Quo vadis/Chapitre LI

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 335-347).

Chapitre LI.

En sortant de chez César, Pétrone se fit porter à sa maison des Carines, restée indemne grâce aux jardins qui entouraient les murs de trois côtés, et au petit Forum Cécilien qui se trouvait devant. Aussi, les autres augustans, qui avaient perdu leurs maisons, toutes leurs richesses et quantité d’œuvres d’art, le traitaient-ils d’homme heureux. Depuis longtemps, d’ailleurs, on le dénommait le fils aîné de la Fortune, et l’amitié, de plus en plus vive, que lui témoignait César, semblait confirmer la justesse de cette appellation.

Aujourd’hui, ce fils aîné de la Fortune pouvait réfléchir à l’inconstance d’une pareille mère, ou plutôt à sa ressemblance avec Chronos, le dieu qui dévora ses propres enfants.

« Si ma maison avait brûlé, — pensait-il, — et avec elle mes gemmes, mes vases étrusques, ma verrerie d’Alexandrie et mes bronzes de Corinthe, peut-être que Néron oublierait son ressentiment. Par Pollux ! et dire qu’il a dépendu de moi d’être préfet des prétoriens ! J’aurais proclamé Tigellin incendiaire, ce qu’il est d’ailleurs ; je l’aurais revêtu de la tunique douloureuse, je l’aurais livré au peuple ; j’aurais écarté des chrétiens le danger, et j’aurais rebâti la ville. Qui sait même si les honnêtes gens n’eussent pas mieux vécu ? J’aurais dû assumer cette tâche, ne fût-ce que dans l’intérêt de Vinicius. Si j’avais été débordé de travail, je lui aurais cédé les fonctions de préfet, et Néron ne s’y fût point opposé. Qu’après cela Vinicius baptisât tous les prétoriens, et César même, qu’est-ce que cela pouvait bien me faire ? Néron devenu pieux, Néron devenu vertueux et plein de miséricorde, ah ! quel plaisant spectacle ! »

Et son insouciance était si grande qu’il sourit. Un instant après, ses pensées s’orientaient ailleurs. Il lui semblait être à Antium et entendre les paroles de Paul de Tarse : « Vous nous appelez les ennemis de la vie ; mais dis-moi, Pétrone : si César était chrétien et agissait suivant nos préceptes, votre vie elle-même ne serait-elle pas plus tranquille et plus sûre ? » Et au souvenir de ces paroles, il songea : « Par Castor ! autant l’on égorgera ici de chrétiens, autant Paul trouvera de nouveaux adeptes ; car si le monde ne peut exister en ayant l’infamie pour base, Paul a raison… Mais qui sait si réellement le monde ne peut reposer sur l’infamie, puisqu’il existe ? Moi-même, qui ai appris tant de choses, je n’ai pas pu apprendre à devenir suffisamment infâme, et c’est là ce qui m’obligera à m’ouvrir les veines… Au reste, d’une façon ou de l’autre, je devais finir ainsi. Et si même je n’avais fini ainsi, j’eusse fini autrement. Je regrette Eunice et mon vase de Myrrhène, mais Eunice est libre, et mon vase me suivra dans la tombe : en tout cas, Ahénobarbe ne l’aura pas ! Je regrette aussi Vinicius. Au surplus, bien que, ces derniers temps, je me sois moins ennuyé qu’autrefois, je suis prêt. Il y a de belles choses sur cette terre, mais les hommes sont en général si abjects que la vie ne vaut pas un regret ; qui a su vivre doit savoir mourir. Augustan moi-même, j’étais pourtant un homme plus libre qu’ils ne se le figurent là-bas… »

Il haussa les épaules.

