Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles/04

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Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 5-42).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU IVe ET Ve SIECLES

IV.
LES MONASTERES DE BETHLEEM.


Jérôme construit à Bethléem un monastère d’hommes, Paula trois monastères de femmes. — Études de Jérôme sur la Bible. — Paula et Eustochium révisent ses livres. — Règles des monastères de Paula. — Lettre de Paula et d’Eustochium à Marcella. — Querelles de l’origénisme. — Rupture entre Jérôme et l’évêque du Jérusalem. — Les monastères de Bethléem sont mis en interdit. — Perfidie de Mélanie et de Rafin. — La paix se rétablit dans les églises de Palestine. — Rufin retourne en Occident.


I

Rien n’était prêt pour l’établissement de Jérôme et de Paula à Bethléem[1] ; ils durent se loger provisoirement et fort à l’étroit dans la ville, Paula avec les jeunes Romaines qui la suivaient, Jérôme avec son frère et ses amis, puis on se mit en quête de terrains dans le voisinage de l’église pour y bâtir des monastères. Ils en trouvèrent un situé à mi-côte, près de la porte occidentale, tirant un peu vers le nord : on le destina au futur couvent de Jérôme ; celui des femmes fut placé plus loin, et les constructions commencèrent. Paula avait beaucoup d’argent, Jérôme fort peu, et, pour faire face aux dépenses dans lesquelles il s’engageait, il envoya vendre en Dalmatie les débris de son patrimoine de famille, quelques champs en friche, quelques fermes échappées à demi aux ravages des Barbares et à l’incurie des colons, — vente difficile, qui ne fut réalisée qu’en 397 par Paulinien. Paula voulut se charger du reste. Le monastère de Jérôme, bâti dans un lieu de facile défense, fut muni d’une tour de refuge, précaution qui n’était pas superflue, comme l’événement le démontra plus tard ; celui de Paula s’éleva dans la plaine, à quelque distance au-dessous, et il s’accrut successivement de trois autres à peu près contigus. L’établissement monastique fut complété par la construction d’un hospice ou hôtellerie gratuite placée près du grand chemin, et destinée aux visiteurs et aux passans, à l’instar de ce qui se pratiquait à Nitrie. « Si Joseph et Marie revenaient à Bethléem, disait Paula avec une grâce charmante, ils trouveraient enfin où loger : » puis il y avait tant de pèlerins sur la route de Jérusalem ! Quant à Jérôme, impatient de se mettre à l’étude, il choisit, sous le coteau, une grotte voisine de celle de la Nativité, et la plus spacieuse après celle-ci, pour en faire son cabinet de travail et sa cellule de méditation. On y arrivait du dehors par un sentier qui se détachait de la grande route, près du tombeau d’Archélaüs, ancien ethnarque de la Judée. Ses livres, ses papiers, ses scribes, tous ses instrumens d’étude, furent bientôt installés dans ce lieu, qu’il appelait « son paradis. » Il écrivait de là, quelques années plus tard, à Augustin : « Je me tiens bien caché dans ce trou pour y pleurer mes fautes, en attendant le jour du jugement. »

Il fixa dès lors la manière de vivre à laquelle il resta fidèle jusqu’à sa mort, n’usant que de la nourriture la plus commune et des vêtemens les plus grossiers. Son repas se composait d’un peu d’herbe et de pain bis ; le vin et la viande en étaient exclus, sauf les cas de maladie, et il regardait comme une rupture du jeûne de manger avant le coucher du soleil. Les heures de la prière étaient réglées ; quant à celles du travail, il les prenait aussi bien sur la nuit que sur le jour. Pour payer sa bienvenue aux habitans de Bethléem, il ouvrit dès son arrivée une école gratuite de grammaire, à laquelle accoururent bientôt tous les enfans de la ville. Il y enseignait le grec et le latin. Ramené par devoir aux livres de sa jeunesse, qu’il avait tant chéris et tant maudits, quittés, repris et quittés encore, il les ressaisit de nouveau avec une passion toute juvénile ; Virgile, les poètes lyriques, les poètes comiques, les orateurs, les historiens, les philosophes, Cicéron, Homère, Platon, devinrent sa lecture journalière, et il ne se lassait pas de les relire pour les expliquer, retrempant son génie à ces sources du beau et du grand en même temps qu’il les ouvrait à des intelligences actives et neuves, avides de sentir et de savoir. Jérôme en cela ne croyait pas faire de ses élèves des chrétiens moins bons que lui-même ; il était persuadé au contraire que la foi n’a qu’à gagner aux lumières, et que cette ignorance tant reprochée aux chrétiens par les polythéistes devait disparaître pour l’honneur et le bien de l’église : la rusticité dévote et l’envie en jugèrent autrement, et ces innocentes leçons lui furent imputées à crime. Rufin, implacable pour tout ce qu’il ignorait, voulut y voir une corruption de la jeunesse, et dénonça plus tard son ami comme un apostat, un païen, un prédicateur du polythéisme. Jérôme commettait, il est vrai, un autre crime du même genre en faisant copier des manuscrits de littérature profane par les moines du mont des Oliviers, que Rufin dirigeait : l’austère envieux ne le trouvait pas mauvais alors, attendu que ses moines en tiraient un bon profit, Jérôme payant fort largement. On pouvait même lui reprocher de se faire parfois l’entremetteur de ces petites pratiques païennes, soit en portant les manuscrits à son couvent, soit en collationnant les copies sorties de la main de ses moines. « Pourrais-tu nier, disait-il à Jérôme, dans une de ces invectives où il dressa plus tard l’acte d’accusation de son ancien ami, pourrais-tu nier que j’emportai un jour de Bethléem l’on portefeuille, et que dans ce portefeuille se trouvait un dialogue de Platon traduit par Cicéron ? » Jérôme se garda bien de le nier, car, s’il y avait eu crime, l’accusateur s’avouait complice.

Cette sirène de l’antiquité classique ne lui fit jamais oublier d’ailleurs qu’il était moine, qu’il était chrétien, et qu’il devait toutes les forces de son génie à la glorification du Dieu dont il était le ministre. Il le sent, le répète, l’écrit jusqu’à satiété, dans ses défenses, dans ses. livres, dans ses lettres intimes, et il a besoin de le dire, car la décadence des lettres était générale, et plus d’un prêtre ignorant, en Occident surtout, aimait à cacher sa honte sous le manteau du devoir chrétien. On l’accusait aussi de mêler des citations profanes à celles des Écritures : il s’en justifie par un badinage plein de grâce dans sa réponse à un certain avocat de Rome, nommé Magnus. « Les gens qui m’attaquent, lui dit-il, ne lisent pas plus la Bible qu’ils n’ont lu Cicéron. Ils auraient trouvé dans Moïse et dans les prophètes plus d’une chose empruntée aux livres des gentils. Et qui donc peut ignorer que Salomon proposait des questions aux philosophes de Tyr et répondait aux leurs ? L’apôtre Paul lui-même n’a-t-il pas cité dans son épître à Tite un vers d’Épiménide sur les menteurs ? N’a-t-il pas, dans sa première épître aux Corinthiens, inséré un vers de Ménandre, et enfin, dans sa dispute à Athènes, au milieu de la curie de Mars, n’a-t-il pas appelé Aratus en témoignage par une moitié de vers hexamètre ? Et que dirais-je des docteurs de l’église ? Ils sont tous nourris des anciens qu’ils réfutaient… Ces grands hommes avaient appris de David qu’il faut arracher le glaive des mains de l’ennemi, et couper la tête du superbe Goliath -avec son propre poignard. Ils avaient lu dans le Deutéronome ce précepte du Seigneur : « Vous raserez la tête de la femme captive, vous lui enlèverez les sourcils, vous lui couperez les ongles, et vous la prendrez pour épouse… » Et que fais-je donc autre chose lorsqu’amoureux de la sagesse antique, admirant le charme de sa parole et la beauté exquise de ses traits, je la rends servante et captive, pour en faire une israélite ? »

Entre toutes les études sacrées, sa préférence se porta sur l’hébreu : c’était une inspiration de son récent voyage et un moyen d’en appliquer les fruits. Il avait entendu trop souvent les Juifs se moquer de ceux qui voulaient commenter leurs livres sans savoir leur langue pour ne pas désirer leur fermer la bouche ; puis un moine d’Orient, nommé Sophronius, était venu l’aiguillonner. Ce moine, homme de parfaite bonne foi, disputant un jour avec un Israélite, se mit à citer un verset de psaume d’après les Septante. « Ce n’est pas cela, s’écria l’interlocuteur en l’interrompant ; l’hébreu porte tout autre chose ! » Et en effet on était obligé d’avouer que la version des Septante, admise comme type de l’Ancien Testament dans la chrétienté orientale, exigeait une révision sévère. Sophronius, tout interdit, vint trouver Jérôme et lui raconta sa déconvenue. « Ce serait, ajoutait-il, rendre un grand service au christianisme que de faire d’après l’hébreu une traduction dont les Juifs ne pussent pas nier la fidélité ; à Jérôme, qui en avait le pouvoir, en incombait aussi le devoir, et pour lui, Sophronius, il se chargeait de mettre la traduction de Jérôme du latin en grec, ne doutant point qu’elle ne fût adoptée sans hésitation par les églises d’Orient. » L’entreprise était sainte et glorieuse ; elle tenta le solitaire de Bethléem, qui l’accomplit en partie. Sophronius de son côté ne manqua point à sa parole, et l’Occident eut le rare et suprême honneur de voir une interprétation grecque de la Bible, puisée, chez un auteur latin, remplacer dans beaucoup d’églises d’Asie le texte consacré des Septante.

C’était un rude et difficile labeur pour lequel Jérôme eut besoin de plus d’un maître, car dans l’Ancien Testament, composé de tant de livres, divers d’objets et écrits à des époques différentes, les styles, les dialectes, la langue elle-même, changent souvent d’un livre à l’autre. Chaque rabbin distingué de Tibériade ou de Lydda s’adonnait particulièrement à tel dialecte ou à tel ouvrage dont il approfondissait l’étude : c’est à ces assistances spéciales que recour rut Jérôme. Ainsi il fit venir près de lui, à grands frais, sa récente connaissance de Lydda, ce Juif qu’il appelle le Lyddien, et qui, réunissait, à ce qu’il paraît, à un très haut degré le goût de l’argent et celui de la science ; ils lurent ensemble plusieurs parties de la Bible, le livre de Job par exemple, qui lui coûta beaucoup de peine. Il en étudia d’autres avec un rabbin très renommé de Tibériade. Quand il voulut lire Tobie et Daniel, il lui fallut changer de maître : ces livres sont écrits en chaldaïque, et il dut se procurer un rabbin qui connût à fond cet idiome. Le rabbin lisait le texte de Daniel en hébreu ; Jérôme, qui savait parfaitement l’hébreu, traduisait sur-le-champ en latin, et des secrétaires écrivaient sous sa dictée. Mais ce procédé lui inspira des doutes ; pouvait-il répondre consciencieusement de la translation hébraïque qu’il mettait en latin ? Il ne le crut pas, et pour plus de sûreté il se mit à apprendre le chaldaïque. Autre labeur, autres doutes, autres ennuis. Cette langue le rebuta bien plus encore que n’avait fait l’hébreu dans sa jeunesse. Par instans, il jetait là son livre, jurant de renoncer à une étude si barbare ; mais le maître imagina un curieux moyen de l’encourager. Il avait mis en bel et bon hébreu l’adage de Virgile, labor improbus omnia vincit : « au travail opiniâtre, rien d’impossible, » et quand il voyait son élève à bout de patience, il le lui récitait avec solennité. C’était comme l’aiguillon enfoncé au flanc d’un coursier généreux : le vieux virgilien se cabrait sous le mot de son poète préféré, il reprenait le chaldaïque, et le livre de Daniel fut traduit.

