Quo vadis/Chapitre XLI

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 277-283).

Chapitre XLI.

Néron jouait et chantait, en l’honneur de la « Déesse de Cypre », un hymne dont il avait composé les vers et la musique. En voix ce jour-là, il sentait que sa musique charmait réellement ses auditeurs ; cette conviction ajoutait tant de force à son chant et remuait si bien son âme qu’il paraissait inspiré. À la fin, il pâlit d’une émotion sincère. Pour la première fois de sa vie, il se déroba aux louanges des assistants. Il s’assit un moment, les mains appuyées sur la cithare, la tête penchée, puis il se leva tout à coup et dit :

— Je suis fatigué et j’ai besoin d’air. En attendant, qu’on accorde les cithares.

Et il s’entoura le cou d’un foulard de soie.

— Venez avec moi, — dit-il à Pétrone et à Vinicius assis dans un coin de la salle. — Toi, Vinicius, donne-moi le bras, car les forces me manquent ; Pétrone va me parler de musique.

Ils sortirent sur la terrasse du palais, dallée de marbre et saupoudrée de safran.

— On respire mieux ici, — fit Néron. — Mon âme est troublée et triste, bien que je sente qu’avec ce que je vous ai chanté à titre d’essai, je pourrai paraître en public et remporter un triomphe qu’aucun autre Romain n’aura connu.

— Tu peux paraître ici, à Rome et en Achaïe. Je t’ai admiré de tout mon cœur et de toute ma raison, divin, — appuya Pétrone.

— Je le sais. Tu es trop paresseux pour te contraindre à la louange. Et tu es sincère, comme Tullius Sénécion ; mais tu t’y entends mieux que lui. Dis-moi, que penses-tu de la musique ?

— Quand j’écoute une poésie, que je regarde un quadrige conduit par toi dans le cirque, ou une belle statue, un temple magnifique ou un tableau, je sens que j’embrasse dans son entier ce que je vois, et mon admiration enferme toutes les jouissances que ces choses peuvent donner. Mais quand j’entends de la musique, surtout la tienne, alors s’ouvrent pour moi de nouvelles beautés et de nouvelles jouissances. Je les poursuis, je les saisis ; mais, avant que j’aie pu les posséder, d’autres et d’autres encore surviennent, ainsi que des vagues de la mer arrivant de l’infini. Je comparerai donc la musique à la mer. Nous nous tenons sur l’un des bords et nous distinguons au loin, mais il nous est impossible d’apercevoir l’autre rive.

— Ah ! que tu es un profond connaisseur ! — fit Néron.

Ils se turent, et un moment le froissement léger du safran sous leurs pas troubla seul le silence de leur promenade.

— Tu as traduit ma pensée même, — reprit enfin Néron, — et c’est pourquoi je répète toujours que seul, dans Rome entière, tu sais me comprendre. Oui, c’est bien là ce que, moi aussi, je pense de la musique. En jouant et en chantant, j’entrevois des choses dont j’ignorais l’existence dans mon empire et dans l’univers. Je suis César et le monde m’appartient : je puis tout. Et cependant la musique me fait découvrir de nouveaux royaumes, des montagnes et des mers nouvelles et des jouissances inéprouvées. Je ne sais ni les nommer, ni les définir, mais je les sens. Je sens les dieux, je vois l’Olympe. Un souffle de l’au-delà me caresse. À travers un brouillard, je distingue des masses incommensurables, et en même temps lumineuses comme un lever de soleil… Tout le sphéros vibre autour de moi, et je te dirai… (ici, la voix de Néron trembla, étonnée) que moi, César et dieu, je me trouve en cet instant plus infime qu’un grain de poussière. Le croirais-tu ?

— Oui, il n’appartient qu’aux grands artistes de se sentir petits devant l’Art…

— C’est la nuit des confidences, je t’ouvre donc mon âme comme à un ami, et je te dirai plus… Me crois-tu aveugle ou privé de raison ? Me crois-tu ignorant des inscriptions qui, à Rome, m’injurient sur les murs, m’appellent assassin de ma mère, assassin de ma femme…, me qualifient de monstre et de bourreau, parce que Tigellin a obtenu de moi quelques arrêts de mort contre mes ennemis ?… Oui, mon cher, on me tient pour un monstre, et je le sais… On a si bien répandu la fable de ma cruauté que moi-même j’en viens à me demander si je ne suis pas cruel… Mais ils ne comprennent pas que parfois les actes d’un homme soient cruels, quand lui-même ne l’est pas. Personne ne croira, peut-être pas même toi, très cher, qu’aux instants où la musique berce mon âme, je me sens aussi bon qu’un enfant au berceau. Je te le jure par ces étoiles qui scintillent sur nos têtes, je dis la pure vérité : les hommes ignorent quelle bonté il y a au fond de ce cœur et quels trésors j’y découvre moi-même quand la musique m’en ouvre les portes.

