Questions scientifiques - Les Elémens de la matière

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Questions scientifiques - Les Elémens de la matière
Revue des Deux Mondes5e période, tome 10 (p. 212-228).




QUESTIONS SCIENTIFIQUES






LES ÉLÉMENS DE LA MATIÈRE






I

La matière nous est révélée par le témoignage de nos sens, extériorisant les impressions qu’ils reçoivent. Elle est le lieu des phénomènes. C’est l’un des deux facteurs de toute phénoménalité : l’autre facteur est l’énergie. Nous abandonnerons aux spéculations des philosophes le soin de discuter et de décider si ces deux notions sont essentiellement distinctes ou si la première se ramène à la seconde. Le Père Boscowich, et après lui beaucoup de mathématiciens, ont déclaré, en effet, que la matière n’est autre chose qu’un système de points indivisibles et inétendus qui sont des centres de force. Et, en fait, nos sens ne nous révèlent jamais autre chose que des actions dynamiques, que des forces agissantes.

Laissons de côté cette question préalable résolue par le consentement ou le préjugé universel. Disons que la matière existe et qu’elle existe sous deux formes ; sous la forme de matière pondérable, et sous la forme de matière impondérable ou éther. Bornons-nous à la matière pondérable. Nous trouvons, comme premier problème qui se soit posé à la science naissante, celui de savoir si la matière est continue ou discontinue. Il a été résolu presque dès le début et par la majorité des savans et des philosophes, dans le sens de la discontinuité. On a admis que la matière était formée de particules plus ou moins petites liées entre elles par des forces, particules qui ont été appelées molécules et atomes. Particules et forces, voilà la matière.

Euler, dans sa cinquante-septième lettre à une princesse d’Allemagne, parle des articles qui ont occasionné de grandes disputes parmi les philosophes et sur lesquels les sentiniens des savans sont partagés. « La divisibilité des corps, dit-il, est un tel article. Les uns soutiennent qu’elle va à l’infini ; les autres qu’elle ne va que jusqu’à un certain point. » Mais pourquoi, à partir de ce point, la partie deviench-ait-elle insécable ? C’est, dit Euler, que « n’ayant aucune grandeur, elle ne saurait être divisée. »

L’argument est inintelligible. Il ne s’agit point, en effet, ici de calcul inlinitésimal ni de limite, dans le sens qu’on donne au mot dans cette science ; c’est une question de possibilité physique qui est en jeu. Au point de vue rationnel, quelque petite que soit une masse étendue, on peut en concevoir toujours la division. Mais, au point de vue physique, peut-on la réaliser ? Tout dépend de la manière dont on interprète le phénomène de la division d’un corps. L’expérience enseigne que diviser un corps, c’est profiter des interstices naturels qui existent entre ses parties pour y introduire le couteau ; c’est simplement agrandir ces interstices, accroître l’écart normal des parties. Diviser un corps est donc tout autre chose qu’en diviser la matière ; car, en réalité, celle-ci n’est pas intéressée dans l’opération. Lorsque l’on passe une lame tranchante dans un tas de sable, on intercale simplement l’instrument entre les particules réelles.

Si telle est véritablement la signification de l’opération de division ; si tous les moyens employés, l’action du couteau, celle de la scie, celle du marteau, sont envisagées de cette façon, et ne font qu’écarter les parties en triomphant des forces qui s’exercent entre elles, la question devient simple de décider si la divisibilité est ou non indéfinie. S’il doit y avoir toujours et toujours des interstices pour le passage de l’idéal sécateur, c’est qu’en fin de compte les particules se réduiront à des points sans étendue, à des centres de force : c’est la conception du P. Boscowitch. C’est la négation de la matière étendue.

Admettre, au contraire, son existence, c’est, du même coup, supposer que la division s’arrêtera à des particules constitutives compactes, dures, inattaquables, incompressibles et, par conséquent, insécables physiquement. Quoique la raison puisse les concevoir divisées, le fait naturel est qu’elles ne le sont point. C’est ainsi que Newton, après Leucippe, Démocrite et Lucrèce, se représentait la division des corps et leurs parties les plus petites.

Newton a appliqué à l’air lui-même cette conception, et il l’a envisagé comme formé de particules dures, incompressibles, écartées les unes des autres. Il les a supposées séparées par une distance qui, à la pression ordinaire, serait égale à neuf fois leur diamètre ; de telle sorte que, si l’on réduisait chaque dimension de la masse gazeuse à son neuvième, et par conséquent le volume total à la sept cent vingt-neuvième partie de ce qu’il est dans les conditions ordinaires, en le soumettant, par exemple, à la pression de 729 atmosphères, les atomes seraient au contact, et la masse formerait un bloc inattaquable. Cette supposition sur l’intervalle des molécules de l’air et la conséquence qui en résulte sont des erreurs. Newton s est encore écarté des idées qui sont devenues celles de notre temps, en imaginant la particule ultime des corps comme continue, massive, incompressible.