Les plus savans rabbins étaient d’ordinaire aussi les plus fanatiques, et leurs visites à Bethléem, si honorables qu’elles fussent pour la littérature hébraïque, n’étaient pas toujours sans danger pour eux. Jérôme raconte qu’un de ses maîtres n’entrait jamais chez lui que la nuit de peur d’être lapidé par ses compatriotes et peut-être un peu par les chrétiens. Il ne manquait pas de gens en effet qui criaient que Jérôme se faisait juif ; de même qu’on l’avait accusé de se faire un prédicateur de paganisme quand il enseignait Cicéron, on l’accusa d’être un apostat judaïsant quand il étudia l’hébreu. L’ignorance tire parti de tout pour nuire à qui la méprise. Rufin se fit encore l’écho de ces attaques jalouses, d’abord clandestinement et avec mesure, plus tard ouvertement et avec violence. Un des maîtres de Jérôme s’appelait de deux noms, Barraban et Barbanina ; profitant de la ressemblance du premier de ces noms, avec celui d’un voleur fameux dans l’Évangile, Rufin imagina cette plaisanterie spirituelle, mais acre comme tout ce qui sortait de lui : « Jérôme est un digne membre de la synagogue de Satan ; à l’exemple de ses amis les Juifs, il préfère Barrabas à Jésus-Christ. »

Outre la traduction de plusieurs parties de la Bible d’après l’hébreu et la préparation d’un plus grand nombre, Jérôme composa deux ouvrages qui se rattachaient intimement au voyage des années précédentes : l’un était le Traité des lieux et des noms hébreux, l’autre celui des Questions hébraïques. Il les composa en même temps. Le premier présente une topographie de la Judée d’après les deux Testamens, le second est un recueil de tous les noms propres d’hommes et de lieux mentionnés dans les Écritures, avec leur interprétation selon l’étymologie hébraïque. Il se servit beaucoup d’Eusèbe de Césarée dans la composition de ce travail, où il fit entrer aussi ce que Philon, Origène et d’autres auteurs orientaux avaient dit de mieux sur le sujet ; cependant il y ajouta tant de choses d’après ses propres observations, qu’il en fit un travail presque neuf ; au moins est-ce ainsi qu’il en parle.

À ces travaux spéciaux, qui servaient indirectement a la lecture de la Bible, il en ajouta de plus directs, et on place pendant les trois premières années de son séjour à Bethléem des commentaires sur plusieurs épîtres de saint Paul, qu’il rédigea à la prière d’Eustochium et de Paula, et un autre sur l’Ecclésiaste. Ce dernier avait été demandé par Blésille durant sa maladie ; Jérôme l’avait commencé, la mort était venu l’interrompre ; il le reprit en souvenir de cette chère âme, et l’acheva sous les yeux de la mère et de la sœur, auxquelles il le dédia. A leur sollicitation encore, et pour faire connaître aux Occidentaux Origène, dont le nom était si célèbre en Orient, il traduisit les homélies du grand docteur d’Alexandrie sur l’Évangile de saint Luc. Paulinien et Marcella eurent aussi part à ses pieuses dédicaces ; il mit en latin, à la prière du premier, le traité de Didyme sur le Saint-Esprit, et l’inscrivit au nom de ce qu’il aimait le plus au monde, son frère et ses deux sœurs de Bethléem. On l’accusait à Rome de vouloir tout changer dans l’église : Eustochium et Paula, gardiennes attentives de sa renommée, lui suggérèrent l’idée de réviser la vieille Vulgate latine de l’Ancien Testament en usage en Italie, mais faite sur un texte fautif des Septante, en la ramenant au texte plus pur donné dans les Hexaples. C’était un moyen de concilier la vérité religieuse avec des habitudes séculaires dignes de respect. Jérôme adopta cette idée et prit pour base de sa révision le manuscrit d’Origène conservé à Césarée, et qui faisait loi dans les églises de Palestine. L’entreprise fut, à ce qu’il paraît, menée à bonne fin ; mais le manuscrit périt du vivant même de l’auteur, soit par l’infidélité d’un gardien, soit par un parti pris chez les Occidentaux de ne rien changer à la coutume.

De ces grands et nombreux travaux, les uns étaient publiés en Palestine, les autres envoyés à Rome, et partout recherchés avec ardeur. La critique suivait infailliblement chaque publication, critique la plupart du temps malveillante et de plus en plus acre à mesure que la gloire de Jérôme se consolidait. Des Grecs venaient lui reprocher de piller les auteurs grecs, des Latins de ne montrer d’estime que pour les travaux faits en Orient, comme si son but avoué n’était pas d’éclaircir l’Évangile et la Bible par des observation, prises aux lieux mêmes où les événemens sacrés s’étaient accomplis, et de faire entrer l’Occident, son pays, dans le mouvement scientifique si brillant de la chrétienté orientale. Ces attaques injustes le faisaient bondir de colère, et alors il prenait la résolution de ne plus rien publier. « Gardez ceci pour vous, écrivait-il à ses amis en leur envoyant quelque nouveau traité sorti de ses mains, et faites en sorte que les envieux ne l’aperçoivent pas. » — « Lisez-moi en cachette, disait-il à d’autres, et sauvez-moi du public. Ne donnons pas d’indigestion à ceux qui n’ont pas faim, et quant aux impuissans, qui crient toujours sans rien faire, leur blâme m’est insupportable. » Il y avait parmi ces derniers un moine palestin, nommé Luscius (le louche), qui accueillit avec de grossières accusations de plagiat les Questions hébraïques, lorsqu’elles parurent. L’auteur, suivant lui, n’était qu’un compilateur qui s’attribuait impudemment l’œuvre des Juifs et des Grecs. La bile du solitaire s’échauffa, et il cousut à ses Questions hébraïques une préface qu’il consacre, dit-il, à la défense de son livre, comme Térence consacrait ses prologues à la vengeance de ses comédies. Il faut se rappeler, pour l’intelligence de ceci, que Térence avait eu pour ennemi un mauvais poète, nommé Lucius Lavinius, qui lui reprochait d’avoir volé Ménandre et les autres Grecs pour s’approprier leurs dépouilles. Térence lui répond dans le prologue de l’Andrienne, ou il se lamente de perdre son temps à réfuter les attaques d’un vieux poète médisant, au lieu d’exposer tranquillement à ses auditeurs le tissu de sa fable. « Incriminé comme Térence, dit Jérôme, il faut bien que je l’imite un peu, et que je fasse aussi mon prologue. Un certain Lucius Lavinius, proche parent de notre Luscius, accusait le poète d’avoir volé le trésor public. Hélas ! Térence n’a pas été seul poursuivi pour ce crime : le cygne de Mantoue fut aussi traité de spoliateur des anciens pour avoir glissé dans ses chants quelques vers d’Homère ; à quoi il répondait aux envieux : « Oui, mais il faut être fort pour arracher la massue des mains d’Hercule ! » Le même cri de plagiat s’éleva contre le grand Cicéron, ce soleil de la langue latine, ce roi des orateurs, qui plane au sommet de l’éloquence romaine ; on lui intenta, comme à un concussionnaire, une action en revendication de la part des Grecs. Que suis-je, moi, à côté de tels. hommes, dont la gloire devait écraser l’envie, et que l’envie a tourmentés dans leur gloire ? Je dois me consoler, obscur et petit comme je suis, d’entendre grogner autour de moi l’immonde troupeau des jaloux qui veulent fouler aux pieds les perles afin que personne ne les ramasse, ou plutôt je prends mon parti, je travaille, j’interprète les Écritures, et me soucie peu des fantômes et des larves, dont la nature est, dit-on, de murmurer la nuit dans les coins, pour faire peur aux petits enfans. »

Les trois années qui s’écoulèrent pendant la construction des monastères forment l’époque la plus laborieuse peut-être de la vie de Jérôme, et assurément la plus heureuse. Aucun orage ne grondait encore du côté de Jérusalem, et les nuages qu’on y voyait poindre semblaient pouvoir être dissipés aisément. Exempt des soucis d’une direction monastique et du chagrin des luttes personnelles, sauf les critiques littéraires, dont il semblait avoir pris son parti, il se livrait sans réserve à la contemplation solitaire et à l’étude au sein d’une amitié pieuse et tendre. Les deux bonheurs terrestres qu’il avait rêvés à côté de la perfection religieuse, l’affection et la renommée, étaient venus le chercher en même temps. Paula et Eustochium ne le quittaient guère, l’assistant, l’encourageant dans ses travaux, le soutenant à ses heures de défaillance ou d’irritation. Elles s’étaient fait de l’aimer, de l’admirer et de le servir comme une seconde religion en ce monde : elles y mirent leur gloire et furent pour beaucoup dans la sienne. Symptôme étrange de la révolution qui renouvelait par sa base la société romaine ! un des grands noms du Capitole venait, dans un coin de la Judée conquise, s’attacher au nom vulgaire d’un prêtre dalmate, et en recevait une immortalité qui n’a point pâli à côté des souvenirs de Carthage et de Numance. Jérôme a mêlé à des œuvres aussi durables que l’église chrétienne, dont elles sont un des joyaux, le nom et la mémoire de deux filles de Scipion. Leur savoir, leur vertu, leur douceur, leur dévouement filial pour le grand docteur d’Occident, inscrits au frontispice de nos livres saints, sont connus et célébrés jusque dans des pays où l’histoire de Rome est ignorée et ne pénétrera peut-être jamais. Jérôme l’espérait[2], et elles le croyaient, abritant sous cette noble amitié leur bonheur au ciel et leur renommée ici-bas.

Les préfaces de Jérôme et ses lettres intimes nous initient aux mystères de cette communauté de trois âmes pieuses et savantes. Quand il fut installé dans son paradis (il appelait ainsi, comme on l’a vu, son cabinet de travail établi dans une grotte voisine de la crèche), Paula et sa fille brûlaient de l’y visiter au milieu de ses livres et de ses scribes. Elles tentèrent enfin l’aventure et vinrent solliciter la faveur de lire avec lui l’Ancien et le Nouveau Testament. Jérôme refusa d’abord, par sentiment de son insuffisance, dit-il ; « mais leurs instances, ajoute-t-il bientôt, étaient si douces que je cédai. » Ils commencèrent donc à eux trois une lecture complète de la Bible, chacun apportant dans ce travail commun un caractère et des dispositions différentes. Paula, lente à prendre la parole, était prompte à écouter, suivant le précepte de l’Exode, qui dit : « Écoute, Israël, et tais-toi. » Elle savait par cœur les Écritures, et, tout en aimant l’interprétation historique et le sens naturel, qui sont le fondement de leur vérité, elle en recherchait avec passion le sens spirituel, comme plus approprié aux élévations de l’âme. Avec cela, son esprit, difficile à contenter, voulait approfondir chaque chose ; il lui fallait des explications surtout. « Quand j’avouais ingénument mon ignorance, raconte Jérôme, elle ne se rendait pas, elle voulait connaître les opinions des auteurs et mon jugement sur eux. Je dirai encore, dussent les jaloux refuser de me croire, qu’elle avait appris en se jouant et à fond cette même langue hébraïque qui m’a coûté tant de peine dans ma jeunesse pour ne la savoir qu’imparfaitement, et qu’aujourd’hui encore je ne perds point de vue, de peur qu’elle ne me quitte. Et non-seulement Paula savait admirablement l’hébreu, mais elle le prononçait sans une ombre d’accent latin. Sa sainte fille Eustochium, modelée sur elle, arriva à la même perfection. » On comprend par ces paroles comment il pouvait dédier à ses deux amies ses traductions de l’hébreu et invoquer leur témoignage en face du monde et de l’église. Il mettait parfois sous l’autorité de leur savoir la responsabilité du sien. « Paula et Eustochium, leur disait-il dans la préface de sa traduction d’Esther, vous si fortes dans la littérature des Hébreux et si habiles à juger le mérite d’une traduction, revoyez celle-ci mot à mot, afin de reconnaître si je n’aurais rien ajouté ni retranché à l’original, ou si, au contraire, interprète exact et sincère, j’ai su faire passer en latin cette histoire hébraïque, telle que nous la lisons en hébreu. »