« Peut-être se figurent-ils qu’en ce moment mes genoux tremblent et que les cheveux se dressent sur ma tête. Or, en rentrant, je vais prendre un bain d’eau de violette, puis ma beauté aux cheveux d’or m’oindra de ses chères mains, et nous nous ferons chanter cet hymne à Apollon qu’a composé Anthémios. N’ai-je point dit quelque part : « Inutile de penser à la mort, qui pense elle-même suffisamment à nous sans que nous l’y aidions. » Pourtant, ce serait bien beau si vraiment il existait des champs Élysées, et dans ces champs des ombres… Eunice viendrait de temps à autre m’y rejoindre et nous pourrions errer ensemble par les prairies semées d’asphodèles. Sans doute la société y est moins mêlée qu’ici-bas… Quels pitres ! quels bateleurs, quelle plèbe immonde, sans goût et sans lustre ! Dix arbitres des élégances ne parviendraient pas à faire de ces Trimalcions des gens présentables. Par Perséphone ! J’ai assez d’eux ! »

Il constatait avec surprise que déjà quelque chose le séparait d’eux. Il les connaissait bien et depuis longtemps savait que penser sur leur compte ; mais à présent ils lui semblèrent encore plus lointains et plus méprisables que de coutume. Vraiment, il avait assez d’eux !

Il se mit à examiner sa propre situation. Perspicace, il comprenait que le péril n’était pas imminent. Néron n’avait pas laissé échapper l’occasion de formuler quelques belles et hautes sentences sur l’amitié et sur le pardon, ce qui, pour l’instant du moins, lui liait les mains. Il lui faudrait chercher des prétextes, et avant qu’il en trouvât, il se passerait du temps.

« D’abord, — se dit Pétrone, — il donnera des jeux que les chrétiens alimenteront ; après, seulement, il songera à moi. Il est donc inutile de me tourmenter ou de changer mon genre de vie. Un danger plus pressant menace Vinicius !… »

Alors, il ne pensa plus qu’à ce dernier, et résolut de le sauver. Parmi les cheminées, les ruines et les monceaux de cendres qui encombraient toujours les Carines, les quatre robustes esclaves qui portaient sa litière se hâtaient ; impatient, il leur ordonna de prendre le pas de course. Par bonheur, Vinicius qui habitait chez lui, son insula ayant flambé, se trouvait là.

— Es-tu allé chez Lygie, aujourd’hui ? — lui demanda aussitôt Pétrone.

— Je viens de la quitter.

— Écoute ce que je vais te dire, et ne perds pas de temps à me questionner sur les détails. Aujourd’hui même, chez César, on a décidé d’imputer aux chrétiens l’incendie de Rome. Il y aura des persécutions et des tortures qui vont commencer sur-le-champ. Prends Lygie et fuyez sur l’heure de l’autre côté des Alpes, ou en Afrique. Et hâte-toi, car le Palatin est plus près que ma maison du Transtévère.

Vinicius était trop homme de guerre pour perdre son temps en questions oiseuses. Il avait écouté, les sourcils froncés, le visage concentré et grave, mais sans épouvante. Dans cette nature, la première sensation était le désir de la lutte.

— J’y vais, — fit-il.

— Un mot encore : emporte une bourse pleine d’or, prends des armes et une poignée de tes chrétiens. En cas de besoin, reprends Lygie de vive force !

Vinicius était déjà sur le seuil de l’atrium.

— Envoie-moi des nouvelles par un esclave, — cria encore Pétrone.

Resté seul, il se mit à aller et venir le long des colonnades qui soutenaient l’atrium, en réfléchissant à ce qui allait survenir. Il savait qu’après l’incendie, Lygie et Linus avaient réintégré leur ancienne demeure, intacte comme la plus grande partie de ce quartier ; c’était une circonstance défavorable, car il eût été moins aisé de les retrouver dans la multitude. Mais il ne pouvait supposer qu’au Palatin on connût leur refuge ; en tout cas, Vinicius devancerait les prétoriens. L’idée lui vint aussi que Tigellin, voulant d’un coup de filet prendre le plus grand nombre possible de chrétiens, serait forcé d’étendre son filet sur Rome entière et de fractionner ses prétoriens en très petits groupes.