Pétrone, ne doutant pas qu’en cet instant Néron fût sincère et que la musique pût réellement provoquer en lui la manifestation de sentiments nobles, étouffés sous un monceau d’égoïsme, de débauches et de crimes, répondit :

— Il faut te connaître d’aussi près que je te connais. Rome n’a jamais su t’apprécier.

César, pesant plus fort sur l’épaule de Vinicius, et comme ployant sous le poids de l’injustice, repartit :

— Tigellin m’a rapporté qu’au Sénat on chuchote que Diodore et Terpnos jouent mieux que moi de la cithare. On veut même me refuser cela ! Mais toi, qui dis toujours la vérité, réponds-moi franchement : jouent-ils mieux ou aussi bien que moi ?

— Nullement. Tu as le toucher plus délicat, et, en même temps, plus de vigueur. En toi on reconnaît l’artiste, en eux d’habiles artisans. C’est évident ! Leur musique fait ressortir la valeur de la tienne.

— S’il en est ainsi, qu’ils vivent ! Ils ne se douteront jamais du service que tu viens de leur rendre. D’ailleurs, si je les condamnais, il me faudrait les remplacer.

— Et l’on raconterait que, par amour pour la musique, tu extermines la musique dans l’empire. Ne fais jamais périr l’art pour l’art, ô divin !

— Comme tu ressembles peu à Tigellin, — observa Néron. — Mais vois-tu, je suis en tout un artiste, et puisque la musique m’ouvre sur l’infini des horizons que je ne soupçonnais pas, des contrées que je ne possède pas, des jouissances et un bonheur que je n’éprouvais pas, je ne puis non plus vivre d’une vie ordinaire. La musique me dit que le surnaturel existe, et alors je le cherche, en y déployant toute la puissance que les dieux m’ont donnée. Parfois, il me semble que, pour atteindre ces régions olympiennes, il me faut accomplir des choses que jamais encore aucun homme n’a accomplies, m’élever au-dessus du niveau humain, dans le bien ou dans le mal. Je sais qu’on m’accuse de faire des folies. Je ne fais pas de folies, je cherche seulement et, lors même que je délire, c’est d’ennui et de rage de ne pas trouver. Je cherche, comprends-tu ? C’est pourquoi je veux être plus qu’un homme, et ce n’est que comme artiste que je serai plus qu’un homme.

Il baissa la voix, pour que Vinicius ne pût l’entendre et, approchant ses lèvres de l’oreille de Pétrone, il murmura :

— Sais-tu, à parler franc, pourquoi j’ai condamné à mort ma mère et ma femme ? Aux portes du monde ignoré, j’ai voulu faire le plus grand sacrifice que pût faire un homme. J’ai cru que quelque chose d’insolite se produirait, que quelque porte s’ouvrirait pour moi sur l’inconnu, que cela étonnerait ou terrifierait la raison humaine, à la condition que ce fût grand et extraordinaire… Mais ce sacrifice n’a pas suffi. Pour que s’ouvrent les portes de l’empyrée, il en faudrait un plus étendu encore. Qu’il en advienne ce que voudra le sort !

— Que veux-tu faire ?

— Tu verras, tu verras, plus tôt que tu ne penses. En attendant, sache qu’il est deux Nérons : celui que connaissent les hommes ; l’autre, l’artiste, que tu es seul à connaître, qui tue comme la Mort et délire comme Bacchus, mais parce que lui répugnent la banalité et la nullité de la vie terre à terre, et parce qu’il voudrait les faire disparaître, dût-il avoir recours au fer et à la flamme !… Oh ! combien plate sera la vie quand j’aurai disparu !… Personne, pas même toi, ami, ne sait quel artiste est en moi. C’est pourquoi je souffre et, je te le dis sincèrement, pourquoi j’ai parfois l’âme aussi triste que ces cyprès qui se profilent devant nous. Quel fardeau c’est pour un homme, de supporter à la fois le poids du pouvoir suprême et le poids du talent suprême !…

— De tout mon cœur je compatis à tes peines, César, et avec moi y compatissent et les terres et les mers, et aussi Vinicius, qui t’a voué un culte au fond de son âme.

— Il m’a toujours été cher, lui aussi, — répondit Néron, — bien qu’il serve Mars et non les Muses.

— Avant tout, il est le serviteur d’Aphrodite, — répliqua Pétrone.

Et brusquement, il décida d’arranger l’affaire de son neveu, en même temps qu’il éloignerait de lui les dangers qui pourraient le menacer.

— Il est amoureux, — dit-il, — autant que Troïlus le fut de Cressida. Permets-lui, seigneur, de retourner à Rome : sinon, il va sécher sur pied. Sais-tu que l’otage lygienne que tu lui avais donnée a été retrouvée et que Vinicius, en venant à Antium, l’a laissée sous la protection d’un certain Linus ? Je ne t’en ai plus reparlé tant que tu as composé ton hymne, ce qui importait plus que tout. Vinicius voulait en faire sa maîtresse ; mais, comme elle s’est montrée aussi vertueuse que Lucrèce, il s’est épris de sa vertu et désire l’épouser. Elle est de souche royale ; il ne déchoira donc pas. Mais, en vrai guerrier, il soupire, languit, gémit, et attend l’autorisation de son empereur.