J’ai raconté dans un de mes précédens récits comment Jérôme ; à la prière du pape Damase, et pendant qu’il était secrétaire de la chancellerie romaine, avait révisé sur le grec des Septante la Vulgate italique du Psautier, pour en faire, en Italie, la version autorisée et canonique. Cette œuvre importante s’était altérée par sa propagation même ; l’esprit de routine d’un côté, l’ignorance ou l’incurie des copistes de l’autre ; l’avaient défigurée au point de la rendre méconnaissable. Pour l’honneur de Jérôme, il y avait nécessité d’en faire une édition corrigée et avouée par lui. Ses deux amies se chargèrent d’en réunir les matériaux, et cette édition, préparée par leurs soins, est restée comme sienne dans l’église. Nous avons jusqu’aux instructions qu’il leur donna pour ce travail, jusqu’aux règles qu’il leur traça pour l’exactitude de leurs copies, jusqu’à la clé des signes qu’il avait adoptés dans la collation des différentes versions avec son texte, et auxquels ses amies devaient se conformer : c’étaient tantôt une ligne superposée, tantôt des obélisques ou des astérisques. L’obélisque ou virgule suivi de deux points indiquait le retranchement de mots surabondans provenant d’une paraphrase des Septante ; une étoile suivie de deux points signalait au contraire l’addition de quelque passage d’après l’hébreu. Une autre marque désignait les emprunts faits à la tradition de Théodotion, peu différente des Septante quant à la simplicité du langage. « Ce travail, destiné à ceux qui aiment l’étude, ne plaira pas à tout le monde, ajoutait Jérôme dans la préface du Psautier ; mais qu’importe ? Laissons dans leur chagrin superbe ceux qui mettent le dédain au-dessus de la science, et choisissent pour y boire un ruisseau bourbeux, de préférence à la plus pure fontaine. »

En lisant ces curieuses pages, on aime à se représenter les deux nobles matrones attablées devant un vaste pupitre où s’étalent de nombreux manuscrits grecs, hébreux, latins : ici le texte hébraïque de la Bible, là différentes éditions des Septante, les Hexaples d’Origène, etc., et les savantes femmes contrôlant, comparant, mettant au net de leur main, avec piété et joie, ce Psautier de saint Jérôme que nous chantons encore aujourd’hui dans l’église latine. L’esprit alors se reporte involontairement sur leurs palais de Rome, leurs lambris de marbre et d’or, leur armée d’eunuques, de servantes et de cliens, sur leur vie enfin, environnée naguère de toutes les délicatesses de la fortune et de toutes les pompes du rang. Comme Marie, sœur de Marthe, elles croyaient avoir choisi la meilleure part, et elles en jouissaient dans toute la plénitude de leur cœur. Ces douces femmes n’aidaient pas seulement Jérôme dans ses travaux, elles l’assistaient aux heures de ses chagrins parfois imaginaires, de ses persécutions trop souvent réelles. Il appelle fréquemment le baume de leurs consolations sur ses plaies, il met ses livres sous leur défense, il y met son honneur. « Je vous en supplie, leur écrit-il dans sa préface du Livre des Rois, je vous en conjure, chères servantes du Christ, qui, pendant que le Seigneur est à table, versez sur sa tête les aromates de la foi ; vous qui n’allez pas chercher le Sauveur au sépulcre lorsqu’il est ressuscité, assistez-moi ; protégez-moi de vos prières contre la rage de ces chiens qui parcourent la ville, aboyant, calomniant, aiguisant leurs dents pour mieux mordre, de ces ignorans qui font consister leur science à ravaler celle des autres. Défendez-moi de leurs attaques, car vous êtes mon bouclier. »

Ce bouclier ne suffit pas toujours à le couvrir. On lui fit un crime de dédier ses livres à des femmes, « comme si ces femmes, disait-il, n’étaient pas plus compétentes pour les juger que la plupart des hommes ! » Il s’en expliquait quelquefois avec elles en riant » « Les honnêtes gens qui veulent que je les préfère à vous dans mon estime, ô Paula et Eustochium, écrivait-il dans son épître dédicatoire du commentaire de Sophronie, ces gens-là ne connaissent pas plus la Bible que l’histoire grecque ou romaine. Ils ne savent pas qu’Olda prophétisait quand les hommes se taisaient, que Débora vainquit les ennemis d’Israël lorsque Barach tremblait, que Judith et Esther sauvèrent le peuple de Dieu. Voilà pour les Hébreux. Quant aux Grecs, à qui faut-il apprendre que Platon écoutait disputer Aspasie, que Sapho tenait la lyre à côté d’Alcée et de Pindare, que Thémiste professait parmi les savans de la Grèce ? Et chez nous, Cornélie, la mère des Gracques ! et la fille de Caton, l’épouse de Brutus, devant qui pâlissent et l’inflexible vertu du père et l’austérité de l’époux ! ne les comptons-nous pas parmi les gloires de Rome ? — Il faudrait des livres entiers pour raconter tout ce qu’il y eut de grandeur chez les femmes. »

L’achèvement des constructions mit fin, quant aux amies de Jérôme, à cette vie de pieuse érudition, qui n’était pour elles qu’un délassement : un autre labeur, d’autres devoirs commencèrent alors, ceux d’une direction monastique. Paula déploya dans ces obligations nouvelles une constance opiniâtre et une fermetés qu’on eût pu croire incompatibles, soit avec la douceur de son caractère, soit avec la mollesse de sa vie mondaine. Le premier monastère fut bientôt rempli, puis le second et le troisième successivement. La petite troupe de vierges romaines amenée par Eustochium avait servi de noyau aux communautés, et il s’y était joint rapidement une multitude de filles et de veuves, les unes riches, les autres pauvres, accourues de toutes les parties de l’Orient, celles-ci pour trouver du pain près d’une femme riche et bienfaisante, celles-là pour partager la gloriole d’un grand nom et recevoir la règle d’une descendante des consuls romains et des rois de Lacédémone. Ces dernières, qui voulaient faire étalage, se présentaient souvent avec un cortège de suivantes ou d’eunuques : Paula ferma la porte à toute cette valetaille. Chacun devait se servir soi-même et servir le couvent : elle en donnait l’exemple aux autres. Non-seulement elle se mettait aux gros ouvrages, mais elle était la première à prier comme à surveiller. Quoique astreintes à la vie cénobitique, les recluses travaillaient et mangeaient séparément, mais elles faisaient l’oraison en commun. C’était au chant de l’Alléluia qu’on se réunissait ; aucune ne pouvait rester alors dans sa cellule, la règle était absolue. On chantait tout le Psautier de suite à tierce, à sexte, à none, à vêpres et à minuit. Toutes les sœurs étaient tenues de le savoir par cœur et d’apprendre chaque jour quelque chose des Écritures. Ces exercices se pratiquaient dans les chapelles des couvens, où d’ailleurs on n’offrait point le saint sacrifice, Jérôme ayant renoncé dès son ordination aux pratiques du sacerdoce, et Vincentius, plus moine que prêtre, en déclinant l’honneur par humilité. Le dimanche, toutes les communautés se rendaient à l’église, une des anciennes en tête, et revenaient dans le même ordre ; l’église dépendait de l’évêque de Jérusalem et était desservie par des prêtres de son clergé. Au retour, on distribuait les ouvrages de la semaine. Les sœurs faisaient tout elles-mêmes, y compris leurs vêtemens, qui étaient d’étoffe et de couleur uniformes. Toute communication avec le dehors était interdite. Paula, naturellement si pleine de mansuétude, employait parfois la menace et la rigueur dans les corrections, pensant qu’il n’y a pas de règle inflexible et qu’il faut approprier au caractère de chacun les moyens d’amendement. L’apôtre Paul disait : « Qu’ai-je à faire vis-à-vis de vous ? Vous reprendrai-je avec sévérité ou avec douceur ? Choisissez d’après votre inclination. » Telle fut la pratique de Paula. Elle ne souffrait pas que ses religieuses eussent rien en propre, excepté leurs vêtemens et leur nourriture. Elle savait que la dernière passion qui persiste dans les cloîtres est l’avarice ; elle en avait vu de tristes exemples, soit à Rome, soit en Égypte, et se rappelait cet acte d’un saint abbé faisant jeter dans la fosse, avec le cadavre d’un de ses moines, un trésor trouvé chez lui. « Ne les séparons pas, avait-il dit, car ceci était son âme ! » Point de contestation, point de querelle parmi les sœurs : Paula accourait au premier signe de dissentiment ; elle jugeait, rapprochait ou condamnait. Elle appliquait le jeûne aux besoins de l’âme comme à ceux du corps. « Ayez plutôt, disait-elle à ses religieuses, l’estomac malade que le cœur malhonnête. » Ennemie de la recherche des vêtemens, elle détestait encore plus la négligence et la malpropreté : un extérieur mal réglé dénotait, suivant elle, quelque vice et quelque corruption intérieure. Les caquets, les bavardages l’impatientaient, ainsi que la mauvaise humeur et les chicanes. C’étaient à ses yeux des défauts nuisibles à l’ordre et qu’il fallait réprimer. Le larcin lui faisait autant d’horreur que le sacrilège, et le détournement de quelque bagatelle parmi les sœurs passait dans la communauté pour un crime presque irrémissible.

Tel était le régime des couvens de Paula. Le monastère d’hommes soumis à Jérôme nous apparaît moins comme une maison d’ascétisme monacal que comme une retraite de savans, venus de toutes les parties du monde retremper leur esprit, en même temps que leur âme, dans une pieuse solitude, auprès de la crèche du Sauveur. Quant à l’hospice destiné à l’hébergement des étrangers, il regorgeait continuellement de visiteurs et de pèlerins, hommes et femmes, et malgré la douce inspiration des fondateurs, Joseph et Marie, s’ils s’étaient présentés, auraient bien pu n’y pas trouver de place. Chacun y était reçu, à quelque nation, à quelque rang qu’il appartint. « Nous ne sommes pas ici, disait Jérôme, pour peser le mérite de nos hôtes, mais pour leur laver les pieds. » Néanmoins ce concours tumultueux le troublait et lui prenait le meilleur de son temps. Ces admirations, ces curiosités indiscrètes, l’importunaient. « Notre solitude, écrivait-il à Rome, est devenue une foire perpétuelle de passans ; la paix en est tellement bannie qu’il nous faudra ou fermer nos portes ou abandonner l’étude des Écritures, qui nous ordonnent de, les ouvrir. » Pour se soustraire à ces ennuis, il gagnait en grande hâte le sentier d’Archélaüs et courait s’enfermer dans son paradis, dont l’abord était interdit aux fâcheux. Il paraît même, d’après la tradition, qu’il fît pratiquer dans le roc un chemin plus court, au moyen d’un escalier qui, de l’enceinte de son couvent, conduisait au lieu chéri de sa retraite.

