le bout de l’oreille ; et, les trois quarts du temps, un homme n’est poête satirique que parce que la nature de son esprit l’y induit et qu’il lui est impossible de s’empêcher de médire.


Thomas Sonnet, sieur de Courval, docteur en médecine, natif de Vire en Normandie, publia, à partir de 1608, des Satyres contre les abus et désordres de la France, suivies par Les Exercices de ce temps contenant plusieurs Satyres contre les mauvaises mœurs ; et des Satyres contre le Joug nuptial et fascheuses traverses du Mariage, qui avaient été d’abord une Satyre Menippee ou Discours sur les poignantes traverses et incommoditez du Mariage où les humeurs et complexions des femmes sont vivement représentées.


Le quatrième des Exercices de ce temps en veut aux Pèlerinages. Vous allez visiter Bonnes-Nouvelles, Bon-Secours, Liesse, mais c’est, paraît-il, un autre saint qui reçoit vos chandelles, Saint Cupidon, flanqué de Sainte Vénus, et Thomas de Courval-Sonnet s’en indigne et appelle cela : faire barbe de foire à Dieu. Il ne veut pas qu’on s’amuse en route, qu’on discoure de sujets galants, qu’on chante une chanson dévote Mise nouvellement sur l’air de la gavotte, qu’on lise des romans sous couleur de dire ses heures, qu’on fasse bombance avec les provisions entassées dans les coffres du carrosse. Enfin on est arrivé : on a fait emplette de médailles, de croix, d’agnus-dei, de chapelets ; on a formulé les vœux les plus divers et les plus extravagants. Il faut s’en retourner sous peine de se trouver sans argent, chose fâcheuse si l’on est loin de sa demeure.


Puis le chemin est long pour prendre le plus beau,
Si l’on désire aller à Fontaine-Beleau,
Et de-là voir Paris et Saint-Denis en France,
Où l’on void de nos roys la superbe despence,
Puis Saint-Germain Alez, et tous les autres lieux
Que Ton pourroit nommer la demeure des dieux,
Tant ils sont enrichis de marbre et de peinture,
L’art qu’on y toid dedans surpassant la nature.


Et l’on perd tout le bénéfice du pieux voyage. L’Amour se réveille au retour ;


Ce ne sont que baisers, que ris, que mignardises ;



un chacun se déclare… ; on éprouve le besoin de se rattraper des austérités passées, de bien boire et bien manger, puis, de la table au lit… ; et finalement, le plus clair résultat de ces feintes dévotions,


C’est attiser un feu dont la flame éternelle
Bruslera pour jamais ton âme criminelle.


Voilà toute la portée que cela a ! Mais au moins, cette fois, ce n’est pas méchant et nous y trouvons (c’est le seul intérêt qui subsiste, de ce genre d’œuvres) un ou deux, ou trois amusants tableaux de genre, — et la vision des bons touristes bas-normands qui viennent donner à manger aux Carpes, avant de rentrer à Vire.





GUILLAUME BERNARD



Dans le nombre infini des poèmes qui célébrèrent la nativité de Louis XIII, l’un s’intitule : Chant de Naissance pour Monseigneur le Dauphin.


L’auteur pense savoir que, d’abord, les Muses reçurent le futur Roi, — qui pourtant ne les devait pas chérir spécialement ; il ne témoigna même jamais que d’un faible penchant pour Elles ; mais l’idée, malgré tout, n’est pas injustifiée, car d’autres raisons voulurent que, sous son règne, Elles florirent avec plus de magnificence qu’en aucun autre temps de notre littérature.

Donc l’enfant eut pour accueil, et avant tout autre, le sourire des Chanteuses.


Ce fust vous, belles Sœurs, qui premier le baisastes…


Après les Muses se présentèrent les Nymphes du Fleuve et de la Forêt :


Là vous vinrent trouver les Nymphes de la Seine,
Et Diane, les sœurs de la forest prochaine.
Qui toutes ce Dauphin saluèrent de rang.


Puis la grande nouvelle va s’épandre de par le monde.

Cependant le Démon qui sur Arne réside…


Ce dieu d’Italie est là pour aller proclamer l’événement dans la Maison de Florence, d’où sort Marie de Médicis —


Et cil qui sur les flots de la Seine préside,
Oyant de cest enfant la future grandeur,
Après avoir baisé le berceau de leur Prince,
Hors se jettent soudain, et parmi sa province
Chacun court glorieux annoncer ce bonheur.
Mais passant les forests qui le palais entournent
Et qui comme un Théâtre en un rond l’environnent,
Ces Anges au sortir animèrent les bois.
Si comme on vid jadis es forests prophétiques
De Dodone parler les Chesnes fatidiques,
De Bierre ainsy parloient les arbres ceste fois.


Ce que proférèrent les arbres de Bière (c’est, on le sait, le nom le plus ancien, et comme druidique, de la Forêt), il est facile de le deviner. Force, splendeurs et beaucoup de prospérité. Cela est sans intérêt. Mais ce qui est bien rendu, c’est l’espèce d’ébranlement solennel produit par ces grandes voix graves que l’on entendit pendant la nuit entière.


Sur ta naissance ainsy des forests plus prochaines
A l’envy toute nuict prédirent les vieux Ghesnes.
Seine, qui veilloit lors, sur son flot les ouyt
Et le conta, joyeuse, à ses vertes Navondes
Qui soudain de leurs bras fendant le ply des ondes
Nous vinrent annoncer ceste aggreable nuict.


Le Père Dan attribue ces stances au Sieur des Yveteaux.


Le Parnasse des plus exgellens poètes de ce temps, recueil formé par Despinelle, donne ce Chant ; puis un autre morceau : Accomplissement de Prophétie sur la Naissance de Monseigneur le Dauphin ; et un troisième : Discours sur le même sujet du sieur des Yveteaux. Cette succession semble un bon indice en faveur de ce qu’allègue le Père Dan, et c’est là sans doute la cause et l’origine de son assertion.


D’autre part le Discours figure dans les Œuvres poétiques du sieur Vauquelin des Yveteaux, réunies pour la première fois par Blanchemain. — Paris, 1854, in 8. Mais il y figure seul, à l’exclusion des autres pièces. Symptôme négatif.


On ne saurait en effet maintenir la paternité des vers plus haut remis en lumière au fils du bon poëte Vauquelin de la Fresnuye au Sauvage, à ce Vauquelin des Yveteaux, un grand original, point mauvais poête lui-même, et qui se serait gardé comme du feu d’assembler ces deux rimes : entournent, et environnent. Il m’a été permis de voir une mince plaquette in-4o, de 11 pages, dont le titre, sans lieu ni date, est ainsi disposé :


Chant
de Naissance
Pour Monseigneur le Dauphin

Au Roy, À la Royne,
À la France.
g. b. s.


C’est le même poëme. L’exemplaire peu commun (ex libris F. Herbet) porte sur une garde cette note de libraire : « G. B. S. Guillaume Bernard, Secrétaire. » Le renseignement ne laisse pas d’être vague. Bernard, de quoi ? Secrétaire, de qui ? Le Sieur des Yveleaux — qui, à titre de Précepteur de César de Vendôme, fils de Henri IV et de la duchesse de Beaufort, Gabrielle d’Estrées, puis de Précepteur du Dauphin Louis, eut de nombreuses et longues présences à Fontainebleau — présences que cependant nul vers ne remémore — le Sieur des Yveteaux faisait mieux dans la galerie !





GARNIER



Celui-là n’est ni Robert Garnier, le Tragique fameux de Cornelie, d’Antigone, des Juifves, de Bradamante, qui, dans l’histoire de notre théâtre, relie Jodelle à Corneille ; ni Sébastien Garnier, l’Épique (telle fut du moins sa prétention) de La Henriade et La Loyssée. C’est Claude Garnier, le Pindarique.


On a de lui un gros recueil : L’Amour Victorieus ; et aussi un très charmant petit livre, bijou de bibliophile, qui mérite une attentive description : Les Royales Couches ou Les Naissances de Monsieur le Dauphin et de Madame. Composées en vers français par Claude Garnier, Parisien, et dédiées en Etrennes à Leurs Majeslez par F. Jacques de Turricella, confesseur et prédicateur ordinaire de la Royne. — À Paris, chez {{sc|Abel l’Angelier, 1604.


Derrière le titre un Sonnet de l’Autheur à son Vers. Puis un feuillet contenant en ses deux pages, une dédicace rédigée en italien : al christianissimo Re, par II Confessore della Regina. Et ce n’est pas une mince curiosité que celle d’une œuvre d’un poëte, qu’un prêtre jugea à propos d’éditer pour l’offrir à ses Souverains aux environs du Jour de l’an. Un autre feuillet offre, au recto, un avertissement de « l’Imprimeur au Lecteur », au verso, l’extrait du Privilège et un « achevé d’imprimer le 30 janvier 1604 par Louys Sevestre, Imprimeur » qui fit bien de signer, car, je le répète, cet in-12 en fines italiques, au titre réglé et au texte encadré de légers filets maintenant rose pâle, est fort à sa gloire.


Un troisième feuillet donne, de Frédéric Morel, célèbre hellénisant d’alors, sept distiques latins, et, de Garnier, quatre quatrains français en Imitation d’une Ode d’Horace. Et toute cette partie préliminaire se prolonge par onze pages toujours non chiffrées où l’on peut lire un très copieux Discours au Roy.

Claude Garnier y annonce la première des œuvres dont il va (grâce à son libéral ami) faire hommage.


                                  Reçoy de ma lyre
Un dous present que je t’apporte (Sire)
L’ayant tissu cheminant dans le train
Peu frequenté de Pindare Thebain
Roy des sonneurs : c’est une ode tracée
Dessur les bors de la claire Dircée.

Dans ses replis recourbez d’entrelas
Tu verras Sire (en prenant tes ébas)
Le Dieu de Seine au milieu de la brune,
En robbe verte, en joye non commune
Prophetiser à demy-cors en l’eau
Près le Château de Fontaine-bell’eau,
De ton Dauphin les futures victoires,
Les bonnes mœurs, les actes, et les gloires.


Et en effet, des pages 1 à 70, l’ondoyante Ode Pindarique Sur la naissance de Monsieur le Dauphin déploie ses trente-huit groupes d’une strophe, une antistrophe et une épode, dont chacun arrive au total de cinquante vers ; et nous revoyons le Dieu de Seine, exactement dans la posture où l’on vient de nous le montrer.


Le bien-heureus jour que ce Prince
Vient éclairer notre province
Des rayons de son orient,
Et que le château qui s’appelle
Du nom d’une Fontaine belle
Luy tendit les bras en riant,
Le Dieu de Seine à demy cors
Apparut au front de ses ondes.


Oh ! ce « château » qui « tend les bras, en riant », que voilà bien une image excessive et désordonnée, impardonnable si ce n’est à la fureur Dircéenne ! Le peu de vers que nous ayons rencontrés a suffi déjà pour montrer que Claude Garnier est un pur Ronsardisant, intransigeant et impénitent, attaché, malgré l’heure où il écrit, à toute la doctrine de l’ancienne École. Il pousse la fidélité jusqu’à s’emparer des expressions même de son maître ; car nous ne saurions oublier que Ronsard avait dit :


                            au chasteau qui s’appelle
Du gracieux surnom d’une fontaine belle.


L’oracle certain infatigablement chanté en suite, n’est, on l’imagine, qu’une amplification oiseuse. Il vaut mieux attendre qu’il ait cessé pour apprécier le vaste déroulement lyrique où se complaît la forme que notre poëte a choisie.


STROPHE 22


À ces mots le Dieu de la Seine
Termina de vois souveraine
Le but fatal de son discours,
Et comme un plongeon dessous l’onde
S’élança dessous l’eau profonde
Tournoyante en vîtes détours :
Un feu gauche apparut au ciel,
Trois senestres bruis se roulerent,
Mains cynnes aux gorges de miel
Chantans leurs gorges ébranlerent :
Et les Glaucques, et les Tritons,
Et leurs Nymphes aus blancs tetons,
Aus yeux pers, aus vertes coiffures.
Sur l’eau poussant leurs chevelures
Approuverent l’oracle saint,
Par leurs musiques entendues
Jusques aus rives entendues
De Thetis qui le monde ceint.


ANTISTROPHE


Quand le Toreau blanc en sa croppe
Enleva la Princesse Europe
Telle feste ne s’entendit :
Ny quand la femme de Pélee
Traversant la vague salee
Devers Pelion se rendit.
Ce pendant, le Maître des cieus
Devala sur la terre basse
Accompagné de tous ses Dieus
Flamboyans d’une claire espace,

Et dans Fontainebleau glissez
Environnèrent agencez
Le bers du Prince dont j’accorde
Le prix sur ma Thebaine corde,
Et soulevé d’un beau dessein,
Jupiter en modes parfaittes
Feit chanter ses filles brunettes
Les neuf Muses au large sein.


EPODE


Ces belles en premier lieu
De pareille résonance.
Entonnerent du grand Dieu
La gloire et la providence :
Comme il a compassion
Des peuples qu’il favorise ;
Qu’elle est son affection
Vers les Roys qu’il authorise :
Comme il absente leur chef
De fortune et de méchef
Par des miracles étranges :
Comme en chaque lieu qu’ils vont
Tousjours assistez ils sont
Des légions de ses Anges.


Et l’on aurait pu voir un bien meilleur exemple de ces combinaisons rhythmiques, car c’est le patron exact de la première Ode du Premier Livre des Odes de Pierre de Ronsard.


Ce Genethliaque achevé, un feuillet encore en dehors de la pagination, blanc au recto, présente an verso quelques lignes d’offrande : a Madama la Regina, signées : di vostra Maestà christianissima devotissimo servitore Il Confessore. Et aux cinq pages suivantes, une nouvelle Ode Pindarique, à la Royne, se contient en quatre Strophes, Antistrophes et Épodes, de dimensions plus modestes. Cette fois, c’est le rhythme de l’Ode XV de Ronsard, avec une légère variante à l’Épode.


Ensuite, une interminable Eglogue Pastorale Sur la Naissance de Madame commence à la page 77 pour ne se clore qu’à la page 203. Là tout parle et tout a son rôle, jusqu’au plus piètre oiseau :


Pinçons, chardonnerets, serins, breans, linottes,
Resonnez ce bon heur en nompareilles nottes :
Rossignols, qui pleurez de rameaus en rameaus.
Effacez vos tançons, avertissans les eaus
De Fontaine-belleau que Francine la belle
Prend aujourd’hui naissance…


Pense-t-on qu’après lant d’efforts, épuisé, Claude Garnier va s’en tenir là ? Non ! Il y a encore (pages 204-205) une Ode de l’Autheur À Galliope, en stances vulgaires ; (pages 206-208) une Elégie à la Royne sortant de Paris pour aller faire ses secondes couches à Fontainebleau, où ces vers se font remarquer :


Qu’un printems étincelle et fleurisse es campagnes
Dous, riant, gracieus, en liesses compagnes.
Et qu’ainsi, belle Royne, en miracle si beau
Ta Majesté surgisse à Fontainebelleau
Pour y faire ta couche au milieu de nos Princes
Et des plus hauts Seigneurs des Françoises provinces.
Que les eaus de ce lieu soubs ton advenement
Se changent en nectar distillé saintement.
En lait, en manne, en miel, en essences choisies…
Que les ongles des cers et leurs cornes se dorent.
Que les biches d’azur et de pourpre s’honorent,
Les chevreuils et les dains, et qu’aussi les oiseaus
Au bec, au dos, aus piez, s’attiffent de joyaus…


À vouloir s’évader de préoccupations que l’on qualifierait d’obstétricales, cette poésie tombe évidemment dans quelque extravagance. Va pour les eaux muées en essences choisies : nous y gagnerions à coup sûr, puisque plusieurs bassins du Parterre et du Parc menacent de devenir cloaques. Mais il ferait beau voir, en forêt, des cerfs chaussés et boisés d’or, des biches bleues et des daims rouges !


Il y a encore, s’il faut être sans pitié, une Ode Pindarique à Lucine pour les secondes couches de la Royne (pages 209-212) ; cellelà sur le modèle de la deuxième de Ronsard. Il y a encore, et enfin (pages 213-226 et dernière), un Chant de resjouyssance en la neufviesme année de la reduction de Paris… ou Le Printemps, « dédié à Federic Morel, interprete et professeur de Sa Majesté es sciences grecques ».

Et Garnier écrivit, trois ans plus tard, une Eglogue Pastorale Sur le Bataime de Monseigneur le Daufin Louys, En faveur de messeigneurs d’Espernon, — À Paris, 1607, petit in-octavo de 24 pages. Il faut nous arrêter un instant, parce que ce petit poëme, à côté de particularités sur la région, apporte un peu de lumière sur la vie, assez obscure, de son auteur.

Les pages 3 et 4 contiennent une Épitre où Claude Garnier conte ses peines : « l’extréme ennuy, dit-il, que j’ay receu en la mort de feu Monsieur l’abbé de Thiron, le parangon de nos Poëtes, et le rampart où je me retirois à l’abri contre les assaus de l’ignorance et de l’envie. » En un mot comme en cent, Desportes tirait de la misère le pauvre rimeur, et cela nous explique assez les attaches qu’on lui voit à l’école Ronsardisante. Forcé de s’adresser à d’autres, il regrette son Protecteur, et son Maître, à la fois. Tout le premier tiers de l’Eglogue est sur ce thème : Le pere du bien dire et du sçavoir est mort.


L’Épitre est ainsi datée : A Puiquaré près Tornant ce 13 Novambre 1606. Et cela est expliqué au début de l’Églogue.


Ce fut à Puiquarré, vis à vis de Tornant
Où craignant le poizon des Astres et du vant
Qui rennoit à Paris, ce Berger avoit faitte
Aupres d’un sien cousin pour un tans sa retraitte
(De Tornant qui jadis se bravoit d’une Tour
Où souloient demeurer les premiers de la Cour
Du Prince Charlemagne et qui vieille randue,
Sans etage et sans porte, à jour entrefandue,
Se revaît maintenant de lhiërre, et de Nis
Que forment les oiseaux pour faire leurs petis.


Nous savons, en effet, qu’une épidémie régnait dans la capitale en 1606, et que c’est même là la cause qui fit choisir Fontainebleau pour y baptiser le Dauphin et ses sœurs. Puiquarré, près Tournan, ne se trouve guère sur la carte ; d’après la condition médiocre de notre poète, on peut présumer que ce n’était qu’une simple ferme. Mais Claude Garnier s’y déguise immédiatement en berger de Pastorale, prend le nom de Daphnis, et se met à chanter une longue déploration funèbre du grand Tityre (c’est Desportes)…


Quand deux jeunes Bergers, revenant des pâtis
De Fontaine-belleau, menans, bien que petis,
Beus, chevres et moutons, et valais en grand nombre,
Passerent devers l’antre, où Daphnis dessous l’ombre
Antonnoit la disgrace et le triste malheur
Que l’angageoient au frain d’une amaire douleur.
Ils aloient à leurs parcs, à leur belle prairie
De Fontenay, luisant comme un Astre en la Brie,
Que l’ayeul au Berger, le viens Preudhome avoit
A son gré fait batir à l’heure qu’il vivoit.
L’aîné nommé Caudale, étoit de couleur brune,
Le puisné, revetu de blancheur non commune
Se nomoit La Valette, et ces freres germains
Etoient parans d’un Roy le premier des humains
Et les fiz d’un grand Duc qui sous luy, par les armes.
Conduit les gens de guerre invincible aux alarmes.


Messieurs de Caudale et de La Valette, fils du duc d’Épernon, racontent au berger improvisé les solennités auxquelles ils viennent de prendre part, et finissent par obtenir de lui qu’il cesse sa lamentation pour faire chanter à ses pipeaux une ode Sur le Bataime. On voit que Claude Garnier vivait surtout d’encens, — de l’encens qu’il brûlait au nez des grands personnages. Plusieurs de ses autres ouvrages donnent la même indication. C’est un Chant pastoral sur le trespas de feu Monseigneur le Che- valier de Guyse, — Paris, 1615, in-8. C’est le Mausolée du grand roy Henri IV, dedié au treschrestien Louis XIII, — Paris, 1611, in-8. C’est une ode de 23 dixains A Monsieur de Souvré, gouverneur de Monseigneur le Daufin, — Paris, 1606 ? in-8.


Les biographes désignent 1545 comme année de la naissance de Garnier, et 1616, comme année de sa mort. Viollet-le-Duc, dans sa Bibliothèque Poétique, pense qu’il vivait encore à la fin de 1615 « puisque, suivant Beauchamps, il fit représenter une pastorale à cette époque. » Mais il est d’autres œuvres qui sont bien postérieures à cette date. Tel : Le Bouquet du Lys et de la Rose au nom de l’alliance de France et d’Angleterre, dédié à monseigneur le prince de la Grande Bretagne, — A Paris, 1624, in-8. Ce poëme est précédé d’un sonnet à monseigneur le duc de Boquingham, et de deux épitres en prose à monseigneur le prince de la Grande Bretagne et à Madame, et suivi d’un sonnet sur le portrait de Madame ; et chacune de ces pièces est signée séparément. Puis il y a La Muse infortunée contre les froids amis du temps, — 1624, in-8. Et enfin un Panégirique sur la promotion de monseigneur le président Seguier, — Paris, 1633, in-8. Tout cela est-il bien, et très assurément, du même Claude Garnier ? Les inspirations sont voisines ; et il serait assez facile de se rendre compte, car le style archaïque, la forme et même l’orthographe du poëte lui sont bien personnels. Ce qui est moins aisé, c’est d’avoir entre les mains ces plaquettes, à peu près disparues avec la circonstance. La paternité avérée du dernier opuscule ferait, à la vérité, vivre Claude Garnier bien vieux, — si l’on était sûr de la date de sa naissance ! Mais on ne peut le tuer en 1616, car il commenta les Discours de P. de Ronsard pour l’édition de 1623.


