Quelques poëtes français des XVIe et XVIIe siècles à Fontainebleau/Un gentilhomme Lymosin

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UN GENTILHOMME LYMOSIN



Il faut être homme de bonne volonté pour affirmer formellement que l’auteur des Horribles et espouentables faictz et prouesses du très renommé Pantagruel est aussi celui de l’Epistre Lymosine. Cette pièce porte, en maint et maint endroit, un indéniable cachet d’inauthenticité.


La première édition collective de Rabelais date de 1553, qui est l’année de la mort du grand Railleur. Elle ne contient que quatre livres, un de Gargantua, trois de Pantagruel. Une autre suit, en 1556, et ajoute la Prognostication Pantagrueline. Cet almanach burlesque, ainsi que la Sciomachie, ou relation de fêtes données à Rome l’an 1549, avait vu le jour antérieurement. Des vers à Jehan Bouchot figurent dès 1545 dans les Epistres familières du Traverseur de Voyes périlleuses. À cela, sans plus, se borne la liste des ouvrages dont l’origine n’est nullement douteuse.


En 1562 et 1564, parut Le cinquiesme et dernier livre. On sait que cette continuation est déjà soupçonnée d’être en partie apocryphe. Et enfin voici, un peu après : « Les Œuvres de Me François Rabelais, docteur en medicine, contenant cinq livres de la vie, faictz et dicts héroïques de Gargantua et de son fils Pantagruel. Plus la Prognostication Pantagrueline, avec l’Oracle de la dive Bachuc et le mot de la Bouteille. De nouveau veu et augmenté de ce qui s’ensuit outre les autres impressions, les Navigations et Isie Sonnante, l’isle des Apedefres, la cresme philosophale, avec une Epistre Lymosine. Le tout par Me François Rabelais. — À Lyon, par Jean Martin, M.D.LXVII, in-16. » Il sied de remarquer, sans entrer dans d’autres détails bibliographiques, qu’il n’y a pas lieu de tenir compte d’un volume in-8 et in-12 faussement marqué du chiffre 1558, mais de beaucoup postérieur. Et que, dans l’édition de 1567, un visible désir d’allécher l’acheteur a fait enfler le titre à l’aide de l’annonce d’une série d’épisodes qui tous se confondent avec le Cinquiesme Livre. En 1584, ce titre s’allonge encore, de la sorte :… « avec une Epistre Lymosine et deux autres Epistres à deux vieilles de differentes mœurs. »


L’Epistre Lymosine n’a donc été introduite dans le recueil rabelaisien que quatorze ans après que celui qu’on en rendait responsable avait passé de vie à trépas. Les Epistres à deux vieilles, plus récemment admises, longtemps maintenues, ont été enfin expulsées comme manifestement étrangères. La Lymosine mérite, selon toute probabilité, le même sort, et n’est gardée qu’en souvenir du Chapitre vi du Livre II, premier de Pantagruel. Parmi les éditeurs modernes, celui-ci insère, celui-là n’insère pas le poëme, mais, pour la plupart, ils évitent de se compromettre aussi bien dans un sens que dans l’autre. Deux seulement expriment une opinion. Louis Moland place I’Epistre dans les Pièces attribuées, et ajoute : « Rien ne prouve qu’elle soit de Rabelais. » Marty-Laveaux, qui donne le meilleur texte, dit : « Il paraît à peu près certain que cette facétie n’est point de Rabelais. »


On peut être plus catégorique. Il n’y a qu’à regarder de près.


L’Epistre du Lymosin de Pantagruel grand excoriateur de la lingue latiale Envoyée à un sien amicissime resident en l’inclite et famosissime vrbe de Lugdune, devrait au moins, pour être de Rabelais, se lire écrite tout entière, et sans défaillance, dans le jargon composite dont ne se départ pas une minute le fâcheux Escolier ; si ce n’est, appréhendé à la gorge, quand il pousse des exclamations de douleur et de terreur en son dialecte natal. Le prestigieux jongleur de mots était de taille à soutenir cette gageure jusqu’au bout ; il l’a prouvé. Or il est facile de se rendre compte à la simple lecture — on le verra — que, tandis que la teneur générale du morceau affecte, avec plus ou moins d’habileté, de se grimer selon le mode proposé, il y a au contraire des passages assez étendus où le sophistiqueur semble avoir renoncé à ce dessein, et l’avoir même oublié, pour s’en ressouvenir un instant après. Des suites de vers, dont une va jusqu’à seize ou dix-huit, sont en la langue du xvie siècle la plus pure et la plus naturelle et l’on n’y rencontre un mot insolite ou factice. Ce ne sont pas les pires ; mais il en résulte une assez singulière incohérence, indigne d’un virtuose. On croirait parfois à deux compositions diverses bizarrement amalgamées, ou à un monstre hybride obtenu en adultérant, et seulement par places, une production tout d’abord de forme spontanée.


