Questions scientifiques - L’Industrie chimique des matières colorantes artificielles

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Questions scientifiques - L’Industrie chimique des matières colorantes artificielles
Revue des Deux Mondes4e période, tome 159 (p. 693-708).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

L’INDUSTRIE CHIMIQUE
DES
MATIÈRES COLORANTES ARTIFICIELLES

L’industrie chimique, en général, et celle des matières colorantes en particulier, est essentiellement une industrie savante. Le développement de la chimie, en ce siècle, a été si rapide que l’industrie correspondante n’a pas eu le loisir de s’attarder, comme il est arrivé à d’autres, dans les sentiers de la routine. Elle a suivi, bon gré mal gré, la marche haletante, accélérée, du progrès scientifique.

Les expositions internationales, depuis cinquante ans, ont marqué les époques de cette histoire précipitée. De l’une à l’autre, des changemens se sont opérés, qui n’étaient rien moins que de véritables révolutions industrielles.

Une circonstance tout à fait heureuse, permet aux esprits qu’intéresse l’évolution parallèle de la science et des arts industriels, de se renseigner de la manière la plus parfaite, en ce qui concerne les matières colorantes et les procédés de teinture. C’est que, précisément, la charge de rendre compte des progrès réalisé d’une Exposition à l’autre, par cette industrie a été confiée aux maîtres eux-mêmes de la science chimique. C’est Würtz, le représentant le plus qualifié de la chimie organique dans notre pays qui fut chargé du rapport à l’occasion de l’Exposition de Vienne, en 1873. En 1878, à Paris, ce soin incomba à M. Lauth qui écrivit à ce propos une étude magistrale sur les conditions de notre industrie française, sur les causes de son état languissant comparé à l’essor qu’elle a pris chez nos rivaux et sur les remèdes énergiques que réclamait cette situation. Il a montré avec beaucoup de force que le mouvement rapide qui entraînait cette branche de l’industrie chimique dans les voies du progrès, et auquel nous avions vigoureusement contribué, au début, n’était plus secondé chez nous. En 1889, M. Jungfleisch étendit et compléta l’histoire si instructive dont ses prédécesseurs avaient écrit les premiers chapitres. Enfin, le rapport sur l’exposition de Chicago, en 1893, fut confié à M. Haller, le fondateur de l’Institut chimique de Nancy, c’est-à-dire de la meilleure institution que la France puisse opposer aux Instituts technologiques de l’Allemagne. C’est à ce travail, rempli des observations les plus intéressantes et des vues les plus hautes, que nous emprunterons une partie de nos renseignemens.


I

Le sens général des transformations subies par l’industrie des matières colorantes est caractérisé d’un mot. C’est la substitution tantôt lente et progressive, d’autres fois brutale, des produits fabriqués artificiels aux produits naturels. La révolution s’est opérée, par conséquent, aux dépens de l’industrie agricole, dans la plupart des cas. C’est un fait qui se répète sans cesse. Des couleurs empruntées jusque-là aux végétaux et aux animaux sont un beau jour obtenues par les procédés artificiels, du laboratoire ou de l’usine. Du coup, une culture florissante est menacée ; elle décline bientôt et disparaît ; un pays naguère en pleine prospérité se trouve, en peu de temps, sous le coup de la ruine.

Les exemples abondent. Le premier en date qui est, en même temps, l’un des plus célèbres est fourni par l’industrie de la soude. A la fin du siècle dernier, elle était exclusivement agricole. On tirait alors la soude des plantes récoltées sur le littoral de la mer, au voisinage des salines, le long des lacs salés et des étangs saumâtres. Ces végétaux marins, herbes ou arbrisseaux, tels que soudes, baril les, salicors, chénopodes, pourpiers de mer, cresse de Crète, etc., étaient particulièrement exploités sur les côtes de la Méditerranée, en France, en Italie, et surtout en Espagne. En faisant brûler les tiges de ces plantes, on obtenait une cendre très riche en sel de soude. A défaut de ces chénopodées et de ces arroches, en Bretagne et sur les côtes de la Manche, on recueillait les goémons ou varechs d’où l’on tirait de la même manière la soude de varech.

