Réception du Maréchal Foch à l’Académie française

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Réception du Maréchal Foch à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 941-946).
RÉCEPTION DU MARÉCHAL FOCH
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le maréchal Foch a pris séance à l’Académie le 5 février. Presque jamais sans doute, on n’avait vu une telle affluence. Les invités des places du centre sont groupés en paquets séparés par des cordons d’agents. Il fait joli temps, temps d’hiver, ensoleillé et presque chaud. Un membre de l’Institut, en habit vert, traverse la cour. Un général est dirigé vers la bibliothèque. A l’intérieur il y a encore des barrages. Et quand on arrive enfin sous la Coupole c’est une houle noire et blanche sous le jour blanc. On se presse sur les banquettes, les tabourets se serrent, la foule s’entasse jusqu’au pied du bureau.

Au roulement des tambours, M. Poincaré entre et prend place entre M. de Régnier et M. Masson. Le maréchal Foch, entre ensuite. Il porte l’uniforme d’académicien, non point fermé et monastique, comme c’est aujourd’hui la mode, mais ouvert sur le col droit et sur la cravate blanche. Le cordon de la Légion d’honneur barre obliquement le plastron. La médaille militaire est épinglée sur le revers brodé de feuilles d’olivier. On a supprimé cette petite table où le récipiendaire s’appuie d’ordinaire, comme une divinité champêtre à une stèle chargée d’offrandes. Le maréchal se tient droit, les épaules effacées, dans une pose de vieux chef et de jeune officier. La lumière froide qui tombe du centre modèle le front et le nez busqué. Le maréchal lit d’une voix égale et timbrée, comme il lirait un rapport. Il accentue les mots, en donnant l’importance à l’avant-dernier. On sent qu’aucun de ces mots n’est inutile. Il les marque tous avec la même énergie, et quand il a mal lu, il est obligé de reprendre du souffle pour se corriger. Pas de gestes. Le papier est tenu devant lui, à deux mains, dans une attitude réglementaire. Quelquefois, pour mieux affirmer, les mains ont une secousse saccadée et la feuille tremble. Quelquefois la tête se renverse un peu et par-dessus le lorgnon, le maréchal dirige sur la salle ce regard lourd, plein de pensée, que voile la paupière bombée et qu’enchâsse l’arcade des sourcils inégaux.

La curiosité qui attendait les discours n’était pas toute littéraire. Deux hommes qui ont tenu de si grandes places et qui ont été les acteurs d’événements si importants et si mal connus, devaient avoir l’un et l’autre quelque chose à dire. Au contraire de ce qui arrive parfois sous la Coupole, la matière de leurs discours importait plus encore que le tour. Ce quelque chose, ils l’ont dit tous deux, le maréchal Foch dans un langage allégorique, M. Poincaré sous la forme la plus précise.

Le maréchal avait à faire l’éloge du marquis de Vogüé, orientaliste, diplomate et président du comité central de la Croix-Rouge. Il l’a fait en bons termes, mais l’essentiel de son discours n’est pas là. M. de Vogüé a composé une histoire du maréchal de Villars, de telle sorte que, dans la circonstance, il a principalement servi à rapprocher les deux hommes de guerre qui, à deux siècles de distance, après de rudes épreuves, ont conduit la France à la victoire. De l’œuvre du marquis de Vogüé, le vainqueur d’Ypres a retenu cette histoire du vainqueur de Denain. Et dans cette histoire même il a choisi. Il a laissé de côté l’homme même, et il a analysé trois batailles, trois cas concrets, selon sa méthode à l’École de guerre : Friedlingen, Malplaquet et Denain.