Lord Kelvin a considéré comme monstrueuse cette supposition de Lucrèce et de Newton de fragmens de matière infiniment durs et éternellement rigides. Elle n’est justifiée, en vérité, qu’en ce qu’elle fournit une image et une explication de la conservation et de l’inaltérabilité indéfinie de la matière. Lord Kelvin a pensé qu’on pouvait arriver au même résultat en admettant, comme Descartes et Helmholtz, comme élémens des corps des tourbillons.

La particule ultime insécable, que les anciens appelaient atome, correspond en réalité à la molécule des physiciens modernes. Elle est bien vraiment « la plus petite partie qui soit encore semblable au tout et qui n’en diffère que par les dimensions. » Ce n’est point du tout notre atome chimique Le même nom recouvre ici des choses différentes : source de confusion ! Nous admettons aujourd’hui que la molécule, — c’est-à-dire l’atome de Démocrite et de Lucrèce, — est décomposable en atomes chimiques. À la vérité, ceux-ci ne peuvent soutenir une existence indépendante et subsister isolément, — sauf ceux peut-être du cadmium et du mercure. Aussitôt libérés, ils s’attachent à des atomes similaires pour former des molécules de corps simples ou à des atomes dissemblables pour former des molécules de corps composés. Il n’en est pas moins vrai qu’ils sont des parties réelles et isolables — au moins pendant un instant — de l’atome des philosophes.

Les corps de la nature sont donc divisibles dans le sens où un troupeau de moutons, un tas de pommes ou une troupe de soldats peuvent être eux-mêmes divisés. Chaque élément de l’agglomération en représente une molécule ; c’est le mouton, la pomme, le soldat. Il ne viendrait à l’esprit de personne que la division de ces élémens ne pût être poussée plus loin et qu’un mouton fût insécable. Mais alors l’opération qui le fractionne cesse d’être de même nature que celle qui le séparait de ses congénères : elle est plus brutale : elle ne forme plus de parties identiques au tout. C’est le boucher qui découpe le mouton et en sépare des organes ; c’est le chimiste, de même, qui détruit la structure physique de la molécule et en sépare des atomes destinés à courir à de nouvelles conjonctions.

On s’est représenté de diverses manières les atomes, c’est-à-dire les molécules physiques.

Pour les anciens, les atomes ou molécules ne différaient que par leurs formes : il y en avait de toutes figures, daigus, de hérissés de pointes, de crochus ; on a admis qu’il y en avait de troués, en forme de couronne ou de tore. Aujourd’hui, la chimie, ou plutôt la stéréochimie, imagine des représentations conventionnelles de la figure des molécules, par rapport aux atomes chimiques qui les composent. Et, quant à ces derniers, nous allons voir tout à l’heure, avec Cauchy et J.-J. Thomson, qu’on peut les comparer à des constellations ou à des systèmes solaires.

II

Les molécules et les atomes nous échappent : nos sens ne nous en donnent point la notion. Personne ne les a jamais vus ni touchés. Ils n’ont qu’une existence logique. On les admet comme nécessaires parce qu’il serait encore plus difficile de concevoir la parfaite continuité du monde qui nous entoure. Il ser.iit à peu près impossible de comprendre et d’expliquer, dans cette hypothèse, aucune action, aucun phénomène du monde physique.

Nous venons de dire que personne n’a vu un atome ou une molécule. Mais cela ne préjuge rien contre leur existence, car, lors même qu’elle serait parfaitement réelle, nous ne pourrions encore nous en assurer par la vision, ni directement, ni indirectement. L’œil nu serait hors d’état, cela va sans dire, de distinguer, à raison de son extrême petitesse, une molécule isolée. Armé du microscope le plus puissant non pas seulement qui existe, mais qui puisse exister, l’œil serait encore incapable, à cause des phénomènes de diffraction, c’est-à-dire en raison de la constitution même de la lumière, d’apercevoir aucun objet plus petit qu’un dixième de micron[1]. Nos instrumens actuels nous permettent d’arriver jusque-là. Ils sont donc bien près d’avoir atteint la limite de la pénétration que leur assigne la nature des choses.

Il suffit donc que les atomes et les molécules les plus volumineuses aient un diamètre inférieur au dixième de micron, — et tel est bien leur cas[2], — pour nous être fatalement inaccessibles.