Ce Commentaire se réclame avec fierté de l’ancienne école : « Je ne doute point que nombre de ceux lesquels ont mis peine de faire authoriser, au prejudice des Muses, leurs nouvelles façons d’escrire differentes des belles conceptions de l’Antiquité, ne renforcent les atteintes dont ils m’ont toujours assailly, pour me voir estre ennemy de leurs foibles nouveautez… » Une note à l’Institution de Charles IX dit : « Qui désirera voir quelque chose de l’institution d’un Prince,… feu Monsieur Jean Antoine de Baïf… en a fait une pour le Roy Charles IX ; Monsieur Des Yveteaux,… une pour Monseigneur César Duc de Vendôme ; et (s’il m’est permis d’avoir rang parmi les bons esprits) celle que j’ay faite pour e Roy le plus grand de tous les Roys ne sera teue. » Il faut donc porter à l’actif de Garnier des Conseils pour bien régner ; et enfin entreprit-il de continuer La Franciade.


Je me suis tant étendu sur le compte de l’auteur des Royales Couches parce que l’on ne connaissait absolument rien de sa vie. Je vais être infiniment plus bref sur un rival en poésie courtisanesque, l’auteur de Vers et Musique de Navieres, G. S. P. R., au baptesme de Monseigneur le Dauphin et Mesdames filles et fis de Henry IV roy tres chrestien et de Marie, reyne tres illustre de France et Navarre. N’ouvrons pas, encore qu’il y ait là dans un des Sonnets Naissanciels cette forte pensée :


Dedans Fonteinebleau sont descendus les Dieus…


Ce Charles de Navieres, G. S., Gentilhomme Sedanois, P. R., Poëte Royal, pour le moins, est un fol plaisant, qui composa une Henriade Lysliade, et arborait cette devise : P. A. L’… P. A. L’… (Pront à l’un, Prêt à l’autre). Et il mit au jour un poëme intitulé : Alegresse et Resjouissance Publique à la Nativité de Monseigneur le duc d’Anjou, « troisième fils, cinquième enfant de Henry le Grand tousjours Auguste, Tres Chrestien, Belliqueux, Victorieux et Pacifique Roy, de ce nom quatriéme à France, troisiéme à Navarre, second à soy mesme, premier à tous, soixante quatrième au nombre royal, et infini en heur, honneurs, vertus, moyens et merites. Et de la non moins vertueuse que fructueuse Royne Marie de Medicis heureusement délivrée et accouchée au jardin des delices Françoises et Paradis terrestre de Fontainebleau, ce 25 jour d’Apvril 1608. » Un grand : Vous êtes trop honnête ! pour le Jardin des délices, et pour le Paradis terrestre.




SAINTE-MARTHE



Dans ce Siècle heureux qui va de 1550 à 1650, il y a des familles entières où le culte, l’usage, la gloire des Lettres, est un patrimoine que nul ne laisse tomber en déshérence. Tels les Sainte-Marthe.


Après un Charles de Saincte-Marthe qui publiait en 1540 un recueil de Poesie Françoise, le plus illustre d’entre eux, est le grand Scévole, l’aîné, l’ancêtre, qui eût mérité d’être dix fois Consul de Rome et qui ne fut que Président à Poitiers. Il se retira sur ses vieux jours à Loudun, sa ville natale, dont les citoyens l’honoraient du titre de « Père de la Patrie », le remerciant ainsi d’avoir détourné d’eux les horreurs de la guerre, par la force seule de sa parole ; son éloquence était telle en effet que, lorsqu’il commençait une harangue, Henri IV faisait faire silence à tous pour écouter « l’homme le mieux disant du Royaume ». Il savait l’hébreu et le grec aussi parfaitement que le latin et le français, et son érudition était infinie. Il laissa en belle prose Cicéronienne cinq Livres d’Eloges, en élégants mètres Ovidiens ou Virgiliens des poëmes didactiques, lyriques, épigrammatiques, en langue vulgaire des Metamorphoses Sacrées, un Bocage des Sonnets, des Vers d’Amour, des Alcyons.


Il laissait aussi sept fils : Abel, Scévole, Louis, Irénée, Pierre, François et Henri.


Abel de Sainte-Marthe est l’auteur de Panegyriques et de poésies latines : un Livre du Laurier sous le titre de Daphné, la Loi Salique, des Sylves, des Hymnes, des Odes, des Elegies… Il fut bibliothécaire du Château de Fontainebleau. Scévole et Louis, qui étaient jumeaux, s’associèrent pour écrire une Histoire Généalogique. Pierre, sieur de la Jalletière, travailla pour le théâtre. Il composa une comédie : L’Amour Médecin, et, en 1618, le procès d’Eleonora Galigaï, maréchale d’Ancre, lui fournit le sujet d’une tragédie : La Magicienne Etrangère. Il n’était pas d’ailleurs le seul auteur dramatique de la Maison, puisqu’Abel donna aussi une Isidore ou la Pudicité vengée, tirée de l’Astrée, et que nous rencontrons encore un Nicolas de Sainte-Marthe qui publia en 1614 un Œdipe.


Ce Nicolas de Sainte-Marthe n’était pas le fils, mais était le neveu du grand Scévole. Il avait hérité de son père la charge de Lieutenant général du Poitou et résidait à Poitiers. C’est chez lui que notre Tristan L’Hermite, lorsqu’il errait à travers la France, furtif et misérable, arriva d’abord. « Cet honneste Gentil-homme » (ce sont les paroles de Tristan) reconnut vite en l’enfant déguenillé une nature riche de promesses ; il le recueillit et lui ouvrit son « cabinet de beaux Livres » ; il lui « donnoit presque tous les jours quelque Epigramme Latine à traduire ou quelque Sonnet de Petrarque à tourner, et lui mesme (ajoute le Page Disgracié) me montroit parfois quelqu’une de ses compositions, qui n’estoient pas à mon avis bien escrites, et d’un Génie qui fust heureux, encore qu’il fust d’une race toute pleine de beaux esprits, et de grands Poëtes. » Tristan tombé malade, son hôte le soigna avec la plus tendre bonté, puis l’envoya, muni d’une lettre de recommandation « fort affectionnée » à Loudun, chez le grand vieillard Scévole. Là, le futur Tragique de La Mariane et de Panthée passa quinze ou seize mois, une ample et bonne année d’apprentissage, au milieu des fructueuses leçons et des incessants exemples, et en camaraderie de travail avec les deux derniers fils de Scévole, François et Henri : car ils ne s’écartaient pas des traces paternelle et fraternelles. « Je trouvay dans un grand Livre Manuscrit beaucoup de Lettres et de Poësies de leur façon, et cela me fît naistre l’envie de les pouvoir esgaler en quelque sorte, et deslors je m’attachay sur cette montagne sacrée dont les fleurs sont si fort aimables, mais qui rapportent si peu de fruict. »


Nous vimes Tristan émettre un jugement quelque peu sévère sur les productions de « l’honneste Gentil-homme ».


Hélas ! il nous faudra peut-être bien nous ranger à son opinion lorsque nous aurons lu quelques vers qui ont trait à Fontainebleau. C’est une : Traduction du Poesme de Georges Critton professeur du Roy, sur le Baptistère de Monseigneur le Dauphin, par Nicolas de Sainctemarthe, qui occupe six pages petit in-12 ; au recto du quatrième feuillet, un Sonnet, indifférent.


L’original latin a pour titre : Baptisteria, lustrico nominaliorum die, Delphine Franciæ inscripta, G. Critonio, professore regio, auctore.


La version française débute par une question adressée à la Naïade de Fontainebleau, interpellée d’abord sous le nom que le vieil Hugues Salel lui donnait déjà du temps de François Premier.


Dy moy, Callirhoë, soit que mieux on t’appelle
Ou la belle Naïs ou la Fontaine belle
Decorant de ton nom le Palais de mon Roy,
D’où vient que ce Daulphin est amoureux de toy ?


Callirhoë, ou Naïs, expose les différents mérites qui lui valent les faveurs du jeune Louis. Et le moindre de ses titres n’est pas le souvenir du pieux monarque qui se plaisait à dater ses édits de cette sorte : Donné en nos dezerts de Fontainebleau.


                              Levez un peu vos yeux}}
Vert cet arbres haussans leurs cymes jusqu’aux cieux.
Dans le plus boccageux de la forest ombreuse
Reside une Dryas tressaincte et très heureuse
Qui recevoit les vœux, les roses et les lys
Que jadis luy offroit le bon Roy sainct Louys :
L’autel y reste encor au milieu du bocage,
Elle aime les déserts de son vieux hermitage…


C’est plus qu’il n’en faut, paraît-il !


Puisqu’une saincteté si grande et si certaine
Est infuse dans l’eau de ma claire fontaine
Et dans ceste forest, vous émerveillez vous
Si Seine se soumet et descend au dessous
De mon petit ruisseau ?


Seine vient apporter ses hommages, escortée de tous les fleuves de France, et même de ceux de tous les pays du monde, jusques et y compris Nil.


Seine me tend les bras pour me faire service
Veu que le vieux Nerée et ceux qui sont sortis
De son tige escumeux me sont assujettis,
Et que Callirhoë est sur tous honorée
Et resonne aux chansons des filles de Nerée.

Toutes ces beautés poétiques ne vont pas

nous empêcher de remarquer qu’il n’est guère ici question du Baptistère proprement dit, de ce Dôme de la Cour Ovale qui fut appelé le Dôme des Dauphins. Il faudrait prendre le terme : Baptistère, dans un sens plus étendu, englobant le Château, la Ville, et la Région, où le fils de Henri IV reçut les prénoms de Louis, et de Panarète, — si ce n’était pas une simple traduction, signifiant : Vers de Baptême.




RACAN



Le stérile souci, chimérique, d’ailleurs, d’être complet ne saurait autoriser à piquer d’un crochet, oh ! tout enrubanné, le moindre chiffon de vers traînant au coin d’une borne marmoréenne (et pardon de la métaphore !) le moindre hémistiche où Fontainebleau tient quatre syllabes sur six, quand le mot par exemple n’est pris que comme un terme plus ou moins lointain, plus ou moins vague, de comparaison.


Ainsi Racan, dans ses fameuses Stances sur la retraite qui sont, avec un monologue des Bergeries, six vers de la Consolation à monsieur de Bellegarde, et quelques endroits des Pseaumes, tout ce qui survit de son œuvre, — lorsqu’il nous décrit le sage état du trop heureux laboureur, dit :

Son fertile domaine est son petit empire ;
Sa cabane est son Louvre et son Fontainebleau.|


Racan fut, en sa jeunesse, page de la chambre du roi. Comme tel il passa à Fontainebleau le temps qu’y séjourna la Cour en 1605 et années suivantes. Il eut même l’honneur de fournir à Louis XIII, alors âgé de cinq ans, un mot d’enfant que le médecin Heroard rapporte, ea son Journal, comme la chose la plus remarquable du monde : « II dit d’un autre page de la chambre qui se nommoit Racan : Mamanga (c’est sa gouvernante Madame de Monglat], Mamanga, velà l’arc en ciel, pour ce qu’il tournoit le nom en son entendement imaginant Arcan, et ajoutoit ciel en sa petite fantaisie. » C’est précieusement daté de Fontainebleau, 14 Octobre 1606.


Quand Malherbe avait son appartement au château, Racan dut y fréquenter aussi. Mais si établies que soient ces diverses résidences, il ne serait que très hypothétique d’attribuer à la forêt Tode qui débute ainsi :


Plaisant séjour des âmes affligées,
Vieilles forests de trois siècles âgées.
Depuis qu’en ces déserts…



(mais il y a aussi des arbres et des solitudes autour de la Roche-Racan ;) ou ces vers d’une chanson faite « estant page » :


          Permets qu’aux rochers seulement
Je conte les ennuis que je souffre en aimant.

          Ces bois éternellement sourds           Ne sont point suspects à ma plainte…

Si cela eût été certain, il aurait fallu donner à Racan, qui a pas mal de génie naturel, — fort supérieur sur ce point à son maître et ami, sans que cela soit extrêmement dire, — une place plus digne de lui, et non pas au milieu des Poëtes moindres.




UN PASQUIL



L’auteur de ce Pasquil (un pasquil, ou pasquin, c’est une pièce satirique du même genre que furent les Mazarinades : — à Rome, deux vieilles statues mutilées, baptisées Pasquino, ou Pasquillo, et Marforio, se faisaient face ; or il était peu de matins que l’on ne vit attaché à l’un de ces sortes de Termes, ou bornes antiques, quelque placard injurieux ou burlesque ; et, le lendemain, l’autre donnait réponse à la diatribe de la veille, ou en présentait la contrepartie ;) l’auteur donc de ce Pasquil, un voyageur venant de Paris, eut à peine dépassé l’extrême orée de la Forêt, qu’il se vil entouré d’une nuée tourbillonnante d’oiseaux étrangement bavards.


En m’acheminant l’autre jour
A Fontainebleau, beau séjour.
Pensant mon voyage parfaire
Et consulter un mien affaire,
Je rencontray en mon chemin
Un subject de rire tout plein :
Ce fut grand nombre de cocus
De diverses plumes vestus…


Heureusement, très heureusement pour prévenir nos ires à bon droit surprises, que nous sommes bien avertis des variations phonétiques de la langue, et savons que le nom de l’oiseau bien connu, de l’ordre des grimpeurs, catalogué, par onomatopée de son cri, sous cette double syllabe plus ou moins harmonieuse : coucou, — que ce nom ne fut pas toujours prononcé, peut-être, ou orthographié, en tout cas, comme il l’est maintenant.


Ronsard nous en est un sûr témoin :


Dieu vous gard, messagers fidelles
Du printemps, gentes arondelles,
Huppes, cocus, rossignolets,
Tourtres, et vous oiseaux sauvages.
Qui de cent sortes de ramages
Animez les bois verdelets.

Afin qu’il n’y ait pas d’erreur possible, le rimeur, piètre, de la pasquinade nous décrit tout au long ces intéressants volatiles, de diverses plumes vestus,


Les uns grands, les autres bien gros.
Autres à voler bien dispos ;
Les uns vestus à la légère
Tenoient la place de derrière :
Comme les grues, sans desordre.
Ils y voloient tous en bel ordre,
Faisant, ainsy que fait la foudre,
De tous costez voler la poudre.
D’airondelles si grand ensemble
Aucun n’ay point veu, ce me semble,
Soit qu’en voulant la mer passer
Et nostre climat délaisser.
Elles aillent en autre contrée
Eviter les coups de Borée,
Ou soit qu’arrière retournans
En nostre saison au printemps.
Au dedans de nos cheminées
Qui du feu ne sont enfumées
Ou bien en quelque autre endroict
Elles se logent plus à droict.


Une particularité étonne cependant, c’est que ces coucous-là, contrairement à toutes les règles admises, chantent en un mois autre qu’avril ou mai.


Ce n’est maintenant la saison
Que les cocus doivent chanter.
Laisse le printemps retourner…

Et Dieu sait s’ils chantent, jacassent, s’escrient de façon à assourdir le voyageur, tantôt laissant parier l’un ou l’autre d’entre eux, tantôt faisant chorus. Ils ont je ne sais quels motifs de plainte qu’ils exposent avec une véhémence confuse. Pourtant le Pasquin ne les juge pas du tout malheureux ; car, dit-il :


Bien peu de cocus ont souffrance ;
Cocus ont toujours abondance.
Jamais ils ne manquent de rien,…


Mais il semble qu’il n’aille pas jusqu’à envier leur félicité.


Puis succèdent d’autres habitants emplumés de ces bois : force corneilles, qui parloient et disoient merveilles.

Les merveilles qu’elles disent n’ont plus de rapport bien exact avec l’ornithologie. Ces babillardes, par exemple, ont lu la Rhapsodie VIII de l’Odyssée et ri le rire Homérique déchaîné lorsque le Dieu du feu imagina sa plus forte vengeance et


Forgeant des chesnes en diligence
Se pleust luj mesme d’avoir pris
En ses lacs Mars avec ypris.


Et elles font l’application de leur texte


Aux femmes qui font résidence
En la céleste demeurance
Du fameux séjour de nos roys,
(Où tout ploie sous leurs lois)
A Fontainebleau, le village
Où l’on ouyt souvent le ramage…


… le ramage de ces oiseaux dont les premiers vers de la pièce nous ont suffisamment indiqué l’intarissable loquacité.


La conclusion est ce qui suit :


Ne soyez donc pas trop marris.
Marchands et bourgeois de Paris,
Si la Court fait sa quarantaine
En ces bois où la douce haleine
Des nymphes de Fontainebleau
Captive les esprits plus beaux.


Pour l’intelligence historique de ce dernier détail, il sied d’exposer que : Le Pasquil du Rencontre des cocus de Fontainebleau, in-8, date de 1623 et se range parmi plusieurs libelles faits cette année-là à l’occasion d’un long séjour de Louis XIII au Château. Voici quelques titres de cette série : Le Caquet des poissonnières sur le departement du Roy et de la Cour, in-8 ; L’Affliction des Dames de la Cour sur le depart de leurs serviteurs et amis suivant la Cour, avec la Consolation qui leur est faite à ce sujet par Cleandre, in-8 ; Le Ballet donné à Fontainebleau par les Dames d’Amour, ensemble leurs Complaintes, in-8. La troisième plaquette est plus récente de deux ans, mais elle se rattache bien au groupe. Et notons que ce Ballet fut réglé par un singulier maître à danser, le roi Chaste ayant fait infliger le fouet aux susdites galantes Dames.

La première et la dernière de ces pièces, et notre Pasquil aussi, se peuvent lire dans les Variétés historiques et littéraires d’Édouard Fournier qui font partie de la Bibliothèque EIzevirienne de Daffis et Jannet. Le Pasquil, il est assez long, figure au tome III, publié en 1855, pages 217 à 228. Les curieux auront raison de recourir au volume. Car, on l’a bien senti, à cause d’un sentiment de prudence qu’inspirèrent d’assez fortes crudités, ce qui fut transcrit ici n’est pas ce qu’il y a certes de plus intéressant. La peinture de mœurs est vive, à coup sûr, mais non pas sans valeur. Je parle de la peinture, plutôt que de l’écriture.

Le mauvais railleur qui fît ces vers incorrects, — c’était prendre une inutile peine que de s’amuser à noter ceux qui sont trop longs et ceux qui en revanche sont trop courts, ni ceux qui rimeraient avec excès et ceux qui ne riment véritablement pas assez, non plus qu’à relever les erreurs de grammaire ou de style — l’impertinent, donc, termine ainsi :


Mais je veux finir mon voyage,
Vous apprenant, en homme sage.
Qu’en ce lieu de Fontainebleau
On entend partout l’air nouveau,
Du plaisant oiseau le ramage.
Qui dit Coucou en son langage…


Il ne semble pas songer que la même chanson résonne, parbleu ! tout aussi bien dans n’importe quelle autre ville plus ou moins sise en terrain boisé.




LE VOYAGE D’OLYMPE



Cette rare plaquette est conservée à la Bibliothèque municipale de Fontainebleau, et j’en dois la communication à l’inaltérable obligeance de l’excellent bibliothécaire de la Ville. On peut la décrire ainsi : 4 ff. in-4, non chiffrés. Le titre ne tient que le haut de la page 1, terminée par la stance initiale. Au bas de la page 8 se lit : À Paris, chez la Venue Jean Camuzat, rue S. Iacques, à la Toyson d’Or, 1642. Auec Priuilege du Roy. Voici la pièce, transcrite, en ses particularités d’orthographe, plus servilement encore que lorsque c’étaient des textes courants de vérification facile.

LE VOYAGE
D’OLYMPE ET D’HERMINIE
à fontainebleau.

Stances.

Que vos appas incuitables
Ont de charmes doux et puissans,
Pour assujettir tous les sens
Et les cœurs les plus indomptables !
Que cette aymable qualité
De la Grâce et de la Beauté
A de glorieux avantages !
Les hommes, et les immortels
Les courtisans, et les sauuages
Luy dressent partout des autels.

Quand vos mespris illégitimes
Vous ont fait desdaigner la Cour,
Cherchant dans un autre séjour
D’autres vœux, et d’autres victimes ;
Apres que les traicts de vos yeux
Se sont rendus victorieux
Des Heros les plus inuincibles.
Vous portez parmy les forests
Dans l’âme des plus insensibles
Les conquestes de vos attraicts

On dit que vous vistes paraistre
Les Nimphes et les Demi-dieux
Qui président dans tous ces lieux
Auec vne pompe champestre ;
Et que toutes ces Deïtez
Esprises de tant de Beautez
Qu’elles virent sur vos visages,
Vous offroient chacune à son tour
Ou les debuoirs de leurs homages,
Ou des marques de leur amour.

Ces Dieux rauis de la présence
De tant d’agréables objects
Formoient desja mille projects
Pour en auoir la jouïssance :
Chacun exposoit deuant vous
Leurs contentemens les plus doux
Et leurs raretez nonpareilles
Pour vous attirer par leurs jeux
Et par leurs charmantes merueilles
A vivre dans les bois comm’eux.

Ils vous presentoient des Ombrages
Si calmes, si verds, et si fraiz,
Qu’on n’y sentit jamais les traicts
Ny du Soleil, ny des orages ;
Ils vous faisoient voir des Valons,
Des Prez, des Rochers, des Sablons,
Des Précipices, des Montaignes ;
Et toutes ces diuersitez
De Ruisseaux, de Bois, de Campaignes
Qu’habitent ces Diuinitez.