— L’empereur ne choisit pas les épouses de ses soldats. Qu’a-t-il besoin de mon autorisation ?

— Je t’ai dit, seigneur, qu’il t’avait voué un culte.

— Il peut alors être d’autant plus certain de l’autorisation. C’est une jolie fille, mais aux hanches étriquées. Augusta Poppée s’est plainte d’elle, l’accusant d’avoir jeté un sort à notre enfant, dans les jardins du Palatin…

— Mais moi j’ai démontré à Tigellin que les mauvais sorts ne sauraient atteindre les divinités. Tu t’en souviens, divin, et toi-même tu as crié : Habet !

— Je m’en souviens.

Se tournant vers Vinicius :

— Tu l’aimes autant que l’affirme Pétrone ?

— Je l’aime, seigneur.

— Eh bien ! je t’ordonne de partir dès demain pour Rome, de l’épouser et de ne reparaître devant moi qu’avec l’anneau nuptial.

— Merci, seigneur, du fond de mon cœur et de mon âme, merci !

— Comme il est doux de faire des heureux ! — dit César. — Je voudrais, de toute ma vie, n’avoir rien autre chose à faire.

— Accorde-nous encore une grâce, divin, — fit Pétrone, — et exprime ta volonté devant l’Augusta. Vinicius n’oserait épouser une femme qui serait antipathique à l’Augusta ; mais toi, seigneur, tu dissiperas d’un mot toute prévention en déclarant que c’est par ton ordre.

— Bien. Je ne saurais rien vous refuser, à toi ni à Vinicius, — dit César.

Et il rentra dans la villa, où ils le suivirent, le cœur joyeux de ce succès. Vinicius devait se contenir pour ne pas se jeter au cou, de Pétrone. Il lui semblait qu’à présent tout danger et tout obstacle étaient écartés.

Dans l’atrium, le jeune Nerva et Tullius Sénécion s’entretenaient avec l’Augusta. Terpnos et Diodore accordaient les cithares. Néron, en rentrant, s’assit sur un siège incrusté d’écaille, murmura quelques mots à l’oreille d’un jeune éphèbe, et attendit.

L’éphèbe rentra bientôt avec un coffret d’or. Néron y choisit un collier formé de grosses opales et dit :

— Voici des bijoux dignes de cette soirée.

— L’aube s’y reflète, — approuva Poppée, convaincue que le collier était pour elle.

Un moment, César joua avec les pierres roses.

— Vinicius, — dit-il, — tu offriras ce collier de ma part à la princesse lygienne que je t’ordonne d’épouser.

Le regard de Poppée, furieux et stupéfait, erra de César à Vinicius, puis se posa enfin sur Pétrone. Mais celui-ci, nonchalamment incliné, semblait étudier avec attention, en caressant le bois de la main, la courbure d’une harpe.

Quand Vinicius eut remercié du présent, il s’approcha de Pétrone :

— Comment te prouver ma reconnaissance de ce que tu as fait pour moi aujourd’hui ?

— Offre à Euterpe un couple de cygnes, prodigue tes louanges au chant de César, et ris-toi des présages. J’espère que le rugissement des lions ne troublera plus ton sommeil, ni celui de ton lis lygien.

— Non, — répondit Vinicius, — à présent, me voilà tranquille.

— Que la Fortune vous soit donc favorable ! Mais attends : voici que César reprend le phormynx. Suspends ta respiration, écoute et verse des larmes.

En effet, Néron s’était levé, le phormynx en main et les yeux au ciel. Les conversations avaient cessé dans la salle ; tous les auditeurs s’étaient immobilisés, comme pétrifiés. Seuls, Terpnos et Diodore, qui devaient accompagner César, se regardaient ou regardaient ses lèvres, attendant les premières notes du chant.

Soudain, dans le vestibule, on entendit un vacarme, des cris ; la portière soulevée, apparut Phaon, l’affranchi de l’empereur, suivi du consul Lecanius.

Néron fronça les sourcils.

— Pardon, divin empereur, — dit Phaon d’une voix haletante, — Rome brûle. La majeure partie de la ville est en feu…

Tous les assistants s’étaient levés aussitôt. Néron déposa le phormynx et s’écria :

— Dieux !… Je verrai donc une ville en feu et j’achèverai ma Troïade !

Puis, s’adressant au consul :

— Crois-tu qu’en partant sur-le-champ, je puisse arriver assez tôt pour voir l’incendie ?

— Seigneur, — répondit le consul, pâle comme un linge, — la ville n’est qu’une mer de flammes, les habitants sont étouffés par la fumée, tombent asphyxiés ou, frappés de folie, se jettent dans le brasier. Rome est perdue, seigneur.

Il se fit un silence, rompu par l’exclamation de Vinicius :
Vœ misera mihi !…

Et le jeune homme, jetant sa toge, bondit hors du palais. Néron, les bras levés au ciel, s’écria :

— Malheur à toi, cité sainte de Priam !…