C’était l’Espagne, en définitive, qui fournissait la plus grande quantité de soude. Tous les pays, à cet égard, étaient plus ou moins ses tributaires. On avait cherché, en France, à diverses reprises, à s’exonérer de ce tribut espagnol ; on s’était proposé de retirer la soude du sel marin lui-même, directement, sans passer par les plantes qui l’empruntent évidemment au chlorure de sodium, ou, plutôt, en opérant comme elles. L’Académie des sciences avait mis la question au concours dès l’année 1782. Les événemens de 1792 en interrompant nos relations avec l’Espagne en rendirent tout à fait urgente la solution. La Convention fit appel aux lumières et au patriotisme des chimistes. La réponse ne se fit pas longtemps attendre. Treize solutions furent proposées, dont la plus parfaite et la plus pratique avait pour auteur Nicolas Leblanc. Le procédé Leblanc pour la préparation de la soude fut adopté ; il a été employé pendant quatre-vingts ans, à l’exclusion de tout autre. L’un de ses premiers effets fut de ruiner la florissante et paresseuse industrie qui enrichissait les populations côtières de l’Espagne.


II

Un second exemple, celui-là contemporain, est fourni par l’industrie des couleurs d’aniline. La découverte de ces matières tinctoriales, dérivées du goudron de houille, opéra une véritable révolution dans l’industrie de la teinture. Elle avait été préparée par des travaux de laboratoire, dont le premier en date remonte à 1823 et avait eu pour auteur l’illustre Faraday. Ces recherches, d’ordre purement scientifique, aboutirent, en 1856, à la fabrication du violet d’aniline par un jeune chimiste anglais W. Perkin. Peu de temps après se produisit en France la découverte, tout à fait connexe, du rouge d’aniline ou fuchsine par les frères Renard. Ces brillantes couleurs furent révélées au public à l’Exposition de Londres en 1862.

Les nuances rouges éclatantes, le cramoisi et l’écarlate dont on teignait auparavant les riches étoffes, étaient empruntées à la cochenille. On désigne par ce nom, à la fois la matière tinctoriale et l’animal qui la produit.

Les cochenilles et kermès forment un genre d’insectes hémiptères, voisins des pucerons, et qui vivent comme ceux-ci sur les feuilles d’un grand nombre de végétaux. La plupart des espèces chenilles ne sont, par elles-mêmes, d’aucune utilité ; et, par contre, elles nuisent beaucoup aux plantes sur lesquelles elles vivent, à l’olivier, au figuier, à l’oranger. Mais il y en a un petit nombre qui possèdent la propriété de produire dans leurs tissus des substances colorantes rouges du plus bel éclat. Quelques-unes de ces espèces sont originaires d’Europe et ont été utilisées de tout temps pour la teinture ; telle est la cochenille de Pologne qui vit sur les racines de la tormentille ; et la cochenille du chêne vert qui se rencontre dans le midi de la France et en Orient. Mais cette utilisation était condamnée à rester toujours très limitée ; elle ne serait pas arrivée à constituer une véritable industrie, si l’on n’avait connu la cochenille du nopal. Celle-ci est originaire du Mexique : elle vit sur la variété de cactus appelée nopal. Sa propagation constituait une branche importante d’industrie agricole qui a été particulièrement florissante au Mexique et, plus tard, dans le Honduras et le Guatemala. Elle y subsiste encore ; mais amoindrie. Les procédés sont restés ce qu’ils étaient, mais ils sont appliqués avec plus de soin.

On faisait de grandes plantations de cactus nopal ; et, au retour de la belle saison, on déposait sur les feuilles en raquette de ce végétal des femelles de cochenille provenant de la récolte précédente. Après qu’elles ont pondu et produit des milliers de petites chenilles, on répartit celles-ci sur toute l’étendue de la plantation. En un mois ou deux l’insecte ayant atteint tout son développement, on le recueille et on le dessèche. Si la saison s’y prête, on recommence l’opération. On peut obtenir ainsi deux et même trois récoltes en une année.

C’est là, comme on le voit, une forme d’exploitation qui exige beaucoup de soins. Elle était extrêmement rémunératrice autrefois, avant la concurrence des couleurs d’aniline. Aussi avait-elle tendance à se répandre. Elle s’était successivement infiltrée aux Canaries, en Espagne et en Algérie. La découverte de la fuchsine et des matières tinctoriales dérivées de la houille lui a donné un coup dont on pouvait craindre qu’elle ne se relevât point. A la suite de cet événement, le produit, en deux ou trois ans, subit une dépréciation de moitié : de 14 francs le kilogr., il tomba à 7. La crise ne fut pourtant pas aussi désastreuse qu’on pouvait le craindre. La solidité, l’éclat et la délicatesse de nuances de ce carmin naturel lui ont conservé une place privilégiée dans les industries de luxe.