Vertumne et sa chère Pomone
Prenant la forme d’un Oyseau
Paroissoit sur vn Arbrisseau
Comme sur vn florissant trône ;
Là parmy des feuillages verds
Ils monstroient les trésors diuers
Qui chargeoient ces fécondes branches
Vous inuitant par vn doux bruit
A cueillir auec vos mains blanches
Le plus délicat de leur fruit.

Flore et son amoureux Zephire
Faisoient briller sur mille fleurs
Les plus esclatantes couleurs
Pour vous faire aymer leur empire ;

ils estaloient deuant vos yeux
Les traicts les plus industrieux
Des ouurages de la Nature ;
Mais jugeant par vostre froideur
Que vous mesprisez leur peinture.
Le vent vous en portoit l’odeur.

Diane admirant vostre grâce
Si puissante à se faire aymer,
S’esforçoit de vous animer
A vous diuertir à la chasse ;
Et pour tesmoigner son pouuoir
Elle voulut vous faire voir
Parmy ses Nimphes les plus belles
Toutes les Pompes de leur Cour,
Pour vous retenir auec elles
Dans ce délicieux séjour.

Les Cerfs sçachant leur priuilege
Y bondissent avec les Dains,
Ne craignans pas que les humains
Osent commettre vn sacrilège.
Elles seules tendoient des retz
Au long de ces vastes forestz
Si propres à leurs sacrifices,
Vous monstrant comme en vn tableau
Les plaisirs qu’en leurs exercices
On peut prendre à Fontainebleau

Ou si vos humeurs moins saunages
Aprehendoient tant de trauaux
A poursuiure ces animaux
Parmy l’aspreté des Bocages,
Elle&^effroient à vostre choix
En mille différends endroits
Des Grotes et des Solitudes,

 
Où l’esprit le plus agité
De désirs, et d’inquiétudes
Trouueroit la tranquilité.

Mais toutes ces réjouissances
Ne touchèrent point vos esprits,
Et vos ordinaires mespris
Payèrent leurs magnificences.
Vos injustes seueritez
Ne virent point de raretez
Dignes d’arrester vos pensées.
À peine ces troupes de Dieux,
Furent elles recompensées
D’vn seul regard pour vos adieux.

Vn d’eux piqué de cet outrage
Se cachant dessous vn ruisseau,
Oposoit le cours de son eau
Pour empescher vostre passage ;
Et voyant que pour vos desdains
Tous leurs homages estoient vains
Voulut vser de violence,
Mais par cette indiscrétion
Il tesmoigna son insolence
En tesmoignant sa passion.

Poussé d’vne amoureuse rage
Il tendit vn piège fatal
Sous les ondes de son Cristal
Pour s’enrichir par ce naufrage.
Soudain ce traistre vous trompa,
Vous surprist, vous enuelopa
Dedans son Elément liquide,
Et suiuant tousiours vn dessein
Si téméraire et si perfide,
Vous baisa mesme jusqu’au sein.

Mais grâce à l’Ange tutelaire
Qui veille au salut des beautez ;
Vous vainquistes ses cruautez
Et les efforts de sa colère.
Grâce à cet Esprit Eternel ;
il a puny ce criminel
De cette barbare contrainte,
Et l’empeschant de se vanger,
il nous a deliuré de crainte
En ous desliurant de danger.

Vous dont l’ingrate tyrrannie
N’a pour la constance des cœurs
Que des mespris, et des rigueurs,
Vn jour vous la verrez punie.
Croyez moy fuiez de ces lieux
Où les Amans injurieux
Ne sçauroient modérer leurs flâmes,
Venez triompher dans la Cour
Où les Amans ont dans leurs âmes
Plus de respect et plus d’Amour.


Les vers m’ont paru jolis. Ils offrent, à la cinquième stance, une description fort juste et fort exacte, et qui n’est pas en l’air et marque que l’auteur a vu ce dont il parle. Ces expressions, quasi locales, de Rochers et de Sablons que nous avons rencontrées maintes fois déjà s’y retrouvent, comme la note de couleur, le trait de crayon qui particularise le paysage et l’empêche d’être confondu avec aucun autre. Et puis, ce récit d’une promenade de deux belles dédaigneuses est agréable, avec cet exposé des avances que leur fait la Forêt, avec cet épisode d’une chasse finement peinte dans la manière mythologique, avec cette anecdote d’une chute accidentelle dans un des canaux qui sillonnent les jardins. Ce sont des vers de la bonne époque ; ils en ont la grâce spéciale, un peu contournée ; ils figureraient sans dommage dans le recueil de n’importe lequel des plus distingués poètes du temps. De qui sont-ils ? L’imprimé ne donne nul indice à ce sujet.





MALLEVILLE



Monsieur de Malleville était un homme fort poli et excessivement discret, dont la seule indiscrétion ne nous valut guère que l’Académie française. Plusieurs personnes « tous gens de lettres et dun mérite fort au-dessus du commun » : M. Godeau, M. de Gombauld, M. Chapelain, M. Giry, M. Habert, M. de Cerisy, M. de Serizay, M. de Malleville, s’assemblaient chez M. Conrart qui s’était trouvé le plus commodément logé pour les recevoir. Là ils s’entretenaient familièrement et se communiquaient leurs ouvrages. Ils avaient arrêté de ne parler à personne de leurs conférences.

M. de Malleville en dit un mot à M. Parel, qui voulut ea être, et en donna connaissance à M. des Marests, et à M. de Boisrobert. Par ce dernier, Richelieu fut mis au courant ; et bref, comme il n’était pas bon de rien refuser aux demandes du Cardinal, il fallut, malgré les résistances de Malleville lui-même, qui fut un des plus chauds à se débattre, mais trop tard, il fallut « faire un Corps, et s’assembler régulièrement, et sous une autorité publique » et aussi admettre dans le sein de la Société le surintendant des Finances Abel Servien, et le Chancelier Seguier, en attendant ce prince qui ne savait pas lire.

La seule indiscrétion ? Monsieur de Malleville en commit peut-être une autre lorsqu’il voulut absolument avoir raison de Voiture. Voiture avait fait un sonnet : La Belle Matineuse, traduit de l’italien d’Annibal Caro qui, lui-même, délayait une épigramme latine. Malleville se piqua d’émulation et lit un sonnet sur le sujet donné, puis, de ce non content, un deuxième, puis un troisième. Il pensait ainsi accabler son adversaire, sous le nombre. On discuta longtemps dans les ruelles, entre beaux esprits. D’autres concurrents entrèrent en lice. Mais Voiture, qui était fin et avait plus d’un tour dans son sac, eut le dernier mot. Il fit un autre Sonnet où une Belle, au lieu d’apparaître au matin pour éclipser le soleil, se présentait le soir, pour le remplacer. M. de Malleville quitta la partie.

11 revint à sa vertu favorite en ne publiant, chez Courbé, en 1659, qu’un tout petit et mince volume : Poésies du sieur de Malleville, qui sont des Vers d’Amour, des Vers de Balet, des Vers Lugubres, des Poésies Meslées, des Poésies Chrestiennes, des Madrigaux, des Rondeaux et quelques Stances, Sonnets, Epigrammes, Élégies… Encore — et c’est pousser fort loin les choses ! — le recueil n’est-il que posthume. On y trouve une chanson qu’il rima, estant à Fontainebleau.


CHANSON.
ESTANT À FONTAINEBLEAU.


Unique objet de mes désirs,
Qui faites toutes mes délices,
Où les Roys trouvent des plaisirs.
Je n’espreuve que des supplices,
Et la cause de ce tourment
Est vostre seul esloignement.

Parmy les bois délicieux
J’erre sans cesse comme une ombre
Et des fontaines de ces lieux
Mes yeux font accroistre le nombre,
Et la cause de ce tourment
Est vostre seul esloignement.

Ny le Tybre, ny le canal,
Qu’il faut que tout le monde admire,
Ne divertissent point mon mal,
Plus j’y’suis, et plus je souspire,
Et la cause de ce tourment
Est vostre seul esloignement.

La pompe d’un si beau séjour
Où préside une grande Reyne,
Et la merveille de sa Cour
Flattent plus mes yeux que ma peine ;
Et la cause de ce tourment
Est vostre seul esloignement.

Icy mille rares beautez
Dont les Dieux feroient leurs fortunes
Ont beau luire de tous costez
Leurs clartez me sont importunes ;
Et la cause de ce tourment
Est vostre seul esloignement


Encore un Amant que l’absence de sa Maîtresse empêche de goûter les splendeurs environnantes ! Eh ! par Kypris et par Érôs, Messieurs, amenez la donc, ou faites-en une autre, parmi ces « mille rares beautés ». Et regardez mieux le décor qui veut bien s’offrir à vos regards : les bois déhcieux, les fontaines, le Tibre, le Canal !

Est-ce aussi estant à Fontainebleau que ces vers naquirent, qui, dans le Recueil de Sercy, portent la signature : Malleville ? Je le voudrais, car il y en a d’honorables.

DAPHNIS
SUR LA MORT D’AMARANTE.
Stances.


Voicy la solitude où sur l’herbe couchez,
D’ua invisible trait également touchez.
Mon Amarante et moy prenions le frais à l’ombre
De cette Forest sombre.

Nous gousterions encor en cet heureux séjour
Les tranquilles plaisirs d’une parfaite amour,
Si la rigueur du sort ne l’avoit point ravie
Au plus beau de sa vie.


De vers en vers cela tombe ; mais la première stance ne semblait-elle pas avoir en elle quelque sincérité, et comme un frémissement avant-coureur de la douce plainte Lamartinienne ?




LE SIEUR ROLAND



Celui-là n’est — pour employer le juste terme — qu’un mendiant ; et son œuvre, si l’on peut bien s’exprimer ainsi, son œuvre, une simple feuille, est exactement une sorte de supplique ou de placet, à multiple, à variable adresse, destiné à faire tomber quelques écus, qui d’ailleurs ne tombaient guère, dans un chapeau à tout venant tendu.


Cela s’appelle : Elégie Latine et Françoise par le sieur Roland, Anglais, autrefois Ministre Curé de la paroisse du Roy d’Angleterre, à Londres. — À Paris, chez Denys Langlois, au mont Saint Hilaire. M. DC XLVII. Voilà pour le titre, qui occupe la première des quatre pages.

Au verso l’Élégie latine : Elégie Latine escrite par le sieur Roland à Fontainebleau durant les jours caniculaires de l’an 1644. Et présentée aux Messieurs… Suivent plusieurs noms d’importants personnages de qui la poche était visée. Le second feuillet, recto et verso, donne : La mesme plainte expliquée et réitérée en François à la Reyne Régente par le sieur Roland encore à Fontainebleau par l’an 1647.


J’ay fréquenté trois ans la source de Belle Eau,
J’ay caressé long temps le Mont qui est si beau,
Le Mont tousjours brûlant d’une ardeur tout céleste,
Et le Mont élevé dont la verdure est leste.


Il semble que le pied de ces Monts n’ait été, pour notre hère, qu’un séjour famélique, où l’on se nourrit d’espoir.


Mais pourquoi, pauvres Sœurs, hantez vous ce Parnasse,
Ces sources de Belle Eau d’où la prairie est grasse,
Et les autres hauts lieux où la muse du Roy
Prend souvent ses plaisirs sans chagrin ni effroy ?
Vous enfin espérez sous ce plaisant boccage
Treuuer vostre repos et d’y iouyr d’ombrage.
Ces clairs ruisseaux d’argent qui pourroient rafraischir
Un Poete altéré pour sa bouche embellir.


Il y faisait donc soif aussi ? Par un temps de canicule, cela n’a rien de merveilleux ! La vilaine bouche du poëte ose invoquer les Naïades et les Oréades.


Nymphes ! qui présidez à ces Belles Fontaines,
À ces Monts et Rochers qui entourent ces Plaines,
Faites qu’un exilé tost exaucé de Dieu
Dise avec vérité : La Patronne du Lieu,
Protectrice des Arts, des Muses la Minerve,
Mérite que l’Anglois et le François luy serve.


Las ! au bas de la page, une apostille en forme de verset évangéliste donne à penser que les aumônes ne se hâtaient pas :


« J’ay haussé mes yeux vers les Montagnes d’où j’ay attendu long temps du secours qui n’est point encore venu. »


Puisque cet « Anglois » semble demander d’autre part à être rapatrié, il y avait pourtant un rapide moyen d’en débarrasser Fontainebleau !




MAIRET



Jean de Mairet, d’origine Westphalienne, naquit au mois de janvier 1604 en la Cité Impériale de Bezançon, « vieille ville espagnole » oii naîtra Victor Hugo, deux siècles plus tard, quand elle sera française depuis quelque six vingts ans.


Mairet vint, fort jeune, terminer ses études à Paris. Une épidémie ayant fait fermer les écoles, il se rendit à Fontainebleau, où était la Cour ; il y sut plaire par la vivacité de son esprit, et s’attacha à la personne du Duc de Montmorency, Pair, Mareschal et grand Amiral de France, et Lieutenant général pour le Roy en Languedoc. Il le suivit, en 1625, dans la campagne contre les huguenots de Soubise. Mais « le bruit des armes et le tumulte des camps ne l’empêchèrent pas, dit un biographe, de cultiver les Muses », ou du moins le champ des Muses.


Il fut l’un des prédécesseurs et l’un des rivaux nullement négligeables du grand Corneille. Il fit une douzaine de pièces de théâtre, dont quelques-unes eurent un beau succès : Chriseïda et Arimand, tragi-comédie (1620) ; la Silvie, tragi-comédie pastorale (1621) ; la Silvanire, ou la Morte-Vive, tragi-comédie (1625) ; Les Galanteries du duc d’Ossone, comédie (1627) ; la Sophonisbe, tragédie (1629) ; le grand et dernier Solyman tragédie (1680) ; la Sidonie, tragi-comédie héroïque (1637)…


Mairet se retira alors qu’il était encore dans la force d’un talent très appréciable. Revenu dans sa Franche-Comté natale, il obtint pour elle, vers 1650, un traité de neutralité ; et la sorte de rôle politique qu’il eut à remplir dans la suite lui valut de se voir interdire par Mazarin le séjour en France. Il ne sortit donc plus de sa petite patrie indépendante, et mourut là même où il était né, en 1686.

Il était resté fidèle aux Montmorency jusqu’après que le Duc, qui avait embrassé la cause de Gaston d’Orléans, pris à la déroute de Castelnaudary, eut été décapité pour crime de haute trahison. Aux heures de la brillante fortune, il chantait les faits d’armes sur terre et sur mer, les rentrées illustres de Languedoc, les grands retours d’Italie. Il chantait, sous le nom de Silvie, « belle », « unique », « incomparable », l’épouse du duc. Il évoquait les Nymphes et les Nayades de la demeure favorite. Et comme on ne peut bien louer une chose qu’en dénigrant l’autre, Mairet ne magnifiait Chantilly qu’aux dépens de Fontainebleau. Il aurait pu marquer plus de reconnaissance pour le théâtre de ses débuts, pour le château qui l’avait vu, de petit écolier provincial, presque étranger, devenir poëte en vue et personnage de marque à la suite d’un Grand. Il ne figure donc ici que comme le soldat railleur des Triomphes romains, qui courait devant le char, et insultait au Victorieux.


C’est dans les Autres Œuvres Lyriques du sieur Mairet, — à Paris, chez François Targa, 1631. La pièce a ce titre :


LES NYMPHES DE CHANTILLY
à Madame la Duchesse de Montmorency
la conviant de préférer leur séjour à celuy
de Fontainebleau où elle estoit.


Et les vingt vers, commandés chacun par une lettre du nom de la duchesse : Marie-Felice des Ursins, ne sont pas — pour nous consoler — fameux.


Icy malgré l’Hyver, les œillets et les roses
Couvrent nos promenoirs jusques au bord de l’eau,
Et qui sans passion voudra juger des choses.
Dira que Chantilly vaut bien Fontainebleau.|


Cela est affaire d’appréciation ! et il serait tout à fait oiseux d’entrer dans la discussion sur ce point, de comparer et d’opposer les mérites divers de l’une ou de l’autre des résidences, royale ou princière. Cependant Fontainebleau, ici, garde quand même encore l’avantage ; car, lorsque l’on se sert de cette formule : Beau comme Adônis, une seule chose reste et demeure prouvée : la beauté d’Adônis.

Mais le sieur Mairet demande avec instance « l’advenement », c’est-à-dire la venue, de Marie-Felice.


Si vous nous accordez cette parfaicte joye
Iamais rien ne fut beau comme nos promenoirs ;
Nous prendrons des atours tissus d’or et de soye ;
Sinon tous nos habits seront des habits noirs.


Les Nymphes de Chantilly ne croyaient pas si bien prédire, ne savaient pas prévoir ainsi un temps où, la belle princesse romaine n’étant plus, on ne verrait désormais dans les « promenoirs » que des gens couverts de vêtements de cérémonie d’une uniforme et funèbre couleur, — en attendant, toutefois, pour donner une note claire, messieurs de l’Institut.




BRÉBEUF



Il y a pour un poète qui ne serait guère doué que de défauts (mais non de défauts négatifs, tels que la platitude, cela va sans dire — car en ce cas point de salut !) un moyen, peut-être unique, de laisser cependant une œuvre valable : il consiste à choisir un auteur ancien qui ait précisément les mêmes défauts que l’on se sent, et à le traduire. Guillaume de Brébeuf eut la bonne fortune de rencontrer Lucain sur sa route et la bonne idée de s’y arrêter. Il possédait en propre une audace imaginative toute normande, une redondante verve, une abondance inégale et fantasque, une propension aux brillants plus éclatants que purs ; il sut donc exagérer et mettre en lumière les torts de son modèle, et par cela même en restituer avec vigueur le caractère exact. Il nous donna une Phharsale plus sonore encore, plus coupée d’ombre et de lumière, plus grandiloquente, plus Lucanienne, que la Pharsale de l’épique latin lui-même.

Ses Poésies Diverses sont inférieures ; était-ce urgent de les aller chercher sous le vain prétexte d’une élégie au titre de laquelle (et là seulement) figure le nom de Fontainebleau ?


Pour Menandre, À Caliste.
Elégie
escrite de Fontainebleau où elle devoit venir.


On le devine, ce Menandre que le poëte fait parler est encore un Amant dépareillé comme nous en avons déjà tant vu. Près de sa Maîtresse, il se sentait impuissant à la dignement décrire.


Mais depuis qu’un destin et propice et contraire
Me fait voir sa clémence et sentir sa colère,
Et qu’en me bannissant si loin de vos beaux yeux.
Il m’épargne un tourment qui m’estoit précieux ;

Ma voix comme ma main seconde mieux l’idée
Par qui leur entreprise en secret est guidée ;
Sans consulter ces traits qu’on ne peut soutenir
Je forme mon dessein dessus mon souvenir.
Je sçauray mieux icy peindre un Soleil à l’ombre
Que lorsque sa clarté rend mon regard plus sombre,
Et les divins brillans dont Caliste reluit,
Pour la mettre en son jour me font chercher la nuit.


Mais Caliste doit venir, et Ménandre en fait part à tous ceux qu’il rencontre.


Oüy, leur dy-je, elle vient cette aimable farouche.
Vous verrez ces beaux yeux et cette belle bouche,
Ces charmes précieux et ces riches trésors
Qui remplissent son âme et qui parent son corps,
Et bien-tost sa beauté qui n’a point de pareilles
Va d’une Cour brillante effacer les merveilles.
Les plus rares objets qu’on adore en ces lieux
Perdront ce qu’on voyoit d’adorable en leurs yeux ;
Sans couvrir leur éclat de nuage ou de voiles,
Tous ces jeunes Soleils deviendront des estoiles…


Tant pis que cette Caliste l’empêche de rien voir, si ce n’est elle ! Brébeuf, le bon peintre (encore qu’en seconde main) de la Forêt de Marseille, nous eût donné quelque ample énumération antithétique, surchargée de magnifiantes métaphores.




LAINEZ



Il est amusant, parfois, de voir un niais admirer un sot. Aux yeux de Titon du Tillet, Alexandre Lainez est un être extraordinaire. Tilon du Tillet est ce « Commissaire Provincial des Guerres, ci-devant Capitaine de Dragons et Maître-d’Hôtel de feue Madame la Dauphine, Mère du Roy, » qui s’avisa de faire exécuter en bronze un mont Parnasse de trois pieds quatre pouces de haut (un bon mètre, environ) sur une base de deux pieds et demi de long et de deux pieds deux pouces de large. Tout à la cime un Pégase se cabre, les ailes essorées. Un peu plus bas, Apollon, sous les traits de Louis XIV, joue de la Lyre. À côté de lui la Nymphe de la Seine renverse son urne, et à ses pieds dansent les trois Grâces. Il y manque les Muses. Des génies et quelques petits animaux servent d’attributs. Puis il y a les statuettes de huit Poëtes et d’un Musicien, les médaillons de dix-huit Poëtes, Musiciens et Musicienne, appendus aux branches des myrtes ou des lauriers, aux aspérités du roc, ou tenus par des sortes d’Amours. Et enfin un nombre assez grand de noms plus ou moins illustres sont inscrits sur six rouleaux de bronze accrochés çà et là.