« Si l’on n’envoie qu’une dizaine d’hommes, — se disait-il, — le géant lygien leur rompra les côtes. Et d’ailleurs, Vinicius arrivera à la rescousse… »

Cette pensée lui redonna confiance. À vrai dire, résister aux prétoriens, les armes à la main, c’est faire la guerre à César. Pétrone savait également que si Vinicius échappait à la vengeance de Néron, cette vengeance pouvait retomber sur lui-même ; mais il s’en souciait peu. Par contre, il se réjouissait à l’idée de bouleverser les plans de César et de Tigellin. Il décida de n’épargner ni l’argent ni les hommes ; et Paul de Tarse ayant déjà converti à Antiar la plupart de ses esclaves, il était assuré de pouvoir compter sur leur zèle pour défendre des chrétiens.

L’entrée d’Eunice interrompit ses réflexions. À sa vue, toutes ses inquiétudes et ses soucis disparurent : il oublia César, il oublia la disgrâce, les infâmes augustans et les persécutions qui menaçaient les chrétiens. Il oublia Vinicius et Lygie, pour ne regarder qu’Eunice avec les yeux de l’esthète épris de formes merveilleuses, et de l’amant, pour qui l’amour respire en ces formes. Vêtue d’une gaze violette de Cos qui laissait transparaître son corps rose, elle était divinement belle. Se sentant admirée, le chérissant de toute son âme, toujours avide de ses caresses, elle rougit de joie, non comme une maîtresse, mais comme une enfant innocente.

— Que me diras-tu, Charite ? — lui demanda-t-il, les deux mains tendues vers elle.

Inclinant vers lui sa tête dorée, elle lui répondit :

— Anthémios est venu avec ses chanteurs, et il demande si tu désires l’entendre aujourd’hui.

— Qu’il attende ; il nous chantera son hymne à Apollon quand nous serons à table. Bien que nous soyons entourés de ruines et de cendres, nous écouterons l’hymne à Apollon. Par les bois de Paphos ! quand je te vois ainsi dans cette coa vestis, il me semble qu’Aphrodite s’est voilée d’un pan de ciel et se tient devant moi.

— Ô mon maître ! — fit Eunice.

— Viens, Eunice, enlace-moi et donne-moi tes lèvres… Tu m’aimes ?

— Je ne saurais aimer Zeus davantage.

Et toute frémissante de bonheur, elle le baisa aux lèvres.

— Et s’il fallait nous séparer ?… — demanda Pétrone après un silence.

Eunice eut un regard d’angoisse :

— Comment, seigneur ?…

— Ne crains rien… Peut-être serai-je simplement forcé de faire un long voyage…

— Emmène-moi…

Mais Pétrone, changeant de conversation, demanda :

— Dis-moi : y a-t-il des asphodèles sur les pelouses du jardin ?

— Dans le jardin, les cyprès et les pelouses sont jaunis depuis l’incendie ; les myrtes se sont effeuillés et tout le jardin semble mort.

— Rome entière semble morte, et bientôt elle sera un cimetière. Sais-tu qu’il va y avoir contre les chrétiens un édit en vertu duquel on va les persécuter, les faire périr par milliers ?

— Pourquoi les punirait-on, seigneur ? Ils sont si doux et si bons.

— Justement pour cela.

— Allons à la mer. Tes yeux divins n’aiment pas la vue du sang.

— En attendant, il faut que je prenne mon bain. Tu viendras à l’elæothesium m’oindre les bras. Par la ceinture de Cypris ! jamais tu ne fus si belle. Je te ferai faire une baignoire recourbée en conque, où tu seras une perle précieuse… Tu viendras, ma belle tête d’or.

Pétrone se retira, et, une heure après, tous deux couronnés de roses et les yeux légèrement voilés, prenaient place à la table couverte de vaisselle d’or et servie par des adolescents costumés en amours. Tout en buvant dans les coupes festonnées de lierre, ils écoutaient l’hymne à Apollon que les chanteurs d’Anthémios chantaient au son des harpes. Que leur importaient, autour de la villa, ces cheminées dressées au milieu des décombres, et le vent qui dispersait à son gré les cendres charbonneuses de la cité incendiée ! Ils étaient heureux et ne pensaient qu’à l’amour, qui transformait leur vie entière en un songe divin.

