Quo vadis/Chapitre XLIV

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 296-299).

Chapitre XLIV.

L’incendie de la ville avait tellement embrasé le ciel qu’on n’en distinguait plus les limites.

Derrière les collines surgit la pleine lune, énorme, et qui, prenant soudain les tons du cuivre en fusion, sembla considérer avec étonnement la ruine de la puissante cité. Dans les abîmes empourprés du ciel scintillaient des étoiles également empourprées, et à l’encontre des nuits ordinaires, la terre était plus éclairée que le ciel. Rome, tel un immense brasier, illuminait toute la Campanie. À la clarté sanglante se dessinaient les collines lointaines, les maisons, les villas, les temples et les monuments ; les aqueducs, qui de toutes les hauteurs environnantes descendaient vers la ville, fourmillaient de gens accourus là pour y chercher un refuge ou pour contempler l’incendie.

Cependant, le terrible élément submergeait les quartiers l’un après l’autre. Il n’était pas douteux qu’il fût aidé par des mains criminelles, car à tout instant éclataient de nouveaux incendies, même à une grande distance du foyer principal. Des collines où s’édifiait la ville, les flammes, ainsi que les vagues de la mer, refluaient vers les vallées où se dressaient en nombre les bâtisses de cinq ou six étages, sur les rues bordées de baraques et de boutiques, d’amphithéâtres mobiles en planches édifiés au hasard de spectacles divers, de magasins de bois, d’huile, de blé, de noix, de pommes de pin, dont la graine servait de nourriture aux indigents, et de vêtements qu’à certains moments les Césars distribuaient à la plèbe qui nichait dans les ruelles étroites. Et là, l’incendie, trouvant un aliment dans les matières inflammables, se transformait en une série d’explosions successives et, avec une rapidité inouïe, enveloppait des rues entières. Les gens qui campaient hors de la ville et ceux qui s’étaient installés sur les aqueducs reconnaissaient, à la coloration des flammes, la nature du combustible. Des trombes d’air faisaient jaillir du gouffre des milliers de coquilles incandescentes de noix et d’amandes, projetées vers le ciel ainsi que des papillons lumineux et qui éclataient en crépitant, ou, poussées par le vent, tombaient sur de nouveaux quartiers, sur les aqueducs ou sur les champs qui entouraient la ville. Toute idée de salut semblait insensée. La confusion croissait d’heure en heure et, tandis que la population de Rome fuyait par toutes les portes, les gens des environs, habitants des bourgs, paysans et bergers à demi sauvages de la Campanie, se ruaient, alléchés par l’incendie et séduits par l’espoir du butin.

Le cri : « Rome brûle ! » se répercutait sans arrêt dans la foule. Or, la ruine de la ville semblait être alors la fin de sa puissance et la disparition de tous les liens groupant ces peuples nombreux en une seule nation. La foule, composée en majeure partie d’esclaves et d’étrangers, n’était pas intéressée à la domination romaine : au contraire, la catastrophe pouvait la libérer de ses entraves et déjà, çà et là, elle prenait une attitude menaçante. Partout régnaient le pillage et la violence. Il semblait que seul le spectacle de la ville en feu retardât le carnage. Des centaines de milliers d’esclaves, oubliant que Rome ne possédait pas seulement des temples et des murs, mais encore près de cinquante légions de par le monde, semblaient n’attendre qu’un signal et un chef ; on chuchotait le nom de Spartacus, mais aucun Spartacus ne se présentait. En revanche, les citoyens romains se groupaient et s’armaient de tout ce qu’ils trouvaient.

Les plus fantastiques rumeurs circulaient. D’aucuns affirmaient que Vulcain, sur l’ordre de Zeus, avait déchaîné les flammes souterraines ; d’autres que Vesta vengeait l’outrage fait à Rubria ; d’autres encore, négligeant de sauver leurs biens, assiégeaient les temples et invoquaient les dieux. Mais la plupart répétaient que c’était César qui avait donné l’ordre d’incendier Rome pour se délivrer des odeurs incommodantes de Suburre, et aussi pour faire place nette à une cité nouvelle qui s’appellerait Néronia. À cette idée, la foule devenait furieuse et si, comme le pensait Vinicius, il s’était trouvé un chef pour profiter de cette explosion de colère, les derniers moments de Néron fussent arrivés quelques années plus tôt.

On disait aussi que César était devenu fou, qu’il prescrivait aux prétoriens et aux gladiateurs d’attaquer le peuple et d’organiser un carnage général. Certains juraient leurs grands dieux qu’Ahénobarbe avait fait lâcher les bêtes de tous les vivaria, que les rues étaient pleines de lions aux crinières en feu, d’éléphants fous d’épouvante, et de bisons qui écrasaient les hommes par dizaines ; racontars qui contenaient une part de vérité, car, en plusieurs endroits, les éléphants, pour échapper à l’incendie, avaient démoli les vivaria et, libres, se ruaient comme une trombe, anéantissant tout sur leur passage.