Titon du Tillet trouva sa création tellement ingénieuse qu’il l’offrit au Roi pour être agrandie aux frais du Trésor jusqu’à des dimensions suffisamment imposantes et grandioses, et édifiée dans quelque place spacieuse de Paris, « la Grande Cour du Louvre, l’Esplanade qui est entre le jardin des Tuileries et les Champs-Elysées, ou le Rond de l’Étoile ». Ma foi, cela aurait peut-être fait aussi bonne figure que l’Obélisque, sinon que l’Arc de Triomphe. Et quel triomphe pour les poëtes ! — d’autant que Titon proposait d’exhausser le monument d’un étage à chaque génération, en le reprenant en sous-œuvre et, comme il s’entend, par la base, afin d’y ajouter les célébrités nouvelles. Il eût fini par aller aux étoiles !

En attendant la réalisation, qui ne vint pas, de ces ambitieuses pensées, — la maquette se morfond à l’heure qu’il est dans une galerie de la Nationale — l’ancien Capitaine de dragons consacra à la description de son Parnasse François un in-folio de viij, 672 et xciv pages, plus une grande quantité de planches et de portraits en taille douce, qui parut en 1732. Le livre contient deux cent quarante-cinq biographies, où l’on peut trouver des renseignements. Titon y fait une très étrange salade de noms, et cite avec une égale révérence Nicolas L’Héritier, Jean Boivin, Guillaume Massieu et Antoinette de Salvan de Saliez, — à côté de gloires plus traditionnelles. Mais pour nul il n’a autant de fleurs que pour Lainez, à qui il réserve onze de ses énormes pages.

Ce Lainez était un individu bizarre qui promenait ses excentricités en tous les pays du monde, quand il ne s’enfermait pas dans un taudis, à écrivailler pendant des mois, enveloppé d’une mauvaise robe de chambre, unique vêtement qu’il possédât. Il poussait le souci ombrageux de sa liberté au point qu’il ne pouvait rester plus d’un instant dans un caresse avec d’autres personnes. Il demandait au bout d’un instant à ses compagnons si les volontés n’étaient pas libres (c’était une de ses phrases favorites), et sur leur réponse affirmative, il se faisait descendre immédiatement. Il était doué d’une faim tenace. Après avoir dîné pendant cinq ou six heures, il se remettait à table et mangeait avec un appétit renaissant, alléguant que son estomac n’avait pas de mémoire. Voilà des traits qui ne sont pas, ce me semble, bien merveilleux et nous donnent l’idée que d’un original assez peu intéressant.

Titon du Tillet le trouvait extrêmement spirituel. Il l’emmena avec lui à Fontainebleau. « Comme il étoit, dit Titon, maigre et fort agile, il montoit quelquefois sur des rochers escarpez, et grimpoit même facilement sur des arbres. Un gros Abbé ayant voulu un jour être de nos promenades dans la Forest de Fontainebleau, Lainez s’impatientant de la marche lente de cet Abbé, trouva un Chêne en son chemin, et monta presque au haut de ses branches : l’Abbé arrivé enfin tout essoufflé au pied de l’arbre, se frotte et s’essuie bien la tête, et dit ensuite : Je te vois, Lainez : il répondit : Oui, je te vois aussi, comme un oiseau qui regarde un bœuf. » Et Titon du Tillet dut bien rire !

Il était volontiers pilier de cabaret, et, en cela, une anecdote encore, que je rapporte surtout à cause du lieu qui lui est assigné, indique qu’il avait du moins une vertu : « Il étoit fidèle à ses amis, et quand il leur avoit promis de se trouver à une partie marquée, il ne leur auroit pas manqué pour un Prince, ce qui lui arriva un jour à Fontainebleau que M. de la Faye, Capitaine aux Gardes, ayant l’honneur de se promener avec M. le Duc sur le parterre du Tibre, et appercevant Lainez, il lui dit, Monseigneur, voilà l’homme de qui vous avez entendu parler. M. le Duc voulut lui parler, et M. de la Faye fut aussi-tost à Lainez, qui eut l’honneur de saluer le Prince, qui l’invita à souper le soir avec lui : il le remercia avec beaucoup de respect, en lui disant que cinq ou six personnes de ses amis l’attendoient à l’image Saint Claude (cabaret de Fontainebleau) et que S. A. S. auroit sans doute mauvaise opinion de lui si Elle apprenoit qu’il eut manqué de parole à ses amis. »

En tout cela, on n’a guère encore vu le Poëte. Patience ! ainsi que disait Panurge… Nous allons en entendre parler, et nous commencerons dès les premiers mots à être édifiés.

« Il prenoit ordinairement des sujets qui se présentoient dans ses parties de plaisir pour occuper ou amuser son génie Poétique. Un verre de vin de Tocane, un excellent fromage, un bouchon de bouteille, une bougie qui éclairoit un repas et d’autres sujets dans ce même goût fournissoient de matières à ses pensées : l’Amour et les grâces ne lui en fournissoient pas moins. Tous ces sujets gracieux et aimables lui faisoient produire de jolis morceaux Poëtiques, ausquels il donnoit le nom de tableau. Il m’a dit aussi plusieurs fois en me parlant des ouvrages qu’il avoit composez nouvellement : Ami, j’ai à te faire part d’un pendant que j’ai fait à mon dernier tableau. Il avoit raison, car toutes ses Pièces de Poësies, comme on vient de le dire, sont des peintures vives et agréables de la belle nature… »

Soyons donc curieux de voir un de ces Tableaux de « la belle nature », qui nous sont si vantés. L’étiquette que porte celui-ci nous le fait évidemment choisir ; mais sans elle nous n’aurions eu, d’honneur, la main ni plus ni moins heureuse.

Sur un Cygne

Auquel l’Auteur jettoit du pain en se promenant le long du Canal de Fontainebleau.

                Cygne voluptueux.
        Veux tu sçavoir, entre nous deux,
                Pourquoi je t’aime ?
        Tu vis libre avec mille attraits.
        Tu bois sans contrainte à longs traits,
        Cygne, je bois, je vis de même ;
        Et Bacchus viendroit chez Rousseau
Régler sur mes plaisirs la volupté suprême,
Si j’avois pour goûter un Champagne nouveau,
Ce col, qui ne te sert que pour boire de l’eau.

Quand je vous le disais, pourtant…

Ah ! n’oublions pas qu’une note a soin de préciser que ce Rousseau n’est ni J.-J. ni J.-B. Rousseau (anachronisme à part), mais « un fameux Marchand de Vin. »

Les Poésies de Lainez publiées après sa mort par les soins de « ce Citoyen zélé, si connu dans le Monde littéraire par un Monument immortel » — il sagit du Parnasse François, exécuté en bronze, et c’est Titon du Tillet — forment un très mince livret de 110 pages, odieusement imprimé, dont le contenu nous est très suffisamment annoncé par un seul échantillon, et où l’on rencontre encore un


Fragment
des paroles d’un divertissement
pour l’Hermitage
de Franchard,
dont l’Hermite étoit Savoyard.


« Madame la Duchesse de Bourgogne, dans une promenade qu’elle fit dans la Forêt de Fontainebleau, eut la curiosité d’aller à cet Hermitage, pour voir le bon Hermite qui étoit né dans le même Pays que cette Princesse. Elle trouva son Hermitage en fort mauvais état ; elle lui promit de le faire rétablir.

« Ce Divertissement fut fait à ce sujet, et devoit être chanté un jour qu’on espéroit que le Roy y viendroit, mais il ne fut exécuté que dans l’Appartement de Madame de Maintenon.

« L’Ange tutélaire de Franchard commence ainsi :

Qu’entens-je !…


Non ! — Pas un seul de ces infâmes vers ne sera transcrit à cette page ! —

Lainez avait tous les droits à une place avantageuse sur le Parnasse de Titon. Reportons-nous à la planche correspondante. À l’avers de la médaille, un profil Bourbonnien, noblement emperruqué. Au revers, trois couronnes, l’une de Laurier, récompense de la Poésie Héroïque, l’autre de Mirte, prix de la Poésie Galante, la dernière de Pampres, illustre rançon de la Poésie Bachique ; et ce fier exergue : Je les mérite toutes trois !



JEAN LORET

1600 ? - 1665


LORET



C’en est fini avec les Poètes Moindres. Car Loret est-il, ou n’est-il pas, un poète, si minime qu’on puisse dire ? — Voilà la question.


C’est bien plutôt un Gazetier qui écrit ses articles en lignes coupées, après chaque huitième syllabe, par l’ornement d’une rime à la diable. Mais cette Rime n’est point si maladroite, cependant, ou pas toujours si maladroite ! En allant, elle prend de l’aisance et même de l’imprévu. Le récit, un peu trop sec d’abord, finit par se développer et se dérouler avec une abondance, souvent excessive, qui parfois n’est pas cependant dépourvue de pittoresque ; et le brave nouvelliste, de temps en temps, arrive fort bien à mettre en lumière ce qui méritait d’y être, et à réussir, d’une façon satisfaisante en définitive, d’intéressantes peintures. Loret atteint-il jamais à un rang appréciable parmi les écrivains ? Il convient que non, lui-même, en un aveu charmant et naïf : il a vu, dans une grande bibliothèque, ses œuvres reliées en maroquin ; il constate qu’elles sont placées au rayon de l’Histoire de France, mais assez loin du grand Ronsard.

Prodigieusement loin de Ronsard, certes ! En revanche, si c’est une revanche, son livre est l’inépuisable source des documents. Du mercredi 4 mai 1650 jusqu’au samedi 28 mars 1665, une fois par semaine, infatigablement et presque sans interruptions, Loret écrivit à Son Altesse Mademoiselle de Longueville, depuis duchesse de Nemours, une épitre burlesque sur « ce qui se passoit ». La feuille volante fut d’abord copiée, puis imprimée bientôt à peu d’exemplaires pour quelques souscripteurs, — à qui il faut plus d’une fois rappeler que l’échéance est passée et que l’abonnement vient d’expirer. Et Loret vivait de cela ! Chaque missive est datée en deux vers qui contiennent un détail circonstanciel et concluent sur une pirouette plus ou moins inattendue ; et chacune porte la suscription d’une épithète qui prétend indiquer le ton dans lequel elle est rédigée ou la nature des choses qu’elle relate. L’ensemble, réuni en plusieurs tomes, a nom :


LA MUZE HISTORIQUE
ou Recueil des Lettres en vers
contenant les Nouvelles du temps.


Loret rapporte tout ce dont il entend parler : événements graves, menus incidents, accidents, faits divers, cancans de la Ville et du Château, représentations sur les différents théâtres, ballets, bals, fêtes, procès, scandales, mariages, morts, bulletins de l’armée, victoires et conquêtes, bruits venant de l’étranger, dépêches plus ou moins fictives du Japon ou de l’Ethiopie, voyages de personnages marquants, déplacements du Roi et de la Cour, séjour dans les résidences royales. À ce dernier titre le nom de Fontainebleau revient sous sa plume un nombre infini de fois, escorté, cela est presque immanquable, de la rime : beau. C’est aussi la plus belle qui convienne, si ce n’est pas la plus riche.

Un travail de patience serait stérile qui consisterait à enfiler à la suite les unes des autres toutes ces perles d’un orient trop souvent médiocre ; et une exigence abusive espérerait seule qu’on les fît rouler, au bout des doigts, comme les grains d’un chapelet. Laissant donc de côté les simples mentions d’une arrivée ou d’un départ de Louis  XIV, ce sera plus qu’assez, après échantillon de ces échos, de ne retenir que les morceaux importants, en les éclairant de diverses Rubriques.


1650. Du douze Novembre. Assaizonnée.


La Cour, un peu lasse et crotée.
Moitié nuds pies, moitié botée,
Lundy, qu’il faizoit assez beau
Arriva dans Fontainebleau.
Ce bruit est commun, ce me semble ;
Mais, toutes mes lettres ensemble
Etans, ainsy que je prétens,
La naïve histoire du temps,
J’ay crû que cette circonstance,
Pouvoit être icy d’importance.


1653. Du vingt-deux Mars. Vérifiée.


Nonobstant le vent et la pluye,
Le Roy, qui hors Paris s’ennuye,
Quoy qu’il n’ût party que mardy,
Il revint icy dés jeudy.
De Fontainebleau les Nayades,
Les Driades, les Oréades,
Soupirèrent améremant
De ce qu’un Prince si charmant
Ëloignoit si-tôt sa prézence
De leur pompeuze rézidence.
Certes c’est un rare séjour,
Et digne d’une grande Cour ;
Il faudroit être un vray Malerbe
Pour loüer ce château superbe ;
Le Roy ne s’y déplaizoit pas,
Mais, quoy que ce lieu plein d’apas
Ait des plaizirs en abondance,
Paris emporta la balance.


1654 Du neuf May. Aquitante.


Lundy, le quart du prézent mois
Partit quantité de charois
Transportans du Roy le bagage,
Qui, le lendemain, fit voyage
De son dézert grand, vaste et beau,
Intitulé Fontainebleau.


Du seize May. Éclatante.


Au partir de Fontainebleau
(Qu’on nomme ainsy pour sa belle eau)
Première maizon de plaizance
Des nobles monarques de France…


Récits de Chasse et de Pèche.


Il s’agit d’abord de l’extermination d’un fauve des plus redoutables qui répandait la terreur autour de la ville.


1655. Du neuf Octobre. Dorée.


J’ay sceu d’un nommé Ségnor Carle
Qu’à Fontainebleau fort l’on parle
D’un certain diantre d’Animal
Qui fait alentour bien du mal :
Car pour manger enfant, ou femme,
Par une gourmandise infâme,
De telle viande, dit-on,
Il est étrangement glouton :
On l’apelle la Male-Beste,
Et l’on le craint comme tempeste,
Tant il est âpre et carnassier :
Aucuns disent, c’est un Sorcier,
Et pour mieux inculquer leur dire,
Ils en font cent contes pour rire,
Tous bizares, tous merveilleux,
Mais aparemment fabuleux :
Car selon l’avis des plus sages,
Et non pas des Gens de Villages
Qui toujours s’abuzent beaucoup,
Cet animal n’est qu’un grand loup,
Dont la mâchoire et la bedaine
Sont avides de chair humaine.

Or j’apris par un paquet, hiër,
Que Saint-Héran, grand Louvetier,
Homme de cœur et de vaillance,
£t la terreur des Loups de France,

Avec des chiens fort rézolus,
Au nombre de six vingts, ou plus,
Assisté de maint Volontaire,
Doit chasser ce Loup sanguinaire :
Que si ce très noble Seigneur
En peut venir à son honneur
Etant en ce cas Louvicide,
On le prendra pour un Alcide,
Qui de pluzieurs monstres divers
Autrefois purgea l’Univers ;
Et je crois que ce coup notoire
Aura quelque rang dans l’Histoire.


Du seize Octobre. Brave.


Enfin monsieur de Saint Héran,
Qui prend des trente Loups par an,
A pris cette Beste vilaine
Qui mangeoit tant de chair humaine,
Et dont il se faizoit par-tout
Cent contes à dormir debout.

Ce n’étoit Lion, ny Lionne,
Tygre, ny Tygresse félonne,
Cocodrille, ny Lestrigon,
Ny Rinocérot, ny Dragon,
Ny Léopard : mais il se trouve
Que c’étoit une horrible Louve
D’aspect rude, ardant et hideux,
Et grande du moins comme deux.

Cet animal fier et barbare,
Sans respect, ny sans dire gare.
Mit d’abord en grand dézaroy
Dix ou douze des chiens du Roy ;
Barchaut et Barbaut, Chiens de Brie,
L’ataquérent avec furie.
Mais, ma foy, Barbaut et Barchaut
Virent qu’il y faizoit trop chaud ;

Clabaut, Rustaut, firent merveilles.
Mais l’un y laissa les oreilles,
Et l’autre en bien se défendant,
Décéda d’un grand coup de dant ;
Grizard et Croquant, à peau brune,
Voulurent là busquer fortune :
Mais Grizard mourut en busquant,
Et la Louve croqua Croquant ;
Gripe-loup, Brifaut, Gueule-noire,
Ayans aiguizé leur mâchoire,
Ne s’acharnèrent point trop mal
A l’entour du fier animal :
Mais leur feu fut un feu de paille,
Gripe loup, perdant la bataille,
Fut enfin, luy roesme, gripé ;
Gueule-noire fut étripé ;
On oüit Brifaut d’une lieüe,
Car étant mordu par la queüe,
11 haboya, cria, heurla,
Et mourut à cent pas de là.
Enfin la Louve faizoit rage,
Occizion et grand carnage ;
Mais tout à l’instant il survint
Un gros de Lévriers faizant vingt,
Puis encor un autre de trente,
Qui d’une fureur violente
Etans excitez des Chasseurs,
Furent tout à coup agresseurs.
La Beste, réduite à ce terme,
Fit encore quelque temps ferme,
Avec rigueur se défendit,
Bondit, fondit, fendit, mordit,
Mais l’assaut se trouvant trop rude
De cette grande multitude,
D’angoisse, enfin, elle étoufa,
Et Saint-Héran en trionfa.

De la chasse toutes les pompes,
L’aboy des chiens, le son des trompes,

Les échos répondans aux cors
Qui faizoient de charmans acors,
Célébrèrent cette Victoire,
Et puis chacun s’en alla boire ;
Car, pour dire la vérité,
Ils l’avoient très bien mérité.

On dit que le Roy nôtre Sire,
Entendant raconter et dire
Le tintamarre et hourvary,
En avoit de très bon cœur ry :
Saint Héran, luy mesme, eut la gloire
De luy narrer au long l’histoire,
Et marquer tout ce qui fut fait,
Dont il parut fort satisfait.

Enfans, Bergers, Femmes, Pucelles,
Qui de frayeurs continüelles
Aviez les pauvres cœurs gênez,
Dèzormais allez et venez ;
Vous n’avez plus bezoin d’escorte,
Puis-que la male-beste est morte.


C’est un Combat d’Homère, dignement chanté ! Et l’on a gardé pieusement les noms des Héros malheureux — Barbaut, Barchaut, Clabaut, Rustaut, Grizard, Croquant, Gripe-loup, Brifaut, Gueule-noire, — Thestôr, Erymas, Epaltès, Sarpédôn… — qui portèrent et reçurent les premiers coups, et succombèrent, victimes de leur audace, avant que le gros de l’armée eût pu rejoindre enfin, avant l’arrivée de Monsieur de Saint-Hérem. Mais justice aussi est rendue à la vaillanca de l’horrible, hirsute Penthésilée qui vendit chèrement sa vie et ne tomba que sous le nombre. On ne rencontre heureusement plus de telles Males Bêtes par les bois. C’étaient encore les temps héroïques de la Forêt.

Et il est, avant ou après la Louve de Saint-Hérem, d’autres récits de monstres aussi dangereux. Dans la galerie de Henri II, en pendant à Hercule domptant le Sanglier d’Erymanthe, l’histoire est peinte d’un gentilhomme condamné à mort pour quelque crime, qui obtint sa grâce à la condition qu’il se mesurerait avec un Loup Cervier qui courait la campagne et désolait les alentours. Il combattit et fut vainqueur. On le voit, vêtu d’un habit de l’époque de François Premier, une escopette sous le bras et une épée à la main. Il est trace beaucoup plus tard d’un sérieux émoi causé par un fauve plus audacieux encore que ses prédécesseurs. Une plaquette in-quarto, dont le permis d’imprimer est daté du 24 mai 1730, s’intitule : Relation véritable arrivée à Fontainebleau à l’occasion d’un Loup qui est entré dans la chambre d’un gentilhomme de la Vénerie du Roi.

L’autre exemple est tiré d’animaux plus inoffensifs. Et, après les Loups, voici les Carpes.


Du trente Octobre. Immuable.


Le temps étant calme et paizible,
Et ne régnant nul vent nuizible,
Le Vivier de Fontainebleau,
Si poissonneux, profond et beau,
Fut pesché dés l’autre semaine
Devant le Roy, devant la Reyne :
Damville, Concierge de-là,
De ce plaizir les régala.
Outre les perches et les truites,
Que j’aime lors qu’elles sont cuites,
Outre les brochets monstrüeux
Et l’anguille aux plis tortüeux,
On trouva d’admirables carpes,
Larges, quazi, comme des harpes,
Qu’on mit dans cet Etang fécond
Dés le temps de Henry Second :
On n’en vid jamais de leur taille,
Et de leur gros dos chaque écaille
Grande, ronde, et brillante encor,
Paroit une médalle d’or ;
Mais quoy que d’une carpe antique
La chair soit un mets magnifique,
Le dit Damville eut la bonté,
Respectant leur antiquité,
De les laisser encor en vie,
Et pour contenter son envie
Les remit dans leur élément
Et n’en profita nullement.


À la suite de cette pêche miraculeuse, un banquet fut offert par le duc d’Anville, gouverneur du Château, aux princes et à tous les seigneurs et dames qui étaient présents. À voir cette réunion de Beaux et de Belles de la Cour, on pensait d’abord que ce fussent des Dieux et des Déesses. Mais, constatant qu’ils mangeaient, comme nous faizons, poulets, phaizans, perdrix, oizons, on sentit qu’il en fallait rabattre ; on modéra cette pensée, et l’on convint que ce n’étaient que de belles copies.


Histoire d’un crime.


1657. Du treize Octobre. Pressée.


Cette Illustre Princesse errante.
Cette Reine sage et sçavante,
Christine, est à Fontainebleau.


Du dix-sept Novembre. Inhumaine.


Il est arrivé quelque noize
Chez l’Amazone Suédoize,
Christine, qui prézentement
Demeure en ce beau logement
Que Fontainebleau l’on apelle ;
Un des siens n’ayant eu pour elle
Le respec et fidellité
Qu’on doit à toute Majesté,
Icelle ayant, au préalable,
Fait confesser ce mizérable,
À sa rigueur l’abandonna ;
Des coups de dague on luy donna

Dont son mal-heur, ou son ofence,
Atirérent la violence
Sans autre forme de procez :
Dieu nous garde d’un tel succez.