Au milieu de tout cela, Jérôme entretenait une vaste correspondance avec l’Italie, la Gaule, la Dalmatie, l’Espagne, avec Rome surtout, En dépit de leur séparation, il était resté l’âme de l’église domestique et de tout ce qui s’y rattachait de près ou de loin. On le consultait sur toutes choses : questions de discipline monastique, questions de dogme, interprétation des textes bibliques, règles de discipline morale, tout était soumis à son tribunal, presque toujours sans appel. Il trouvait en retour dans les membres de cette petite communauté un dévouement sans réserve : hommes et femmes veillaient à l’envi sur sa renommée et faisaient face à ses ennemis, qui n’avaient point désarmé. La polémique en effet se continuait entre eux et Jérôme d’une rive à l’autre de la Méditerranée : c’est à Bethléem qu’il composa ses livres contre Jovinien, et, sous forme de lettres, plusieurs diatribes très mordantes contre les moines et le clergé romain. Cette nouvelle vie ne faisait point oublier non plus à Eustochium et à Paula les êtres si chers qu’elles avaient laissés en Occident, Malgré l’entraînement religieux, malgré cette fièvre de solitude qui l’avait arrachée à ses enfans, Paula était toujours une tendre mère, et ceux-ci lui pardonnaient volontiers, quand ils étaient chrétiens, car ils se fussent fait scrupule de blâmer une conduite à laquelle les plus grands docteurs chrétiens applaudissaient. Pauline, devenue femme de Pammachius, promettait de lui donner bientôt un héritier. Toxotius grandissait en âge plus qu’en raison, au jugement de sa mère. Il restait païen, païen moqueur, poursuivant les chrétiens de ses sarcasmes, jusqu’au jour assez prochain où l’amour le transformerait. On le destinait à Léta, fille d’Albinus, pontife des dieux païens ; mais Léta était chrétienne par sa mère, et le mot de saint Paul, devait se réaliser encore une fois : « Femme, qui sait si vous ne convertirez pas votre mari ? » Furia, lasse de son veuvage, se décidait à le rompre, non sans beaucoup d’hésitation et de crainte du jugement de ses amis, et elle envoyait à Jérôme, à titre de consultation, un long exposé de ses raisons. Jérôme répondit par ce virulent traité contre les secondes noces, dont j’ai cité précédemment quelques passages. Un événement cruel venait de frapper Marcella : Albine était morte, laissant autour de sa fille un vide que rien ne pouvait combler. Jérôme eût désiré qu’elle quittât Rome pour venir vivre avec eux, Eustochium et Paula le souhaitaient encore davantage, et ils résolurent tous trois de lui écrire.

La lettre, composée en commun par Paula et sa fille, eut un double but : attirer près d’elles Marcella, qu’elles aimaient à l’égal d’une mère et d’une sœur, et réfuter certains bruits accrédités à Rome sur la Palestine et en particulier sur Bethléem. Beaucoup de gens en effet, par une feinte pitié pour Paula et principalement dans l’intention de blâmer Jérôme, se plaisaient à représenter Jérusalem comme une ville affreusement laide, dont les monumens ne parlaient point à l’âme, et Bethléem comme un mauvais village, aride, dénué de tout, indigne du séjour d’une patricienne de Rome. Curieuse à ce point de vue, cette lettre, que nous avons encore, ne l’est pas moins par le style, où une légère teinte de pédanterie se mêle à une grâce toute féminine ; mais un petit étalage de science n’allait pas mal aux pieuses émigrées, et devait trouver bon accueil au couvent du mont Aventin.


PACLA ET EUSTOCHIUM A MARCELLA.

« Ce n’est pas une bien sincère affection que celle qui connaît la mesure, ni un bien vif désir que celui qui sait attendre. Excuse-nous donc si nous, tes humbles disciples, songeant plus à ce que nous voulons qu’à ce que nous pouvons, nous osons faire la leçon à notre maître malgré le proverbe : « n’en remontrez pas à Minerve. » Mais aussi n’es-tu pas celle, qui a porté l’étincelle au foyer de nos âmes, et qui, nous réunissant sous ton aile comme des poussins, nous a formées à ton image ? Nous laisseras-tu maintenant sans guide, essayant de voler loin des yeux maternels, apprenant nous-mêmes à découvrir l’épervier et tremblant à l’ombre seule de l’oiseau qui passe ? Nous sentons trop bien que nous sommes seules… Viens donc, rends-nous Marcella, notre suave, notre douce Marcella, à qui nulle douceur et nul miel ne sont comparables. Voudrait-elle n’être dure et renfrognée que pour nous, que son charme et son amitié ont entraînées sur ses pas dans la confraternité de sa vie ?

« Si ce que nous demandons est pour ton bien, et si l’Écriture nous approuve, notre hardiesse est pardonnable. La première parole de Dieu au patriarche Abraham fut celle-ci : « sors de la terre que tu habites, quitte ta parenté, et va dans le pays que je te montrerai. » Abraham laissa là la Chaldée, la ville de confusion, les champs de Sennaar, où la tour d’orgueil s’élevait jusqu’au ciel ; il marcha où le conduisait la voix de Dieu. Marie aussi, quand elle sentit que son sein était le temple du Seigneur, abandonna la plaine pour aller vers les hauts lieux.

« Plus cette terre montueuse qui nous rapproche du ciel est étrangère aux délices du monde, plus elle est précieuse à nos âmes. Jérusalem porte dans l’histoire un triple nom : Jébus, Salem, et Jérusalem ; le premier signifie foulé, le second paix, et le troisième vision de la paix. C’est ainsi qu’après avoir longtemps marché, nous pouvons atteindre le but et être admis à la vision de la quiétude éternelle. Jérusalem a vu naître Salomon le Pacifique ; David et sa race l’ont gouvernée, et plus la Judée l’emporte pour des cœurs chrétiens sur les autres provinces de l’empire, plus cette ville l’emporte sur toute la Judée. Elle fut, dit-on, la demeure et le tombeau d’Adam, notre premier père ; elle fut le lieu de la mort du Christ : sa sainte montagne s’appelle Calvaire, c’est-à-dire crâne, parce qu’elle recouvrait le crâne du vieil homme, afin que le second Adam, par le sang divin qui découla de sa croix, effaçât le péché du premier. »

C’était en effet, comme nous l’avons dit dans un récit précédent, une tradition orientale, que le père des hommes, mort à Jérusalem, avait été enterré au Golgotha, sous le roc qui devait recevoir, au temps marqué par les prophéties, la croix du Sauveur. La tradition ajoutait qu’au moment où le Christ expira, où le jour se voilà, où la terre tressaillit jusque dans ses fondemens, Adam sortit de son sépulcre pour n’y plus rentrer. En mémoire de ce fait traditionnel, les Orientaux, dans les représentations de la mort de Jésus, plaçaient toujours un crâne au pied de la croix. Cette tradition d’une si haute poésie avait frappé sans doute les deux amies de Marcella durant leur visite au saint sépulcre, et l’image du père des hommes, s’élevant du pied de la croix pour y recevoir la rosée sanglante de l’expiation par les souffrances du juste, complétait magnifiquement à leurs yeux les grandes scènes de la rédemption.

Abordant le double caractère de Jérusalem, cité bénie et cité maudite, les correspondantes de Marcella cherchent à combattre dans l’esprit de leur amie l’impression qu’avaient pu y laisser des bavardages inconsidérés ou malveillans. Marcella avait écrit, à ce qu’il paraît, qu’elle ne pourrait jamais habiter Jérusalem, que le seul aspect de la ville déicide, de la terre qui avait bu le sang du Sauveur, lui serait insupportable.

« Que fais-tu donc à Rome ? lui répondent-elles. Rome n’a-t-elle pas reçu le sang de Pierre et de Paul, ces généraux de l’armée du Christ ? Si la confession d’un homme, d’un esclave même, est glorieuse et sainte, que n’est pas celle d’un Dieu ? Nous allons baiser les os des martyrs, et il y a des gens qui pensent qu’il faut dédaigner le sépulcre où Dieu lui-même a reposé ! Ceux qui pensent ainsi n’ont qu’à consulter le diable et ses anges : chaque fois qu’on traîne un possédé devant le divin tombeau, il faut voir ses contorsions, il faut entendre ses gémissemens. Le démon est là qui frémit, comme devant le tribunal du Christ ; il se lamente, mais trop tard, d’avoir crucifié son terrible juge. Si ce mot qu’on nous répète à satiété : « Jérusalem est un lieu détestable ! » si ce mot était vrai, parce que le Christ y a souffert, pourquoi Paul avait-il tant de hâte de s’y rendre ? Pourquoi disait-il à ses frères, qui le retenaient : « Que faites-vous là à pleurer et à troubler mon cœur ? Je suis prêt non-seulement à être lié, mais à mourir dans Jérusalem pour la confession de mon Dieu. » A la suite des apôtres, combien d’évêques, combien de martyrs, combien de docteurs, sont venus d’âgé en âge visiter Jérusalem, persuadés qu’il leur manquerait quelque chose dans l’esprit et dans le cœur, dans l’éloquence et dans la foi, qu’ils n’atteindraient pas à la perfection, s’ils ne venaient adorer dans le lieu où l’Évangile a illuminé le monde pour la première fois du haut d’un gibet ! On raconte qu’un auteur célèbre reprochait jadis à quelqu’un d’avoir appris le grec non à Athènes, mais à Lilybée, le latin non à Rome, mais en Sicile, chaque province ayant en propre quelque chose qui manque aux autres. Eh bien ! pourquoi ne dirions-nous pas aussi que, hors de notre Athènes des études chrétiennes, nul n’en atteindra le sommet ?

« Pardonne-nous ce langage. Nous ne prétendons pas posséder le royaume de Dieu et nier qu’il y ait quelque sainteté ailleurs ; nous voulons dire qu’on voit arriver ici tout ce qu’il y a de plus saint et de plus savant dans le monde entier. Nous y sommes venues, non assurément comme les premières, mais comme les dernières, afin de voir et d’entendre. C’est une fleur, une pierre précieuse dans la parure de l’église, que ces chœurs de moines et de vierges qui couvrent la Palestine. Quiconque se distingue par la science chrétienne au fond des Gaules n’a qu’une pensée : arriver ici. Le Breton, « séparé de notre monde, » quitte son soleil couchant et se met à la recherche de la lointaine contrée que l’astre des Évangiles lui révèle. L’Orient fait la même chose. L’Arménie, la Perse, les Indes, l’Ethiopie, l’Égypte même, si féconde en solitaires, le Pont, la Cappadoce, la Mésopotamie, nous envoient leurs plus chers enfans. L’univers converge ici, conformément au mot du Sauveur : « où est le corps, là se réuniront les aigles. »

« Nous tardons à te peindre la petite campagne du Christ et l’hôtellerie de Marie ; mais en quels termes le faire ? En face de cette grotte vénérable de la crèche, il y a plus de respect dans le silence que dans la parole. Nous n’avons point à décrire d’ailleurs des rangées, de vastes portiques, des lambris d’or, des murailles décorées par la sueur des misérables et le travail des condamnés : la demeure du Dieu fait homme n’est point un de ces palais ou vous vous empoisonnez avec délices, pensant qu’il vaut mieux apercevoir vos toits que contempler le ciel. C’est dans un petit trou de la terre, dans une fissure de rocher, qu’est né l’architecte du firmament. Oh ! je crois ce lieu plus saint que la roche Tarpéienne, tant de fois frappée de la foudre, parce qu’elle est profane et odieuse au Seigneur.