III

L’issue n’a pas été aussi favorable en ce qui concerne une autre de nos industries agricoles, qui, après avoir enrichi quelques régions de notre pays, a succombé enfin devant la concurrence de l’industrie chimique. Nous voulons parler de la garance. C’est, comme l’on sait, une sorte de ronce, Rubia tinctorum, herbacée vivace, à tige rameuse et couverte d’aspérités, dont la racine, nommée alizari dans le commerce, possède une écorce rouge, riche en principe colorant. Aux environs de 1870, sa culture couvrait des champs immenses, en Vaucluse et dans les départemens limitrophes. Aujourd’hui, l’on n’en trouve plus de trace dans toute cette région du Sud-Est de la France où son exploitation avait été si prospère. La récolte de la garance, dans le département de Vaucluse et dans les pays voisins, avait atteint, en 1872, le chiffre de 23 000 tonnes. En 1876, elle descendait progressivement à 14 000 tonnes : l’année suivante, elle tombait à moitié, 7 000 tonnes. En 1881, elle était réduite à 500 tonnes. C’était la fin de la lutte. Un an plus tard, on pouvait dire que la culture de la garance avait disparu.

C’est encore une découverte de la chimie synthétique qui avait ruiné cette florissante et ancienne industrie de notre sol. C’est le brevet qu’avaient pris, le 18 décembre 1868, deux chimistes allemands, Grœbe et Liebermann, pour la préparation de l’alizarine artificielle, c’est-à-dire du principe colorant de la garance. Quelque temps après, ils apportaient leur découverte à l’une des plus puissantes sociétés de l’industrie chimique allemande, la Société Badoise (Badische Anilin und Sodafabrik). De ce jour, comme le dit M. Jaubert, la garance naturelle avait vécu ! Elle était tout au moins condamnée à disparaître à bref délai : sa mort n’était qu’une question de temps. Ce fut l’affaire d’une dizaine d’années. Les producteurs de garance naturelle luttèrent désespérément, en essayant d’améliorer leur rendement et en abaissant leurs prix. Les racines de garance qu’ils vendaient 80 francs les 100 kilogr., en 1871, ils les offrirent, les années suivantes, à 73, 55, 49, 39, 27 francs. Dans le même temps, l’alizarine artificielle, au contraire, voyait sa production croître de 4 tonnes à 1 260. En 1878, le prix de la garance naturelle tombait à 15 francs. Les agriculteurs travaillaient à perte. Le désastre était consommé.

Il s’agissait cependant d’une industrie ancienne et qui, après diverses péripéties, avait atteint son plein développement. Les habitans de la Gaule méridionale la pratiquaient dès le temps de la conquête romaine. Au moyen âge, la culture de la garance était florissante dans la basse Normandie, et l’exportation de l’écarlate de Caen formait une branche très lucrative du commerce de la cité normande. Un peu plus tard, cette culture paraît avoir succombé devant la concurrence des Flandres. Elle reparut en Alsace au commencement du XVIIIe siècle, et y prit une grande extension. Elle fut introduite, en 1756, en Provence où ses progrès ne furent pas moins rapides. Enfin, après 1815, l’adoption de la garance pour l’uniforme des troupes avait contribué à assurer la progression normale et régulière de cette culture. Cette prospérité fut interrompue brusquement par la découverte de l’alizarine artificielle. Les pantalons rouges de l’uniforme national ne sont plus teints aujourd’hui avec la garance nationale. Après avoir fait disparaître le produit naturel, l’Allemagne a monopolisé la fabrication du produit artificiel. En ne prenant pas trop rigoureusement les mots dans leur sens littéral, il est presque permis de dire que, s’il ne se cultive plus un pied de garance en France, il ne s’y fabrique pas non plus un seul kilogr. d’alizarine. L’Angleterre n’est guère mieux partagée que nous, à cet égard. La parfaite organisation d’une ou deux grandes fabriques allemandes, dont la Badische Anilin und Sodafabrik, a éteint toute velléité, de concurrence dans le monde entier.


IV

Une lutte du même genre s’est engagée récemment sur un autre terrain où l’industrie française est moins directement intéressée. Les péripéties n’en sont pas moins instructives et dignes d’être suivies. Il s’agit de la concurrence entre l’indigo naturel et l’indigo artificiel.