C’est ainsi que Lorel burine pour l’Histoire le récit du meurtre du marquis de Monaldeschi ! — Seule, la suscription de sa lettre laisse percer son sentiment véritable. Il est vrai de dire qu’il ne lui eut pas été prudent d’apprécier plus nettement de tels actes de haute justice seigneuriale. Mazarin, qui s’y risqua, fut vertement reçu. « Apprenez, tous tant que vous êtes, valets et maîtres, petits et grands, qu’il m’a plû d’agir ainsi ; que je ne dois ni ne veux rendre compte de mes actions à qui que ce soit… Mon honneur l’a voulu ainsi ; ma volonté est une loi que vous devez respecter ; vous taire est votre devoir ; et bien des gens que je n’estime pas plus que vous, feraient très bien d’apprendre ce qu’ils doivent à leurs égaux, avant que de faire plus de bruit qu’il ne convient… Sachez enfin, Mons le Cardinal, que Christine est reine partout où elle est… » Par dessus la tête du Ministre, cela atteignait Louis XIV, que Christine appelle : « vostre jeune Maistre orgueilleux. »

Dans la semaine le Roi et Monsieur frère du Roi vinrent présenter leurs humbles hommages à l’ex-Reine de Suède, qui accueillit favorablement tant les princes que les excuses, — ou du moins on le suppose.


Du vingt-quatre Novembre. Amorçante
.


Vendredy, jour plus laid que beau.
Ils furent à Fontainebleau,
Viziler la Reine Christine,
La quelle (au moins je l’imagine,
Et n’en puis juger autrement)
Les receut très civilement :
Car encore qu’on voye en Elle
Certaine fierté naturelle,
Autorité, vivacité,
Gloire, splendeur et majesté,
Cette judicieuze Reine,
Quand il luy plaît, est fort humeine.
Son abord est doux et charmant,
Et d’un rare contentemant
Elle sçait bien montrer la marque.
Quand elle voit un Grand Monarque.

J’entends bien que le mot : humeine, n’a ici pour Loret que l’intention de désigner une personne de manières affables, et que tel est un ancien sens du vocable : humanité. Il n’importe ! le mois même du drame sanglant que l’on sait, le trait : cette Reine, quand il lui plaît, est fort humaine, acquiert une portée considérable. Son abord est doux et charmant, offre une nuance gaie qui vaut la remarque ; et cette joie de voir un Grand Monarque concorde à merveille avec les termes de la lettre à Mazarin : « Je veux que vous sachiez et disiez à qui voudra l’entendre que Christine se soucie fort peu de votre Cour… » Mais qu’est-ce que tout cela ? Le légitime effet de royales vertus : fierté naturelle ! autorité ! vivacité ! majesté !


Réjouissances et Magnificences.


1658. Du vingt-quatre Aoust. Diverse.


Lundy, la Cour partit d’icy,
Non pour Meudon, ny pour Issy,
Pour Saint Germain, ny pour Versailles,
Qui n’est qu’un Pays de brossailles,
Mais pour ce Dezert, noble et beau,
Qu’on apéle Fontainebleau,
Où diverses réjoüyssances,
Les Muzes, les Dames, les Dances,
Les Fruits, les Fleurs, et les Bouquets,
Les Colations et Banquets,
Le Téâtre, les Sérénades,
Les Chasses et les Promenades,
Nôtre Grand Roy divertiront,
Tant que les beaux jours dureront.

Du trente-un Aoust. Doucereuze.


Je ne sçay plus rien de nouveau :
Car dire qu’à Fontainebleau
La Cour, plus que jamais jolie,
N’engendre point mélancolie…
Que les Hommes y sont galans,
Bons Courtizans et bien parlans ;
Et les Dames lestes et belles.
Ce ne sont pas chozes nouvelles.


1659. Du cinq Juillet. Sombre.


Mercredy dernier, nôtre Reine,
Durant la nuit claire et sereine.
Et Philipes de France aussy.
Partirent, à grand train, d’icy,
Pour aller, en moins de sept heures.
En la plus belle des demeures
Où l’on va par terre et par eau,
C’est assavoir Fontainebleau.


Ce dernier extrait serait superflu sans doute s’il ne nous donnait ce petit renseignement du temps que la Cour pouvait mettre à faire le voyage du Louvre au Château.


Jusqu’ici il semble que Loret loue de confiance la plus belle des demeures, le Dezert noble et beau, et qu’il n’ait point encore vu Fontainebleau. Mais enfin voici qu’il y est allé ; il en revient et nous donne ses impressions toutes fraîches et toutes chaudes en une Lettre qu’il aurait pu qualifier : Lyrique ; qu’il se contente d’étiqueter d’une façon plus modeste et d’autant plus significative.


Du vingt-six Juillet. Exacte.


Ayant quité Fontainebleau,
Dont mon retour est tout nouveau.
Où, presque, toute la semaine,
Jay vu le Roy, j’ay vu la Reyne,
(Grâces à la Divinité)
En boime et parfaite santé ;
Où j’ay vu des Eaux admirables,
Où jay vu des Bois vénérables.
De merveilleux Apartemens,
D’incomparables Bâtimens,
Où j’ay vu d’exquizes Peintures,
Où j’ay vu de rares Sculptures,
Où j’ay vu des Dieux Bocagers,
Où j’ay vu de plaizans Vergers,
Où j’ay vu maints grands Personnages,
Et quantité de beaux vizages
Naturellement embellis
D’œillets, de rozes et de lis.
Où j’ay vu de riches Chapelles,
Des Cours spacieuzes et belles.
De très précieux ornemens.
Bref, où j’ay vu tant d’agrémens.
Que je me joints à ceux qui dizent
Que ce Lieu splendide où reluizent
Mille embélissemens divers,
Est le plus beau de l’Univers.


Je crois bien que, d’enthousiasme, il en oublie de finir sa phrase !

Entrée de Marie-Thérèse.


Le jeune Roi était allé chercher sa femme, l’infante d’Espagne, jusqu’à Saint-Jean-de-Luz. Il la ramenait à Paris ; et Fontainebleau les arrêta quelques jours.


1660. Du dix-sept juillet. Turbulente.


Nous avons apris, avec joye,
Que brillante d’or et de soye,
La Cour vint à Fontainebleau,
Mardy dernier, jour assez beau.
Les Nymphes des Monts et des Plaines,
Des Bois, des Jardins, des Fontaines,
(A parler Poëtiquement)
Eurent bien du contentement
De voir une Reine nouvelle
Si Jeune, si Noble, et si Belle,
Rendre, dudit Lieu, les beaux lieux
Mille fois plus délicieux
Par la splendeur, que rien n’égale.
De sa face vrayment Royale.


Ah ! que, si Loret avait vraiment la foi Lyrique, il aurait peu besoin de sa maladroite précaution oratoire (A parler Poëtiquement) pour évoquer les Nymphes des Monts et des Plaines, des Bois et des Fontaines, ces Dryades et ces Naïades qui, si Elles ne se dérangent guère pour une simple reine, pullulent cependant, en vérité, dans les ruisseaux et sous les ramures !

Divertissements divers.


1661. Du sept May. Complimenteuze.


On se réjouit bien et beau
Maintenant dans Fontainebleau,
A tout chagrin on fait la moüe,
On court, on rit, on dance, on joue.
On cauze au bord des claires eaux,
On y fait concerts et cadeaux,
L’on s’y promène, l’on y chasse,
Bref, si bien le temps on y passe
Qu’on diroit qu’il n’est rien de tel :
Les Comédiens de l’Hôtel,
Qu’on sçait être de rares Hommes,
Ayans touché de grosses sommes
Partirent d’icy, l’autre jour
Pour mieux divertir cette Cour,
Atendans qu’en icelle, vienne
La neuve Troupe Italienne
Dont les facétieux Zanys
Cauzeront des ris infinys.


Partirent d’icy, tout naturellement doit se comprendre : de Paris, où Loret est resté. Ces facétieux Zanys sont sans doute les petits neveux de quelque Janin qui, le siècle précédent, amusa la Cour des Valois, comme en témoigne Ronsard. Zani, diminutif vénitien de Giovanni, est le nom du plus bouffon et surtout du plus dupé et du plus bafoué des fantoches de la vieille comédie italienne.

Du vingt-huit May. Jubilizée.


Quand je m’informe chaque jour,
A ceux qui viennent de la Cour,
De ce qui s’y dit et s’y passe ;
On me répond que l’on y chasse.
Que nonobstant l’humide temps,
Pluzîeurs y sont assez contents.
Et qu’un Balet on y prépare,
Qu’on trouvera d’autant plus rare
(Et presque sans original)
Qu’il se doit danser à cheval.
Par des Messieurs et par des Dames,
A la lueur, mesmes, des flâmes
De plus de cent flambeaux ardans
Pour éclairer les regardans.
Dans un Champ, Prairie, ou Pelouze,
Et vers le soir entre onze et douze.
Une Dame de qualité,
De vertu, d’esprit, de beauté.
Et que je tiens plus que fidelle,
M’a fait part de cette nouvelle,
Sur le raport frais et nouveau
D’un Homme de Fontainebleau.

Hâ, ma-foy, si je ne me trompe,
Ce Balet aura de la pompe,
Et sera tout à fait galant,
Royal, éclatant et brillant ;
C’est ainsi qu’on se le propoze :
Mais comme c’est Dieu qui dispoze
De tous les desseins, ou projets,
Tant des Roys, que de leurs Sujets,
Je ne dois pas, si je suis sage,
En parler, icy, d’avantage ;
Mais nôtre Muze en jazera
Quand la choze réussira,

Si d’avanture on m’y convie,
Âinsy que j’en ay bonne envie :
Car, certes, si je n’en voy rien,
Je n’en puis pas en parler bien.


Hé ! que voilà un honnête scrupule de chroniqueur historiographe, un beau scrupule, bien professionnel et servi d’une puissante logique ! Mais qu’il serait plus méritoire encore s’il ne cachait une immense envie d’être invité. Il est vrai qu’il la cache mal et qu’il la cache peu. Le pauvre eut il la courte honte d’avoir en vain quémandé, ou le ballet à cheval n’eut il pas lieu ? On n’en retrouvera plus trace.


Promenades mondaines et pieuses.


Du dix-neuf Juin. Soumize.


La Cour ne fut jamais si leste,
Et quiconque en vient, nous proteste
Que jamais il n’a fait si beau
Aux Dézerts de Fontainebleau ;
Les Cavalcates y sont telles
Qu’on n’en vid jamais de si belles,
Et vers les six heures du soir,
On peut, illec, apercevoir
Courir sur la pointe des herbes
Trente Calèches si superbes.
Qu’on ne peut voir rien de pareil
A leur somptueux apareil.

Mais aux bonnes Pestes on note
Que la Cour est toute dévote,
Témoin le Jour du Sacrement,
Où fut porté trionfamment
Dans le Château, le Dieu de gloire,
En un riche et brillant Ciboire,
Et sous un magnifique Daiz,
Par le Sieur Prélat de Rodez,
Suivy de la Maizon Royale,
D*une Muzique sans égale.
De divers Princes et Seigneurs,
Ducs, Oficiers et Gouverneurs,
Princesses, Marquizes, Baronnes,
Et de cent illustres Personnes,
Qui tous êtoient au susdit Lieu,
Suivans et Suivantes de Dieu,
Sans compter ceux de moindre étage.
Qui mille êtoient et d’avantage.


Loret conclut bizarrement, en apparence du moins, que si ces démonstrations n’éveillaient point de dévotion, elles causaient quelque agitation dans les esprits. Ce qu’il dit doit avoir un sens exact, et il n’est pas probable qu’il y soit amené uniquement par la suggestion de la rime. Car, à la longue, l’écrivain se forme en lui. Courir sur la pointe des herbes, n’est-il pas joli, bien imaginé ou bien imagé, et légèrement dit ? Et son tableau n’est-il pas heureux, de ce tour du bois en calèches, vers le soir, à l’heure fraîchissante ?

Le Ballet des Saisons.


Du dix Juillet. Civile.


On prépare un Balet si beau,
Et d’un apareil si nouveau,
Que ce Palais incomparable
N’a vu jamais rien de semblable
£n Machines, en incidens.
Dans tous les Règnes précédens.
On travaille (à ce qu’on raconte)
A neuf cens habits, de bon compte,
Qui d’or et d’argent brilleront,
Pour les Danseurs qui danseront,
Pour les belles Voix ordinaires,
£t pour tous les Instrumentaires.


Ces grands préparatifs durèrent tout le mois. Et le Ballet des Saisons se trouva mûr juste à point pour éblouïr M. le comte du Tôt, ambassadeur du Roi de Suède, à qui la Cour de France faisait une somptueuse réception. Toute la partie officielle de cet accueil est relatée par Loret en une tirade si interminable qu’elle fait reculer et qu’on n’en saurait distraire que l’abondant compte rendu du Ballet.

Mais avant de transcrire le feuilleton de Loret, il n’est point inutile de l’éclairer en donnant, d’après la copie imprimée, un résumé du libretto de cet illustre apparat chorégraphique qui, avec un ou deux autres, tels que le Ballet Royal des Muses, est l’image symbolique de tout un règne en ses premières années de splendeur.


BALLET DES SAISONS
dansé à Fontainebleau par Sa Majesté
le 23 Juillet 1661.


« Le sujet de ce ballet est tiré du lieu où il se danse, et, les agréables déserts de Fontainebleau devenus fréquents par le séjour de la plus belle Cour qui fût jamais, les bergers qui les habitent en témoignent leur joie par un concert auxquels plusieurs faunes se mêlent. Diane et ses nymphes, que le plaisir de la chasse attire en ces forests, paraissent ensuite ; les Saisons y succèdent les unes aux autres, chacune marquée par un changement de théâtre, produisent les entrées du ballet, et la dernière, comme désagréable et infructueuse, en est chassée par le retour d’un éternel printemps qui doit régner à jamais en ce lieu bienheureux où tout ce qui peut regarder la gloire, la prospérité et le plaisir, contribue à l’agrément de ce ballet. »

Ouverture.
Chœur de Bergers.
Première Entrée.
Six Faunes. La Nymphe de Fontainebleau.

(Les six Faunes : MM. Coquet et Bruneau, les sieurs des Airs, de Saint-André, Reynal et de Lorge ; La Nymphe de Fontainebleau : mademoiselle Hilaire.)

Deuxième Entrée.
Diane et ses Nymphes.

(Diane : Madame (Henriette d’Angleterre) ; nymphes : la duchesse de Valentinois, mademoiselle de Montbason, madame de Gourdon, mademoiselle du Fouilloux, mademoiselle de Chemerault, mademoiselle de la Mothe, mademoiselle de Meneville, mademoiselle des Autels, mademoiselle de la Valliere, mademoiselle de Pons.)

Troisième Entrée.
Flore, Jardiniers.

(Flore : le sieur de Lorge ; jardiniers : le comte de Sery, le marquis de Genlis, MM. Bontemps et d’Heureux.)

Quatrième Entrée.
Cerès, Moissonneurs.

(Cerès : le roi ; moissonneurs : le comte de Saint-Aignan, MM. Lully, de Verpré et Bruneau, les sieurs Beauchamp, Reynal, le Conte et la Pierre.)

Cinquième Entrée.
Vendangeurs, Vendangeuses.

(Vendangeurs : Monsieur, le comte de Guiche, le marquis de Villeroy et le sieur des Airs ; vendangeuses : madame de Villequier, mademoiselle de Montausier, mademoiselle d’Arquian et mademoiselle de Barbesiere.)

Sixième Entrée.
Six Galants.

(Galants : le duc de Guise, le comte d’Armagnac, M. d’Heureux, les sieurs Beauchamp, Reynal et de Lorge.)

Septième Entrée.
Masques.

(Masques : M. le Duc, le comte de Saint-Aignan, le marquis de Villeroy, le marquis

Huitième Entrée.
Le Printemps, le Jeu, le Ris, la Joie, l’Abondance.

(Le Printemps : le roi ; le Jeu : M. Lully ; le Ris : le sieur le Conte ; la Joie : le sieur Reynal ; l’Abondance : le sieur la Pierre.)

Neuvième et dernière Entrée.
Apollon, l’Amour, les Muses.

(Apollon : le duc de Beaufort ; l’Amour : le petit Jules du Pin ; Muses : mademoiselle de Mancini, la comtesse d’Estrée, mademoiselle d’Arquian, mademoiselle de Laval, mademoiselle de Saluées, mademoiselle de Colognon, madame de Comminges, mademoiselle de la Mothe-Houdancourt, mademoiselle Stuard.)


« Les neuf Muses, guidées par Apollon et par l’Amour, viennent s’établir dans Fontainebleau, les aimables sœurs estant accompagnées des sept arts libéraux, de la Prospérité, de la Santé, du Repos, de la Paix, et des plaisirs de toute sorte qui ne doivent plus abandonner ce beau lieu, et finissent le ballet par un charmant concert d’instruments. »


Écoutons maintenant Loret.


Du trente-un Juillet. Abondante.


Un Téatre des mieux orné
Que mon œil ait jamais lorgné.
Roulant sur les fortes échines
De plus de cent douze Machines,
Lesquelles on ne voyoit pas,
S’étant avancé de cent pas,
On oüit, soudain, l’harmonie
D’une Angélique synfonie
De douces Voix et d’Instrumens ;
Et durant ces divins momens,
On admiroit sur des montagnes
Diane et ses chastes Compagnes,
(Avec des arcs, flèches, ou traits)
Ayans d’adorables atraits,
Et dont, tout-de-bon, quelques unes,
Tant blondines, que claires-brunes,
Charmoient cent cœurs, en moins de rien,
Sans, mesme, en excepter le mien.

Diane, non pas la première,
Mais, des Cieux seconde lumière,
Ayant sur son front ravissant
Un riche et lumineux croissant,
Etoit, illec, reprézentée
Par Madame, alors, escortée
De dix des Belles de la Cour
Qui sont autant d’Astres d’amour.

Si-tôt que les Récits cessèrent,
Ces Aimables Nymphes dansèrent
Avec des habits précieux.
Qui donnoient bien moins dans les yeux
Que mille grâces naturelles
Qu’on voyoit éclater en elles.

Le Roy parut, soudain après
Sous la figure de Cérés ;
Puis il fit, sous autre vizage,
Du beau Printemps le Personnage,
Et dans l’une et l’autre action,
Sa belle dispozition
Parut, non seulement Royale,
Mais, certainement, sans égale.

Monsieur, d’habits d’or éclatant,
Un Vandangeur reprézantant,
D’un bel air, suivant la cadance,
Fit admirer aussi sa dance.

Monsieur le Duc, pareillement,
Fit paraître tant d’agrément,
Qu’on priza fort de Son Altesse
Les pas, l’adresse et la justesse.

On demeura, mesmes, d’accord
Que Monsieur le Duc de Beaufort,
Compris dans ce Royal spectacle,
Faizant l’Apollon à miracle,
Et dançant avec les neuf Sœurs,
Parut un des meilleurs Danseurs.

Bref, les autres Seigneurs de marque
Qu’avoit choizis nôtre Monarque,
Et ceux de moindre qualité,
Sans que pas-un d’eux soit flaté,
Comme on les tient, en cas de dance,
Des mieux entendus de la France,

Chacun d’eux, en ce beau Talent,
Parut, tout-à-fait, excélent.

Enfln les neuf Muzes célestes.
Mignonnes, gracieuzes, lestes,
Ravissans les cœurs et les yeux,
Par leurs pas concertez les mieux,
Et Jules Du-Pin, avec Elles,
Qui de l’Amour portoit les aisles,
Finirent agréablement
Ce rare Divertissement,
Que Saint Aignan, illustre Comte,
Dont la France cent biens raconte,
A très galamment inventé
Par ordre de Sa Majesté.

De toutes les choses susdites,
Par moy trop foiblement écrites,
Je vis le fond et le tréfond,
Grâces au généreux Beaumont,
Escuyer de la Reyne-Mére,
Gentil-homme brave et sincère,
Qui, vers moy, débonnaire et franc,
Me plaça sur son propre banc,
Parmy de fort nobles Personnes,
Et, mesme, assez prés des Couronnes.

Du susdit Balet que je vis,
On sçaura, par forme d’avis,
Que les airs sont du Sieur Baptiste,
Qui d’Orphée est un vray copiste ;
Que Bensserade a fait les Vers,
Autheur prizé dans l’Univers ;
Et que Mademoiselle Hilaire
Dont la voix a le ton de plaire.
Et le Sieur Le-Gros, mesmement,
Y chantèrent divinement :
Mais pour en sçavoir d’avantage
Que je n’en dis dans cet Ouvrage

Ecrit à la hâte et sans art.
Voyez l’Imprimé de Balard,
Qui n’a rien que de véritable.
Et qu’on vend à prix raizonnable.

Outre le plaizir du Balet,
Où me fit entrer, sans billet,
Le sieur Bontemps, que Dieu bénisse,
J’ûs celuy d’un Feu d’artifice
Durant un soir serain et brun,
Aux frais du Marquis de Montbrun,
Et qui par ses belles lumières
Divertit en pluzieurs manières ;
C’êtoit, d’un Etang sur les bords…


Pour que l’on n’en ignore, des notes avertissent que Son Altesse Monsieur le duc, est le duc d’Anguyen (le prince de Condé, alors duc d’Enghien) et que Jules du Pin est « le fils de Monsieur du Pin, Ayde des Cérémonies, âgé de six ou sept ans ». Il sied d’ajouter que le prénom de Baptiste désigne le grand musicien Jean-Baptiste Lulli ; et de marquer enfin que l’auteur des vers et l’auteur du ballet font deux, l’un étant Bensseradde, l’autre, l’homme si plein de ressources, comte de Saint-Aignan.