« Lis l’Apocalypse de Jean, et vois ce qu’il dit de la femme vêtue de pourpre, au front de laquelle est écrit : « blasphème, » qui est assise sur ses montagnes et environnée d’eau. La reconnais-tu ? Comprends-tu aussi cet ordre du Seigneur : « fuyez du milieu de Babylone, car elle est devenue le domicile des démons ? » Je ne veux certes point déprimer l’église où sont les trophées des apôtres ; mais l’ambition, la puissance, la grandeur de la ville, la nécessité de voir et d’être vu, de saluer et d’être salué, de louer et de critiquer, d’entendre parler sans cesse, de voir toujours des foules de monde, tout cela l’a gâtée, tout cela oppose un obstacle insurmontable à la quiétude du vrai moine… On vous visite : si vous ouvrez, votre porte, adieu le silence ! si vous la fermez, vous êtes des orgueilleuses. Rendez-vous la politesse due au monde : vous vous acheminez vers les palais des grands, vous traversez une cohue de valets insolens au milieu de caquetages méchans ou grossiers ; enfin vous franchissez les portes dorées, et l’œuvre de la médisance commence. Chez nous, tout est simple, tout est rustique : on ne parle que psaumes ; aucun mot frivole ne vous distrait. Le laboureur chante l’Alléluia en conduisant sa charrue ; le moissonneur, couvert de sueur, se rafraîchit en entonnant un psaume, et c’est encore David qui fournit la chanson du vigneron occupé à tondre sa vigne. Voilà la poésie de ce pays-ci, ses chants d’amour, la flûte de ses bergers, l’amusement de ses paysans.

« Oh ! quand viendra le temps où un courrier hors d’haleine nous apportera cette bonne nouvelle : votre Marcella vient d’aborder en Palestine ! quel cri de joie dans tout le chœur des moines, dans tout le bataillon des vierges ! On ne pourra nous arracher à cet embrassement si longtemps souhaité. Le jour ne luira-t-il donc pas où nous entrerons ensemble dans la caverne du Christ, où, penchées sur le sépulcre divin, nous pleurerons avec une sœur, nous pleurerons avec une mère, où nos lèvres s’attacheront près des siennes au bois sanctifié de la croix, où, sur le mont des Oliviers, nous sentirons s’élever nos désirs et notre âme dans l’ascension du Sauveur ? Ne vois-tu pas sortir de la tombe Lazare emprisonné dans son linceul ? Ne vois-tu pas les eaux du Jourdain devenir plus pures pour baigner le corps de Jésus ? Voilà les bergeries des pasteurs, courons-y ; voilà le mausolée de David, entrons-y prier. Écoutons : c’est le prophète Amos, qui, du haut de sa roche, embouche la corne des bergers, et fait retentir au loin tout le pays. Puis entrons dans Nazareth, cette fleur de la Galilée, comme le dit son nom, et ensuite, par Siloh, Bethel et d’autres lieux où des églises s’élèvent comme les étendards des victoires du Christ, nous retournerons vers notre caverne. Là nous chanterons toujours, là nous pleurerons souvent ; le cœur blessé de la flèche du Seigneur, nous dirons ensemble : J’ai trouvé celui que cherchait mon âme, je le tiens et ne le laisserai point partir. »

La lettre de Jérôme se terminait ainsi :

« Nous qui avons déjà traversé en flottant bien des espaces de la vie, et dont la fragile nef, battue par les tempêtes, brisée par les écueils, fait eau de toutes parts, hâtons-nous d’entrer dans le port. Ce port, c’est la solitude et les champs. Nous te les offrons. Ici du pain bis, des herbes arrosées de nos mains, du lait, notre gourmandise rustique, vile, mais salutaire nourriture ! À ce train de vie, nous ne craignons pas que le sommeil nous détourne de l’oraison, ou que des lourdeurs d’estomac interrompent notre lecture. En été, nous trouvons sous les rameaux d’un arbre la fraîcheur et la retraite. En automne, un lit de feuilles au grand air nous présente un lieu fait pour le repos. Au printemps, quand les champs se peignent de fleurs, quand les oiseaux gazouillent sur nos têtes, le chant des psaumes est bien plus doux. Arrivent l’hiver, le froid et les neiges, je n’ai pas besoin d’acheter du bois ; la forêt voisine m’en fournit assez pour veiller ou dormir chaudement à bon compte. Que Rome garde pour elle ses tumultes, que ses arènes cruelles rougissent toujours du sang des gladiateurs ; que des applaudissemens insensés ébranlent toujours son cirque, et que la luxure règne sur ses théâtres ; enfin, pour parler de nos amis, que le sénat des matrones y soit visité chaque jour ! Nous autres ici, nous pensons qu’il est bon de s’attacher à Dieu et de mettre en lui toute son espérance, afin que quand nous changerons cette pauvreté d’ici-bas pour les richesses d’en haut, nous puissions nous écrier à notre tour : « Que désirai-je dans le ciel, et que t’ai-je demandé sur la terre, sinon toi seul, ô mon Dieu ? »

Marcella ne vint point, et elle fut plus utile aux solitaires ses amis dans la ville du Capitole que dans celle du Golgotha. Vers la même époque, Jérôme écrivait à Pammachius : « Tu ne reconnaîtrais pas ta belle-mère et ta sœur, si tu les voyais aujourd’hui, leur corps s’est fortifié à l’égal de leur âme. Elles qui, du vivant de Toxotius, étaient les esclaves du siècle, ne pouvaient ni respirer l’air des carrefours, ni monter un escalier, à qui un vêtement de soie était une pesante charge et la chaleur du soleil un incendie, couvertes maintenant de vêtemens sombres et négligés, mettent la main aux plus gros ouvrages. Elles s’occupent à préparer les lampes, elles allument le feu, balaient la maison, épluchent les herbes, mettent les légumes au pot quand la marmite bout, dressent la table, placent les vases à boire, disposent les plats, courent de côté et d’autre. Elles ont assurément autour d’elles un grand nombre de vierges à qui elles pourraient laisser ces sortes de services, mais elles tiennent à donner l’exemple et ne veulent pas se laisser vaincre dans le travail du corps par celles qu’elles surpassent dans le courage de l’âme. » Il disait encore à Furia : « Que ne puisses-tu voir ta sœur Eustochium ! que ne puisses-tu avoir avec elle un entretien où cette sainte bouche se fit entendre ! Comme tu remarquerais une grande âme dans un petit corps !… Ce que Marie fit devant les femmes d’Israël, elle le fait devant les vierges ses compagnes en chantant la première les louanges du Seigneur. C’est ainsi que l’on passe ici la nuit et le jour, et qu’on attend l’arrivée de l’époux en tenant l’huile toute prête pour les lampes. »

Ils voulaient qu’on les crût heureux, et ils l’étaient en effet, mais leur bonheur ne dura pas. Une froideur toujours croissante se mit entre les couvens de Bethléem et celui du mont des Oliviers : le démon d’envie, comme au temps de Judas le démon d’avarice, s’était glissé dans ce jardin de Gethsémani au-dessus duquel résidait Rufin. Les visites du prêtre d’Aquilée à son ancien ami cessèrent bientôt complètement, et Mélanie n’est pas même nommée dans la lettre d’Eustochium et de Paula. De sourdes hostilités, dont le caractère devenait de plus en plus acre, venaient de temps à autre émouvoir et irriter les hôtes de Bethléem. Enfin la guerre éclata au grand jour, et le nom d’Origène en fut le signal.


II

Avant d’introduire mon lecteur au milieu de ces querelles de l’origénisme qui remplirent la fin du IVe siècle et une partie du suivant, et où furent enveloppés Jérôme et ses amis de Bethléem, je dois dire quelques mots de la personne d’Origène, de son génie, du caractère de ses doctrines, des causes enfin qui firent sortir de son tombeau, au bout de cent quarante ans, une des plus furieuses tempêtes qui aient battu la chrétienté.

Né vers l’année 185 de notre ère, Origène appartient, comme Tertullien, à cette époque de demi-incertitude où l’autorité de l’église, encore muette sur beaucoup de questions dogmatiques, laissait le champ libre aux hypothèses, et où de grands et vigoureux esprits, amis de la vérité, purent consciencieusement flotter entre l’orthodoxie et l’erreur. Fils d’un martyr, maître de disciples dont beaucoup allèrent au martyre, et lui-même intrépide confesseur de la foi dans les prisons de Décius, il n’exerça pas moins de puissance sur son siècle par son caractère que par son savoir. Les surnoms qu’on lui donna d’Adamantius, cœur de diamant, Chalcenterus, entrailles d’airain, Chalceuiès, homme de bronze ou de fer, indiquent sur lui le jugement de ses contemporains, que la postérité ratifia. Il avait dix-sept ans quand son père, nommé Léonide, fut conduit au supplice par l’ordre du gouverneur d’Alexandrie, durant la persécution de Sévère, et sa mère dut l’emprisonner lui-même dans la maison et cacher ses habits, pour qu’il ne se livrât pas au bourreau. Réduit à écrire au lieu d’agir, il exhorta son père par un billet à mourir généreusement, sans songer à ceux qu’il laissait après lui. La confiscation des biens, conséquence ordinaire du martyre, le jeta, lui et sa famille (ils étaient six enfans), dans un tel dénûment qu’il fut contraint de vendre ses livres pour une rente de quatre oboles par jour, qui suffisait à le nourrir. Il ouvrit ensuite un cours public de grammaire où il se rendait pieds nus et en haillons. Une riche matrone d’Alexandrie, qui était chrétienne, eut pitié de tant de misère si saintement gagnée et le recueillit dans sa maison, mais il la quitta presque aussitôt parce qu’il y trouva un hérétique. Cependant son enseignement faisait déjà du bruit. Il atteignait sa dix-huitième année, quand la chaire des catéchèses chrétiennes, qu’avait fondée Pantenne et occupée Clément, devint vacante par l’effroi de la persécution, qui en écartait tout le monde. Origène la prit hardiment, et de son école sortirent coup sur coup sept martyrs, ses disciples. Il faillit vingt fois être lapidé ; les parens d’un de ses élèves, qu’il avait accompagné à la mort, voulurent un jour le mettre en pièces ; sa demeure fut assiégée par des soldats, et il erra longtemps sans domicile, de retraite en retraite. Il n’obtint pourtant pas ce qu’il cherchait avec tant d’audace : soit dédain, soit admiration, le gouverneur d’Alexandrie le laissa vivre.

Ce commencement de sa vie, qui justifiait son surnom d’entrailles d’airain, est le tableau du reste. Quand la persécution s’apaisa, il se fit de l’étude un autre martyre. Pour appartenir sans réserve à ces passions de l’intelligence qu’il ressentait si violemment, mais qu’un fol instinct de jeunesse venait déranger parfois,-— d’autres disent : pour obéir à une idée exaltée de la chasteté, — : il se mutila lui-même, crime qui n’était point rare à ces premiers âges de l’église malgré les pénalités de la loi civile, fortifiées par les prohibitions canoniques. Tout mutilé volontaire était en effet déclaré par les lois ecclésiastiques indigne du sacerdoce, et dégradé, s’il était prêtre ; mais la gloire d’Origène brillait déjà de tant d’éclat, tant de respect environnait son courage et sa science, que les évêques de Jérusalem et de Césarée se disputèrent l’honneur de l’attacher à leur clergé, et il reçut l’ordination.

Prêtre et docteur, il n’éprouva pas moins de traverses au sein de l’église pour l’indépendance de sa pensée que de tourmens au dehors pour la confession de sa foi. Chassé comme hérétique par l’évêque d’Alexandrie, appelé par d’autres, excommunié ici, applaudi ailleurs, et passant tour à tour de l’anathème à l’apothéose, il parcourut la Palestine, l’Arabie, la Phénicie, la Syrie, l’Achaïe, la Cappadoce, professant, catéchisant, et déposant partout les germes de doctrines dont la splendeur éblouissait tous les yeux, mais dont la hardiesse effrayait à bon droit une orthodoxie rigide. De temps à autre, les bourreaux païens apportaient de la diversion aux persécutions ecclésiastiques. Jeté en prison à Césarée, au temps de Décius, Origène, mis sur le chevalet, eut ses pieds tirés jusqu’au quatrième trou, ce qui passait pour une affreuse torture : on le menaçait aussi du gril. Il ne mourut pourtant pas cette fois ; mais, dix-huit mois ou deux ans après, il achevait à Tyr cette vie doublement militante à l’âge de soixante-neuf ans. On nous peint Origène comme petit et faible de corps : il fallut la force indomptable de son âme pour qu’une si frêle enveloppe pût résister à tant d’assauts livrés par la misère et par les hommes. Son corps fut enterré, dit-on, dans la muraille de l’église du Saint-Sépulcre, qui était la cathédrale de la ville de Tyr.