Il les a analysés sans faire aucune allusion, au moins en apparence, aux grands événements qu’il vient de diriger. Je dis en apparence, et on va voir pourquoi. Suivons sa démonstration. Il raconte la bataille de Friedlingen. Son exposé est très clair, mais rigoureusement technique. Il s’agissait pour Villars de franchir le Rhin et d’enlever sur l’autre rive les positions éloignées qu’occupait le prince de Bade. Que fait Villars ? Tandis qu’il prépare l’assaut, il fait établir par un détachement un passage, à 30 kilomètres en aval, à Nauenbourg : maître ainsi de deux têtes de pont, il peut tromper son adversaire, le menacer sur un point et passer sur l’autre. C’est ce qui arrive. Le prince de Bade va l’attendre à Nauenbourg, tandis qu’il passe devant Friedlingen. Le prince détrompé revient en toute hâte, mais doit livrer une bataille improvisée et se fait battre.

Pourquoi le maréchal a-t-il donné cette petite leçon d’art militaire à ses nouveaux confrères ? Il s’est gardé de le dire, mais il a tout de même résolu devant eux, sans qu’il y paraisse, un des problèmes les plus délicats de l’histoire de cette guerre. On sait que l’un des reproches adressés à l’état-major français est d’avoir tardé jusqu’au 15 août 1914, à étendre son aile gauche pour répondre à la manœuvre enveloppante que les Allemands dessinaient en Belgique depuis le 4 août. Or quelle était, du 4 au 15, la situation du commandement français ? Exactement celle du prince de Bade. Il se trouvait en présence d’une manœuvre ennemie à double détente. Les Allemands avaient bien montré des forces en Belgique. Mais le giron de leurs forces, dans la région de Luxembourg, pouvait aussi bien marcher à l’Ouest, en débordant notre gauche, que marcher au Sud pour tomber sur notre centre. Nous étendre prématurément vers la gauche, c’était courir à une menace qui pouvait être illusoire et faire précisément la faute dont Villars a profité. La sagesse était d’attendre que l’adversaire eût démasqué son véritable dessein. Cette révélation a été faite le 15 par l’attaque de Dinant et, aussitôt, l’état-major français, rendant la main au général Lanrezac, l’a laissé appuyer vers l’Ouest... Rien de cela n’est dit dans le discours du maréchal, mais tout s’y trouve, et si la coïncidence n’est pas calculée, elle est bien surprenante.

Le récit des batailles de Malplaquet et de Denain n’est pas moins instructif. Malplaquet est une bataille engagée au hasard, sans connaissance nette de la force et de la position de l’adversaire, sans idée de manœuvre, — et c’est une défaite. Denain au contraire est une manœuvre très bien conçue, montée contre les communications de l’adversaire, en toute connaissance de cause, — et c’est une victoire. Le maréchal a-t-il voulu dire seulement qu’il fallait reconnaître exactement l’adversaire avant de le frapper, et le frapper précisément au point reconnu sensible ? Ce serait la justification de tout son enseignement, qui est fondé sur la sûreté de l’information, la connaissance des mouvements de l’ennemi et la manœuvre appropriée à ces mouvements. Mais il y a plus. Car enfin il reste à expliquer pourquoi Villars a bien manœuvré à Denain, et mal manœuvré à Malplaquet. C’est qu’à Malplaquet il n’obéit qu’à demi aux ordres du Roi ; celui-ci avait interdit l’offensive ; Villars ruse avec ses instructions et n’osant pas désobéir jusqu’à attaquer lui-même, se fait attaquer. Il y a donc divergence entre la politique générale et l’action de l’armée ; cette armée qui ne suit pas franchement l’impulsion d’en haut, est mal employée ; mal employée, elle est mal engagée, et finalement elle est battue. « L’incertitude puis le désarroi de la conscience avaient préparé la détresse de l’esprit et de la volonté. Sans parler du caractère, seul capable de garantir dans les circonstances graves la liberté et l’équilibre du jugement, retenons qu’une intelligence plus exacte des besoins de l’État s’imposait déjà au commandement et créait cette nécessité, que la guerre nationale a accentuée de nos jours, de son entente complète avec le gouvernement... » Cette phrase aussi est peut-être une réponse ; elle est en tout cas une leçon.


