Quo vadis/Chapitre XLII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 283-287).

Chapitre XLII.

Vinicius, donnant à la hâte l’ordre à quelques esclaves de le suivre, sauta à cheval et se lança au milieu de la nuit profonde, par les rues désertes d’Antium, dans la direction de Laurentum. Sous le coup de la terrible nouvelle, il se sentait devenir fou et, par instants, ne se rendait plus compte de ce qu’il faisait ; il éprouvait le sentiment que le malheur avait sauté en croupe derrière lui et lui criait aux oreilles : Rome est en feu ! et le cinglait, et cinglait son cheval, et les précipitait dans ce feu. Sa tête nue couchée sur l’encolure de la bête, il allait, vêtu seulement de sa tunique blanche, à l’aventure, sans voir devant lui, sans prendre garde aux obstacles où il eût pu se briser. Dans le silence de la nuit calme et étoilée, cavalier et cheval, baignés par la clarté de la lune, semblaient une apparition. L’étalon d’Idumée, les oreilles couchées, l’encolure tendue, passait comme une flèche devant les cyprès immobiles et les blanches villas qu’ils abritaient. Çà et là, le choc des sabots sur les dalles réveillait des chiens qui accompagnaient de leurs aboiements la chevauchée-fantôme, puis hurlaient à la lune. Les esclaves qui galopaient derrière Vinicius, sur des chevaux beaucoup moins rapides, avaient vite été distancés. Il traversa seul Laurentum endormie, tourna du côté d’Ardée, où, comme à Aricie, à Bovilla et à Ustrinum, il avait posté des relais qui lui permirent de franchir rapidement la distance qui le séparait de Rome. Et il exigea de sa monture tout ce qu’elle pouvait donner.

Au-delà d’Ardée, il lui sembla que le nord-est s’empourprait. C’était peut-être l’aube matinale, car la nuit était avancée et le jour se levait tôt en juillet. Mais Vinicius ne put réprimer un cri de désespoir et de rage en songeant que c’était plutôt la lueur de l’incendie. Il se souvenait des paroles de Lecanius : « La ville n’est plus qu’une mer de flammes » ; et, un instant, il craignit de devenir fou, car il n’espérait plus pouvoir sauver Lygie, ni même arriver aux portes avant que Rome fût un monceau de cendres. Ses pensées volaient devant lui, plus vite que son cheval, telles une nuée d’oiseaux noirs horribles, sinistres. Il ignorait dans quel quartier avait éclaté l’incendie, mais il supposait que le Transtévère, avec ses maisons serrées, ses dépôts de bois et ses frêles baraques où l’on vendait des esclaves, avait dû le premier être la proie des flammes.

Les incendies étaient fréquents à Rome, fréquemment aussi accompagnés de violences et de pillage, surtout dans les quartiers habités par la gent pauvre et à demi-barbare. Il ne pouvait en être autrement dans le Transtévère, ce nid de gueux venus de tous les coins du monde. Comme un éclair passa dans la tête de Vinicius l’image d’Ursus et de sa force colossale ; mais que pouvait un homme, même un Titan, devant la force dévastatrice du feu ? Rome était également depuis longtemps sous la menace d’une révolte des esclaves. On disait que des centaines de milliers d’entre eux rêvaient des temps de Spartacus, et n’attendaient qu’une occasion pour s’armer contre leurs oppresseurs et contre la ville. Et voici que cette occasion se présentait. Peut-être qu’avec l’incendie se déchaînait le massacre et la guerre civile. Peut-être les prétoriens s’étaient-ils rués par la ville, pour en exterminer les habitants par ordre de César. Et soudain ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Il se souvenait de ces conversations récentes où César, avec une singulière insistance, faisait toujours allusion aux villes incendiées, de ses lamentations de ce qu’il lui fallait décrire une ville en feu sans en avoir vu une, de sa réponse dédaigneuse quand Tigellin lui avait proposé d’incendier Antium ou une ville en planches construite à cet effet, enfin, de ses récriminations contre Rome et les ruelles nauséabondes de Suburre. Oui ! c’était César qui avait ordonné de brûler la ville. Lui seul avait pu l’oser, comme seul Tigellin avait pu se charger d’une pareille mission. Et si Rome brûlait par son ordre, qui donc pouvait garantir que, par ce même ordre, la population ne serait pas égorgée ? Le monstre en était capable. Ainsi, l’incendie, la rébellion des esclaves et le carnage ; quel horrible chaos, quel déchaînement des éléments destructeurs et de la fureur des hommes, et, au milieu de tout cela, Lygie !