Après la dernière rime on lit : « Ainsi signé Desbridegousier. » Et ce nom, sans signification en l’espèce, servilement et maladroitement imaginé sur une trop immédiate réminiscence, n’est-il pas pour étonner, quand il faudrait ou quelque mirifique assemblage de syllabes à désinence romaine, ou quelque vocable sentant son terroir ? Celui qui baptisa, parmi ses personnages du second plan, Homenas, Xenomanes, Rondibilis, Trouillogan et Nazdecabre, et découvrit le pays de Myrelingues, eut trouvé mieux.

Mais que notre Lymosin reste, ou non, affublé du sobriquet de Desbride-Gousier, il faut noter qu’il s’est, en la circonstance, dépouillé de la qualité d’Escolier. Pourquoi et comment s’est-il transformé, sans nulle apparence logique, en un Gentilhomme qui suit la Cour dans ses déplacements (sequent l’ambulante curie) et fait les campagnes du Roi ? C’est que telle en effet est la personnalité de Fauteur de ces vers. Une grande précision de détails n’en laisse point douter ; et voilà, à mon sens, une des meilleures clefs du secret.


Quant au « grand ami » à qui la lettre est adressée, son identité ne saurait être déterminée que de la façon la plus gratuite. Les seuls renseignements que nous ayons sur lui sont que, jouvenceau délicat et tenel, il habite tantôt Lyon où il coule des jours fortunés grâce aux dames de la ville, tantôt un patrimoine champêtre (agrès possesses que tes genitz Vont laissé pour successes) aux environs de Lyon. Là, dans de grands bois hantés des faunes et des nymphes, on festine, on chasse la petite et la grosse bête, on se divertit de mille manières. Et le courtisan envie cet agréable sort :


O deux, trois fois, tresfœlice la vite,
Pour le respect de nous, qui l’omnidie
Sommes sequents l’ambulante curie,
Sans ster, n’avoir un seul jour de quiète.


(Traduction, d’après celle qu’Éloi Johanneau a donnée : Ô deux, trois fois très heureuse vie en comparaison de celle que nous menons, nous qui tous les jours suivons l’errante cour, sans nous arrêter ni avoir un seul jour de repos).


Quels sont ces voyages, et de quelle nature ? La description est bien trop circonstanciée pour ne répondre qu’à une pure imagination.


Depuis le temps que nous as absentez,
Ne sommes point des Eques desmontez :
Ne le Cothurne est mové de tibies.
Pour conculquer les Burgades patries,
Où l’itinere aspere, et montueux,
En aucuns lieux aqueux, et lutueux,
Souvent nous a fatiguez et lassez,
Sans les urens receptz qu’avons passez.
Je ne veulx point tant de verbes effundre,
Et de noz maux ton auricule obtundre,
Enumerant les conflits Martiaulx,
Obsidions, et les cruels assaulx,
Qu’en Burgundie avons faicts et gerez.
J’obmets aussi les travaulx tolerez
Dans les marestz du monstier enuieux
Que nous faisoit l’aquilon pluvieux :

Où par long temps, sans castre, ne tentoife
Avons esté desperans la victoire.
Finablement, pour la brume rigente
Chascun du lieu se despart, et absente.


(Depuis le temps que tu t’es absenté de nous, nous ne sommes point descendus de cheval, et nos bottes n’ont point quitté nos jambes, pour fouler les bourgs paternels, où la route âpre et montueuse, en quelques lieux humides et boueux, souvent nous a fatigués et lassés, sans parler des endroits brûlants que nous avons passés. Je ne veux point tant de paroles répandre et de nos maux ton oreille étourdir, en énumérant les conflits guerriers, les sièges, et les cruels assauts qu’en Bourgogne nous avons faits et accomplis. J’omets aussi les souffrances que nous faisait subir l’aquilon pluvieux dans les marais du monastère ennuyeux où, pendant longtemps, sans camp ni tentes, nous avons été, désespérant de la victoire. Finalement, à cause de la brume froide, chacun de là part et s’éloigne.)