Mais, avant la fin de l’hymne, l’esclave préposé à la garde de l’atrium pénétra dans la salle.

— Seigneur, — dit-il d’une voix où perçait l’inquiétude, — il y a devant la porte une section de prétoriens, avec un centurion qui désire te parler par ordre de César.

Les chants, le son des harpes cessèrent. L’inquiétude s’empara des assistants, car César, dans ses relations avec ses amis, n’employait pas les prétoriens ; en ce temps-là, leur arrivée ne prédisait rien de bon. Seul, Pétrone ne montra pas la moindre émotion et, comme un homme ennuyé par de continuelles invitations, il se contenta de dire :

— On pourrait bien me laisser dîner en paix. Puis, s’adressant au gardien de l’atrium :

— Fais-le entrer.

L’esclave disparut derrière le rideau ; un instant après, on entendit un pas lourd et cadencé et dans la salle entra, tout armé et casqué de fer, le centurion Aper, que connaissait Pétrone.

— Noble seigneur, — dit-il, — voici une missive de César.

Pétrone tendit avec nonchalance sa main blanche, prit les tablettes, y jeta un rapide coup d’œil et, très calme, les remit à Eunice.

— Il va nous lire ce soir, — dit-il, — un nouveau chant de la Troïade, et il m’invite à venir.

— J’ai seulement l’ordre de remettre la missive, — dit le centurion.

— C’est bien, il n’y aura pas de réponse. Mais peut-être, centurion, te reposeras-tu auprès de nous, le temps de vider un cratère.

— Je te remercie, noble seigneur ; je boirai avec plaisir un cratère à ta santé ; mais je ne puis me reposer, étant en service commandé.

— Pourquoi t’a-t-on chargé de cette missive, au lieu de me l’envoyer par un esclave ?

— Je l’ignore, seigneur. Peut-être parce qu’on m’expédiait dans ces parages pour un autre service.

— Je sais, — dit Pétrone, — contre les chrétiens.

— Oui, seigneur.

— La poursuite a commencé depuis longtemps ?

— Avant midi quelques détachements sont partis déjà pour le Transtévère.

Le centurion répandit en l’honneur de Mars quelques gouttes de vin sur les dalles, vida la coupe et dit :

— Que les dieux te donnent, seigneur, ce que tu peux désirer.

— Emporte le cratère, — dit Pétrone.

Et il fit signe à Anthémios de reprendre l’hymne à Apollon.

« Barbe d’Airain commence à jouer avec moi et avec Vinicius, — songeait-il tandis que résonnaient les harpes. — Je vois son intention : il a pensé me terrifier en m’envoyant son invitation par un centurion. Ce soir, ils vont questionner cet homme sur la façon dont je l’ai reçu. Non, non, tu n’auras pas cette joie, pantin méchant et cruel ! Je sais que je n’échapperai pas à ma perte ; mais si tu espères que je regarderai tes yeux avec des yeux suppliants, que sur mon visage tu pourras lire la peur et l’humilité, tu te trompes. »

— César t’écrit, seigneur : « Viens, si tu en as envie », — dit Eunice. — Iras-tu ?

— Je suis d’excellente humeur, et je me sens en état d’écouter même ses vers, — répliqua Pétrone. — J’irai donc, d’autant plus que Vinicius ne le peut pas.

Après le dîner, il fit sa promenade habituelle, s’abandonna aux mains des coiffeuses et des plieuses de toges, et une heure plus tard, beau comme un dieu, il se fit porter au Palatin. L’heure était tardive, la soirée calme et chaude. La lune brillait d’une clarté si intense que les lampadarii précédant la litière avaient éteint leurs torches.

Par les rues et les décombres déambulaient des gens avinés, tenant à la main des branches de myrte et de laurier cueillies dans les jardins de César. L’abondance du blé et l’espoir de jeux extraordinaires remplissaient de joie le cœur de la foule. Çà et là, des chants s’élevaient à la gloire de la « nuit divine » et de l’amour ; plus loin, on dansait à la clarté de la lune. Les esclaves furent maintes fois obligés de demander qu’on fît place à la litière « du noble Pétrone ». La foule s’ouvrait en acclamant son favori.