Cette fois-ci, c’est l’Angleterre qui est en cause. La culture de l’indigo est l’une des industries agricoles les plus importantes de sa colonie de l’Inde. Le péril vient encore du côté de la chimie allemande. Elle a réussi à produire l’indigo artificiel ou synthétique, lancé par cette colossale entreprise, la Badische Anilin und Sodafabrik, dont on comprendra la puissante organisation par ce simple détail qu’elle occupe 4 000 ouvriers et qu’elle compte un état-major de 80 chimistes savans. C’est en 1897 que ce produit a été jeté sur le marché. La lutte n’en est donc qu’à ses débuts. On n’en peut préjuger le résultat. Cependant, d’après les renseignemens que nous empruntons à M. Jaubert. la seule nouvelle de l’entrée en scène de l’indigo artificiel a produit une émotion si considérable dans l’Inde que la culture indigène s’en est trouvée aussitôt réduite. La surface consacrée à cette exploitation, dans les provinces du Nord-Ouest de l’Inde et dans l’Ouah a immédiatement diminué d’un tiers. Les champs d’indigo qui, dans cette région, couvraient une superficie de 1 876 kilomètres carrés en 1896, n’en couvraient plus, en 1898, que 933 kilomètres. Déjà, des conseillers compétens exhortent les planteurs à remplacer l’indigo par le tabac.

Cependant l’issue de ce duel industriel ne semble pas aussi prochaine que tendraient à le faire croire ces premiers incidens. La culture de l’indigo naturel est, en effet, susceptible de perfectionnemens qui peuvent lui assurer une longue résistance.


Ce n’est pas le premier assaut qu’a eu à subir l’indigo naturel. Il est déjà sorti victorieux d’une lutte économique assez vive. Pendant près de deux siècles, il a été interdit dans toute l’Europe. En France, un édit de Henri IV, de 1610, en défendait l’emploi sous peine de mort : et c’est seulement après 1730 que l’importation en fut tolérée. L’interdiction n’était pas moins absolue dans les autres pays. En Angleterre, la reine Elisabeth en avait expressément prohibé l’usage. En Saxe, des édits de 1650 et de 1666 traitaient cette matière tinctoriale de diabolique. Dans le Wurtemberg, les teinturiers étaient engagés par serment à ne jamais s’en servir.

Ces entraves n’avaient d’autre but que de protéger, contre la concurrence, la substance rivale dont on s’était servi jusqu’alors pour la teinture en bleu, c’est-à-dire le pastel, l’Isatis tinctoria. C’est une plante herbacée, de la famille des crucifères, très répandue et très rustique. Les feuilles, macérées dans l’eau, contiennent un composé qui est susceptible de fournir par fermentation la matière tinctoriale. La préparation a les plus grands rapports avec celle qui fournit l’indigo. Mais le pastel, quoique capable de fournir une teinture bon teint, est très inférieur à l’indigo. Les Hollandais, qui avaient éprouvé la supériorité du produit exotique, l’importèrent dans toute l’Europe. Ils arrivèrent à en introduire ainsi des quantités considérables, dont la valeur se chiffrait annuellement par plusieurs millions. Ce mouvement continua jusqu’au moment où les cultivateurs de pastel, menacés dans leurs intérêts, se liguèrent, et réussirent, par l’emploi de la violence et de tous les procédés d’agitation les moins légitimes, à faire Interdire la nouvelle matière. Interdiction vaine et qui n’a eu pour résultat que de retarder le moment d’une défaite fatale et définitive. D’ailleurs, la prohibition très rigoureuse ne pouvait pas toujours être maintenue. Lorsqu’il établit la manufacture des Gobelins, Colbert dut autoriser l’établissement à s’approvisionner en indigo.


L’indigotier exotique, l’Indigofera tinctoria, est une plante tout à fait différente du pastel au point de vue botanique. C’est un petit arbuste de la famille des légumineuses qui prospère dans les régions chaudes : dans l’Inde, à Java, en Chine, au Japon, au Brésil, au Mexique et en Égypte. Mais les véritables centres d’exportation sont seulement au nombre de trois, les Indes Anglaises qui, aujourd’hui, fournissent les 5/6 de la consommation européenne, soit 5 millions de kilogrammes ; les Indes Hollandaises qui en envoient presque un million, et l’Amérique centrale qui en exporte seulement 200 000 kilogr. La valeur totale de ces importations est évaluée à 60 millions de francs.

Les feuilles de l’indigotier sont disposées comme celles de l’acacia. C’est d’elles que l’on tire l’indigo, ou pour parler plus exactement la substance génératrice de l’indigo ; car celui-ci ne préexiste pas dans le tissu des fouilles qui est vert, comme d’habitude. Elles contiennent seulement une matière incolore, l’indican, qu’une véritable fermentation transforme, après récolte, successivement en indigo blanc et, enfin, par oxydation à l’air, en indigo bleu, tinctorial.