Cela est tout à fait formel et plein de détails explicites. Le Gentilhomme à qui il plut de se déguiser en Lymosin, fait partie de l’armée royale exécutant une promenade militaire sur le sol français, en Bourgogne et dans l’Est. Et cette démonstration, qui ne cesse qu’à la fin d’un automne pluvieux et au moment où s’aggrave la mauvaise saison, ne va pas sans que des marches pénibles aient été accomplies, sans que des sièges aient été formés, des assauts donnés et des combats livrés.


Je crois qu’il est permis d’étendre le sens du mot : Burgundie, ainsi que le fait Joachim du Bellay dans les Tragiques Regrets de Charles V Empereur :


Verray-je donq’, quelque grand que je sois,
Dessoubs les pieds de ce jeune François,
Qui jà’se fait de mes despouilles riche,
Fouller l’honneur de Bourgogne et d’Autriche.


Et en effet les annalistes de ces guerres, tels que Guillaume et Martin du Bellay, ou François de Rabutin, appellent Bourguignons les soldats de l’armée impériale que nos troupes rencontrent tant en Picardie qu’en Lorraine.


Au passage, l’expression de « monstier » nous amène à songer aux Trois Évêchés. Enfin il est de toute nécessité que ces faits d’armes se placent dans la période de trente quatre ans entre 1533, année où les premiers chapitres de Pantagruel furent mis en lumière, et 1567 qui est la date ultime où l’on puisse reculer la composition de l’Epistre.


Tout cela étant posé, ce qui réunit le mieux les conditions voulues — j’ai cherché, et n’ai rien trouvé de plus approchant — semble être jusqu’ici l’entreprise de 1552, où Henri II s’empare de Toul et de Pont-à-Mousson, et remonte jusqu’à Strasbourg, tandis que Charles Quint va investir Metz. Cette année-là, remarque qui viendrait à l’appui, dès août, des pluies incessantes, amenant des maladies, interrompirent prématurément les opérations. À dire vrai, plus d’un doute subsiste, et cela n’est qu’hypothétique. Mais, en tout cas, à aucun moment de la vie de Rabelais, on ne voit qu’il ait accompagné le Roi dans une expédition de ce genre. On suit son histoire d’assez près sans rencontrer quoi que ce soit de semblable. Comment donc aurait-il pu rédiger une relation, sommaire sans doute, et soulevant des indécisions, où pourtant l’on sent le témoin oculaire ?

Voici l’hiver arrivé ; il n’est plus temps de tenir campagne ; l’armée rentre dans ses foyers, et le Roi revient à Fontainebleau.


Aussi, voyant la maiesté Regale
Qu’appropinquoit la frigore hybernale,
Et que n’estoit le Dieu Mars de saison :
S’est retirée en sa noble maison
Et est venue au palays délectable
Fontainebleau, qui n’a point son semblable,
Et ne se voit qu’en admiration
De tous humains. Le superbe Ilion
Dont la mémoire est tousjours demeurée,
Ne du cruel Néron la case auree,
Et de Diane en Ephese le temple,
Ne furent oncq’pour approcher d’exemple
De cestuy-cy. Bien est vray qu’autresfois
L’as assez veu : Si est ce toutesfois,
Que l’œil qui l’a absenté d’un seul jour,
Tout esgaré se trouve à son retour :
Pensant à voir un nouvel édifice.
Dont la matière est plus que l’artifice.


Ici la traduction n’a que faire. À part un mot peut être, ou deux au plus, tout au début, y a-t-il en ces dix-huit vers une seule trace de Lymosinisme, ou mieux de Latinisme ? Et n’est-ce pas la langue courante de l’époque ? Qu’on se reporte à n’importe quel versificateur moyen de ce temps, et même à Rabelais qui a parsemé son Roman d’un nombre assez considérable de rimailleries. Et l’on reconnaîtra le plus notable exemple de l’incohérence de composition ci-dessus signalée. Il est superflu de revenir sur la conclusion.