Les erreurs doctrinales d’Origène tinrent presque toutes à la nouvelle face qu’il prétendait donner à l’exégèse des livres juifs et chrétiens par l’application de la philosophie grecque. Cette tendance avait existé avant lui dans l’école d’Alexandrie, mais avec plus de réserve et de mesure. Aussi savant que les plus renommés philosophes de son siècle et réputé par eux leur égal, familier avec leurs idées et leurs méthodes, il voulait absorber la philosophie païenne au sein du christianisme en la subordonnant aux données historiques de l’Ancien et du Nouveau Testament. Et en effet les polythéistes érudits suivaient son enseignement avec autant de curiosité et presque autant de goût que les chrétiens eux-mêmes ; il arriva même à plusieurs de se convertir. Mais Origène ne sentait pas assez qu’il entraînait la religion du Christ hors de sa voie véritable, la simplicité et la foi. Les païens eux-mêmes signalèrent ce vice de la nouvelle doctrine. « Ce fut l’écueil d’Origène, écrivait Porphyre, son admirateur sincère autant qu’ennemi du culte chrétien. Il corrompit ce qu’il y avait d’excellent dans sa personne et dans sa science par ce mélange qu’il entreprit de la philosophie et du christianisme, car, menant une vie chrétienne contraire à toutes les lois, il suivait sur la Divinité et sur tout le reste les sentimens des Grecs qu’il recouvrait des fables des barbares. Platon était son auteur favori ; il lisait assidûment les écrits de Numène, de Longin et des plus habiles pythagoriciens ; les stoïciens aussi, Cornutus surtout, étaient ses maîtres. Ayant appris par cette étude la manière d’expliquer et d’entendre les mystères des Grecs, il l’a appliquée aux écritures judaïques. » Ceci est une récrimination païenne ; mais on ne peut disconvenir qu’en lavant le christianisme des imputations d’ignorance sur lesquelles vivaient ses ennemis, en appelant les chrétiens eux-mêmes à l’étude des brillans systèmes qui passaient alors pour la vérité philosophique, en imprimant enfin à l’exégèse chrétienne l’élan sublime qui a produit après lui les Grégoire de Nazianze, les Basile, les Chrysostome et Jérôme lui-même, au moins en partie, Origène n’ait rendu un immense service à cette religion qu’il avait si intrépidement confessée. Il était d’ailleurs d’une parfaite bonne foi, reconnaissant ses erreurs quand on les lui montrait, et faisant amende honorable d’avance pour celles qui ne lui étaient point signalées. S’il pécha par trop de science, il le fit en illuminant bien des vérités. Un des conciles qui l’excommunia de son vivant disait de lui dans un amer mais magnifique langage : « Comme Satan, dont il est fils, Origène est tombé du ciel dans un éclair. »

Après sa mort, la division créée par ses écrits se perpétua : il eut des adversaires, il eut des admirateurs éclectiques qui distinguèrent en lui le mal du bien ; il en eut d’absolus qui adoptèrent tout sur la parole du maître. Rentré en esprit, comme un triomphateur, dans cette patrie qui l’avait chassé, l’ancien excommunié redevint le roi de son école. J’ai dit[3], à propos de Didyme l’aveugle, quel culte presque idolâtrique y entourait sa mémoire. Lorsque des hommes tels que Didyme, imbus de ses doctrines, mais éclairés par les décisions récentes de l’église, expliquaient les livres du grand docteur, ils se gardaient eux-mêmes des opinions aventureuses et en garantissaient soigneusement les autres. Toutefois, avec moins de clairvoyance, on pouvait se laisser égarer, et il sortit des subtilités extrêmes de l’origénisme plus d’une hérésie immorale ou antichrétienne. D’ailleurs le fils du martyr Léonide avait été le plus fécond des écrivains, ecclésiastiques ou profanes. « Notre Varron n’est rien à côté de lui, disait Jérôme ; il a plus écrit qu’un homme ne peut lire dans toute sa vie. » Quelle difficulté alors de faire un choix parmi tant de livres, de tenir le fil de l’orthodoxie à travers ce dédale confus d’opinions ! Ce goût exagéré du symbole qui respire dans les écrits d’Origène charmait l’imagination vive des Orientaux ; mais l’idole de l’Orient ne trouvait en Occident qu’une médiocre estime. Rome l’avait condamnée autrefois. Église pratique avant tout, église de la lettre, comme eût dit Paula, elle n’avait pas vu sans appréhension ces audaces de l’esprit qui vivifient sans doute, mais qui trompent. Même en Orient, on avait l’exemple de sectaires fanatiques qui, poussant à l’excès la manie des interprétations figurées, n’apercevaient plus l’Ancien et le Nouveau Testament que dans les nuages d’une vision apocalyptique. Une forte tendance vers ce mysticisme où le sens religieux se perdait avec la lettre des Écritures existait en Palestine, pays de prédilection du docteur exilé, qui y avait profondément imprimé sa trace. La ferme raison de Jérôme sut s’arrêter sur cette pente. Origéniste passionné dans le principe, il s’était cantonné dans de plus justes limites à mesure qu’il apprenait davantage, et quand il recommandait Origène et Didyme aux moines ou aux nonnes de Bethléem, quand il traduisait les homélies du maître, il savait en signaler les périls ou en corriger lui-même les erreurs.

Parmi les propositions d’Origène qu’on pouvait taxer d’hérésies, quatre surtout furent mises ou remises en discussion vers l’époque où se passent nos récits, et donnèrent lieu à un commencement de vive controverse et de lutte sur différens points de l’Orient, principalement en Égypte. La première de ces propositions regardait la préexistence des âmes. Par une doctrine qui tenait de Platon, de Pythagore et de quelques hérésiarques gnostiques, Origène avait enseigné que les âmes préexistaient à leur union avec les corps, et qu’elles avaient péché à l’état de purs esprits. Leur entrée dans un corps mortel, soumis aux besoins et aux maladies, leur assimilation aux animaux, leur vie terrestre en un mot, était le châtiment de leur péché. Nos premiers parens, coupables d’une désobéissance envers le Créateur, avaient été relégués ainsi dans une prison d’os et de chair, et c’est ce que signifiaient, dans le livre de la Genèse, les tuniques de peaux de bêtes dont Adam et Eve se couvrirent après leur chute. Une seconde proposition, qui se liait à la première, regardait la résurrection des morts au jour du dernier jugement. Sous quelle forme s’accomplirait cette suprême résurrection ? Les morts sortiraient-ils du tombeau avec les corps qu’ils auraient eus pendant la vie, avec leur sexe, avec leur laideur ou leur beauté ? Origène prétendait que non. Cette dépouille de l’âme, suivant lui, devait rester sur la terre, comme la chaîne du captif rendu à la liberté reste dans la prison où il vient d’achever sa peine. Une figure plus éthérée et inaltérable attendait l’âme, qui irait recevoir l’arrêt du souverain juge, sa récompense ou son châtiment. Il repoussait d’ailleurs la croyance aux peines éternelles : c’était là une troisième proposition en rapport avec les deux autres. Origène voyait dans les épreuves de la vie un moyen de purification offert aux êtres faillibles par l’infinie bonté de Dieu, et le repentir était à ses yeux l’instrument puissant du pardon. Le repentir et la miséricorde divine qui l’accompagne devaient s’étendre jusqu’aux anges rebelles, et un jour viendrait où Satan lui-même, repentant et pardonné, replacerait sur son front le diadème des archanges ; l’enfer alors serait aboli. Origène tirait cette conséquence de l’épître de saint Jude, où il est dit que l’archange Michel, lorsqu’il précipita Lucifer dans l’abîme, s’abstint de prononcer sur lui la malédiction. Cette proposition hétérodoxe souleva tout d’abord tant de clameurs qu’Origène se vit contraint de la retirer et qu’il la nia ensuite. La ressemblance de l’homme avec Dieu, d’après les termes de la Genèse, donnait lieu à une quatrième hypothèse du docteur alexandrin, non moins hardie, non moins discutée que les autres. « Sans doute, disait-il, Dieu a créé l’homme à son image, mais comme âme et esprit ; la ressemblance a cessé avec la faute : elle n’existait déjà plus dans le paradis terrestre quand nos premiers parens y revêtirent cette forme matérielle soumise aux infirmités, aux misères, aux vices, que l’Écriture appelle symboliquement des peaux de bêtes : elle renaîtra avec l’expiation. » Le livre de Moïse n’était d’ailleurs pour lui qu’une allégorie dans laquelle s’évanouissait la réalité du récit biblique. Le paradis ne lui paraissait qu’un symbole : dans les arbres dont il était planté, il voyait de purs esprits ; dans ses fleuves des vertus célestes : on comprend que cette méthode d’interprétation fût plus favorable à la poésie qu’à la foi.

J’ai dit qu’une lutte fort vive, concernant ces propositions et quelques autres, venait de s’ouvrir en Égypte. Le patriarche d’Alexandrie trouva mauvais qu’on se permît d’attaquer un nom qui contribuait à la gloire de sa cité et à l’éclat de son siège épiscopal, et comme chez Théophile, qui occupait alors ce siège, la persécution était fort voisine du blâme, il traita rudement les moines ou les prêtres qui s’étaient permis des critiques. Théophile d’ailleurs, origéniste de position, passait pour l’être aussi de conviction, car c’était lui qui avait inculqué à Rufin, durant son séjour en Égypte avec Mélanie, quelques-unes des opinions du grand docteur alexandrin. Dans l’esprit logique et froid du prêtre d’Aquilée, ces opinions avaient pris un corps, et à la différence de Jérôme, qui puisait dans Origène des armes pour fortifier sa propre orthodoxie, Rufin refaisait Origène à son image, prêtant à ce maître un peu fantasque l’esprit d’ensemble et de cohésion, qui lui avait toujours manqué. Au dire de Rufin, Origène était la lumière de l’Évangile après les apôtres. Il le redit tant de fois à l’évêque de Jérusalem, avec lequel il s’était lié, il lui en donna tant de raisons arrangées à sa manière, que Jean de Jérusalem, qui était médiocrement savant, devint à peu près origéniste sur la parole de Rufin.

Les choses en étaient là, lorsqu’en l’année 395, un certain Aterbius, théologien subtil, et qui avait pris à tâche de combattre Origène, arriva dans Jérusalem, suivant à la trace les disciples du maître pour les confondre avec lui. Aterbius fit son enquête avec une adresse perfide : il vit l’évêque de Jérusalem et assista à ses homélies ; il s’entretint plusieurs fois avec Rufin, et tâcha de savoir de lui ce qu’il fallait penser de Jérôme ; puis il lança tout à coup dans le public un manifeste par lequel il dénonçait l’évêque, le moine Jérôme, et surtout Rufin, comme des origénistes, et le diocèse de Jérusalem comme atteint tout entier de cette lèpre funeste. Jérôme ne perdit pas un moment pour se justifier, indiquant de quelle façon il suivait Origène, de quelle façon aussi il le condamnait : sa déclaration était nette et précise. Rufin se tint enfermé dans son monastère pour ne point voir Aterbius, esquivant toute explication verbale ou écrite. Quant à l’évêque de Jérusalem, il dédaigna l’accusation du haut de son orgueil, mais il en voulut mortellement à Jérôme d’avoir songé à se disculper quand son évêque gardait le silence.