En sa distribution d’éloges, Loret crut avoir contenté tout le monde. Hélas ! il avait oublié cependant de nommer quelqu’un. Et, pour lui, quel souci !

Du six Aoust. Soucieuze.


Le Balet de Fontainebleau
Comme il est admirable et beau,
Et tout brillant de divers lustres,
A cauze des Danseurs illustres,
Et des Objets de rare prix
Qui dans iceluy sont compris,
A ce qu’on dit, se danse encore :
Mais mon esprit se remémore
Qu’étant à Paris de retour.
Lorsque je parlay, l’autre-jour.
De ce Balet que tant on prize,
J’oubliay Monseigneur de Guize,
Dont je suis trés-humble valet.
Et l’un des Grands dudit Balet.
J’ay pesté des fois plus de mille
Contre ma mémoire débile.
Et je jure qu’à l’avenir
(Quoy que peu dans son souvenir)
J’auray toujours soin de sa gloire.
Et d’en embellir mon Histoire.


Monseigneur le Duc de Guise était assurément l’un des souscripteurs de la Gazette, et l’un des négligents à payer, dont il n’était pas besoin de mécontenter le zèle. — Par parenthèse, ce codicille nous indique que le grand Ballet eut plusieurs représentations successives.

Nous ne saurions quitter un si beau spectacle, sans quelques mots sur le genre auquel il appartient. Victor Fournel, en tête de son Théâtre de la Cour, nous enseigne que le ballet « se composait d’entrées, de vers et de récits. Les entrées, qui constituaient le fond même du ballet, étaient muettes : on voyait s’avancer sur le théâtre un certain nombre de personnages qui figuraient par leur physionomie, leur costume, leurs gestes et leurs danses une action formant une sorte de petit drame comique ou sérieux, complet en soi, mais uni, quelquefois par des incidents matériels, tout au moins par l’idée générale, aux autres entrées, dont chacune reproduisait une des faces du sujet. Le programme, distribué à l’assemblée, expliquait sommairement le sujet des entrées, comme ferait aujourd’hui le livret d’une pantomime ; de plus, il y joignait habituellement, surtout sous Louis XIV, des vers à la louange des personnes chargées de remplir les différents rôles, vers qui n’entraient pas dans l’action, et n’étaient point destinés à être dits ou chantés sur la scène, mais simplement à être lus par les spectateurs. Enfin les récits étaient des morceaux débités ou chantés à l’ouverture du ballet et de chacune de ses parties par des personnages qui n’y dansaient pas ; c’était le plus souvent des comédiens qu’on chargeait de ce rôle et le récit avait lieu presque toujours en musique. »

Nous avons vu pour le Ballet des Saisons tout ce qui concerne les Entrées. Les Récits y sont fort peu de chose : à l’Ouverture, un chœur chantant quatre vers ; à la Première Entrée, un récit de deux strophes de neuf vers, chanté par Mademoiselle Hilaire, en Nymphe de Fontainebleau, et dont le chœur des Bergers répète chaque fois les quatre derniers vers en guise de refrain ; enfin, à la Septième Entrée, douze vers d’un Récit des Masques, chantés par le sieur Le Gros. Quant aux Vers proprement dits, ils forment une partie beaucoup plus importante de l’œuvre : presque chacun des personnages y a droit à son quatrain, à son sixain, ou à son huitaîn ; Madame est honorée de dix vers ; Monsieur, frère du roi, en Vendangeur, et le duc de Beaufort, en Apollon, vont chacun jusqu’à douze ; et le roi, comme il sied, a la grosse part, douze vers pour le rôle de Gérés, et quatorze pour : Sa Majesté, le Printemps.

Je sais qu’il serait plus rapide de s’en rapporter docilement à ce qu’affirme Victor Fournel, mais enfin la lecture de ce Ballet des Saisons doit inspirer quelque doute sur ce point : que les Vers étaient destinés simplement à être lus sur le livret par les spectateurs (dont quelques-uns pouvaient ne pas l’avoir ou ne pas vouloir le feuilleter au risque de manquer quelque jeté-battu. Tout une partie du spectacle aurait donc été lettre morte pour eux.) Et encore serait-il permis de supposer que ni le roi ni ses nobles partenaires n’étaient bien disposés à laisser perdre ainsi quelque parcelle d’éloge !


Mais, à la Deuxième Entrée, la Nymphe (Mademoiselle Hilaire) nous est montrée expressément comme parlant pour Madame, et sans doute pour quelques autres. Voici la disposition de cette page du livret, omission faite des vers eux-mêmes :


La Nymphe
Pour Madame, représentant Diane.
Pour la duchesse de Valentinois, nymphe.
Pour Mademoiselle de Montbason, nymphe.
Madame de Gourdon, nymphe.
Mademoiselle du Fouilloux, nymphe.
Mademoiselle de Meneville, nymphe.
Pour Mademoiselle de la Mothe, nymphe.
Mademoiselle de Chemerault, nymphe.
Pour Mademoiselle des Autels, nymphe.
Pour Mademoiselle de la Valliere, nymphe.
Pour Mademoiselle de Pons, nymphe.

Que signifie cette différence dans les indications ? si ce n’est que Mademoiselle Hilaire récitait (qu’elle récitât, le livret nous l’assure en termes propres) les quatrains ou les huitains au nom de quelques-unes de ces dames ; tandis que les autres se chargeaient elles-mêmes de cet office, avant de commencer leur figure dansante. Car si certains des vers étaient dits, pourquoi et comment pas tous ?

Il est à remarquer aussi que cette intervention de l’actrice est constatée à la première fois qu’une personne de la Cour fait son entrée dans le ballet. L’indication scénique n’est pas répétée, parce que c’était superflu ; mais elle demeure valable jusqu’à la fin.

N’y a-t-il là qu’un simple artifice typographique correspondant à la façon dont le poëte a pris et tourné sa phrase ? En effet, chaque fois que le personnage semble marqué comme parlant lui-même, le discours est à la première personne ; à la deuxième ou à la troisième dans le cas contraire. Mais le marquis de Genlis dit : Je cultive un jardin… et cependant il y a : Pour le marquis de Genlis. Au contraire, mademoiselle de Colognon, Muse, commence ainsi : Les Muses comme Nous… Si Bensseradde n’a pas écrit : Pour Mademoiselle de Colognon : Les Muses comme Vous… ce qu’il pouvait aussi bien faire sans nul dommage, comme il venait de le faire Pour Mademoiselle de Saluces : Vos compagnes… — il faut donc qu’il y ait une raison, et sans doute une intention.


Enfin, dans le Ballet des Saisons, les vers, s’ils sont élogieux pour l’acteur, ne méritent pas qu’on dise d’eux qu’ils « n’entrent pas dans l’action ». Ils y entrent fort bien, la développent, et en font inséparablement partie. En tout cas ils l’accompagnent de bien près.


Je ne doute pas que d’autres livrets ne fournissent d’autres conclusions. Mais, après tout, le ballet, qui n’est pas non plus la pantomime, n’a peut-être pas le privilège unique d’être un genre immuable.


Aucun des vers de Bensseradde n’est nettement frappé à l’effigie de Fontainebleau. Une des raisons pour n’en citer aucun.


Il serait plus que temps d’en finir avec ce chapitre. Et pourtant n’est-il pas de quelque intérêt d’indiquer, tout au moins, un ordre de recherches qui pourraient être fructueuses ? Il s’agirait de déterminer quels furent les Ballets, et quelles furent les représentations théâtrales de tous autres genres, dont le Château eut la primeur. Héroard, dans son Journal sur l’enfance et la jeunesse de Louis XIII, parle, à la date du 8 juillet 1609, d’un « ballet des preneurs d’amour avec des faucons, des furets, et par des pêcheurs, etc., de l’invention du sieur de Bonieres. » Voilà un spectacle qui dut être singulier, mais qui est assez à sa place dans un séjour de vénerie, et sur le bord des pièces d’eau. (Je ne sais pourquoi le souvenir me chante, à ce propos, d’un ballet du grand Théophile Gautier : Le Preneur de rats.) Le même Héroard donne les autres indications qui suivent. (Il signifie Louis XIII.)


27 mai 1609. — A neuf heures il va chez le Roi, où quelques uns de ses petits gentilshommes se préparent de jouer quelques vers de la Bradamante devant le Roi ; il avoit sept vers à dire de Charlemagne. A dix heures ils vont à la chambre de la Reine, et en présence de LL. MM. ils jouèrent ; il dit : J’ai oublié mon rôlet.


20 juin 1611. — Après souper il va chez la Reine et revient en la galerie lambrissée, où il voit jouer une tragédie françoise et une farce.


21 juin. — Après souper il va en la galerie lambrissée, où il voit jouer une pastorèle françoise et une farce.


22 juin. — Après souper il va en la galerie lambrissée, où il voit jouer une farce.


Au tome premier des Ballets et Mascarades de Cour de Henri III a Louis XIII (1581-1652) recueillis par Paul Lacroix, il y a un Ballet de Madame seur du Roy devant le Roy et la Royne où sont représentez les mwtwores par quatorze nymphes de Junon, à Fontainebleau le dimanche 17 novembre 1613, avec un sonnet italien (del signore Leandro). — L’édition originale est de Paris, Fleury Bourriquant, 1613, in-8 de 13 pp.


Au tome quatrième du recueil, on trouve encore : Les Nymphes Bogageres de la forest sacrée, Balet dancé par la Reyne en la sale du Louvre, d’après l’imprimé de Mathurin Henault, à Paris, 1627, in-8 de 14 pp. Ce ballet eut pour théâtre le Louvre, il est vrai. Mais peut-être le souvenir de Fontainebleau n’en est-il pas absent. Les vers que voici (ils sont de Boisrobert) ne sont pas pour éloigner cette idée.


Ces bois délicieux vont une herbe ombrageant
Qui reçoit dans son eau mille ruisseaux d’argent
Qui par divers canaux sortent d’une fontaine
Qu’au penchant du costeau son Dieu ne voit qu’a peine ;
Cette belle eau murmure en quittant ce beau lieu
Dans le regret qu’elle a d’un éternel adieu.

Molière.

Quelques jours avant les musiques du Ballet des Saisons, une plus belle chanson s’était fait entendre.


Le surintendant Fouquet recevait en son château de Vaux, le Roi, la Reine, la Reine Mère, la Reine d’Angleterre en ce moment à Fontainebleau. Il offrit mille Régales.


Du dix-sept Juillet. Historiée.


Outre concerts et mélodie,
11 leur donna la Comédie ;
Sçavoir l’Escole des Maris,
Charme (à prézent) de tout Paris,
Pièce nouvelle et fort prizée,
Que sieur Molier a compozée,
Sujet si riant et si beau
Qu’il fallut qu’à Fontainebleau,
Cette Troupe ayant la pratique
Du sérieux et du comique,
Pour Reynes et Roy contenter,
L’allât, encor, reprézenter.


Cette Troupe était celle de l’Illustre Théâtre où Jean Pocquelin de Molière remplissait la triple fonction d’auteur, d’acteur et de directeur. Et nous savons de reste que l’Escole des Maris fut représentée pour la première fois sur la scène du Palais Royal le 24 juin 1661, à Vaux, le 12 juillet, et le lendemain à Fontainebleau.

Les Fascheux suivirent de près, et Paris n’en eut pas la primeur. Cette pièce fut représentée pour la première fois le 17 Août, au château de Vaux, devant Les Majestés. C’est, dit Loret, dans sa Lettre :


Du vingt Aoust. Unie,


                         une Comédie
Que Molier, d’un esprit pointu.
Avoit compozée, in promptu,
D’une manière assez exquize,
Et sa Troupe, en trois jours, aprize :
Mais qui (sans flater peu, ny point)
Fut agréable au dernier point,
Etant fort bien reprézentée,
Quoy que si peu préméditée.

D’abord, pour le commencement
De ce beau Divertissement,
Sortit d’un Rocher en coquille,
Une Nayade, ou belle Fille,
Qui récita quarante Vers
Au plus Grand Roy de l’Univers…
Leur sage Autheur c’est Pelissoa…

Ces trente-huit vers, plus exactement, figurent encore dans les éditions, à titre de Prologue. Loret ne nous donne pas le dénouement : Fouquet comprenant qu’il n’a plus qu’à fuir pour éviter la colère jalouse du Roi. Mais cela n’arrête pas le moins du monde la gaieté générale et ne coupe aucunement le succès de la pièce.


Du vingt-sept Août. Craignante.


La Pièce, tant et tant louée,
Qai fut dernièrement joüée
Avec ses agrèmens nouveaux
Dans la belle Maizon de Vaux,
Divertit si bien nôtre Sire,
Et fit la Cour tellement rire,
Qu’avec les mesmes beaux aprêts,
Et par commandement exprés
La Troupe Comique excellente
Qui cette Pièce reprézente
Est allée, encor de plus beau,
La joüer à Fontainebleau,
Etant, illec, fort aprouvèe,
Et, mesmement enjolivée
D’un Balet gaillard et mignon
Dansé par maint bon Compagnon,
Où cette jeune Demoizelle
Qu’en surnom Giraut on apelle,
Plût fort à tous par les apas
De sa personne et de ses pas.


Pour cette seconde, Molière a augmenté sa galerie d’un Fascheux nouveau, Dorante, le chasseur, dont Sa Majesté eut la bonté de lui « ouvrir les idées elle-mesme, et qui a esté trouvé partout le plus beau morceau de l’Ouvrage. »

Promenade sur l’eau.


Trois Reines sont en ce moment à Fontainebleau : Henriette, fille de Henri IV, veuve du roi d’Angleterre Charles Premier, Anne d’Autriche, veuve de Louis XIII, Marie-Thérèse, femme de Louis XIV. Des Reines ? non pas, mais autant de Déesses marines.


Du dix Septembre. Mortifiée.


Ces truis Souveraines susdites
Dont infinis sont les mérites,
(Selon certain original)
Voguèrent sur le grand Canal,
Dans une Galère si belle,
Qu’on la peut comparer à celle
Dans qui Cléopatre, autrefois,
Sur des flots bien unis et cois,
Plus digne, alors, d’être adorée
Que Thétis, ny que Cythérèe,
Alla voir, charmer et ravir
Marc-Antoine, le Trium-vir.
La richesse des Banderoles
Qui valent très bien des Pistoles,
Et l’émail de pourpre et d’azur
D’argent, de soye et d’or tout pur
Dont cette Galère est pourveüe,
Réjoüissait si bien la veüe,
Qu’on croyoit, dans Fontainebleau,
Voir voguer, sur cette belle eau,
Non des Reynes et des Princesses,
Mais des Nymphes et des Déesses…

Pourquoi celle Lettre est-elle Mortifiée ? Pour la même raison qu’une de celles qui précèdent était Craignante. On vient d’arrêter le Surintendant Fouquet. Loret le plaint et le pleure en quelques vers qui sont certes bien au-dessous de ceux que La Fontaine écrira pour les Nymphes de Vaux, mais s’affirment cependant dans le même très brave et très honorable sentiment.


Certes j’ay toujours respecté
Les ordres de Sa Majesté,
Et crû que ce Monarque Auguste
Ne commandoit rien que de juste :
Mais étant remémoratif
Que cet infortuné Captif
M’a toujours semblé bon et sage,
Et que d’un obligeant langage
Il m’a quelquefois honoré,
J’avoüe en avoir soupiré,
Ne pouvant, sans trop me contraindre,
Empêcher mon cœur de le plaindre.
Si, sans préjudice du Roy,
(Et je le dis, de bonne foy)
Je pouvois luy rendre service,
Et rendre son sort plus propice
En adoucissant sa rigueur,
Je le ferois de tout mon cœur :
Mais ce mien dézir est frivole ;
Et prier Dieu qu’il le console
En l’état qu’il est aujourd’huy,
C’est tout ce que je puis pour luy.


C’était peu. Ce fut trop, au gré des maîtres. On le fît voir à Loret. De la munificence de Fouquet il émargeait aux Finances pour une petite pension de deux cens écus. Un trait de plume de Colbert biffa cela. L’ancien Surintendant, du fond de sa prison, s’apitoya sur le bonhomme inoffensif, son protégé aux heures prospères, qui était puni pour ne pas s’être montré ingrat au moment du malheur. Bien qu’il fût lui-même très gêné dans ses affaires, « il fit prier Mademoiselle de Scudéry d’envoyer à Loret quinze cens livres. Pour exécuter ce qu’il souhaitoit, Mademoiselle de Scudéry choisit une personne de confiance à qui elle donna elle même les quinze cens livres. Cette personne alla trouver Loret, et fit si bien qu’après s’être entretenu un tems considérable, elle sortit de chez lui après lui avoir laissé cette somme dans une bourse, sans qu’il s’en apperçut. » C’est du moins ce que raconte l’auteur du Parnasse François, nous laissant entendre que, si Loret avait su que ce subside lui venait d’un homme ruiné, il l’aurait, par délicatesse, refusé. Ni Fouquet ni mademoiselle de Scudéry n’en doutèrent, ce qui est tout à l’honneur et du journaliste et du journalisme, si primitif, d’alors.

Naissance du Grand Dauphin.


Du cinq Novembre. Daufine.


Peuples, ailes dans les saints Lieux
Bendre grâces au Dieu des Dieux
De ce que la Reyne de France,
Par une heureuze délivrance,
A, du beau Royaume des Lys,
Les ardans dézirs acomplis.


Le Grand Dauphin clôt la liste, très nombreuse, des rois ou princes du sang royal de France qui naquirent à Fontainebleau. Sa naissance donna lieu à cent fêtes ; mais Loret ne parle que des liesses publiques qui eurent Paris pour théâtre.


Départ de la cour.


Du dix-neuf Novembre. Crüe.


Dans un peu moins de deux semaines
Le Roy, le Daufin, et les Reines,
Qu’il fasse laid, qu’il fasse beau,
Sortiront de Fontainebleau :
C’est un Domicile admirable,
C’est un séjour incomparable,
C’est une charmante Maizon,
Mais elle n’est plus de saizon ;
Le plus riant endroit de France
Ne l’est plus quand l’hyver s’avance ;

Et lorsqu’un air froid et glacé
Jusqu’à nos Climats a passé
Afin d’agir en Gens habiles,
Quitons les Champs, prenons les Villes.


La Cour était arrivée vers le milieu d’Avril. Elle s’en va au commencement de Décembre. C’est un séjour de sept mois et demi ; et cette année 1661 marque l’apogée des splendeurs de Fontainebleau. Elle est toute éclatante d’or et de pourpre ; elle est lumineuse comme un grand coucher de soleil. Et c’est un coucher de soleil, en effet. Après, la nuit. Les années suivantes, le Roi va à Saint-Germain, à Saint-Cloud, à Vincennes, à Versailles, — Versailles, qui n’est plus un pays de broussailles ! Ce sont les caprices du Maître.


Loret ne nous parle plus de Fontainebleau qu’en Juin, Juillet, Août 1664, moment où le Cardinal Chigi vient apporter à Louis XIV les excuses du Pape au sujet de l’incident de la garde Corse qui avait, à Rome, insulté l’ambassade française. La présence seule du Légat constituant la réparation exigée, la formalité accomplie, on ne songe plus qu’à lui faire une brillante réception.

Molière et Corneille.


1664. Du deux Aoust. Curieuze.


Monseigneur le Légat Chizy,
Vêtu d’un fort beau cramoizy,
Avec sa brillante Livrée,
Lundy dernier fit son Entrée
Dans un éclat pompeux et beau,
Au Palais de Fontainebleau.


Le lendemain, visites diplomatiques. Le surlendemain,


Mercredy, quoy que jour de pluye,
Qui volontiers les Gens ennuyé,
Il alla, pour se divertir,
(Car je les vis tous deux partir)
À la Chasse avec notre Sire,
Lequel Légat qui fort bien tire,
Tüa quatre ou cinq Lapereaux,
Avec autant de Perdereaux.

Sur le soir, une Comédie,
Très abondante eu mélodie,
Sujet parfaitement joly,
Où les sieurs Molière et Lully,
Deux rares Hommes, ce me semble,
Ont joint leurs beaux talens ensemble ;
Lully payant d’acords divers,
L’autre d’intrigues et de Vers :
Cette Pièce (dis-je) galante,
Qui me parut toute charmante,
Et de laquelle, à mon avis,
Les Spectateurs furent ravis,
Fut joüée avec excélence
Devant cette noble Eminence.

Ces deux Filles qui par leurs voix
Ont charmé la Cour tant de fois,
Sçavoir Mademoizelle Hilaire,
Qui ne sçauroit chanter sans plaire,
Et La Barre, qui plainement
Dompte les cœurs à tout moment,
Par le rare et double avantage
De son chant et de son vizage,
Joüérent si bien leur rolet
Dans la Pièce et dans le Balet,
Remplis d’agréables mélanges,
Que, certainement, leurs voix d’Anges
Furent dans ces contentemens
Un des plus doux ravissemens.

Il ne faut pas qu’on me demande
Si la Compagnie êtoit grande :
Outre un frédon de Majestez,
J’y lorgnay cent et cent Beautez,
Dont les radieuzes prunelles
Eclairoient mieux que les chandelles ;
J’ay tort, il faut dire flambeaux,
Car en des spectacles si beaux
Chez les Reines, chez nôtre Sire,
On n’uze que de blanche cire.

C’est ce que de Fontainebleau
Je puis raconter de nouveau :
Car, pour vaquer à ma Gazette
Le lendemain, je fis retrette,
Et je ne fus, chez un Amy,
Audit lieu, qu’un jour et demy.