S’arrêterait-on à examiner cet éloge de Fontainebleau, l’on s’étonnerait de l’assertion que : la matière est plus que l’artifice. Notre homme pense-t-il donc que les merveilleuses sculptures, de nous encore admirées, ne faisaient qu’abîmer le marbre et la pierre ? Voilà bien une idée de Limousin, voire de maçon ! L’intéressant, c’est lorsqu’il constate combien, d’année en année, le château se transformait. Mais resterons-nous dans le laps de temps limité entre 1583 et 1567, où l’ère des grandes constructions est close ? Au contraire, un visiteur, revenant après une courte absence, voyait surgir de terre, en 1519, les bâtiments de la Cour de la Fontaine, en 1527, ceux qui renouvelaient la Cour Ovale ; en 1529, 1530, 1531, 1535, 1539, le pavillon de Saint Louis était restauré, et l’on commençait la Galerie d’Ulysse ; la Basse Cour (que j’ai eu autre part l’étourderie de confondre avec la Cour du Donjon et qui est celle depuis appelée Cour du Cheval blanc), se fermait des quatre côtés, et le Pavillon des Armes, la Chapelle, le Cabinet des Peintures, les Étuves, le Pavillon des Poêles se reliaient en une magistrale façade ; la Salle de bal se dorait somptueusement ; d’autres ailes s’édifiaient. — Et n’est-on pas tenté de croire que les vers à la louange de Fontainebleau ne sont pas autre chose qu’une épigramme (dans le sens ancien) de facture antérieure, introduite au milieu de l’Epitre, à l’aide d’un raccord quelconque, et sans que l’on se soit donné la peine d’en mettre le texte à l’unisson du reste ?


Aussitôt après, l’auteur reprend sa verbocination, pour blasphémer dans la langue des cuistres :


Or (pour redir au premier proposite)
Il n’est deceut que tu te disposite,
Tant que l’hiberné aura son curse intègre,
De relinquer l’opime pour le maigre.
Puisque bien stas (grâce au souverain Jove)
Nous t’exhortons que de là ne te move,
Si tu ne veulx veoir tes aures vitales
Bientost voiler aux Parques, et Fatales :
Cir cest air est inimice et mortel
D’un jouvenceau délicat et tenel…


(Or pour en revenir à mon premier dessein, il n’est pas à propos que tu te disposes, tant que l’hiver aura son cours entier, à quitter le gras pour le maigre. Puisque bien tu te trouves, grâce au souverain Jupiter, nous t’exhortons à ne point bouger de là, si tu ne veux voir ton souffle vital bientôt s’envoler chez les Parques fatales. Car cet air-ci est ennemi mortel d’un jouvenceau délicat et tendre.)


La peinture est peu attirante. Elle est en flagrante discordance avec la description plus enthousiaste et plus juste qui précède. Car quelle apparence d’un Château unique que l’on serait allé mettre dans un séjour à ce point malsain, fût-ce à la mauvaise saison. La diatribe se termine par un raisonnement qui sent quelque peu. Dieu me pardonne ! sa garnison.


Conclusion, tout aise nous recule.
Et si n’estoit quelque proximité,
Que nous avons en la grande cité,
Où nous pouvons aller aliques vices.
Pour incumber aux jucunds sacrifices
De Genius, le grand dieu de nature :
Et de Venus (qui est sa nourriture)
De rester vifz nous seroit impossible
Un hebdomade… ou bien sain, et habile
Seroit celuy qui poorroit eschapper
Que febvre à coup ne le vint atrapper.

Voy par cela quelle est la différence
Du tien séjour en mondaine plaisance,
Et de la vie amere et cruciee
Que nous menons…


Voici encore ou la traduction n’est guère utile. Quelques termes au plus inquiéteraient un homme de qui les humanités seraient bien lointaines ; ainsi : alignes vices, pour : quelquefois. L’inexpert pasticheur ne dit même plus, comme au premier vers ici cité, la vite, mais la vie amève et cruciée. Il fait rimer habile avec impossible, licence dont Rabelais, quand il s’en mêla, ne s’est jamais permis l’équivalent. Ce n’est qu’un piètre écrivain, sans autorité. Cette découverte nous consolera très amplement du mauvais propos qu’il a tenté de tenir, en définitive, sur Fontainebleau.


Même le couplet du palais délectable n’est pas du bon argent. Et nous ne voulons que de l’or.