L’expérience et le témoignage des sens ne peuvent donc rien et ne pourront rien, éternellement, pour nous assurer d’une structure de la matière que nous n’en considérons pas moins comme étant hors de discussion. Il y a plus : si loin que nous poursuivions nos investigations, le témoignage des sens est nettement contraire à cette vérité certaine. En effet, on a examiné au microscope des corps étalés en lames d’une épaisseur moindre que 1/10 de micron ; on a aminci des feuilles d’or jusqu’à 25/100 de micron ; on a observé des membranes de bulle de savon n’ayant plus que 5 millièmes de micron d’épaisseur, épaisseur mesurée avec une précision indubitable au moyen du phénomène des anneaux de Newton ; enfin, lord Rayleigh a étalé des couches d’huile à la surface de l’eau, de manière à ne plus leur laisser qu’une épaisseur de deux millièmes de micron ; — et, dans tous ces cas, les corps examinés n’ont manifesté aucune discontinuité, comme cela aurait dû arriver, si les molécules ou les atomes constitutifs atteignaient ces dimensions. Ces préparations n’ont laissé apparaître ni le grain, ni la trame de la substance.

On pourrait donc dépasser beaucoup le terme assigné au grossissement des microscopes sans voir autre chose que ce que nous apercevons. Nous savons, par l’interprétation de certains phénomènes, que les particules constitutives n’ont pas un diamètre supérieur à un dix-millième de micron. Telle est la limite où commence la discontinuité.

Notre conviction est donc exclusivement rationnelle. Elle est fondée sur le raisonnement. Le postulat est admis a priori ; il se légitime par la vérification de ses conséquences. Il consiste à admettre, a priori, que la trame d’une matière quelconque amincie suffisamment au-dessous du dix-millième de micron, serait non pas quelque feutrage, comme on pourrait l’imaginer, mais un granité. — On suppose la matière formée de particules isolées entièrement.

Supposons que le corps soumis à notre examen soit un gaz. l’hydrogène. Si cette masse gazeuse était amenée à 273° au-dessous de zéro (auquel cas tout mouvement intestin y aurait disparu) — et si, alors, nous pouvions voir effectivement ce qu’est ce corps, nous le trouverions composé d’une masse granuleuse dont les grains immobiles seraient tous identiques, et auraient en diamètre précisément un dix-millième de micron. Quant à l’état de ces molécules, ce que l’on en peut connaître ou supposer est exprimé dans la théorie cinétique de la matière[3] établie par Clausius et Maxwell pour les gaz et par Van der Wals pour les liquides.

III

Les idées que l’on se formait sur la constitution générale de la matière ont été modifiées dans une mesure très appréciable par les acquisitions récentes de la physique, relatives aux courans de haute fréquence, aux oscillations Hertziennes, aux solutions salines, et enfin aux radiations nouvelles, rayons cathodiques, rayons de Röntgen et rayons de Becquerel. Ces études n’ont pas seulement fait connaître des phénomènes inattendus, brillans, et susceptibles d’applications curieuses ; elles ont aussi profité à la théorie en éclairant ce que l’on peut appeler le problème fondamental de la physique et de la chimie.

Auparavant, nos idées sur cet objet se bornaient aux notions que la physique nous fournit sur la molécule et la chimie sur l’atome. L’atome est l’élément chimique des corps simples : les énergies chimiques sont inhérentes à l’atome : les forces chimiques s’exercent seulement entre atomes, et leur caractère est de n’agir qu’aux plus courtes distances. On admet que les atomes n’existent qu’en combinaison. Il n’y a point d’atomes isolés (sauf peut-être ceux du cadmium et du mercure).

D’après cela, nous ne pouvons connaître les atomes eux-mêmes. Nous ne connaissons que des molécules. Les molécules sont les élémens physiques des corps : ce sont des groupemens d’atomes réunis chimiquement à d’autres de même nature, et on a alors les molécules des corps simples, et par exemple la molécule d’hydrogène formée de deux atomes, celle du soufre qui réunit six atomes, celle de l’arsenic qui en groupe quatre. Si les atomes sont réunis à des atomes différens on a les corps composés. Les diverses énergies physiques sont attachées aux molécules : les forces physiques s’exercent entre molécules, tandis que les forces chimiques n’agissent qu’entre les atomes : le caractère des premières est d’avoir un rayon d’action plus grand que les autres.

Les études exécutées en électricité et à propos des solutions étendues des sels ont introduit un nouvel élément qui est l’ion. L’ion est une molécule, spéciale aux corps conducteurs de l’électricité : elle est revêtue d’une atmosphère électrique. Cette charge change tout à fait les propriétés de l’atome ou de la molécule. L’élément est alors très étroitement dominé par les forces électriques. On comprend donc que les ions se comportent tout autrement que les éléments nus ; et l’on en a autant d’exemples que l’on peut souhaiter[4]. L’ion se détruit souvent, en se déchargeant, et le groupement qui le constituait ne subsiste plus : ses parties mêmes disparaissent dans des réactions : l’ion SO4 par exemple se résout en oxygène et anhydride sulfurique. — Les ions proviennent de l’électrolyse.