La rumeur publique affirmait que plus de dix mille personnes avaient péri dans les flammes. Les victimes étaient, en effet, nombreuses. Il en est qui, ayant perdu leurs biens ou des êtres chers, se précipitaient volontairement dans le feu. D’autres étaient asphyxiés par la fumée. Au milieu de la ville, entre le Capitole d’un côté, le Quirinal, le Viminal et l’Esquilin de l’autre, ainsi qu’entre le Palatin et la colline de Cælius, où se trouvaient les rues les plus populeuses, l’incendie avait éclaté sur tant de points à la fois que les fuyards, quelque direction qu’ils prissent, trouvaient toujours devant eux un mur de flammes et périssaient d’une mort horrible dans ce déluge de feu.

Dans le désarroi général, on ne savait plus où fuir. Les voies étaient encombrées de meubles et de toutes sortes d’ustensiles, et même complètement barrées dans les passages étroits. Ceux qui avaient cherché un refuge sur les marchés et les places, ou aux abords du temple de la Terre, du portique de Silvia et, plus haut, près des temples de Junon et de Lucine, ou encore entre le Clivius Vibrius et l’ancienne Porte Esquiline, s’étaient trouvés cernés par le feu et avaient péri, étouffés par la chaleur. Là où n’avait pu atteindre la flamme, on trouva plus tard des centaines de cadavres carbonisés, bien que les malheureux, pour se protéger contre la chaleur, eussent ôté les dalles et se fussent enfouis dans le sol. L’incendie n’avait épargné presque aucune des familles habitant le centre ; aussi entendait-on à toutes les portes et sur tous les chemins les cris de désespoir des femmes appelant les êtres chers demeurés dans le brasier ou écrasés par la foule.

Tandis que les uns imploraient la miséricorde des dieux, d’autres vomissaient contre eux des imprécations. Des vieillards décrépits tendaient les mains vers le temple de Jupiter Libérateur, en s’écriant : « Si tu es le Libérateur, sauve donc ton autel et ta Ville ! » La rage se tournait surtout contre les anciennes divinités romaines qui, aux yeux du peuple, avaient plus particulièrement le devoir de veiller sur la ville. Elles se manifestaient impuissantes et on les injuriait. En revanche, quand, sur la Via Asinaria, parut un cortège de prêtres égyptiens qui transportaient la statue d’Isis sauvée du temple qui se trouvait non loin de la Porte Cælimontane, la foule s’attela au char, le traîna jusqu’à la Porte Appienne et installa la statue dans le temple de Mars, après avoir malmené les prêtres qui avaient osé lui résister. Ailleurs, on invoquait Sérapis, Baal ou Jéhovah, dont les fidèles, sortis des ruelles de Suburre et du Transtévère, emplissaient de leurs clameurs la campagne suburbaine et célébraient ainsi leur triomphe ; aussi, quand certains citoyens se mêlaient aux chœurs afin de glorifier le « Maître de l’Univers », les autres s’indignaient de ces cris de joie et cherchaient à les faire taire de force.

Çà et là s’élevaient des psaumes chantés par des vieillards, des hommes faits, des femmes et des enfants ; hymnes inaccoutumés, solennels, dont le sens restait obscur, et où sans cesse revenaient ces paroles : « Voici que s’approche le Juge, au jour de la colère et du désastre. » Et, telle une mer démontée, cette foule mobile et toujours en éveil entourait la cité embrasée.

Mais ni le désespoir, ni les blasphèmes, ni les hymnes, rien n’y faisait. Le fléau semblait incoercible, complet, inexorable, — telle la Destinée. Près de l’Amphithéâtre de Pompée prirent feu des magasins de chanvre et de cordages, dont il se faisait une grande consommation au cirque, dans les arènes, et pour quantité de machines employées dans les jeux. En même temps l’incendie alluma les entrepôts du goudron qui servait à enduire les cordages. Durant plusieurs heures, toute cette partie de la ville derrière laquelle s’étendait le Champ-de-Mars fut illuminée d’une clarté si blanche que les spectateurs, à demi pâmés d’épouvante, se demandaient si, dans le désastre universel, les jours et les nuits ne s’étaient pas confondus, et si leurs yeux ne contemplaient pas la lumière du soleil ; mais ensuite un même et uniforme flamboiement sanglant triompha de toutes les autres colorations. De l’océan de feu jaillissaient vers le ciel de gigantesques fontaines et des pylônes incandescents, vite épanouis en gerbes et en panaches que le vent saisissait, effilochait et entraînait, dorés d’étincelles et emportés par-dessus la campagne, au loin, vers les Monts Albains. La nuit était de plus en plus claire, l’air semblait saturé non seulement de lumière, mais de flamme. Le Tibre roulait des vagues de feu et la malheureuse ville n’était plus qu’un enfer. Le fléau s’étendait de plus en plus, prenait d’assaut les hauteurs, s’épandait par la plaine, submergeait les vallées, furieux, crépitant, roulant en tonnerre.