A parler rigoureusement, l’indigo naturel ne mérite donc pas son nom. Il n’est pas naturel ; il est le résultat d’une élaboration secondaire qui est seulement un peu plus simple que le procédé synthétique des chimistes, en ce qu’il se produit spontanément dans les circonstances ordinaires.

L’indigotier, comme le pastel, est effeuillé ou fauché aussitôt qu’il monte en fleurs. Cette opération peut être répétée jusqu’à deux et trois fois dans l’année, de telle sorte que la plante fournit un ou deux regains. On renouvelle d’ailleurs le plant tous les ans, quoiqu’il soit capable de vivre une dizaine d’années, parce que les pieds jeunes fournissent la matière la plus belle.

Le traitement consiste à entasser les feuilles dans de grandes cuves en maçonnerie où elles sont immergées dans l’eau et abandonnées à la macération pendant quelques heures, habituellement pendant une journée. On évite de les fouler. La fermentation se déclare dans ces cuves, comme dans celles de la vendange, à cela près qu’elle est plus rapide ; des gaz se dégagent de même, et de même aussi une écume remonte à la surface. Le suc qui sort des feuilles est jaunâtre : il contient, à ce moment, une substance incolore, l’indican. C’est la matière première. La fermentation la transforme en indigo blanc. Le liquide chargé d’indigo blanc est soutiré dans un nouveau bassin où on l’aère vigoureusement au moyen de palettes et de bâtons agitateurs. L’indigo blanc s’oxyde ; il devient indigo bleu. Celui-ci, étant insoluble dans l’eau, se dépose. La précipitation est facilitée par l’addition d’une petite quantité d’eau de chaux. C’est cette bouillie, égouttée, moulée en pains et desséchée, qui est livrée au commerce.

La préparation est trop simple, et trop bien calquée sur celle des boissons fermentées, pour n’avoir pas été connue de temps immémorial. Et, en effet, les anciens préparaient l’indigo, et l’employaient ; — mais, à l’exception des Egyptiens, ils ne surent pas le dissoudre et par conséquent le faire servir à la teinture. L’indigo est insoluble dans l’eau, dans l’alcool, dans l’éther et dans tous les dissolvans habituels. Il n’a d’autre dissolvant que l’acide sulfurique. Il s’y liquéfie en formant une liqueur bleue, le sulfate d’indigo ou bleu de Saxe. Avec l’acide sulfurique fumant, on obtient une liqueur pourpre.


La découverte de l’indigo artificiel, c’est-à-dire la préparation synthétique de cette substance par des procédés de laboratoire, est un fait tout récent qui ne peut donc pas encore avoir produit toutes ses conséquences. Elles peuvent être considérables, au point de vue économique, puisqu’il s’agit d’une matière donnant lieu, selon les évaluations les plus modestes, à un mouvement commercial annuel d’une centaine de millions de francs, et que, d’autre part, ce qui est en jeu, ce n’est rien moins que le sort d’une des plus grandes industries agricoles du globe.

Au point de vue de la chimie pure, la question n’était pas moins intéressante. La synthèse de l’indigo était un problème des plus compliqués et des plus laborieux. Elle n’a été réalisée que grâce à la science profonde et au labeur acharné de chimistes, dont quelques-uns, comme M. Bæyer et Heumann, sont du plus haut mérite. Le problème a reçu plusieurs solutions. Toutes n’ont pas la même valeur au point de vue industriel. Cependant, elles ont donné lieu à un nombre de brevets qui n’est pas moindre de 38, et dont la plupart ont été pris, dans ces dernières années, par la Société badoise. On en trouvera la liste dans l’ouvrage de M. Jaubert[1].

Les synthèses de l’indigo se rangent dans trois groupes, suivant leur point de départ. Les unes partent des dérivés nitrés de la série benzénique (synthèses de Bæyer et de Reissert). Une seconde série procède des dérivés benzéniques bi-substitués avec le groupe amide (Heumann, Frankel et Spiro) ; la troisième série a son origine dans l’acide anilido-acétique (synthèses de P.-J. Meyer, Vorlaender, Lederer).

Il semble que, de toutes ces méthodes, il n’y en ait que deux seulement qui soient utilisées actuellement dans l’industrie, celle de Bæyer et celle de Heumann. La première donne des rendemens considérables et son essor n’est ralenti que par le prix élevé de sa matière première, l’aldéhyde benzoïque orthonitrée. Tous les efforts portent actuellement sur les moyens d’obvier à cet inconvénient, et l’on ne peut tarder beaucoup à y réussir.