Enfin, d’autres physiciens ont introduit récemment les électrons, nouveaux facteurs qui ne sont autre chose que les tourbillons électriques qui chargent ordinairement les ions, mais qui peuvent exister à l’état libre.

On voit ainsi renaître, après une centaine d’années, la faveur dont jouissait l’agent électrique auprès des chimistes. Le système de nomenclature et de classification de Berzelius et de Mitscherlich qui eux-mêmes l’avaient emprunté à H. Davy, était fondé sur l’idée que l’électricité était l’agent principal des mutations chimiques. Les corps simples étaient distingués en élémens électro-positifs et électro-négatifs, qui ne sont autre chose que les ions actuels et l’énergie des combina sons était supposée en rapport avec la capacité électrique de ces agens. — J.-B. Dumas, en découvrant les substitutions, en 1833 et 1834, mit la hache dans ce système dualistique et le renversa. — Il ne s’agit pas aujourd hui de le faire renaître : c’est à un autre point de vue et sur un autre terrain que les ions interviennent.

Les ions, élémens revêtus d’électricité à l’état d’électrons, se transforment en élémens ordinaires en se déchargeant aux électrodes sur lesquels ils se portent pendant l’électrolyse. — Dans la décomposition électrique des sels, tels que le sulfate de cuivre, par exemple, l’ion métallique cuivre se rend au pôle négatif ou cathode qui l’attire, — d’où son nom de cation — y perd son électricité et s’y dépose en redevenant cuivre ordinaire. Le reste de la molécule qui forme l’anion SO4 se rend de même au pôle positif ou anode, s’y décharge, et se résout en anhydride sulfurique SO3 et oxygène ordinaire. Le cas des acides se ramène à celui des sels. L’acide est un sel dans lequel le rôle du métal est tenu par l’hydrogène, ion électro positif ou caihion. L’acidité d’une liqueur soumise à l’électrolyse est en propoition du nombre des ions hydrogène. L’alcalinité d’une solution est, de même, en rapport avec le nombre des ions oxydrile (OH) qu’elle contient. Aujourd’hui, dans les laboratoires on a adopté le langage qui correspond à ces idées. On dit que l’on détermine le nombre des oxydriles, ou le nombre des ions hydrogène d’une solution, au lieu de dire simplement qu’on en détermine l’alcalinité ou l’acidité.

Il faut bien remarquer qu’il existe deux espèces d'ions. Ceux dont nous venons de parler qui sont fournis par l’électrolyse des molécules, ions moléculaires. Mais il en existe, dans les gaz raréfiés de l’ampoule de Crookes, une seconde espèce, les ions atomiques. Nous verrons tout à l’heure, en effet, que l’on peut considérer l’atome comme une sorte d’édifice complexe, dans lequel des corpuscules positifs ou cathions, véritables fragmens d’atome, sont maintenus en présence d’un noyau négatif ou anion.

En fin de compte, il y a donc lieu de distinguer, comme résultant du démembrement de la matière universelle cinq espèces de corps : les ions d’électrolyse, les ions des gaz raréfiés ou ions atomiques, beaucoup plus petits que les précédens, puis les électrons qui sont les charges électriques en tourbillon de ces ions, considérées à part, et enfin les molécules et les atomes ordinaires. Tels sont les élémens dont disposent les physiciens et les chimistes de notre temps pour lexplication des phénomènes naturels.

Jusqu’à présent, c’est seulement les deux dernières catégories que l’on était habitué à voir figurer dans les spéculations scientifiques. On les considérait comme formant les 75 corps simples et le nombre presque illimité de leurs combinaisons. Mais la question s’est posée, dès le début de savoir si cette apparente diversité est bien réelle et foncière, ou si, au contraire, comme l’ont prétendu quelques chimistes la matière universelle est formée d’une substance unique, diversifiée seulement dans ses formes.

IV

Qu’une analyse plus profonde parviendra ultérieurement à décomposer les prétendus corps simples actuels en corps plus simples, et finalement en une matière primordiale unique et d’une simplicité irréductible, c’est ce qui n’est pas encore démontré. Mais on peut dire que, depuis longtenjps déjà, cette conception « est dans l’air de la science, » selon l’expression de Crookes. On admet comme vraisemblable que les élemens de la matière pondérable sont essentiellement homogènes, et que l’hétérogénéité apparente des radicaux chimiques est le fait de la diversité des arrangemens de particules ultimes d’ailleurs identiques entre elles. Pour nous, écrivait le P. Secchi, il y a plus de quarante ans, « les corps regardés comme simples sont réellement des agrégats très complexes d’autres corps, finalement réductibles à une seule matière. » Depuis lors, les spéculations de la chimie contemporaine sur les rapports des corps simples, sur leurs analogies, sur leurs groupemens en séries, n’ont fait que donner plus de vraisemblance à l’hypothèse de l’unité de la matière. Les atomes des corps simples seraient alors des groupemens, des agrégats de particules communes.