Les gémissements de Vinicius se mêlaient au souffle haletant du cheval, qui épuisait ses dernières forces sur la rude montée précédant Aricie. Qui arracherait Lygie de la ville en flammes ? Qui pourrait la sauver ? Vinicius, courbé sur sa monture, crispait ses doigts dans la crinière, prêt à mordre le cou de la bête. À ce moment, un cavalier, également lancé comme un ouragan, jeta, en croisant Vinicius : « Rome est perdue ! » et passa. Un mot frappa encore les oreilles de Vinicius : « les dieux… ». Le reste s’effaça dans le bruit des sabots. Mais ce mot « dieux » lui rendit sa présence d’esprit. Il leva la tête et, les bras tendus vers le ciel plein d’étoiles, il se mit à prier :

« Ce n’est pas vous que j’implore, vous dont les sanctuaires s’écroulent dans les flammes, mais Toi !… » La suie commençait même à recouvrir les objets environnants. Le jour s’était levé tout à fait et le soleil irradiait les sommets qui ceinturaient le lac Albain. Mais les rayons d’or pâle du matin n’arrivaient qu’à travers la fumée, d’un roux morbide. Plus Vinicius descendait vers Albanum, et plus il s’enfonçait dans cette fumée qui s’épaississait à mesure. La petite ville elle-même en était complètement submergée. Les habitants inquiets remplissaient les rues, et l’on ne pouvait songer sans terreur à ce qui devait se passer à Rome, car ici déjà l’on respirait mal.

Vinicius fut repris de désespoir et de terreur. Pourtant, il s’efforça de réagir. « Il est impossible que le feu ait pris brusquement, de toutes parts ; le vent souffle du nord et chasse la fumée par ici ; de l’autre côté il n’y en a pas et le Transtévère, séparé par le fleuve, est peut-être indemne ; en tout cas, Ursus et Lygie n’auront eu qu’à franchir la Porte Janicule pour être à l’abri du danger. Il est tout aussi impossible que la population entière ait péri, et que cette ville, reine du monde, soit rayée avec ses habitants de la surface du sol. Même quand, dans les villes prises, le carnage et le feu sont déchaînés à la fois, un certain nombre d’habitants restent saufs : pourquoi donc Lygie devrait-elle absolument périr ? D’ailleurs, sur elle veille un Dieu qui a vaincu la mort. » Il se mit à prier, et, suivant l’habitude qu’il avait prise, à implorer le Christ en lui promettant des offrandes.

Quand il eut traversé Albanum, dont presque toute la population se tenait sur les toits et dans les arbres pour voir Rome, il se rassura et envisagea les choses avec plus de sang-froid. Outre Ursus et Linus, l’Apôtre Pierre veillait sur Lygie, et le souvenir de celui-ci lui remit de l’espoir au cœur. L’Apôtre Pierre lui apparaissait toujours comme un être incompréhensible, quasi surnaturel. Dès l’instant où, pour la première fois, il l’avait entendu à l’Ostrianum, il avait gardé l’étrange impression que chaque parole de ce vieillard était et devait rester vraie (il l’avait écrit déjà d’Antium à Lygie). Ayant connu plus intimement l’Apôtre durant sa maladie, cette impression s’était fortifiée encore jusqu’à devenir enfin une foi inébranlable. Pierre ayant béni son amour et lui ayant promis Lygie, celle-ci ne pouvait périr dans les flammes. La ville pouvait se consumer sans qu’une étincelle tombât sur les vêtements de la jeune fille. Exalté par une nuit d’insomnie, une course vertigineuse et des émotions poignantes, Vinicius croyait maintenant tout possible : Pierre arrêterait les flammes d’un signe de croix, les écarterait d’un mot, et ils passeraient sans danger au milieu d’une allée de feu. Au surplus, Pierre connaissait l’avenir : il avait à coup sûr prévu la calamité présente et, dès lors, comment n’eût-il pas emmené les chrétiens hors des murs, surtout cette Lygie qu’il aimait comme sa propre enfant ? Son cœur se dilatait sous l’espoir grandissant. S’ils étaient en fuite, il les trouverait peut-être à Bovilla ou les rencontrerait en route. D’un instant à l’autre il allait voir apparaître le visage adoré, émergeant de la fumée qui traînait en nappes toujours plus épaisses sur la Campanie.