A l’exposition de Chicago en 1893, la Société badoise a présenté aux visiteurs une collection d’indigos artificiels, préparés par les différentes méthodes qu’elle a fait breveter ou dont elle est cessionnaire. Elle a commencé dès lors à livrer au commerce, sinon cet indigo lui-même, du moins les matériaux qui permettent de le produire sur la libre à teindre. C’est du reste de cette manière que l’on procède aussi dans l’industrie des couleurs d’aniline. Les fabriques livrent aux teinturiers les élémens de la matière tinctoriale plutôt que la matière elle-même.

Une autre Société, celle d’EIberfeld (Farben-Fahriken) a appliqué la méthode d’Heumann, c’est-à-dire la transformation du phénylglycocolle en indigo. On annonce que l’Exposition de 1900 nous montrera d’autres victorieux efforts de la fabrication allemande.


V

L’industrie des matières colorantes artificielles n’est qu’une branche de l’industrie chimique générale. Elle a son histoire à part, et il serait hasardeux de conclure de son évolution et de son degré de développement dans tel ou tel pays, à l’évolution parallèle des autres branches. Bien qu’il y ait une relation générale entre toutes ces parties de la chimie appliquée aussi bien que de la chimie pure, le jeu des causes particulières est assez varié pour qu’il faille se garder de généraliser sans précaution.

C’est sous le bénéfice de cette observation que nous devons nous empresser de reconnaître la très grande supériorité que l’Allemagne possède par rapport aux autres nations sur ce terrain, A elle seule, elle produit les quatre cinquièmes des matières colorantes qui sont employées dans le monde entier. Elle possède, à elle seule, les deux tiers des usines qui sont destinées à fournir à la consommation universelle, au total une vingtaine. Les autres pays, c’est-à-dire l’Angleterre, la France et la Suisse, se partagent les dix autres établissemens de ce genre. C’est dire que le nombre de ces établissemens, si l’on décompte les annexes et les succursales, ne dépasse pas une trentaine.

La production allemande excède de beaucoup les besoins du pays. La majeure partie des matières fabriquées est donc exportée. Selon le rapport de M. Haller, que nous suivons ici, l’Allemagne a livré à l’étranger, en 1891, 8 600 tonnes d’aniline et substances voisines, d’une valeur de 53 millions de francs ; et environ autant d’alizarine, ce qui représente une somme de plus de 16 millions ; au total, c’est une valeur de 71 millions,

La Suisse tient le second rang : l’excédent de ses exportations atteint 9 millions. En ce qui concerne la France, sa fabrication en couleurs d’aniline suffit à peu près à ses besoins. Au contraire, l’alizarine est entièrement importée. En définitive, les importations dépassent les exportations, d’environ 3 millions de francs. C’est donc, dans son ensemble, une branche languissante de la production nationale.


VI

Toutes ces matières colorantes artificielles sont des produits dérivés du goudron de houille. Le nombre s’en est prodigieusement étendu depuis leur première apparition. Celles du début étaient dérivées de la benzine et de son homologue la toluidine, matières premières des couleurs d’aniline ; un autre carbure d’hydrogène, l’anthracène, a donné naissance à l’alizarine et à ses dérivés, qui peuvent être regardés comme des colorans anthracéniques. Il y a eu de même des colorans naphtaléniques.

Cette manière de classer les matières colorantes d’après le carbure originel auquel chacune se rattache ne va pas sans difficultés ; et, d’autre part, l’on ne peut en employer de meilleure avant de connaître les causes intimes de la faculté colorante des produits organiques et le lien qui la rattache à leur constitution chimique. L’aniline est incolore ; de même la rosaniline, mélange d’aniline et d’un homologue, la toluidine. La simple oxydation de ce mélange produit des teintes d’un éclat merveilleux : des modifications légères dans le traitement donnent à ces couleurs une variété qui est comparable à leur richesse.

Il y a ainsi des composés organiques qu’un très léger changement transforme en colorans divers. Il n’est pas nécessaire de dire qu’il y en a un plus grand nombre à qui des modifications, même profondes, ne confèrent pas cette propriété. On doit admettre qu’il existe une relation entre la constitution intime d’une matière tinctoriale et sa propriété de colorer la lumière qui la frappe ainsi que de communiquer cette propriété aux fibres des tissus, en s’y fixant. Les chimistes ont cherché à saisir cette relation. M. Haller a résumé, dans son rapport, les idées qui ont cours à cet égard et les tentatives de classification qu’elles autorisent.