Cette manière de voir remonte aux débuts de la chimie moderne. Le chimiste anglais Prout, au commencement du xixe siècle, avait cru observer que les poids atomiques des diiïérens corps étaient des multiples exacts de celui de l’hydrogène. D’après cela, les prétendus corps simples ne seraient autre chose que de l’hydrogène à différens états de condensation. L’oxygène serait de l’hydrogène 16 fois condensé, l’azote de l’hydrogène 14 fois condensé et ainsi des autres molalloïdes et métaux ; ou, pour parler le langage atomique, l’atome d’oxygène serait formé de 16 atomes d’hydrogène, celui de l’azote de 14, celui du chlore de 35, et ainsi de suite. L’hydrogène serait la substance universelle. La constitution des corps montrerait une majestueuse simplicité. Malheureusement pour cette doctrine, les déterminations de plus en plus perfectionnées des poids atomiques, au courant du siècle, et particulièrement celles de Stas, ne l’ont point confirmée. Les poids atomiques ne sont pas des multiples exacts de celui de l’hydrogène pris pour unité ; ce ne sont point des nombres entiers.

Plus tard, dans un mémoire célèbre publié en 1859, J-B. Dumas reprit la même idée fondamentale, mais en la modifiant très ingénieusement pour la conformer aux progrès de l’analyse. En comparant les poids atomiques dans diverses familles naturelles de corps simples, il crut remarquer que ces nombres atomiques ne différaient que par l’addition des divers multiples d’un même nombre. Les choses se passent ainsi en chimie organique. Là, dans une même série homologue, les radicaux ne diffèrent les uns des autres que par l’addition successive d’un même chaînon CH2 ; et leurs poids moléculaires par l’addition du nombre correspondant 14. — Il en serait de même pour les corps simples métalliques ; et, par exemple, dans la série des métaux alcalino-terreux, on passerait de l’atome magnésium, dont le poids est 12, au calcium, dont le poids est 20, par l’addition d’un atome d’un corps hypothétique dont le poids serait 8 ; de là au strontium, dont le poids est de 44, par l’addition à l’atome magnésium de 4 atomes de ce corps hypothétique ; à l’atome du baryum par l’addition de 7 atomes de ce même corps. — En d’autres termes, les métaux seraient formés par l’addition à un certain nombre de radicaux primordiaux — chefs de file des différentes familles naturelles, — d’une même espèce de matière à des degrés différens de condensation. De telle sorte que, pour ramener à l’unité de matière la totalité des corps simples, il ne resterait plus qu’à réduire à une composition commune les chefs des divers groupes chimiques naturels.

Ce système de J.-B. Dumas se heurte au même obstacle que celui de Prout. Il ne peut pas se traduire dans la conception atomique. Il faudrait faire entrer en ligne de compte des fractions d’atomes. L’atome devrait être sécable, divisible en parties plus petites[5].

Le système de J.-B. Dumas est devenu l’origine des systèmes de classification des élémens proposés ultérieurement, en France par Chancourtois, en Angleterre par Newlands, en Allemagne par Lothar Meyer, et en Russie par Mendeleef. Tous, comme celui de Dumas, sont fondés sur la considération de la valeur numérique des poids atomiques ; tous ont pour but de rattacher les unes aux autres, par un lien de parenté, ces soixante-douze ou soixante-quinze substances que l’on ne peut s’habituer à regarder comme entièrement distinctes. Le plus connu de ces systèmes et celui qui s’est montré le plus fécond est celui de Mendeleef. Il est désigné par le nom de loi périodique. En disposant les élémens d’une certaine manière, selon l’ordre de grandeur croissante de leurs poids atomiques, on arrive à faire ressortir des groupemens qui révèlent les intimes relations de parenté de ces corps simples. Leurs propriétés ainsi que les formes et les propriétés de leurs combinaisons sont une fonction périodique de la grandeur du poids atomique. Quelques-unes des cases de cette classification étaient vides, lorsque Mendeleef la fit connaître pour la première fois, en 1869. Pour combler trois de ces places restées inoccupées, au-dessous de l’aluminium et du titane, le chimiste russe n’avait pas hésité à prédire l’existence de corps simples non encore découverts et dont les propriétés pouvaient être prévues : il les appela ékaluminium, ékabore et ékasilicium. Cette prédiction reçut une confirmation éclatante. Lecoq de Boisbaudran en 1873, Nilson en 1880, et Winkler en 1883, découvraient, en effet, trois nouveaux métaux, le gallium, le scandium et le germanium, qui avaient exactement les poids atomiques et les propriétés devinées par Mendeleef. D’autre part, c’est en partant de la loi périodique que Ramsay a soupçonné dans l’air atmosphérique l’existence des gaz nouveaux, le crypton, le néon, le métargon et le xénon. Il faut avouer, — par compensation — qu’il est difficile d’assigner, dans ce système, une place convenable à deux autres élémens de l’atmosphère, l’argon et l’hélium.