Le successeur de Cyrille au siège épiscopal de la ville sainte, Jean de Jérusalem, avait en effet bien autre chose en tête que d’absoudre ou condamner Origène et de donner son avis sur la résurrection des corps ; il soutenait alors une guerre de prééminence contre l’évêque de Césarée, son métropolitain. Jean avait reçu de ses prédécesseurs l’héritage de cette guerre, qu’il transmit à ses successeurs. Il paraissait en effet contre toute raison et tout droit aux pasteurs de cette grande église, la première du monde, puisqu’elle avait été le théâtre de la rédemption et le lieu d’assemblée des apôtres, qu’on l’eût réduite à l’état d’église secondaire sous la suprématie de Césarée. Ainsi le voulait la hiérarchie civile, qui, lors de l’établissement ecclésiastique, sous Constantin, avait servi de règle à la hiérarchie religieuse. Or qu’était-ce que Césarée dans l’ordre religieux à côté de Jérusalem ? Cette subordination pesait donc a tous les évêques possesseurs de ce siège, et ils cherchaient l’un après l’autre à la secouer pour se rendre métropolitains eux-mêmes, ou du moins patriarches indépendans, sur leur territoire. Jean menait avec intrépidité cette campagne, qui se termina finalement à l’avantage de son église. Intraitable dans ses prétentions à l’indépendance, il reconnaissait pour ami quiconque les proclamait comme lui ; mais quiconque en doutait était son adversaire, et devenait son ennemi mortel s’il osait appeler de ses décisions au métropolitain, ou communiquer avec le métropolitain sans son intermédiaire. C’est ce qu’avait déjà fait Jérôme, suivant toute probabilité, à en juger par ce qu’il fit plus tard. Jean tenait donc dès lors en suspicion les monastères de Bethléem et leurs habitans. Il faut dire aussi que la renommée qui entourait Jérôme et Paula, la gloire littéraire de l’un, le nom illustre de l’autre, et ce grand concours d’étrangers accourus de toutes parts pour les voir, avaient de quoi offusquer un prélat non dénué de mérite, mais que son infériorité reléguait bien loin d’eux dans l’ombre. Rufin, habile à profiter de tout, assez maître de lui-même pour sacrifier froidement sa vanité à son orgueil et son orgueil au plaisir d’écraser un rival, Rufin affectait d’approuver les rancunes de l’évêque pour l’aigrir davantage, et Mélanie, entrée aussi dans les confidences intimes du prélat, attisait le feu contre son ancien ami. Ils trouvérent mauvais qu’on fît à Bethléem tant d’étalage d’orthodoxie sur la sommation d’un agresseur obscur, envers lequel Rufin ne daignerait employer, disait-il, s’il se présentait à sa porte, que l’argument des personnages de Plaute lorsqu’un valet leur déplaît. Il y avait eu, suivant lui, de la part de Jérôme, intention évidente de les dénigrer tous. Quant à la question en elle-même, Jean de Jérusalem n’était origéniste que pour le peu que lui en avait soufflé Rufin, et il ne se souciait pas d’en apprendre davantage.

Les choses, malgré beaucoup d’aigreur secrète, en seraient peut-être restées là, lorsque apparut tout à coup dans les murs de Jérusalem la discorde théologique elle-même en la personne du vénérable évêque de Salamine, Épiphane, cet ami du bien qui traînait la guerre après lui, cet inflexible gardien de l’orthodoxie qui la compromettait souvent par ses ardeurs imprudentes et ses subtilités scolastiques. Il administrait tranquillement son diocèse de Chypre, lorsque le bruit de cette première querelle était parvenu jusqu’à lui. Humilia qu’un autre eût découvert une hérésie qu’il n’avait pas aperçue, et cela dans une église qu’il pouvait presque revendiquer comme sienne, puisqu’il était né en Palestine, qu’il y avait passé sa jeunesse, et qu’il y dirigeait encore, au moins spirituellement, un monastère, celui qu’il avait fondé jadis près d’Éleuthéropolis, sur la route d’Ælia Capitolina à Hébron, il prit le parti de s’assurer de tout par lui-même. Laisser là son diocèse de Chypre et courir à Jérusalem fut pour lui l’affaire d’un moment ; son voyage d’ailleurs n’avait aucune apparence extraordinaire, et il n’en ébruita pas le motif. À son arrivée, il descendit, comme il faisait toujours, chez l’évêque, et comme toujours il accepta sa table. Lui confia-t-il dans cette intimité le soupçon qui l’amenait ? L’interrogea-t-il sur les attaques d’Aterbius au sujet de son origénisme prétendu ? chercha-t-il à sonder sa foi, à l’éclairer, lui si savant et si rigide en matière de dogme ? Jean dit que non, Épiphane affirma le contraire devant témoins, en particulier devant Jérôme et les moines de Bethléem. Quoi qu’il en soit, une explication eut lieu le lendemain, en présence de toute la ville, dans la basilique de Constantin.

La première scène se passa à la chapelle du Saint-Sépulcre. Les fidèles en nombre immense occupaient l’enceinte de l’édicule et l’atrium contigu qu’on appelait le Golgotha. Épiphane prit d’abord la parole et se mit à prêcher contre Origène et contre les fauteurs de l’origénisme. Les coups frappaient en plein, à ce qu’il paraît, sur l’évêque, qui se trouvait là entouré de ses prêtres, et sur Rufin, qui était absent. Jean et son clergé grimaçaient, murmuraient, les narines serrées et se grattant la tête ; leurs gestes, leur contenance dédaigneuse, semblaient dire au public que le vieillard radotait. Enfin un archidiacre se détacha de la bande pour aller intimer à Épiphane ; au nom de Jean, l’ordre de cesser son discours. C’était une insulte comme jamais évêque n’en avait fait à son subordonné en face du peuple, et il la faisait à son égal par la dignité, à son supérieur par le mérite et par les cheveux blancs. L’assistance se leva, et de l’église du Sépulcre on se dirigea vers celle de la Croix, à travers le préau du Golgotha, que remplissait une foule serrée de gens de tout âge et de tout sexe. Épiphane eut peine à s’y frayer un passage, tant l’empressement était grand de le voir et de le toucher : des femmes lui présentaient leurs enfans pour qu’il les bénît ; d’autres embrassaient ses genoux, baisaient ses pieds, arrachaient les franges de son vêtement. Dans l’impossibilité d’aller plus avant, le vieil évêque dut s’arrêter. Jean se tordait de rage et criait qu’on fît place ; il ne rougit même pas de dire en face à son collègue que c’était un jeu qu’il jouait, et qu’il restait là immobile pour se faire adorer.

Ceci avait lieu dans la matinée ; une seconde convocation ayant déjà été faite pour l’après-midi dans la grande église de la Croix, le concours de fidèles y fut encore plus nombreux. On espérait entendre Épiphane, mais ce fut Jean qui parla. Pour bien comprendre la portée de son allocution, il faut se rappeler la proposition d’Origène touchant la ressemblance de l’homme avec Dieu, proposition vivement combattue par les catholiques. De cette controverse et des efforts tentés plus anciennement pour interpréter le texte biblique : « Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance, » était sortie la grossière hérésie des anthropomorphites. S’attachant à la lettre de la Genèse et abusant en outre des expressions figurées sous lesquelles l’Écriture aime à peindre l’action et les sentimens de Dieu vis-à-vis des hommes et du monde, ces ignorans sectaires prêtaient au Créateur la forme matérielle de la créature ; ils lui supposaient un visage, des membres, des passions à l’instar de l’humanité. Qu’une pareille croyance, indigne de tout examen sérieux, se propageât chez des populations rustiques, capables de tout admettre, ou chez des moines livrés à leurs propres hallucinations, qui se contemplaient eux-mêmes en Dieu, cela se concevait, et en effet la secte ne s’étendait pas plus loin ; mais les origénistes, spiritualistes déliés, affectaient d’englober tous leurs adversaires dans la même catégorie d’erreur. C’était une arme de guerre dont ils ne se faisaient ; point faute. Il fallait à la vérité beaucoup d’audace pour s’en servir contre un homme tel qu’Épiphane, dont toute la chrétienté admirait la science, et pourtant Jean de Jérusalem l’osa. Tout le temps qui s’était écoulé depuis la réunion du matin, il l’avait employé à aiguiser le trait perfide qu’il réservait à son adversaire. Épiphane avait parlé des origénistes : il parla des anthropomorphites, jetant à pleines mains sur leur doctrine le ridicule et l’odieux. Il fit son discours le corps tourné vers Épiphane, les regards fixés constamment sur lui, et le désignant le plus clairement qu’il pouvait à la risée publique. S’enivrant de sa propre colère, à mesure qu’il parlait, il avait la bouche sèche, la tête rejetée en arrière, les lèvres tremblantes, la voix saccadée par l’émotion : Épiphane au contraire restait impassible sur son siège. Lorsque Jean eut fini, il se leva et fit signe qu’il voulait parler à son tour. Après avoir salué l’assemblée de la voix et de la main, il prononça ces mots avec lenteur et solennité : « Tout ce que Jean, mon frère par l’union du sacerdoce et mon fils par l’âge, vient de dire contre l’hérésie des anthropomorphites, je le trouve fort bien dit et fort à propos, et je joins mon témoignage au sien pour condamner ces sectaires ; mais comme nous réprouvons tous les deux cette absurde croyance, il est juste aussi que tous les deux nous déclarions réprouvés les dogmes pervers d’Origène. » Un rire universel suivi d’une longue acclamation accueillit ces paroles du vieil évêque, et l’avantage fut encore pour Épiphane.

Une troisième scène, préparée par Jean, eut lieu le lendemain ou le surlendemain. On était alors au temps pascal, et l’évêque de Jérusalem, dans l’intention de mettre au grand jour son orthodoxie, profita de la présence d’Épiphane pour résumer, dans une grande catéchèse tenue à l’église de la Croix, l’ensemble de ses instructions du carême. Il passa en revue les principaux dogmes de la foi, la trinité, l’incarnation, le mystère de la croix, l’enfer, l’état des âmes avant et après la vie, enfin la résurrection du Sauveur et la nôtre, donnant sur chaque point dogmatique une solution. Il paraît que son exposé fut interrompu plusieurs fois par les cris de désapprobation de l’assemblée, de sorte que Jean, tout troublé, interpella Épiphane pour qu’il eût à déclarer si cette profession de foi lui semblait orthodoxe ou non. La situation était délicate pour l’interpellé, car il s’agissait de prononcer, séance tenante, la condamnation d’un évêque dans sa propre église et devant son troupeau. Épiphane crut s’en tirer en répondant d’une manière vague qu’il ne trouvait rien à redire aux doctrines qu’il venait d’entendre ; puis, rentré chez lui et repassant dans sa mémoire les solutions théologiques de Jean, il y découvrit hérésie sur hérésie, et se reprocha comme une lâcheté la déclaration qu’il avait faite. Il quitte aussitôt Jérusalem sans prendre congé de personne, court à Bethléem, et encore tout hors de lui, raconte à ses amis ce qui vient de se passer, ajoutant qu’il rompt désormais la communion avec cet évêque hérétique. Ce fut comme un coup de foudre tombé sur les monastères. Jérôme, qui ne pouvait approuver ni la précipitation d’Épiphane, ni la violence de son procédé, ni l’extension qu’il donnait à ses anathèmes contre Origène, essaya de changer sa résolution, le priant instamment de retourner à Jérusalem et de se réconcilier, s’il était possible. Les moines de Jérôme, Paula et ses filles joignirent leurs supplications à ces instances pour que la paix de l’église ne fût pas troublée. Épiphane parut céder et se remit en route pour Ælia, mais il ne fit que traverser la ville pendant la nuit et courut s’enfermer dans son monastère de Vieil-Ad, qui dépendait du diocèse d’Eleuthéropolis. Il adressa de là une lettre encyclique à tous les monastères de la Palestine pour les engager à rompre la communion avec Jean, si celui-ci ne donnait prompte satisfaction sur sa foi.