C’était d’autant plus vraisemblable qu’il croisait nombre de gens fuyant la ville et se dirigeant vers les monts Albains ; sortis de la région du feu, ils cherchaient à s’évader de celle de la fumée. Vers l’entrée d’Ustrinum, il lui fallut ralentir sa course, tant la route était encombrée. À côté de gens à pied, leurs hardes sur le dos, il voyait des chevaux et des mulets chargés de bagages, des chariots, et enfin des litières portant des citoyens plus opulents. Ustrinum était tellement bondé de fuyards qu’on s’y frayait avec peine un passage. Au marché, sous les colonnes des temples et dans les rues, c’était une fourmilière. Çà et là, on dressait des tentes qui devaient abriter des familles entières. Beaucoup campaient en plein air, poussant des cris, invoquant les dieux ou gémissant sur leur sort. Dans cette cohue, un renseignement était impossible à obtenir. Ceux à qui s’adressait Vinicius restaient muets ou, levant sur lui des yeux hagards et terrifiés, clamaient que la ville allait périr et le monde avec elle. Rome vomissait sans répit de nouvelles masses d’hommes, de femmes et d’enfants, qui augmentaient le trouble et le vacarme. D’aucuns, ayant perdu leurs proches, les réclamaient avec désespoir. D’autres se battaient pour un abri. Des pâtres campaniens, gens à demi sauvages, avaient envahi la bourgade, moins pour avoir des nouvelles qu’attirés par l’espoir d’une rafle dans ce désordre général. Çà et là des esclaves de tous pays et des gladiateurs s’étaient mis à piller les maisons et les villas, en lutte ouverte contre les soldats qui voulaient défendre les habitants.

Vinicius aperçut près de l’auberge, et entouré d’une troupe d’esclaves bataves, le sénateur Junius, qui fut le premier à lui donner des renseignements exacts sur l’incendie. Le feu, en effet, avait éclaté près du Grand Cirque, dans le voisinage du Palatin et du Mont Cœlius, et il s’était propagé si rapidement que bientôt tout le centre avait été envahi. Jamais, depuis le temps de Brennus, un aussi effroyable désastre n’avait frappé la ville. « Le Cirque entier, les boutiques et les maisons qui l’entourent, — disait Junius, — sont en cendres ; l’Aventin et le Cœlius sont en feu. Le fléau, après avoir contourné le Palatin, a envahi les Carines… »

Et Junius, qui possédait aux Carines une merveilleuse insula bondée d’œuvres d’art, dont il avait la passion, saisit une poignée de poussière, la répandit sur sa tête et se mit à gémir.

Vinicius le secoua par les épaules.

— Ma maison est aux Carines, — dit-il, — mais, puisque tout périt, qu’elle périsse aussi !

Puis, il se souvint qu’il avait conseillé à Lygie de se transporter dans la maison des Aulus, et il demanda :

— Et le Vicus Patricius ?

— En feu, — répondit Junius.

— Et le Transtévère ?

Junius le regarda, surpris :

— Qu’importe le Transtévère ? — répondit-il en pressant de ses mains ses tempes qui éclataient.

— Je tiens plus au Transtévère qu’à tout le reste de Rome ! — gronda Vinicius avec emportement.

— Alors, il ne te sera guère accessible que par la Voie du Port, car près de l’Aventin, le feu t’étoufferait… Le Transtévère ?… Je ne sais pas. Peut-être que lors de mon départ le feu ne l’avait pas encore atteint : les dieux seuls le savent…

Après quelque hésitation, Junius reprit à voix basse :

— Je sais que tu ne me trahiras pas : je te dirai donc que ce n’est pas un incendie ordinaire. On a empêché de porter secours au Cirque… Quand les maisons ont commencé à flamber, j’ai entendu, de mes propres oreilles, hurler par des milliers de voix : « Mort aux éteigneurs ! » Des gens parcourent la ville en jetant dans les maisons des torches allumées… D’autre part, le peuple se révolte, crie qu’on brûle la ville par ordre. Inutile d’en dire plus. Malheur à la ville, malheur à nous tous, malheur à moi ! Aucun langage humain ne saurait exprimer ce qui se passe là-bas. Les habitants périssent au milieu des flammes, s’entre-tuent dans le tumulte… C’est la fin de Rome !…

Il répéta encore : « Malheur ! Malheur à la ville ! Malheur à nous ! »

Vinicius, lui, avait foncé avec son cheval sur la Voie Appienne.

Mais il lui était difficile d’avancer. Un fleuve d’hommes et de chars roulait à sa rencontre. Il voyait, comme s’il l’eût tenue dans le creux de sa main, la ville entière ensevelie dans ce monstrueux incendie… Cette mer ignée vomissait une chaleur atroce et le vacarme humain ne pouvait couvrir le crépitement et le sifflement des flammes.