Pétrone songeait à Vinicius et s’étonnait de n’en avoir reçu encore aucune nouvelle. Tout épicurien et égoïste qu’il fût, ses entretiens avec Paul de Tarse et avec Vinicius, et ce qu’il entendait chaque jour dire des chrétiens, n’avaient pas été sans exercer, à son insu, une certaine influence sur ses idées. De là lui venait comme un souffle ignoré apportant dans son cœur quelque semence inconnue. Il ne s’intéressait plus seulement à sa personne, mais aussi aux autres humains ; toutefois il avait toujours pour Vinicius une affection particulière, car il avait beaucoup aimé sa sœur, la mère du jeune tribun, et à présent qu’il avait pris une certaine part à ses aventures, il s’y intéressait comme à quelque tragédie.

Il espérait toujours que Vinicius, devançant les prétoriens, avait réussi à s’enfuir avec Lygie, ou, au pis aller, l’avait reprise par la force ; mais il eût aimé en être sûr, en prévision des réponses qu’il allait avoir à faire à diverses questions auxquelles il eût mieux valu être préparé.

Arrivé devant la maison de Tibère, il descendit de sa litière et pénétra dans l’atrium déjà rempli d’augustans.

Les amis d’hier, étonnés de le voir invité se tinrent à l’écart ; mais lui s’avança, beau et nonchalant, avec autant d’assurance que s’il eût été le dispensateur de la fortune. Certains même s’inquiétèrent de lui avoir peut-être un peu trop tôt marqué de la froideur.

Pourtant César, feignant de ne pas le voir et de causer avec animation, ne répondit pas à son salut.

Par contre, Tigellin s’approcha et lui dit :

— Bonjour, arbitre des élégances ! Continues-tu à affirmer que ce ne sont pas les chrétiens qui ont brûlé Rome ?

Pétrone haussa les épaules et lui frappant sur le dos comme à un affranchi :

— Tu en sais autant que moi là-dessus.

— Je n’ose point rivaliser avec ta sagesse.

— Et bien fais-tu ; sinon, quand César nous aura lu son nouveau chant de la Troïade, tu serais obligé, au lieu de crier comme un paon, de donner ton opinion, qui à coup sûr serait ridicule.

Tigellin se mordit les lèvres. Il était loin d’être ravi que César eût décidé de déclamer aujourd’hui cette nouvelle partie de sa Troïade, car cela ouvrait à Pétrone un champ où il était sans rival. En effet Néron, par la force de l’habitude, tournait involontairement, pendant sa lecture, les yeux vers Pétrone, cherchant à deviner l’impression sur son visage.

L’autre écoutait, les sourcils relevés, approuvant parfois, concentrant son attention, comme pour être sûr d’avoir bien entendu. Puis, il louait ou critiquait, exigeait des corrections, ou bien encore demandait que certains vers fussent ciselés davantage. Néron lui-même sentait que les autres, avec leurs louanges sans mesure, n’avaient en vue que leur propre intérêt. Pétrone seul s’occupait de la poésie pour elle-même, étant seul connaisseur ; et quand l’arbitre avait approuvé, on pouvait être certain que les vers étaient dignes d’éloges. Peu à peu il se mit à discuter avec lui, à le contredire, et, finalement, Pétrone contestant la justesse de certains mots, il lui dit :

— Tu verras dans le dernier chant pourquoi j’ai fait usage de cette expression.

« Ah ! — songea Pétrone, — ainsi j’en ai encore pour jusqu’au dernier chant. »

En entendant les paroles de Néron, plus d’un courtisan se fit la réflexion : « Malheur à moi ! Pétrone a du temps devant lui : il peut rentrer en faveur et même évincer Tigellin. » Et de nouveau ils l’assiégèrent de leurs amabilités. Mais la fin de la soirée fut moins bonne, car, au moment où Pétrone prenait congé, César lui demanda à brûle-pourpoint, avec une joie mauvaise dans les yeux :

— Et Vinicius, pourquoi donc n’est-il pas venu ?