Cependant, ces systèmes, qui serrent de si près la vérité chimique, ne révèlent pas autre chose qu’une certaine relation, assez compliquée d’ailleurs, entre les divers corps simples. Ils ne nous les montrent point comme formés par addition simple, par agrégation d’atomes de même espèce. Ils ne confirment pas leur réduction à un petit nombre d’élémens fondamentaux. Au contraire, il semble même, ainsi que l’a fait observer M. Chesneau, qu’au lieu de plaider en faveur de l’unité de la matière, ils déposent contre elle, « en multipliant les types de corps simples à fonctions chimiques très différentes de celles des élémens connus jusqu’à ces derniers temps. »

L’expérience, critérium et fondement de toute vérité naturelle, — l’expérience des chimistes, tout au moins, — n’a donc guère réussi à mettre en évidence la composition commune que la spéculation scientifique tend à assigner aux corps simples. La décomposition de ces corps exige sans doute, comme le déclarait Dumas, « l’emploi de forces ou de réactions que nous ne soupçonnons même pas. » Ce sont, en effet, des actions, impossibles à prévoir du temps de J.-B. Dumas, qui ont révélé la complexité des atomes chimiques : nous voulons parler des actions électriques s’exerçant dans les tubes de Crookes et donnant naissance aux rayons cathodiques.

Et, cependant, l’idée de l’unité de la matière, quoiqu’elle suppose et entraîne celle de la complexité des corps simples, n’avait point perdu de son autorité sur l’esprit des chimistes. Lavoisier lui-même, qui rangeait dans la catégorie des corps simples tous ceux que l’on ne réussit point à décomposer, a cependant refusé d’y placer les alcalis fixes, la potasse et la soude, que les chimistes ont été impuissans à réduire jusqu’au temps des célèbres expériences de Davy, en 1804. La notion de divers corps simples, dans l’esprit de Lavoisier n’était nullement contradictoire à l’idée de l’unité de la matière. « Non pas, écrivait-il, que nous puissions assurer que ces corps, que nous regardons comme simples, ne soient pas eux-mêmes composés de deux ou même d’un plus grand nombre de principes ; mais, puisque ces principes ne se séparent jamais, ou plutôt, puisque nous n’avons aucun moyen de les séparer, ils agissent à notre égard à la manière des corps simples, et nous ne devons les supposer composés qu’au moment où l’expérience et l’observation nous en auront fourni la preuve. »

C’est dans le même esprit de prudence que Sainte-Claire Deville disait à ses élèves de l’École normale : « Gardez-vous d’invoquer l’unité de la matière pour décider aucune question. Mais si quelqu’une de vos conclusions est jamais en contradiction avec ce principe, soyez sûrs qu’elle est fausse. » Même conviction chez M. Berthelot, parlant quelque part des divers corps simples qui se réduiraient « aux formes multiples et prévues d’une matière unique en principe, mais différenciée par le mode de groupement de ses parties et par la nature des mouvemens dont elles sont animées. »

Ces deux conceptions de la discontinuité de la matière et de son unité substantielle dominent les sciences physico-chimiques. Elles en forment, en quelque sorte, les postulats fondamentaux. Et c’est de leur combinaison que naît la doctrine qui nous oblige à considérer les atomes des divers corps simples comme des groupemens de particules plus petites d’une substance commune à tous, en d’autres termes, comme des agrégats de sous-atomes. Pour quelques chimistes, cette substance commune serait l’hydrogène, tandis que, pour d’autres, ce serait une substance indéterminée, autre que l’hydrogène, qu’ils ont proposé d’appeler protyle ou protogène.

V

Ce ne sont point les chimistes qui ont conduit l’analyse de la matière au delà de l’atome ; ce sont les physiciens. Ceux-ci ont été amenés indirectement sur le terrain de la mécanique moléculaire et atomique, par l’étude des rayons cathodiques, et des corps radio-actifs.

Les rayons cathodiques[6] sont engendrés par le passage des décharges électriques à travers les gaz ultra-raréfiés, comme il arrive dans les tubes de Crookes, où le vide est poussé jusqu’au millionième d’atmosphère. Ces rayons, obscurs, rectilignes, émanés de la surface de la cathode et perpendiculaires à elle, constituent un flux électrique tout à fait indépendant de la décharge qui lui donne naissance, jouissant de la propriété de rendre phosphorescens un grand nombre de corps et particulièrement la portion de paroi du verre qu’il viennent frapper.