M. Poincaré a tracé un beau portrait de M. de Vogüé et fait un bel éloge du maréchal. On connaît cette voix au timbre mordant, qui force l’attention et bientôt la conquiert. Le discours commence lentement, d’un ton contenu, déjà solennel, mais calme. On sent que ce n’est pas la harangue ordinaire. Après sept ans de pouvoir, M. Poincaré vient rendre témoignage devant ses pairs, devant ceux qui illustrent par la science et les lettres cette France qu’il représente.

L’essentiel de ce discours, c’est ce qu’il nous a appris de nouveau sur la conduite de la guerre. Si la question que pose l’emploi du XXe corps que commandait le général Foch à Morhange n’est pas tranchée par la phrase très estompée du président, voici maintenant le général à la tête de la 9e armée : pendant la bataille de la Marne, il exécute la fameuse manœuvre de Fère Champenoise : il fait passer la 42e division de sa gauche à sa droite pour tomber dans le flanc de l’ennemi qui presse cette droite. Ici nouveau problème : les uns attribuent à cette manœuvre le gain de la journée, les autres assurent qu’elle n’a pu avoir d’action, et que l’ennemi s’est retiré avant qu’elle se fasse sentir. M. Poincaré adopte une solution mitigée. La 42e division « apparaît enfin à la tombée de la nuit, et avant même qu’elle ait pu s’engager, l’ennemi décontenancé par ce déploiement de forces nouvelles et renseigné, d’ailleurs, sur les échecs qu’ont subi les autres armées allemandes, sonne la retraite. » Les épisodes de la bataille d’Ypres, la ténacité de Foch s’imposant à French, et lui persuadant de maintenir le 1er corps là où il est, malgré ses pertes, sont des faits déjà connus, mais qui sont désormais consignés par le témoin le plus autorisé de toute l’histoire de la guerre. De même quelques-uns savaient déjà, mais le public ignore en général ce que M. Poincaré dit ensuite : que l’offensive de la Somme a été préparée dès l’automne de 1915, aussitôt après la bataille de Champagne, et que la bataille de Verdun est venue au travers de ces préparatifs sans pouvoir les faire cesser, de sorte que, quand le monde entier avait les regards fixés sur la Meuse, le commandement français regardait seul vers la Picardie.

En 1917, le général Foch n’a pas de commandement effectif, et M. Poincaré passe rapidement sur cette année douloureuse. C’est sur l’année 1918 qu’il nous donne des renseignements décisifs. Il en a tracé un tableau vraiment magnifique. Imaginez l’auditoire frémissant et coupant les phrases de bravos. Imaginez dans la salle, immobiles et comme impassibles, les héros même de ces grands exploits. A côté de Foch, Joffre en dolman noir, et, à côté de Joffre, Pétain, en tenue de campagne : les trois maréchaux sont là côte à côte. On parle de la 10e armée et tous les yeux se portent, à l’autre bout de la salle, sur Mangin, brun, énergique, la mâchoire tendue et les cheveux en brosse. On parle de la bataille de l’Ourcq, et tout le monde regarde, avec un respect ému, dans l’hémicycle, cet homme immobile, aux yeux fermés, dont la tempe gauche est brunie et enfoncée : le général Maunoury. A chaque souvenir de ces victoires, le public entier est debout. Eux, les héros, restent fixés dans la même attitude, sans qu’aucun muscle de leur figure bouge. Ils ont fait leur devoir.

Tout d’abord M. Poincaré nous montre que le coup de poing allemand du 21 mars a manqué de bien peu son but, qui était de séparer les armées françaises et les armées britanniques ; car le 24, le général Pétain, dans une instruction, prévoit cette séparation : « Avant tout maintenir solide l’armature de l’ensemble des armées françaises. Ensuite, si possible, conserver la liaison avec les forces britanniques. » Et le 25, le maréchal Haig veut se retirer sur les bases maritimes. La portée de ces paroles apparaît tout entière si on se rappelle que, dans la journée historique du 26, après avoir pris le commandement suprême, Foch donna immédiatement comme instructions à Haig de défendre Amiens, à Pétain de maintenir la liaison avec les Anglais.