Si Pétrone eût été certain que Vinicius et Lygie fussent déjà hors de la ville, il eût riposté : « Il s’est marié avec ta permission et il est parti. » Mais, devant l’étrange sourire de Néron, il se borna à répondre :

— Ton invitation, divin, ne l’a point trouvé à la maison.

— Avise-le que je serai content de le voir, — repartit Néron ; — et recommande-lui, en mon nom, de ne point manquer les jeux auxquels prendront part tous les chrétiens.

Pétrone fut inquiet de ces paroles qui, certainement, concernaient Lygie. Il monta dans sa litière, ordonnant qu’on allât à toute allure. C’était chose peu facile. Devant la maison de Tibère se pressait une foule compacte et hurlante, composée de gens ivres pour la plupart, et qui, loin de chanter et de danser, semblaient furieux. Dans le lointain s’élevaient des cris que Pétrone ne comprit pas tout d’abord. Mais peu à peu ils grandirent et éclatèrent en une clameur sauvage :

— Aux lions, les chrétiens !

Les fastueuses litières des courtisans s’avançaient parmi les vociférations de la plèbe. Du fond des rues incendiées accouraient de nouvelles bandes qui, entendant ce cri, le reprenaient à leur tour. La nouvelle se répandit de bouche en bouche que les poursuites avaient commencé dès avant midi et qu’on avait déjà capturé un grand nombre de ces incendiaires. Par les voies récemment tracées, ainsi que dans les rues anciennes, dans les ruelles pleines de décombres qui entouraient la colline du Palatin, dans les jardins, dans Rome entière, de long en large, retentissaient les clameurs de plus en plus acharnées :

— Aux lions, les chrétiens !

« Vil troupeau, peuple digne du César ! » — se dit Pétrone.

Et il se prit à songer que ce monde-là, fondé sur une violence, une cruauté dont les Barbares eux-mêmes n’avaient point eu l’idée, fondé sur le crime et la folle débauche, ne pouvait exister. Rome, dominatrice de l’univers, en était aussi la plaie. Sur la pourriture de cette vie planait une ombre de mort. Souvent les augustans avaient parlé de toutes ces choses ; mais jamais Pétrone n’avait aussi nettement compris que le char fleuri et orné de trophées où Rome, traînant à sa suite des peuples enchaînés, s’érigeait en triomphatrice, que ce char s’avançait vers l’abîme. La vie de la puissante cité lui apparut un cortège grotesque, une orgie qui devait cependant finir un jour.

Il comprenait aussi que seuls les chrétiens avaient une nouvelle base de vie ; mais il croyait que bientôt il ne resterait de ces chrétiens aucune trace. Qu’adviendrait-il alors ? Le cortège grotesque continuerait sous Néron et, à supposer que Néron disparût, un autre, semblable ou pire, prendrait sa place. Avec un tel peuple et de tels patriciens, il n’existait aucune chance qu’un homme d’un ordre plus élevé montât sur le trône. Ce serait donc une orgie nouvelle, simplement plus immonde et encore plus abjecte. Mais une orgie ne saurait durer éternellement ; il faut bien aller se coucher, fût-ce de fatigue et d’épuisement… Était-ce donc la peine de vivre sans être sûr du lendemain, et de vivre uniquement pour contempler un pareil état de choses ?

À y songer, Pétrone se sentait, lui aussi, extrêmement fatigué.

« En somme, — se disait-il, — le génie de la mort n’est pas moins séduisant que le génie du sommeil : comme lui, il a des ailes ! »

La litière s’arrêta devant la maison et le vigilant atriensis vint aussitôt lui en ouvrir la porte.

— Le noble Vinicius est-il rentré ? — demanda Pétrone.

— Il est revenu depuis un instant.

« Ainsi, il ne l’a pas délivrée », — songea Pétrone.