Une première observation due à MM. Grœbe et Liebermann trouve ici sa place. C’est que la plupart des matières tinctoriales de synthèse se décolorent lorsqu’elles fixent de l’hydrogène, de quelque manière que se produise cette fixation.

L’atome du métalloïde peut s’ajouter simplement à l’édifice, comme il arrive dans le cas des colorans azoïques. On comprend, sous ce nom, des substances très nombreuses dont la fabrication a pris un essor considérable et qui représentent peut-être les deux tiers de la production totale. C’est dans ce groupe qu’il faut ranger les orangés, les ponceaux de l’usine de Saint-Denis, la chrysoïdine de Witt, les couleurs, en un mot, qui ont remplacé les teintures jaunes que l’on demandait autrefois aux écorces et aux bois exotiques.

L’introduction de l’hydrogène peut se réaliser d’une seconde manière, par substitution, en remplaçant dans la molécule complexe du corps colorant un atome de même valence : c’est ce qui arrive pour les colorans nitrés et nitrosés, comme le jaune naphtol et le vert foncé de la Société badoise, qui sont susceptibles de teindre les tissus mordancés au fer et les fibres animales.

La règle de Grœbe et Liebermann enseigne que, dans l’un et l’autre cas, la pénétration de l’hydrogène a pour résultat la décoloration de la matière. Et c’est là une sorte de loi générale intéressante. En partant de cette observation et en la complétant par quelques hypothèses sur les liaisons des élémens, MM. Grœbe et Liebermann essayèrent d’établir une théorie des rapports qui doivent exister entre la constitution chimique et la faculté tinctoriale des substances de synthèse. Ils n’y ont point réussi : des objections graves ont été adressées à l’une de leurs hypothèses et leur tentative est restée sans résultats. Un autre chimiste, M. Witt, paraît avoir été plus heureux. Il a proposé un système qui se plie mieux aux faits et qui, jusqu’à nouvel ordre, peut servir à les relier.


VII

La constitution des matières colorantes artificielles doit être rattachée, selon M. O. Witt, aux hydrocarbures fondamentaux. C’est le point de départ de la théorie.

Ce noyau initial est incolore. Pour en faire un colorant, il faudra greffer sur lui, c’est-à-dire lui attacher latéralement des groupemens moléculaires remplissant certaines conditions. L’opération devra être répétée deux fois. La première fois, le groupe moléculaire qui est introduit dans le carbure, en y prenant la place d’un atome d’hydrogène, c’est-à-dire par substitution, doit être ce que l’on appelle un chromophore. M. Witt a donné la liste de ces substances. C’est l’expérience qui les a fait connaître. Il y en a dix-sept.

Ce premier groupe, introduit dans l’hydrocarbure, ne suffit pas. Il apporte seulement l’aptitude colorante comme l’exprime son nom générique de chromophore. Le second groupe vient renforcer l’action du premier ; il est auxochrome. L’expérience a fait connaître également les groupes de ce genre. Ils sont en petit nombre : les plus efficaces sont des restes ammoniacaux, AzH2, AzHR, AzR2, puis des hydroxyles OH ; et, enfin, avec beaucoup moins d’énergie, des ammoniums, des sulfuryles et des carbonyles.

Les composés dont la constitution peut se ramener à ce type sont colorifians. Ceux qui correspondent à un même chromophore sont analogues ; ils forment une famille naturelle. Et, comme l’on connaît dix-sept groupemens chromophores, il y a donc dix-sept familles ou classes de colorans.


Cette classification des corps colorans est sans doute un peu compliquée ; elle est passible de quelques objections. Au résumé, elle ne constitue certainement qu’une doctrine provisoire ; mais elle est rationnelle et suffisamment compréhensive. Elle fournit une première explication de la constitution des composés colorans et du rôle qu’y tient chaque groupe composant. On ne saurait, en effet, se contenter de distinguer, comme on le fait souvent, d’une façon trop élémentaire, trois groupes de colorans, les dérivés de la rosaniline, les azoïques et diazoïques, les dérivés des phénols. Cela suffit tout au plus à en donner une première idée. Pour l’avoir complète, il faut en venir aux dix-sept groupes.