Ce qu’illec je sceus d’avantage,
C’est qu’Othon, excélent Ouvrage,
Que Corneille, plein d’un beau feu,
A produit au jour depuis peu,
De sa plume docte et dorée,
Devoit, la suivante soirée,

Ravir et charmer à son tour
Le Légat et toute la Cour :
Je l’apris de son Autheur mesme ;
Et j’ûs un déplaizir extresme
Qui me fit bien des fois pester
De ne pouvoir encor rester
Pour voir, dudit sieur de Corneille,
La fraîche et dernière Merveille
Que je verray, s’il platt à Dieu,
Quelque jour en quelque autre lieu.


La Comédie représentée à Fontainebleau, devant le Cardinal-Légat, ce fut La Princesse d’Elide, cinq actes dont le premier seul est en vers, les quatre autres en prose, et même laissés, faule de temps, presque en scénario ; La Princesse d’Elide, avec les Intermedes dansés, et chantés par les sieurs Le Gros, Estival, Don et Blondel, et mesdemoiselles de La Barre et Hilaire. Molière tenait le rôle de Moron, plaisant de la Princesse. Celte pièce romanesque avait déjà fait partie d’un grand spectacle en sept journées. Les Plaisirs de l’Isle Enchantée, donné à Versailles le 7 mai 1664 et jours suivants.

Othon, joué à Fontainebleau le jeudi 31 juillet 1664, n’eut sa première à Paris, sur le théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, que le 5, le 6 ou le 7 novembre.

Ainsi le bon Loret, tandis qu’il se faufilait dans les galeries du Château, tâchant de se faire bien placer et de tout voir de son mieux, et recueillant le plus de renseignements possible pour sa Gazette, y rencontra le divin Molière, dont il était depuis longtemps l’admirateur et l’ami ; et il eut l’honneur d’une « entrevue », comme nous dirions aujourd’hui en employant un mot de forme moins française, avec le grand Corneille, déjà vieux, et savourant l’un de ses derniers triomphes.


Il n’assista pas à la fin des fêtes. Il ne vit pas la parade militaire dans la plaine de Samois, le grand bal du lendemain, les feslins du dimanche et du lundi, le carrousel final qui eut lieu le mardi. Toutes choses qu’il décrit longuement par ouï dire « d’un Ofîcier à Sel ».


Du neuf Aoust. Régalante.


Vendredy dernier, nôtre Roy
Luy fit voir en moult noble aroy.
En une large et vaste Plaine,
Une Revue entière et pleine,
Et dans un ordre merveilleux,
Tous les Rougets et tous les Bleus,

Tous les François et tous les Suisses,
Qui, comme ordinaires Milices,
En tout lieu, voyage et saizon.
Suivent sa Cour et sa Meîzon,
A tous les quels la solde il donne
Pour la garde de sa Personne,
Dont ils ont un soin spécial ;
Et cet Exercite Royal,
Ce Camp ambulant et fidelle,
Dont la marche est toujours fort belle.
Tant Fantassins que Cavaliers,
Se monte à plus de dix milliers.

Le Roy, dont si riche est la taille,
Les rangea luy mesme en bataille,
Et tous les Corps, d’un cœur ardant,
Sous un si digne Commandant,
Marchèrent, campèrent, tirèrent,
Et finalement défilèrent…


Ceci clôt l’an 1664.


L’année suivante, Jean Loret datait du samedy vingt-huit Mars, et manquait de l’épithète : Forcée, et commençait ainsi :


J’aimerois mieux me repozer
Mille fois que de compozer…


une Lettre, la sept cent soixante ou sept cent soixante et unième de ses Les Historiques. Il allait se reposer, en effet, du long repos, et il pouvait en ressentir le besoin, ayant écrit, dans une période de moins de quinze ans, tout près de cent quatre vingt quatre mille vers, — beaucoup plus incontestablement que Ronsard, Corneille et Victor Hugo n’en sauraient jamais mettre ensemble.


Et, comme ces hommes d’il y a environ un demi-siècle qui, dans le Globe ou dans le Temps, fournissaient une carrière illustre et prépondérante de journalisme anonyme, on ne sait guère de lui qu une chose, c’est qu’il était natif de Carentan, « dans le Pays

de Cotantin ».


LES

CONTINUATEURS DE LORET



Mais comme on se reproche d’avoir été dur pour Loret, comme on se sent injuste, comme on découvre qu’il était un très bon poëte ! — lorsque l’on aborde le recueil de ceux que l’on appelle ses Continuateurs :


La Gravette de Mayolas, que le vieux journaliste avait cependant désigné pour être son successeur, et qui, en effet, dès le 25 mai 1665, adresse sa première lettre (elle contient l’épitaphe de Loret, écrite par Loret lui-même) à Madame la Duchesse de Nemours, celle déjà dont le nom se lisait en tête de la Muze Historique.

Charles Robinet, qui donne les Nouvelles tout d’abord à Madame, puis à « l’Ombre de Madame ».

Perdou de Subligny, quî publie La Muse Dauphine, dédiée au Grand Dauphin ; ce petit prince, âgé de quatre ans au 1ernovembre 1665, ne lisait pas encore les Gazettes. Mais la Muse Dauphine, s’appelle aussi la Muse de Cour, dédiée aux Courtisans, ou la Muse de la Cour, à Monseigneur le Duc de Valois, ou à Mademoiselle, ou à Monseigneur le Duc d’Orléans, ou à Monseigneur le Prince, ou à Monseigneur le Duc, ou même à Mademoiselle Boreel, fille de Monseigneur l’ambassadeur de Hollande, à Madame de Barthillat, au Cardinal Prince Orsini, à l’archevesque d’Auche,… car Subligny, plus malin, varie chaque fois sa dédicace, pour toucher de plus de mains. Il quitte l’octosyllabe uniforme et le remplace par le vers libre, à rimes capricieuses.

Boursault enfin, Edme Boursault, que quelques succès de théâtre honorent mieux, et qui choisit pour patronne en cette affaire « Son Altesse Serenissime Madame la Duchesse d’Enguyen. »

Ils sont plats et pâteux, ceux-là, ampoulés, confus, et fastidieux ! Ils n’ont plus surtout la naïveté bonhomme, le laisser-aller non sans grâce facile, de leur Maître ; et jamais ne vient sous leur plume une de ces trouvailles amusantes qui faisaient pardonner à Loret bien des torts.

Et puis, ils sont d’une autre époque. Ils n’ont plus la foi, — la foi en Fontainebleau ! Robinet, le 6 juin 1666, écrit ceci :

Nôtre Cour, ayant des Maisons,
Autant que le Dieu des Saisons,
Pour les douze mois de l’Année,
Mercredy, sur l’après-dînée,
Prit, par un temps plus laid que beau,
La route de Fontainebleau,
Laissant là sans regret Versaille,
Où (je le dis sans que je raille)
Avec bonne Viande et bon Pain,
Sans obmettre aussi le bon Vin,
Je passerois toute ma vie,
Sans d’autres Lieux avoir envie.

Et c’est la vérité ! Maintenant Versailles est en faveur. On ne va plus guère que là. C’est là que se donnent les représentations, les ballets, les fêtes de tout genre. C’est là que brillent toutes les splendeurs du grand Règne. Louis XIV, ébloui par le Vaux du prodigue Fouquet, a compris (et de ce sentiment il faut pourtant lui tenir compte, et le remercier) qu’il ne pourrait réaliser à Fontainebleau d’égales et de supérieures somptuosités qu’en jetant bas toutes les merveilles créées par les Rois de la Renaissance. Il est allé ailleurs. Il a bâti une demeure pour lui, aussi majestueuse que lui, aussi guindée et aussi fâcheuse que son âge mûr et que sa vieillesse. Là, les souvenirs de ses prédécesseurs ne le gênent pas, lui, l’unique. Et il faut que les arbres soient bien taillés par les soins de Le Nôtre pour ne pas accrocher au passage les volumineuses Perruques.

On n’est plus à Fontainebleau que pour entendre le Révérend Père Mercier, Général des Mathurins, prêcher en Espagnol (Lettre de Mayolas, du 12 juin 1666) ; que pour y faire une très auguste et très édifiante procession le jour de la Fête-Dieu (Lettre de Robinet, du 4 juillet) ; que pour y recevoir l’ambassadeur de Pologne (Lettres, de Subligny, du 22 juillet ; de Mayolas, du 1er  août ; de Charles Robinet, du 1er  août également).

Et c’est tout.

On vient, une année ou l’autre, quelques jours d’automne. On se plaint qu’il fait humide. On est malade. La morne Maintenon s’installe en ville et au Château. On ne chasse pas, de peur « que quelqu’un des gens qui vont au bois ne perde la messe. » On s’occupe de bonnes œuvres. Il n’est bruit que de rétractations calvinistes et de conversions au catholicisme.

Plus tard Louis XV ne saura que détruire La Belle Cheminée, pour entendre plus à l’aise les ariettes de Jean-Jacques Rousseau ; que détruire la Galerie d’Ulysse, peinte à fresque par Primatice ; que détruire la Galerie des Chevreuils, la Galerie des Cerfs ; que détruire… — moins sage en cela que son ancêtre !

Et c’est tout !

Fontainebleau, peu à peu, voit la Solitude entrer dans ses salles et ses galeries, — celles qui restent…



FINALE



Fontainebleau, peu à peu, voit la Solitude entrer dans ses Salles et ses Galeries magnifiques, glisser à pas inentendus sous les lambris où bruirent jadis, avec quelle folie de joie et de faste, les générosités de François Premier, les chevaleries déjà surannées et périlleuses encore de Henri, les caprices que raffine une morbidesse d’Italie, en ses fils insinuée par la fille des Médicis de Florence, et les élégances artistes de ces derniers Valois, les vaillantises et les galantises de Henri, les bravoures des capitaines de Louis XIII, les somptuosités de Louis XIV en sa jeunesse.

Une buée ternit d’Oubli le miroir de l’Étang et du Canal, estompe de Silence le murmure d’autrefois des Fontaines.

C’est comme l’histoire d’une belle Reine naguères adorée et ores délaissée pour une rivale, qui se replie sur elle-même, se recueille en ses souvenirs, et va se réfugier dans l’ombre vénérable, dans la pitié maternelle de la Forêt.

La Forêt, pleine de mystère, semble reprendre tout le territoire qui lui avait été enlevé.

Voici qu’elle revient faire planer sa paix muette sur ces toits pressés en un dessin fourmillant et charmant ; elle refait, dans les cours où l’herbe pousse, dans les jardins où les seules statues érigent des gestes figés, l’ancien, le délicieux, et, cette fois, le vrai Dezert.

Et voici qu’un autre phénomène se produit, parallèle, si même ce n’est pas une influence identique qui est la cause commune : la Poésie se retire du siècle, ou plutôt le siècle se retire d’elle.

J’entends la Poésie Lyrique exubérante en libres et vivaces effloraisons, débordante en frondaisons échevelées, et qui s’agrandit en d’infinies profondeurs de rêve, — la Poésie Lyrique qui se plait aussi (et cela implique en effet ceci) aux constructions fantasques, aux escaliers capricieux, aux ornements fouillés et chantournés de fines sculptures, — supplantée par la grave Tragédie : larges allées d’arbres architecluralement disposés, pompeux portiques de froid marbre blanc, sévères et régulières colonnades où retentissent d’abord les récits emphatiques, les analyses de passions héroïques ou tendres, puis la vaine éloquence des dissertations philosophiques.

Après Fontainebleau, Versailles !

C’en est ainsi pour près de deux cents ans. Et Ronsard, Desportes, ni Tristan, n’ont de successeurs.


A l’ère où nous sommes, les poètes rentrent dans la Forêt.

Ils négligent, dans leur retour à Fontainebleau, ils négligent un peu le Château. Il n’y a plus de fêtes à chanter, ou ils n’y ont plus le cœur. Il n’y a plus de Cour, et ils ne sont plus courtisans. Ils laissent aux écrivains spéciaux la description des merveilles d’art, aux historiens la résurrection des époques passées. Ce qui les attirera plutôt, c’est, pour calmer leur inquiétude, la grandeur antique et la reposante majesté des Chênes et des Hêtres, le doux bruissement des Trembles, la grâce argentée des Bouleaux, l’essor religieux des Sapins ; c’est l’âpreté passive des Rocs ; c’est le recueillement des bois mystiques où le sentiment de soi se fond dans l’extase latente de la vie universelle.


Un autre livre parlera de Chateaubriand, d’Alfred de Musset, d’Auguste Barbier, de Théodore de Banville, et de tant d’autres — car il est innombrable le nombre de ceux-là qui, de nos jours, sont venus rêver, pleurer ou penser, ou chercher l’oubli, dans la Forêt de Fontainebleau.




APPENDICE


(Pierre de Ronsard)


RONSARD



Il suffit bien de commencer par Jupiter. Mais il faut commencer, et puis finir encor par Pierre de Ronsard, non sans avoir parlé de lui, tant qu’on a pu, dans le cours du discours.


Voici une occasion, impérieuse, de revenir au Prince des Poètes. C’est à propos des fêtes de 1564, à Fontainebleau, où fut jouée la tragi-comédie de Genièvre, autrement dite Polinesse et Dalinde ; il était inévitable de prendre note de plusieurs constatations nouvelles, dont quelques-unes d’ailleurs sont contradictoires entre elles. ou contredisent ce qui précède. Ces constatations, sans nul doute il eût été préférable de les faire à l’heure opportune. Et je ne le sais que trop, que ce travail, entrepris sans un dessein assez prémédité et dont les morceaux ont été livrés à l’imprimeur presque au jour le jour, aurait gagné (car la moindre besogne vaut qu’on s’y applique) à être exécuté moins à l’aventure. Plus longuement préparé, il serait d’une suite mieux ordonnée, et de meilleure tenue. Tout ne flotterait pas ainsi, notamment au sujet de Ronsard. Je m’en accuse, et je m’excuse. Mais, qu’importe ? au fond ! — qu’importe, si certaines choses reviennent et se retrouvent, et arrivent enfin à se rectifier l’une par l’autre, ou à se compléter. Le caprice des hasardeuses recherches, reflété dans l’inattendu et le trop tard des découvertes, révèle le plaisir vagabond que j’ai goûté à ces erreurs. Erreurs, mot que je souligne dans l’intention de lui attribuer une portée latine, en reconnaissant que le simple sens français est tout aussi en situation. Et, à ne rien celer, mes regrets ne sont pas énormes. Un intégral remaniement grouperait mieux ces éléments divers. Soit. Puis, dès le lendemain, d’autres renseignements surgiraient, inemployés. gênants. Tel mécompte advient, même aux érudits ; mais leur siège est, et reste fait. Je n’ai pas eu ici la pensée d’accomplir œuvre savante ; je me serai surtout mis dans le cas d’arborer quelque humilité ; je voudrais espérer pourtant que j’ai apporté de la lumière vers trois ou quatre points attardés dans l’ombre.


Quel que soit mon désir de réparer toutes mes fautes, je me vois obligé, pour n’abuser de l’extrême patience des gens, de ne pas relever certaine inexactitude dont je me sais coupable. Ainsi l’outrageante lettre de Christine de Suède à Mazarin serait apocryphe. M. Abel Rigault me le fit soupçonner, dans le journal même où ces études parurent, et M. Herbet a fourni le document authentique établissant que, loin de braver, l’ex-reine, effrayée des conséquences de son acte, s’humilia et désavoua ses agents. Ma méprise est donc absolue. Puisqu’elle porte sur une question d’ordre historique, plutôt que littéraire, je m’y résigne, par force.


Mais, dès qu’il s’agit de Ronsard, c’est une autre chose !

J’ai hésité sur la date de la représentation de La Belle Genièvre. Elle était cependant inscrite en toutes lettres, ou en tous ses chiffres, dans deux auteurs au moins.

Le Père Dan note une arrivée de Charles IX au Château « le dernier de janvier mille cinq cens soixante et quatre. » Il ne nous laisse pas ignorer que l’on prit soin, cette année-là, et à cause du carnaval, de se réjouir particulièrement. « Le Connestable Anne de Montmorency commença le premier à traitter le Roy, la Reyne, et toute la Cour ; … ce fut le pénultième Dimanche douant Caresme. » Le Jeudi suivant, c’est le tour du Cardinal de Bourbon ; il offre un festin, qu’agrémenle « un beau Combat à cheval ». Au Dimanche gras, la Reine Mère rendit les politesses : elle reçut « le Roy et les principaux de la Cour au logis de la My-voie ; … et après disné on alla à la Comédie qui estoit préparée en la Salie du Bal de ce Chasteau. »


La date de la première est donc clairement indiquée. Je ne me serais pas chargé de refaire après Alexis Durand (Chronologie des Fastes de Fontainebleau) les calculs d’Épacte, de Lettre, et de Nombre d’Or, compliqués des rectifications grégoriennes et autres, qui ont pu l’amener à la fixer au 7 février. Il est à craindre qu’il ne s’y soit embrouillé, car le Bureau des Longitudes affirme, avec son autorité, que Pâques, en 1564, tomba le 2 avril. C’est donc, non pas le 7, mais le 13 février qu’il faut dire. Et s’il était besoin d’une concordance, on l’établirait sur cette ligne du Père Dan, au même chapitre : « Après que Sa Majesté eut séjourné icy quarante trois jours, en partit le Lundy treizième iour de mars audit an. »


Nous sommes également avertis, par l’historien, du lieu où le théâtre fut dressé. Mais encore une inquiétude subsiste. Y avait-il une salle de bal, pouvant être disposée en salle de spectacle, à la My-voie, dans cette « maison de plaisir » (ce sont les termes de l’abbé Guilbert), dans ce prototype du petit Trianon de Marie-Antoinette, où Catherine de Médicis avait (selon le Père Dan) fait « dresser une mesnagerie avec quelque bestail et une belle Laicterie » ? N’est-il pas plus vraisemblable que, quittant la table et traversant le Parc en rieuse cohue, la Cour se soit transportée dans la Salle de Bal du Château, la même que nous appelons aujourd’hui Galerie de Henri II ? C’est très probablement le sens réel du texte, en dépit du démonstratif ce (la Salle du Bal de ce Château) qui, dans notre langue actuelle désignerait le logis exigu, à l’exclusion du vaste palais. Mais nos anciens, et spécialement le brave auteur du Trésor des Merveilles, n’écrivaient pas si serré. L’expression Château a une force majeure, et devra l’emporter.

Cette matinée dramatique n’épuise point la série. Le lendemain, on se réunit chez le duc d’Orléans qui « fit son festin en son Hostel, et à l’issuë fut représenté en la Cour du dit Hostel un combat de six Seigneurs contre six autres. » Enfin, Mardi gras, le roi lit la clôture de ce « Caresme prenant » par un magnifique Tournoi : un Château enchanté fut assiégé ; et voilèrent six compagnies de six cavaliers ; et paradèrent « six Dames à cheval, toutes vestuës en Nymphes » ; et six « tenants » rompirent des lances contre des assaillants.

Dan allègue qu’il extrait ces détails « d’un Livret qui fut alors mis en lumière sur ce sujet par Abel Jouan », — un sommelier de Charles IX.

Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière, en ses Mémoires sur les règnes de François II, Charles IX, Henri III, et Catherine de Médicis, relate les mêmes galas. Son récit diffère du premier, en maint endroit.

« La Reyne mère du Roy…, nous dit-il, fît aussi de très rares et excellons festins, accompagnés d’une parfaite musique, par des syrenes fort bien représentées es canaux du jardin, avec plusieurs autres gentilles inventions pour l’amour et pour les armes. » Cela est à rapprocher du titre d’un poëme de Ronsard, qui fut mentionné : « Les Sereines représentées au canal du jardin de monseigneur le duc d’Orléans à Fontainebleau. » Mais Castelnau attribue à Catherine l’honneur de ce divertissement. Il écrivait ses Mémoires pendant un séjour qu’il fit en Angleterre de 1574 à 1584, c’est-à-dire dix ans au moins après les fêtes. Il a pu se méprendre sur une particularité dépourvue d’importance ; ses souvenirs l’ont pu trahir. Tandis que Ronsard faisant imprimer ses vers presque immédiatement (Elégies, Mascarades, et Bergerie… Paris, 1565) et sur le témoignage fidèle d’un manuscrit de l’heure même, serait bien sans excuses de ne savoir au juste qui les lui a commandés. A n’écouter que le chroniqueur, l’on serait amené à penser que ces Sirènes chantaient sur un des canaux qui sillonnaient les jardins du Château (sauf, il n’est besoin de le préciser, le Grand Canal, creusé seulement par Henri IV). Je l’ai cru lorsque je n’avais pourtant sous les yeux que l’indication donnée par le poëte. Et cela m’a conduit à une hypothèse d’une témérité très inconsidérée. Il n’y a aucune trace que Fontainebleau ait jamais cessé d’être Maison Royale pour devenir l’apanage d’un prince du sang. Puis nous voyons maintenant, d’une part, que le Roy et la Reine Mère sont au Château, et, d’autre part, le Père Dan spécifie bien que le Duc reçut « en son Hostel ». Où cet Hôtel s’élevait-il ? dans le bourg ? dans les dépendances du palais ? on ne le sait guère. Il devait être d’une notable importance, et comporter une cour assez vaste pour que douze cavaliers y eussent la place d’évoluer, et de combattre, et il pouvait s’égayer d’un jardin parcouru d’eaux vives. Cela n’a rien dont on s’étonne si l’on a sous les yeux ce passage de Brantôme qui cite « une trentaine de maisons, mais quoy, maisons ! il faut dire trente palais faits à l’envi pour complaire à leur Roy par des princes, cardinaux et grands seigneurs de France qui voudroient avoir donné beaucoup et que leurs châteaux les ressemblassent, tant ces palais sont beaux et superbes… » Mais le duc n’avait pas, comme d’autres, fait édifier lui-même son Hôtel ; il l’avait reçu en don royal, cela reste établi par Ronsard disant à Charles IX : « Nous venons te saluer en la belle maison que ta largesse à ton frère a donnée. »


La parole est rendue à Castelnau.