Enlevant sa toge, il se précipita dans l’atrium. Vinicius était assis sur un trépied, la tête dans les mains, les coudes aux genoux. Au bruit des pas sur les dalles, il leva un visage figé où seuls les yeux brillaient de fièvre.

— Tu es arrivé trop tard ? — interrogea Pétrone.

— Oui, on l’a emmenée avant midi.

Il y eut un silence.

— Tu l’as vue ?

— Oui.

— Où est-elle ?

— Dans la Prison Mamertine.

Pétrone frissonna et lança à Vinicius un regard inquisiteur. L’autre comprit.

— Non ! — dit-il. — On ne l’a pas enfermée dans le tullianum[1], ni même dans la prison du milieu. Pour une forte somme, le gardien lui a cédé sa chambre. Ursus s’est couché en travers de la porte et veille sur elle.

— Pourquoi Ursus ne l’a-t-il pas défendue ?

— On avait envoyé cinquante prétoriens. D’ailleurs, Linus le lui a interdit.

— Et Linus ?

— Linus agonise. C’est pourquoi on ne l’a pas emmené avec les autres.

— Que comptes-tu faire ?

— La sauver ou mourir avec elle. Moi aussi je suis chrétien.

Vinicius semblait parler avec calme, mais dans sa voix vibrait une douleur si déchirante que Pétrone sentit son cœur se serrer de pitié.

— Je te comprends, — fit-il ; — mais comment espères-tu la sauver ?

— J’ai grassement soudoyé les gardiens, d’abord pour la préserver des outrages, ensuite pour qu’ils ne s’opposent pas à sa fuite.

— À quand la fuite ?

— Ils m’ont répondu que leur responsabilité ne leur permettait pas de me la rendre tout de suite. Mais quand les prisons regorgeront de monde et qu’on aura perdu le compte des prisonniers, ils me la livreront. C’est un moyen extrême. Mais déjà tu nous auras sauvés tous deux. Tu es l’ami de César. Lui-même me l’a donnée. Va et sauve-nous !

Sans répondre, Pétrone appela un esclave et se fit apporter deux manteaux sombres et deux glaives.

Puis, se tournant vers Vinicius :

— Je te répondrai en route. En attendant, prends ce manteau et ce glaive et allons à la prison. Là, tu donneras aux gardiens cent mille sesterces ; donne-leur-en le double, le quintuple, pourvu qu’ils la laissent sortir immédiatement. Sinon, il sera trop tard.

— Partons, — acquiesça Vinicius.

Un instant après, ils étaient dans la rue.

— Maintenant, écoute, — dit Pétrone. — Depuis aujourd’hui, je suis en disgrâce. Ma vie ne tient qu’à un fil : je ne puis donc rien auprès de César. Bien pis : je suis certain qu’il agirait à l’encontre de ma demande. T’aurais-je donc conseillé de fuir avec Lygie ou de la délivrer de force ? Tu comprends que si tu avais réussi à fuir, la colère de César se serait tournée contre moi. Aujourd’hui, il ferait plutôt quelque chose pour toi que pour moi. Mais n’y compte pas ! Fais-la sortir de la prison, et fuyez ! Si vous échouez, il sera encore temps d’essayer d’autres moyens. Sache pourtant que Lygie n’est pas en prison seulement pour sa foi. Vous êtes tous deux les victimes de la vengeance de Poppée. Tu te souviens comme tu as blessé son amour-propre ? Elle n’ignore pas que c’était à cause de Lygie, et du premier regard elle l’a prise en haine. Elle avait déjà essayé de la perdre en attribuant la mort de son enfant à quelque sorcellerie de la jeune fille. Dans tout ce qui se passe, on voit la main de Poppée. Autrement, comment expliquer qu’on ait emprisonné Lygie avant les autres ? Qui a pu désigner la maison de Linus ? Je te dis qu’on l’espionnait depuis longtemps. Je sais que je te brise le cœur en t’enlevant ce dernier espoir, mais je te le dis pour te faire comprendre que si tu ne la délivres pas avant qu’ils songent que tu vas peut-être le tenter, vous êtes perdus tous deux.