La première classe est formée par les matières colorantes nitrées. Elle correspond au groupe chromophore AzO2, introduit une ou plusieurs fois dans la molécule. Elle comprend des composés de couleur jaune ou orangée, phénols, aminés, acide picrique, jaune naphtol de la Société badoise, qui teignent directement, et plus ou moins fortement, suivant qu’ils sont plus ou moins nitrés, la laine et la soie, mais ne se fixent point sur le coton.


La seconde classe est formée par les colorans azoïques, qui répondent au chromophore Az2’, et aux auxochromes AzH2*, OH, SO4*H. Elle comprend des corps de toute nuance qui ont la propriété de teindre, sans préparation, sans mordans, toutes les fibres végétales, coton, lin, jute, etc. Il suffit de plonger le tissu dans le bain colorant. La laine peut 6tre teinte également, mais en bain acide. Ces substances forment enfin, avec les sels métalliques, des laques précieuses pour la fabrication des papiers peints ou colorés.

Les corps de cette classe sont en très grand nombre ; ils ont été introduits pour la première fois dans l’industrie par la Société de Saint-Denis (établissemens Poirrier, Dalsace) qui tient à honneur d’en développer la fabrication. Cette usine, la seule qui soutienne chez nous la comparaison avec les vastes établissemens de l’Allemagne, a eu sa grande part dans la création des colorans artificiels. Ses conseillers chimistes, MM. Roussin, Lauth, Rosenstiehl, Chappuis, l’ont constamment maintenue dans la voie de l’invention. Dans la catégorie des azoïques, elle a créé une riche série d’orangés, de jaunes, de ponceaux, coccéines, roccellines, noirphenylène. La Société badoise, de son côté, en a produit un grand nombre qui sont connus sous les noms de vésuvine, tropéoline, écarlate palatin, rouge de naphtylène, etc. Enfin un autre établissement, la « Société par actions pour la fabrication des couleurs d’aniline de Berlin, » qui emploie 600 ouvriers et occupe 30 chimistes, a doté l’industrie des couleurs Congo, brillans, corinthes, oranges, bruns, et a exercé, par là, une influence considérable sur la technique de la teinture.

Il serait abusif de retenir le lecteur jusqu’à l’achèvement de ce défilé interminable. Contentons-nous de signaler seulement deux autres classes, celle des colorans cétoniques et celle des dérivés du triphénylmethane.


Les colorans cétoniques correspondent au groupe chromophore CO. C’est à cette classe qu’appartient l’alizarine artificielle et, d’une manière générale, la belle collection de couleurs dérivées de l’anthracène. Ce sont des bruns, des marrons, des bleus verdâtres, des bleus foncés qui remplacent l’indigo pour la teinture de la laine et sont remarquables par leur résistance à l’air, à la lumière et aux lavages. Cette fabrication est presque tout entière monopolisée par la Société badoise.


La classe du triphénylméthane comprend une longue série de produits. Elle est la plus nombreuse, après la série azoïque. Elle comprend les dérivés de la rosaniline, les aurines, les phtaléines, etc.

La Société de Saint-Denis semble avoir concentré sur ce groupe tous les efforts de sa fabrication. Elle s’applique à la production de la fuchsine, des violets d’aniline qui teignent la laine sans préparation et le coton à la condition qu’il soit mordancé par le tannin, des verts sulfonés, et enfin des bleus. La Société badoise exploite aussi très largement cette catégorie de produits infiniment variés, la fuchsine, la rosaniline, les rouge violet, bleu d’aniline, bleu nicholson, vert Victoria, vert malachite, l’acide rosolique, la fluorescéine, les éosines, le rose bengale, etc. La Société de Berlin, de son côté, a exposé, à Chicago, en dehors des produits connus, des colorans plus nouveaux, un vert guinée et un violet bleu.


Il y a, comme on le voit, dans cette industrie des matières colorantes un champ infini ouvert aux recherches et aux perfectionnemens. Les progrès étonnans qu’elle a accomplis, les procédés par lesquels elle se soutient sont incompatibles avec l’empirisme et la routine qui règnent dans d’autres industries. Il lui faut avec une organisation puissante au point de vue économique, une forte organisation également au point de vue scientifique. A l’initiative et à la prudence commerciales, elle doit allier l’initiative et l’esprit d’invention scientifique. C’est là sans doute que se trouve la véritable raison de la suprématie, de l’Allemagne dans cette branche des arts industriels. Elle a su faire collaborer ses forces scientifiques avec ses forces industrielles.

C’est là un exemple à suivre.


A. DASTRE.

  1. La garance et l’indigo, par G.-P. Jaubert, Encyclopédie scientifique.