« Il y eut aussi un fort beau combat de douze Grecz et de douze Troyens… Ils envoyèrent demander le combat au Roy par héraults d’armes accompagnez aussy de très excellentes voix, qui présentèrent et récitèrent les cartels et plusieurs belles poésies avec les noms et actes belliqueux des Grecz et des Troyens qui dévoient combattre avec les dards et grands pavois, où estoient dépeintes les devises de chaque combattant. »

Cette fois c’est à une autre de ces études que je demande qu’on veuille bien se reporter et à l’opinion avancée au sujet des Vers de Ballet : assavoir, que ces Vers ne restaient pas lettre morte dans un livret, mais étaient dits en scène pendant ou avant chaque évolution chorégraphique. N’y a-t-il pas dans le texte que je viens de reproduire un argument de probabilité en la faveur ? Et ces Tournois à figuration n’ont-ils pu laisser quelqu’un de leurs modes traditionnels dans les Ballets, qu’ils précédent ?


Mais voilà qui est s’écarter trop ! Il faut revenir à nos héraults. Ces « belles poésies avec les noms… » allons-nous les retrouver dans Ronsard ? Pas précisément. Pourtant il y a vingt rencontres manifestes entre l’un ou l’autre récit, et les Cartels ; et tel détail ne peut qu’attirer notre attention dans ces vers d’un Sonnet pour chanter a une mascarade :


Si les Guerriers s’esmeuvent pour les Dames,
Ayez pitié des douze que voicy…

C’est grand’horreur de voir ces pauvres femmes
En noir habit qui se plaignent ainsy
De ces guerriers, dont le cœur endurcy
Passe en rigueur les rochers et les flammes.

Castelnau parle d’une « tour enchantée, en laquelle étoient détenues plusieurs belles dames. » Et c’est le « château enchanté » d’Abel Jouan. D’autres particularités nous arrêteront devant ceux-ci :


CARTEL IV


Demeure, Chevalier, et en la mesme place
Arreste ton cheval et retiens ton audace
Car soit que la fortune ou soit que le malheur
Ou soit que le désir d’esprouver ta valeur
Te meine à ce chasteau, entens les advantures
Que tu dois achever, difficiles et dures…
Six vaillans Chevaliers, d’éternelle louange,
Favorisez de Mars, jeunes, advantureux,
Magnanimes et forts et loyaux amoureux,
Le gardent nuict et jour, et d’une estrange sorte
Contre tous assaillans en défendent la porte…

CARTEL POUR PRESENTER AU ROY


Six Chevaliers aux armes valeureux…
Ont pris pour guide un Prince de haut sang,
Dont les ayeux conduits d’un cygne blanc,
Par longs combats et par guerres sans trêves
Ont mis au ciel l’illustre nom de Cleves…
Par les chemins nous avons ouy dire
Qu’un Prince vit subject de vostre Empire,
Brave et courtois, qu’on dit estre conceu
Du mesme sang dont vous estes yssu…
Sire, son nom est le Comte Dauphin,
Contre celuy nous voulons mettre à fin
(Le desfiant) nostre jeune entreprise,
Qu’Amour anime et que Mars favorise.

Le Comte doncq’six Chevaliers prendra
Les choisissant les meilleurs qu’il voudra.
Pour six à six combattre à la barrière
A coups de pique ou de lance guerrière.


« Dans ce mesme Chasteau enchanté, disait Dan, il y avoit six Chevaliers… Hors du camp il y avoit six Compagnies d’hommes d’armes, chacune de six hommes seulement, et toutes portant les couleyrs des Seigneurs qui les commandoient. La première estoit du Prince Dauphin, fils du duc de Montpensier : La seconde, du Duc de Guyse : La troisième, du Prince de Mantouê : La quatrième, du Duc de Nevers : La cinquième, du Duc de Longueville : Et la sixième, du Comte de Ripgrave. »

Le Comte Dauphin et le Prince Dauphin s’identifient. Et Nevers montre dans ses armes le Cygne de la famille de Clèves, le Cygne d’argent, tirant avec une chaîne d’or un navire d’argent qui porte un chevalier vêtu de même métal. François de Clèves, duc de Nevers, descendait de Lohengrin.

Caslelnau complète : « Le Roy et le Duc son frère… aperçurent une grande Tour… de laquelle deux Geans d’admirable grandeur esloient les portiers, qui ne pouvoient estre vaincus… que par deux grands princes de la plus noble et illustre maison du monde. Lors le Roy et le Duc son frère, après s’estre armés secrettement, allèrent cornbattre les Geans qu’ils vainquirent… au moyen de quoy ils délivrèrent les Dames. » Ces géants y mirent de la bonne grâce, car Charles a quatorze, Henri, treize ans.

Ronsard, en son Cartel III (on dirait que Castelnau l’a sous les yeux) nous transmet l’appel de ces prisonnières qui ne recouvrent leur liberté


                              sinon par les efforts
De deux guerriers jeunes, courtois et forts,
Enfans d’un Roy le plus vaillant du monde.
Et pour autant, Sire, que la vigueur
Qui de prouesse allume vostre cœur,
Et celle aussy de Henry vostre frère,
Vous font ensemble et vaillans et courtois,
Nous espérons qu’en vestant le harnois
Tous deux pourrez l’entreprise parfaire.


Michel de Castelnau figure en tous ces spectacles de divers genres : « … j’estois de ce combat sous le nom d’un chevalier nommé Glaucus, comme aussy des autres tournois et parties qui se firent à Fontainebleau, et semblablement d’une tragi-comédie que la reyne, mère du roy, fit jouer en son festin, la plus belle et aussi bien et artistement représentée que l’on pourroit imaginer, et de la quelle le duc d’Anjou, à présent roy, voulut estre, et avec luy, Marguerite de France sa sœur, à présent reyne de Navarre, et plusieurs princes et princesses, comme le prince de Condé, Henri de Lorraine, duc de Guise, la duchesse de Nevers, la duchesse d’Uzés, le duc de Rets aujourdhuy mareschal de France, Villequier, et quelques autres seigneurs de la Cour. »


Voici maintenant que nous possédons la distribution complète de La Belle Genièvre. Brantôme avait l’air d’indiquer que la pièce n’aurait été jouée que par des femmes ; et cela étonnait : « par madame d’Angoulesme et par ses plus honnestes et belles princesses et dames et filles de sa court. » Ce n’était qu’une ellipse ! Le chroniqueur des Dames Galantes et des Dames Illustres ne comptait pas les hommes.


Madame d’Angoulesme était Diane, fille légitimée de Henri II. — Au sujet de « Marguerite de France, sa sœur » (la sœur de Diane, comme de Charles IX et de Henri III) « à présent reyne de Navarre », je me veux libérer d’un autre repentir. Sur la foi de Prosper Blanchemain, éditeur moderne, ou de Pierre de Marcassus, commentateur ancien de Ronsard, j’avais admis que la Margot de la grande Bergerie pouvait être Marguerite, fille de François Premier. Plus naturel est de penser que c’est Marguerite, fille de Henri II, la très galante reine de Navarre, qui entreparJe avec ses frères et son futur époux, avec Henri III et François, et avec Henri IV : (je donne à plusieurs leurs nom et qualités défnitifs.) Les âges concordent ainsi de très près, tandis que Marguerite de Savoie avait vingt ans de plus que ses neveux. Par contre, c’est bien toujours la fille de François Premier qui figure dans la dernière partie à côté de sa belle-sœur Catherine.


Reprenons encore, et pour finir, le mémorialiste de 1564 : « Et après la Comédie qui fut admirée d’un chacun, je fus choisi pour reciter en la grande salle, devant le Roy, le fruit qui se peut tirer des tragédies esquelles sont représentées les actions des empereurs, roys, princes, bergers, et toutes sortes de gens qui vivent «n la terre, le théâtre commun du monde, où les hommes sont les acteurs et la fortune est bien souvent maistresse de la scène et de la vie ; car tel aujourd’huy représente le personnage d’un grand prince, demain joue celuy d’un bouffon aussy bien sur le grand théâtre que sur le petit. » On croirait que le grave diplomate fut chargé de clore le spectacle par une Conférence. Il ne fit que déclamer un Épilogue écrit par Ronsard. Il le résume, retrouvant même les expressions exactes. C’est la pièce dont on a déjà lu le titre :


VERS
recitez sur le theatre par le seigneur mauvissier
Sur la fin de la Comédie
représentée à Fontaine-Bleau.


Icy la Comédie apparoist un exemple
Où chacun de son fait les actions contemple,
Le monde est le théâtre et les hommes acteurs ;
La Fortune, qui est maistresse de la Sceine,
Appreste les liabits, et de la vie humaine
Les Cieux et les Destins en sont les spectateurs.

En gestes differens, en differens langages,
Koys, Princes et Bergers jouënt leurs personnages
Devant les yeux de tous, sur l’eschafaut commun ;
Et quoy que l’homme essaye à vouloir contrefaire
Sa nature et sa vie, il ne sçauroit tant faire
Qu’il ne soit ce qu’il est remarqué d’un chacun.

L’un vit comme un Pasteur, l’autre est Roy des provinces,
L’autre fait le marchand, l’autre s’égale aux Princes,
L’autre se feint content, l’autre poursuit du bien ;
Ce-pendant le souci de sa lime nous ronge,
Qui fait que notre vie est seulement un songe,
Et que tous nos destins ne finissent en rien.

Jamais l’esprit de l’homme ici ne se contente,
Tousjours l’ambition l’espoint et le tourmente ;
Tantost il veut forcer le temps et la saison,
Tantost il est joyeux, tantost plein de tristesse,
Tantost il est domté d’Amour et de jeunesse
Contre qui ne peut rien ny conseil ny raison.

La Beauté règne au Ciel, la Vertu, la Justice ;
En terre on ne voit rien que fraude, que malice ;
Et bref tout ce monde est un publicque marché :
L’un y vend, l’un desrobe, et l’autre achette et change,
Un mesme fait produit le blasme et la loüange,
Et ce qui est vertu semble à l’autre péché.

Le ciel ne devoit point mettre la fantaisie
Si prés de la raison ; de là la jalousie,
De là se fait l’amour dont l’esprit est vaincu.
Tandis que nous aurons des muscles et des veines,
Et du sang, nous aurons des passions humaines :
Car jamais autrement les hommes n’ont vescu.

Il ne faut espérer estre parfait au Monde,
Ce n’est que vent, fumée, une onde qui suit l’onde :
Ce qui estoit hier ne se voit aujourd’huy.
Heureux, trois fois heureux qui au temps ne s’oblige.
Qui suit son naturel, et qui, sage, corrige
Ses fautes en vivant par les fautes d’autruy.


Ils sont superbes, ces vers ! Et c’est joie d’en faire hommage à Fontainebleau. Je me suis demandé : Quel est, assurément, ce Seigneur Mauvissier ? Il n’est autre, nous le voyons, que Michel de Castelnau, seigneur de Mauvissière. Encore que la morale de ces strophes plane très haut, on sent, aux dernières, que cela a bien trait à l’aventure de Genièvre, de Dalinde et de Polinesse. Semblable conclusion pour une sorte de Prologue et une sorte d’Intermède, qui sont : Le Trophée d’Amour, à la Comédie de Fontaine-Bleau}}, et Le Trophée de la Chasteté, en la mesme Comédie. Mais la pièce, — et la pièce signée ? A user de la façon de parler chère à Brantôme, je voudrais en avoir donné beaucoup, et avoir celle-là.


Vauquelin de la Fresnaye, s’il ne la vit jouer, la lut : car voulant donner exemple de la Tragédie avec dénouement heureux, ou « Tragecomedie », il dit au Livre Troisiesme de L’Art Poétique François :


Polinisse croyoit la mort d’Ariodant,
Espérant voir jetter dans un brasier ardant
L’innocente Genevre, alors que misérable
Au contraire il se void mourir comme coupable.


Et il passe à Bradamante, qu’on croit la première tragi-comédie française.

Au nombre des œuvres dont l’épisode de l’Arioste fait les frais, j’ajoute encore : Le Conte de l’infante Genièvre figle du Roy d’Escosse pris du Furieux et fet Françoes, qui se lit dans La Tricarite de Claude de Taillemont Lyonoes, Lyon, Jean Temporal, 1556, in-8. Mais ce n’est que pour dire une chose inutile.


Le rôle qui échut à Ronsard, comme poëte de cour, au Carnaval de Fontainebleau, est désormais un peu moins mal défini. Il me reste un mot à dire, seulement, de Ronsard célébrant Henri II, XIIIe César.


Il y a, m’écrit M. Léon Deroy, de fortes objections à ce que le Cabinet des Empereurs puisse dater de 1558 ou 1559.


Les peintures représentant les douze Césars à cheval existaient encore en 1692, année où fut dressé un inventaire que M. Herbet a publié ; ce document indique que les figures étaient peintes sur toile. Or, ce n’est guère qu’à partir du règne de Henri IV que la toile a été usitée, surtout lorsqu’il s’agissait d’une décoration fixe. Puis toutes, ou presque toutes les œuvres d’art exécutées à Fontainebleau sous François Premier et sous Henri II ont été gravées, et il n’existe pas de planche qui atteste l’existence du Cabinet à cette époque. S’il demeure certain que le sonnet qui nous occupa se rapporte à Henri II et non à Henri IV, il l’est donc beaucoup moins que ces vers aient été faits à Fontainebleau et pour Fontainebleau. Cependant, ce que dit Ronsard ne peut ne reposer sur rien ; il a vu cette auguste assemblée par le roi présidée. Est-ce en une autre résidence ? Il faudrait rechercher. On aurait alors rajeuni céans une idée antérieurement et ailleurs exploitée. Ou bien la décoration de Henri IV remplaça-t-elle une plus ancienne, effacée là, sur les murs ? Ceci ne serait possible que si le corps de bâtiment lui-même avait été édifié avant Charles IX, et mon aimable contradicteur ne le pense pas. Décidément, il sied que je m’en tienne à restituer à Henri II la louange, et à Ronsard la paternité du Sonnet.


Pierre de Ronsard, d’abord trop parcimonieusement partagé, occupe maintenant en ce livre une place démesurée, ou, pour mieux dire, qui peut sembler excessive si l’on songe aux autres écrivains ; en réalité, elle ne l’est nullement. Ronsard est le plus grand poète lyrique de la période où nous nous sommes bornés ; la partie de son œuvre qui s’adapte à notre cadre dépasse de beaucoup en ampleur tout témoignage contemporain de cette nature ; et enfin, parmi les gens de lettres de son temps, il est peut-être celui qui a le plus vécu au Château.


Car j’ai eu le tort, ajouté à d’innombrables, de ne considérer que l’homme fait, que le poète en pleine gloire, et de négliger l’enfant, le petit page (tel Tristan) qu’il fut à l’âge de douze ans.


En août 1536, on le présenta au dauphin fils aîné de François Premier ; ce prince mourut dans le courant du mois. Le jeune Ronsard passa au service de l’un des deux fils de France survivants, sans que l’on puisse bien certifier le quel : il est probable que c’est, non pas le futur Henri II, mais bien son cadet, Charles. Et, toujours la même année, lorsqu’il s’agit de composer la maison de Madame Madeleine, qui allait épouser Jacques Stuart et régner en Ecosse, il fut choisi pour en faire partie. Ici se rattache une anecdote assez curieuse, que l’on rencontre partout, et qui n’en est peut-être pas plus authentique pour cela. C’est Madame de Villedieu qui la raconte, près de deux siècles après.


Vers le fond du Jardin des Pins, François avait fait construire une Grotte rustique, dont rentrée était formée par des Satyres, aux corps merveilleux de musculature pris et comme écrasés dans les rocailles de la façade. Seules, ces reliques de sculpture superbe subsistent encore, en leur coin ignoré, et d’un accès peut-être un peu difficile à qui ne connaît pas les détours ; c’est fâcheux, car elles sont d’une franche et forte beauté. A l’intérieur c’était la salle de bains de la duchesse d’Étampes. D’autres dames aussi y venaient, sans défiance. Or, détail qui porte bien sa date, une niche secrète permettait, grâce à un jeu de miroirs, de voir, sans être vu, tous les charmes les plus intimes des jolies baigneuses. Jacques d’Écosse connaissait cette particularité : il se glissa dans le traître retrait au moment où sa belle fiancée allait se transformer en Nayade, et son impatiente curiosité fut sans doute satisfaite au gré de tous ses rêves. Oui, mais, si l’on voyait, on entendait aussi. Madeleine était accompagnée de Mademoiselle de Vendôme, et s’entretenait avec cette confidente ; et le jeune roi imprudent apprit qu’il avait un rival heureux en don Juan d’Autriche, et qu’on ne l’épousait qu’à contre cœur et en se considérant comme victime de la raison d’État. Il n’en persista pas moins, emmena la princesse en Écosse, où elle mourut au bout de six mois.


Ce qui peut mettre en garde contre ce récit, c’est qu’il suppose que Madeleine fut mariée malgré elle. Or Brantôme est assez peu de cet avis, et s’appuie sur un dire de Ronsard, précisément. Il prétend qu’elle voulait à toutes forces être reine et qu’elle était prête à tout pour cela. « Ainsy qu’on l’en vouloit destourner, non certes qu’il ne fust un beau et brave prince, mais pour estre condamnée à aller faire son habitation en un pays barbare et une gent brutale, luy disoit-on, elle respondit : Pour le moins, tant que je vivray je seray reyne, ce que j’ay tousjours désiré. Mais quand elle fut en Escosse, elle en trouva le pays tout ainsy qu’on lui avoit dict, et bien différent de la douce France. Toutesfois, sans autre semblant de la repentance, elle ne disoit autre chose, sinon : Helas ! j’ay voulu estre reyne ; couvrant sa tristesse et le feu de son ambition d’une cendre de patience, le mieux qu’elle pouvoit. M. de Ronsard m’a conté cecy, lequel alla avec elle en Escosse, sortant de page d’avec M. d’Orléans, qui le luy donna pour aller avec elle… »

L’incident de la Grotte ne fût-il qu’un conte, je l’ai rappelé parce que le fait des fiançailles à Fontainebleau de Jacques Stuart et de Madame Madeleine reste vrai, et que notre poëte, remplissant son office auprès de ses nouveaux maîtres, séjourna au Château pendant les derniers mois de 1586.


Rimait-il déjà ? Il est permis de le croire sur l’aveu qu’il en fait, au Second Livre des Poemes, à Pierre L’Escot.


Je n’avois pas douze ans qu’au profond des vallées.
Dans les hautes forests des hommes reculées.
Dans les antres secrets de frayeur tout couvers,
Sans avoir soin de rien je composois des vers ;
Echo me respondoit et les simples Dryades,
Faunes, Satyres, Pans, Napées, Oreades,
Egipans qui portoient des cornes sur le front,
Et qui ballant sautoient comme les chèvres font,
Et le gentil troupeau des fantastiques fées
Autour de moy dansoient à cottes agrafées.

Le joli souvenir à garder que celui de cette année d’enfance accomplie en Forêt !


Si l’on avait ces petites œuvres de prime jeunesse, je ne doute pas que l’on y trouverait des fraicheurs et des naïvetés d’impression tout exquises. On suivrait le poëte qui s’échappe des hautes salles pour aller dans les poudroiements de soleil divinisant les feuilles rougies par l’automne. Et l’on pourrait lui dire ce qu’il dit (Odes, V, II) lui-même « à Madame Marguerite, qui depuis a esté duchesse de Savoye » :


Aussy ces maisons tant prisées,
D’un or imagé lambrissées,
Fontaine-Bleau, Chambour, ne sont
Les séjours où tant tu t’amuses
Que parmy les antres des Muses…


Les antres des Muses !




TABLE


QUELQUES POËTES FRANÇAIS
des seizième et dix-septième siècles
À FONTAINEBLEAU.


Pages.
Mellin de Sainct Gelays 
 26
Hugues Salel 
 43-  45
René Macé 
 149-153
Un gentilhomme Lymosin 
 155-169
Pierre de Ronsard 
 1-19,193-199, 357-383
Jean Doublet 
 171-177
Philippe Desportes 
 65-  83
Jean Bertaut 
 37-  63
H. Laugier de Porchères 
 179-183
François de Malherbe 
 21-  35
H. de Bueil de Racan 
 237-239
Thomas de Courval-Sonnet 
 201-205
Nicolas de Sainte-Marthe 
 229-235
Guillaume Bernard 
 207-211
Claude Garnier 
 213-226
Charles de Navieres 
 226-227
Un païsan françois 
 185-187
Le sieur de Mesmes 
 189-192
Un Pasquil 
 241-247
Tristan L’Hermite 
 85-103, 231-232
Guillaume Colletet 
 105-127
Le P. Pierre Le Moine 
 129-141
Claude de Malleville 
 257-261
Le Voyage d’Olympe 
 249-255
Le sieur Roland 
 263-265
Jean de Mairet 
 267-271
Guillaume de Brebeuf 
 273-275
Jean Loret 
 287-342
La Gravette de Mayolas 
 343-346
Charles Robinet 
 344-346
Perdou de Subligny 
 344-346
Alexandre Lainez 
 277-285