— Oui, je comprends, — répondit sourdement Vinicius.

Il se faisait tard, les rues étaient désertes. Mais brusquement leur conversation fut interrompue par un gladiateur ivre qui venait en sens inverse. Il trébucha et se raccrocha au bras de Pétrone, lui soufflant au visage son haleine vineuse. Il hurlait d’une voix éraillée :

— Aux lions, les chrétiens !

— Mirmillon, — fit Pétrone très calme. — Passe ton chemin, c’est un bon conseil que je te donne.

L’ivrogne saisit de son autre main le bras de Pétrone.

— Crie aussi : « Aux lions, les chrétiens ! » ou je te tords le cou.

Mais toutes ces clameurs avaient énervé Pétrone. Depuis qu’il avait quitté le Palatin, elles l’étouffaient comme un cauchemar et lui déchiraient les oreilles. Apercevant au-dessus de sa tête le poing géant, il se sentit à bout de patience.

— Mon ami, — fit-il, — tu pues le vin et tu m’ennuies.

Et il lui plongea dans la poitrine, jusqu’à la garde, la lame qu’il avait emportée. Puis, prenant le bras de Vinicius, il reprit, comme si rien ne s’était passé :

— César m’a dit aujourd’hui : « Recommande à Vinicius de venir aux jeux auxquels prendront part tous les chrétiens. » Comprends-tu ce que cela veut dire ? Ils veulent se repaître du spectacle de ta douleur. C’est sans doute pour cela que toi et moi ne sommes pas encore en prison. Si tu ne parviens pas à la faire sortir immédiatement… alors… je ne sais !… peut-être Acté parlera-t-elle pour toi ; mais je doute qu’elle obtienne quelque chose… Tes terres de Sicile pourraient aussi tenter Tigellin. Essaye.

— Je lui donnerai tout ce que je possède, — répondit Vinicius.

Le Forum n’était pas très loin des Carines ; ils étaient arrivés. Déjà la nuit commençait à pâlir et l’enceinte du château s’estompait, sortant de l’ombre.

Soudain, comme il avait tourné vers la Prison Mamertine, Pétrone s’arrêta et dit :

— Les prétoriens !… Trop tard !

En effet, la prison était entourée d’un double cordon de troupes. Les premières lueurs du jour argentaient les casques et le fer des lances.

Le visage de Vinicius était devenu blanc comme du marbre.

— Avançons, — dit-il.

Ils arrivèrent devant les rangs. Pétrone, qui avait une mémoire excellente et connaissait non seulement les officiers, mais presque tous les soldats de la garde prétorienne, fit signe à un chef de cohorte :

— Qu’est-ce donc, Niger ? On vous fait monter la garde autour de la prison ?

— Oui, noble Pétrone. Le préfet craignait qu’on tentât de délivrer de force les incendiaires.

— Avez-vous l’ordre de ne laisser pénétrer personne ? — demanda Vinicius.

— Non, seigneur. Leurs amis viendront les voir ; ainsi, nous pourrons prendre encore des chrétiens au piège.

— Alors, laisse-moi entrer, — dit Vinicius.

Il serra la main de Pétrone et lui souffla à l’oreille :

— Va voir Acté. J’irai te demander sa réponse.

— C’est entendu.

Au même instant, du sein des épaisses murailles et du profond des souterrains s’élevèrent des voix qui chantaient. Le chant, sourd au début, s’affirmait peu à peu. Des voix d’hommes, de femmes et d’enfants faisaient chœur à l’unisson. Dans le calme de l’aube naissante, toute la prison s’était mise à chanter, comme une harpe. Ce n’étaient point des voix de tristesse et de désespoir : non, on y sentait vibrer la joie et le triomphe.

Les soldats se regardèrent, stupéfaits.

L’aurore teintait déjà le ciel de rose et d’or.

  1. Partie souterraine de la prison n’ayant qu’une seule ouverture, en haut. C’est là que Jugurtha mourut de faim. (Note de l’auteur.)