Aussitôt l’ennemi arrêté (il fît encore un terrible effort le 4 avril), le maréchal Foch préparait déjà une contre-offensive quand les Allemands attaquèrent la Flandre le 9. On sait comment ils furent arrêtés dans le cul-de-sac de la forêt de Nieppe. A partir de ce moment, le discours de M. Poincaré n’est plus qu’un splendide résumé de ces péripéties sans exemple dont la France frémit encore : l’attaque allemande du 27 mai, l’ennemi arrivant de l’Ailette sur l’Aisne, sur la Vesle, sur la Marne, sa victoire devenant dangereuse pour nous par l’allongement qu’elle impose à nos divisions amincies, et à lui par la poche qu’elle crée et où son flanc est menacé ; l’état-major allemand essayant d’élargir son terrain le 9 juin ; Mangin l’arrêtant par un coup de flanc ; l’attaque suprême de l’ennemi se préparant alors ; Foch disant à Pétain : « L’ennemi doit être arrêté là ; » Pétain disant à Gouraud : « Vous vous sacrifierez pour la France ; » le roulement du tir de préparation commençant dans la nuit du 15 juillet ; la marche de l’ennemi à travers nos premières positions abandonnées où le feu de l’artillerie l’écrase ; l’échec sanglant de la grande attaque allemande ; alors notre masse de manœuvre sortant des couverts de Villers-Cotterets et tombant dans le flanc ennemi ; puis la succession des grandes victoires : la bataille du 9 août, élargie de proche en proche jusqu’à la fin du mois ; la reprise de Saint-Mihiel par les Américains le 12 septembre ; la triple attaque des 26, 27 et 28 septembre ; enfin le refoulement général, l’ennemi rejeté en désordre, tandis qu’une attaque se prépare sur ses communications, attaque pour laquelle nous avons cent divisions de réserve, et les Allemands quinze. « L’ennemi fuit devant la cavalerie alliée, qui, après quatre ans d’immobilité, galope à la victoire… Mais quelque hâte qu’il mette à se retirer, quelques efforts qu’il fasse çà et là pour retarder notre poursuite, il va être étranglé sur la Meuse avant de pouvoir rentrer en Allemagne. Dans peu de jours, il n’aura d’autre issue que la capitulation en rase campagne. Il préfère capituler entre vos mains… »

Dans toute cette conclusion, la voix du président frémit et s’anime. On voit les lignes se mouvoir, les armées avancer, les généraux atteindre les villes, les troupes épuisées marcher encore, marcher sans repos, exploiter à fond le succès. On entend la voix du maréchal qui jette en avant toutes ces masses. Et si ce souvenir est permis, je l’entends, tel que je l’ai entendu, en octobre 1918, debout devant le tableau de ses cartes, expliquer ce qui restait à faire à l’ennemi, s’il voulait se sauver. Comme je lui parlais de retraite échelonnée, il haussa vivement les épaules. « Ils n’ont plus le temps de ces élégances-là, dit-il. Au Rhin ! Tout le monde au Rhin ! Au plus vite ! » Et sa main balayait la carte, comme elle avait balayé le terrain où fuyaient les armées allemandes. M. Poincaré, qui a vu souvent de telles scènes, les faisait voir à son tour. Il donnait solennellement le récit et la preuve de cette immense défaite que l’ennemi nie encore, et dans ces derniers jours de son pouvoir, dans ces moments où les paroles ont tout leur poids, il affirmait la volonté de la France de ne pas laisser compromettre la paix, et la sécurité de l’avenir.


HENRY BIDOU.