On peut se faire une idée de la nature du rayonnement cathodique si l’on veut bien se rappeler que la matière pondérable est le support obligatoire de l’électricité ; que partout où il y a de l’électricité il y a de la matière. Le rayon cathodique étant chargé d’électricité, nous devons le considérer comme matériel.

Le rayon cathodique est donc formé par une émission, une projection de particules matérielles, électrisées négativement, lancées avec une vitesse prodigieuse qui peut approcher de la vitesse de propagation de la lumière. Ce projectile ne dépend point de la substance de la cathode. Sa matière constituante est toujours l’hydrogène, ainsi que l’a montré M. Villard. La foudroyante vitesse du projectile cathodique, mis en mouvement par la répulsion électrique de la cathode, a pour contre-partie l’extraordinaire petitesse de sa masse. J.-J. Thompson a montré que les particules matérielles électrisées transportent mille fois plus d’électricité que n’en transporte une masse égale d’hydrogène mis en liberté par l’électrolyse au pôle négatif du voltamètre. La masse de ces particules est donc, par compensation, extrêmement faible par rapport à celle de l’atome d’hydrogène, et d’une façon plus précise, elle est mille fois plus faible. D’ailleurs, les mesures électriques et électro-magnétiques les plus précises permettent, en effet, d’en fixer la valeur à la millième partie de celle de l’atome d’hydrogène. Le projectile cathodique provient donc nécessairement de la démolition de l’atome d’hydrogène.

C’est par cette série de faits et de mesures, dont le caractère de précision tient du prodige, que l’on a été amené à cette notion du démembrement de l’atome d’hydrogène, en fragmens d’atomes, sous-atomes, ou corpuscules atomiques de J.-J. Thompson. L’atome n’est plus insécable. Ce qui, pour nos prédécesseurs, était le dernier degré de la petitesse et le terme ultime de la division de la matière, est pour le physicien d’aujourd’hui un édifice compliqué, puisque la décharge de l’ampoule de Crookes en arrache des pierres, de minimes fragmens. Les forces électriques, la répulsion du pôle négatif, le choc contre la cathode, sont les forces qui ont accompli cette séparation. Les parties ainsi enlevées ne sont pas des éclats produits au hasard des circonstances, mais, au contraire, des élémens préexistans dans l’ensemble atomique. Ils ont toujours, en toute circonstance, la même masse, à savoir un millième de la masse de l’atome d’hydrogène. Ceci révèle une organisation de l’atome, dont le corpuscule atomique, le milliatome, est un constituant. Des forces extrêmement grandes relient les différentes parties de ce microcosme, forces dont la décharge électrique doit triompher dans l’ampoule de Crookes.

L’étude du rayonnement des corps radio-actifs a conduit à des conclusions analogues. De même que des particules électrisées s’échappent de la cathode dans le tube à gaz raréfié, de même des particules seraient émises par le radium, d’une manière continue, mais cette fois dans l’espace. La matière radio-active serait, d’après cela, comparable à la cathode du tube de Crookes. Elle serait le siège d’un phénomène de décomposition ou de dislocation atomique tout à fait comparable. En principe, le radium perdant ainsi, par son rayonnement, de la matière pondérable sous forme de sous-atomes ou corpuscules de J.-J. Thompson, doit perdre de son poids. En fait, bien que la charge électrique de ces corpuscules soit appréciable, leur masse est insignifiante ; la balance est incapable d’en permettre la mesure. On a calculé qu’il faudrait des millions d’années poiar que le morceau de radium perdît quelques milligrammes de son poids.

Cette dislocation de l’atome du radium n’est pas comparable aux phénomènes chimiques ordinaires, car ceux-ci laissent latome intact et invariable ; c’est un fait d’une nature inconnue. Quelle que soit la force qui détache le sous-atome, c’est elle qui est la source de l’énergie rayonnée.

En résumé, l’ancien atome insécable est donc, aux yeux des physiciens spéculatifs d’aujourd’hui, un tout gigantesque, une sorte de système dans lequel des sous-divisions de l’atome forment des masses animées de mouvemens relatifs. L’illustre mathématicien Cauchy avait, par avance, tracé la voie où la physique moléculaire devait s’engager soixante ans plus tard : « S’il nous était permis, écrivait-il en 1836, d’apercevoir les molécules des différens corps, elles représenteraient à nos regards des espèces de constellations ; et, en passant de l’infiniment grand à l’infiniment petit, nous retrouverions dans les dernières particules de la matière, comme dans l’immensité des cieux, des centres d’action placés en présence les uns des autres. »

Il n’y a qu’un mot à changer, — il n’y a qu’à remplacer le mot de molécule par celui d’atome, — pour passer de la conception de Cauchy à celle de J.-J. Thompson et des physiciens du jour. Ce n’est plus la molécule, agrégat d’atomes, que l’on peut comparer à un système solaire, c’est l’atome lui-même. « Chaque atome, dit M. J. Perrin, serait constitué, d’une part, d’une ou plusieurs masses très fortement chargées d’électricité positive, sorte de soleils positifs ; et, d’autre part, d’une multitude de corpuscules, sortes de petites planètes négatives, gravitant sous l’action des forces électriques. » La charge négative totale équivaut exactement à la charge positive totale, en sorte que l’atome est électriquement neutre. L’étude des rayons cathodiques a montré que tous les sous-atomes négatifs sont identiques entre eux. Si donc il y a vraiment unité de la matière, les soleils positifs aussi seraient identiques entre eux. Et, alors, « la totalité de l’univers matériel serait formée par le groupement de deux espèces seulement d’élémens primordiaux, les électrons, c’est-à-dire l’électricité positive et l’électricité négative. »

Cette conception pan-électrique de la matière et des phénomènes de l’univers rend compte d’une multitude de faits qui, sans cela, restent inexplicables. Elle rend compte aussi de l’insécabilité apparente de l’atome, telle qu’elle semble résulter des lois fondamentales de la chimie. Nous disons que cette propriété de l’atome d’être insécable, n’est qu’apparente ; elle est seulement approximative, — très approximative, si l’on veut ; — elle n’est pas absolue. Et on le conçoit bien maintenant. Si une force est capable d’entamer l’atome, — force électrique nécessairement, — elle en détachera d’abord un corpuscule, une petite planète négative ; après cela, il lui deviendra plus difficile d’en arracher un second, à cause de l’attraction plus forte que la charge positive, demeurée invariable, exercera sur la charge négative restante. La difficulté croîtra à chaque tentative nouvelle, nos moyens d’action s’épuiseront, le plus souvent, avant que nous ayons arraché de l’atome une quantité de matière appréciable. L’atome paraîtra inaltérable.

Il n’est pas utile d’entrer plus avant dans le détail des conceptions que la science du jour permet de se former de la constitution de la matière universelle. On sait assez que, pour conformes qu’elles soient à l’état présent de nos connaissances, les hypothèses de ce genre dépassent toujours la science positive : elles n’offrent ni la même certitude, ni la même sécurité que celle-ci. De plus, elles ne sont point nécessaires à l’objet que nous avons en vue et que nous traiterons dans un prochain article, à savoir : l’exposé comparatif des propriétés de la matière dans les corps vivans et dans les corps bruts.

A. Dastre.
  1. Le micron est le millième de millimètre.
  2. La théorie cinétique assigne aux molécules gazeuses un diamètre qui varie entre un millième et un dix-millième de micron. C’est une grandeur qui est au millimètre, ce que le millimètre lui-même est au kilomètre. Il y en aurait dans un litre 550 milliards de trillions (55 X 1022), nombre qui passe l’imagination.
  3. La température s’élevant, les molécules tout à l’heure immobiles à— 27.3°, — selon ce que nous enseigne cette théorie, — entreraient en danse et prendraient un mouvement de plus en plus vif. Ce mouvement n’est pas une oscillation, comme le croyait Bernouilli, mais un double mouvement de translation et de rotation. Le mouvement de translation se fait en ligne droite. Sa vitesse atteint 1 844 mètres par seconde, c’est-à-dire le triple de celle d’un boulet de canon. La molécule court ainsi en ligne droite jusqu’à ce qu’elle rencontre une autre molécule qui la dévie. Cet accident ne tarde pas à se produire. Il arrive lorsqu’elle a parcouru en moyenne un trajet d’un dixième de micron. De la valeur de ce libre parcours moyen et de la notion de la solidification des gaz, on déduit le nombre des molécules dans un volume donné et leur diamètre. C’est ainsi qu’on a trouvé les nombres de 1 millième à 1 dix-millième de micron pour le diamètre des molécules gazeuses.
  4. En voici un : le zinc ordinaire présente à un haut degré la propriété d’être attaqué par l’acide chlorhydrique ; mais si on le charge d’électricité, en le maintenant en rapport avec le pôle positif d’une pile forte, il reste tout à fait réfractaire et intangible.
  5. M. Berthelot a fait une autre objection aux vues de Dumas. L’assimilation des séries homologues de la chimie organique aux familles naturelles des corps simples ne serait pas justifiée. Elle rencontrerait un obstacle presque insurmontable dans une des lois fondamentales de la chimie, celle de Dulong et Petit, relative aux chaleurs spécifiques moléculaires. Conformément à la loi, cette chaleur spécifique moléculaire est constante pour les corps simples : au contraire, elle croît comme les poids moléculaires eux-mêmes, dans les séries organiques.
  6. Les nouvelles radiations, Revue du 1er  décembre 1901.