Il y eut dès lors deux camps à Jérusalem, celui de l’évêque et celui d’Épiphane : Rufin et Mélanie se jetèrent avec ardeur dans le premier ; Jérôme se rangea dans le second pour ne point abandonner un ami, et aussi parce qu’il ne croyait guère plus à l’orthodoxie de Jean qu’à la droiture de son caractère. Il ne le fit pourtant qu’avec hésitation et scrupule ; mais l’évêque l’affranchit de tout ménagement en mettant les monastères de Bethléem en interdit. Les prêtres de Bethléem, qui dépendaient de lui ainsi que l’église, reçurent l’ordre de ne plus communiquer avec Jérôme, ni avec Paula, et bientôt le troupeau des moines et des nonnes se vit fermer la basilique de la Crèche, où ils assistaient au saint sacrifice le dimanche. Leur désolation fut inexprimable. « Quoi donc ! s’écriait Jérôme indigné en s’adressant aux prêtres de Bethléem, suis-je retranché de l’église ? Suis-je excommunié ? Non, je ne le suis pas, car si je ne communique plus avec votre évêque, je communique avec celui d’Alexandrie, avec celui de Rome, je communique avec votre métropolitain de Césarée ! » Ce n’était pas précisément le titre qu’il fallait invoquer pour rétablir la paix entre Jean et lui. Les monastères se trouvèrent réduits à leurs prières en commun dans leurs propres chapelles, à l’exclusion du sacrifice, et ce fut là pour eux un cruel supplice. Jérôme, il est vrai, était prêtre, Vincentius était prêtre aussi ; mais ni l’un ni l’autre, comme je l’ai dit, n’avaient pu se décider jamais à remplir les fonctions sacerdotales : ils ne le purent pas davantage dans une circonstance si importante, tant étaient grandes à leurs yeux la dignité et la responsabilité du prêtre ! Il fallut chercher en dehors d’eux, et on chercha d’abord dans la communauté. Or, parmi les jeunes moines qui en faisaient partie, un surtout semblait réunir en sa personne toutes les qualités appropriées à ces difficiles fonctions : c’était Paulinien, le digne frère de Jérôme par la science autant que par l’élévation du caractère, le désintéressement et la charité.

Quoique Paulinien n’eût encore que vingt-huit ans, âge que les gens rigides trouvaient alors insuffisant pour une ordination canonique, tout le monde le jugeait digne du sacerdoce. Les monastères le souhaitaient pour eux, et Jean lui-même, à une époque où il vivait en bonne intelligence avec les moines, l’avait menacé plus d’une fois de l’ordonner malgré lui et de l’attacher à son clergé. Paulinien avait toujours refusé et refusait encore, repoussant avec opiniâtreté jusqu’aux sollicitations de son frère. Épiphane, qui déplorait presque comme son ouvrage l’état d’abandon où la tyrannie de Jean mettait ses malheureux amis, prit pour les en tirer un parti violent, mais que justifiaient les mœurs de l’église primitive. Un jour que Paulinien s’était rendu avec quelques diacres à Vieil-Ad pour le consulter sur des affaires concernant le couvent de Bethléem, Épiphane, qui célébrait le saint sacrifice dans l’église d’un village voisin, l’y fit venir, et enjoignit à ses diacres de l’enlever de force pendant qu’il priait. Les diacres se jettent sur lui à un signe convenu, et l’emportent en lui fermant la bouche, de peur qu’il ne conjurât l’évêque, au nom de Jésus-Christ, de ne lui point faire cette violence, ce qui eût pu désarmer Épiphane. Ainsi saisi et bâillonné, il est traîné au pied de l’autel. Épiphane en descend les degrés, s’approche de lui, lui coupe les cheveux, tandis qu’on le tient, l’ordonne diacre, et l’oblige, par la crainte de Dieu et l’autorité des Écritures, à servir en cette qualité la messe qu’il célébrait. Paulinien eut beau protester aux oreilles de l’évêque, qui ne l’écoutait pas : la majesté des fonctions qu’il remplissait bon gré, mal gré, le retint dans l’obéissance. A un nouveau signe de l’évêque, il est saisi une seconde fois, on étouffe sa voix, on le fait agenouiller, et quand il se releva, il était prêtre.

Cette nouvelle, arrivée à Bethléem par un courrier, fut accueillie dans les monastères avec des transports de joie ; mais on ne l’apprit à Jérusalem qu’avec des accès de fureur. On s’attendait cependant à quelque chose de pareil, car le but évident des ennemis de Jérôme était de pousser à un éclat qui pût le compromettre gravement et l’évêque de Salamine avec lui. Rufin, puissant machinateur de ruses, l’avait laissé deviner. Causant un jour d’Épiphane et des affaires de Bethléem avec un prêtre nommé Zenon, ami du supérieur de Vieil-Ad, il lui disait avec une curiosité inquiète : « Vrois-tu que le saint évêque ordonne quelqu’un ? » Quand Paulinien fut ordonné, on dénonça l’acte comme anti-canonique pour deux raisons : d’abord à cause de la trop grande jeunesse du nouveau prêtre ; ensuite, parce qu’il n’appartenait pas à un évêque de conférer les pouvoirs spirituels dans un diocèse étranger et pour les besoins de ce diocèse sans le consentement de l’évêque du lieu. On répondait sur le premier point que, s’il y avait par l’âge de Paulinien infraction aux canons, Jean en avait donné l’exemple tout le premier en détournant du diocèse de Tyr, pour le faire prêtre de Bethléem, un diacre plus jeune que celui-ci, personnage hargneux et bavard, dont il prétendait opposer l’éloquence à celle de Jérôme, ou, pour mieux dire, qu’il chargeait de dénigrer jusqu’aux portes de leur monastère Jérôme et ses amis. On répondait, quant au second grief, que Paulinien n’avait pas été ordonné dans le diocèse de Jérusalem, mais dans celui d’Eleuthéropolis, et avec approbation, ou du moins sans opposition, de la part de l’évêque du lieu ; que de plus Épiphane l’avait choisi pour l’attacher à sa personne et à son église, sauf les cas de force majeure que justifiait la charité évangélique. Ces réponses ne pouvaient contenter Jean, qui avait pris son parti de se plaindre et de remplir l’Orient et l’Occident du bruit de ses réclamations. Il lança donc sans plus tarder l’excommunication en forme contre Jérôme, Paula, leurs subordonnés et adhérens, et contre tous les habitans de Bethléem qui reconnaîtraient Paulinien pour prêtre : or ils étaient nombreux dans la ville, où les bienfaits et la sainteté des nouveaux venus leur avaient gagné beaucoup de cœurs. Par suite de cette mesure, non-seulement les prêtres de Bethléem interdirent plus étroitement que jamais l’accès de l’église aux reclus des monastères, mais ils exigèrent de leurs propres paroissiens, avant de les laisser entrer, une réponse catégorique à cette question : « croyez-vous que Paulinien soit un véritable prêtre ? »

Sur ces entrefaites, des phénomènes effrayans, qui semblaient être les précurseurs d’une grande catastrophe, parcoururent presque tout l’Orient. Une nuée de feu parut sur Constantinople ; des tremblemens de terre se firent sentir en Cappadoce, en Syrie, en Palestine. A Bethléem, le jour de la Pentecôte, le soleil s’obscurcit tout à coup, et la ville, enveloppée d’épaisses vapeurs, fut plongée dans une obscurité complète. Les habitans, glacés d’effroi, désertaient leurs maisons, et dans les rues, où l’on se reconnaissait à peine, un seul cri sortait de toutes les bouches : « La nuit éternelle commence ; le dernier jugement est proche ! » Il y avait alors dans la ville de nombreux catéchumènes, hommes et femmes, que les moines préparaient à un prochain baptême ; croyant le jour suprême arrivé, ils vinrent frapper aux portes des monastères, demandant qu’on les baptisât. Les monastères aussi en contenaient un certain nombre qui sollicitaient cette grâce avec instance. Jérôme n’osa pas satisfaire à leur vœu, quoiqu’il eût chez lui quelques prêtres en passage. Il craignait d’attirer sur eux tous de nouvelles censures épiscopales en empiétant sur les droits du clergé de la ville. Il engagea donc les catéchumènes à le suivre, et les conduisit lui-même au baptistère de la Nativité. Les prêtres reçurent ceux qui étaient de la paroisse ; ils fermèrent le baptistère aux autres, et Jérôme se vit contraint d’envoyer ses catéchumènes à l’évêque de Lydda, Dionysius, qu’il avait connu à Rome au concile de 382, et dont il savait les bonnes dispositions à son égard. Ainsi point de baptême pour les convertis des monastères, point d’assistance religieuse pour leurs malades, et bientôt plus de sépulture pour leurs morts ! Un ordre impitoyable de l’évêque enleva aux habitans infortunés des couvens la consolation des derniers sacremens et la sépulture chrétienne. Exclus des cimetières comme de l’église et n’ayant pas le courage d’enfouir les dépouilles mortelles de leurs frères et de leurs sœurs dans une terre profane, ils les déposèrent dans un lieu écarté, jusqu’à ce qu’un peu de terre chrétienne leur fût enfin rendue. Telle était la charité de ce prêtre, qui persécutait jusqu’aux morts, et l’on rougit de penser qu’il avait pour conseillers, souvent pour instigateurs, deux Occidentaux, anciens amis des persécutés.

Jean n’était pas encore satisfait : c’est Jérôme qu’il voulait frapper, afin que le troupeau fût dispersé après le pasteur. Il avait imaginé pour cela un moyen infaillible : c’était de dénoncer le prêtre romain au préfet du prétoire, premier ministre et tuteur d’Arcadius (on était en 394), comme un homme dangereux, un moine factieux d’Occident, qui mettait le trouble dans toute la Palestine. Ce premier ministre d’Arcadius portait, par un des hasards de l’histoire, le même nom que le prêtre ancien ami de Jérôme ; c’était ce Rufin dont l’histoire nous fait connaître les cruautés, l’avarice, l’ambition effrénée[4], et qui projetait dès lors contre Stilicon cette guerre fratricide qui finit par séparer Constantinople de Rome et diviser le monde romain en deux empires ennemis. Rufin, qui quêtait des appuis parmi les évêques orientaux, accueillit avec faveur la dénonciation arrivée de Jérusalem, et rendit au nom de l’empereur un décret de bannissement contre Jérôme. Les documens contemporains nous disent que Jean ne l’obtint pas gratuitement de cette cour corrompue, et qu’il ne ménagea près des affidés du ministre ni l’or ni les promesses ; enfin il l’obtint, et l’arrêt était parvenu entre les mains du gouverneur de Césarée lorsque la bête féroce (c’est ainsi qu’on désignait le préfet du prétoire) tomba sous l’épée des soldats de Gaïnas, à Constantinople, dans le faubourg de l’Hebdomon. Sans cet événement, Jérôme, mis aux fers comme un criminel d’état, serait allé mourir de misère dans quelque coin inhabitable de l’Ethiopie ou des frontières de la Perse, car les exils de Rufin aboutissaient d’ordinaire à la mort. Le gouverneur de Césarée, magistrat prudent et humain, profita de la chute du ministre pour mettre le décret de côté, et Jean n’osa pas en réclamer l’exécution. Ainsi les monastères de Bethléem furent sauvés d’une destruction complète. Jérôme éleva la voix avec dignité contre cette dernière infamie. « C’est un chagrin pour moi, écrivait-il, que le rescrit impérial ne puisse plus être exécuté : j’y aurais gagné la couronne de l’exil. Néanmoins, si Jean a tant d’envie de me chasser, il peut le faire sans accumuler tant de crimes ; il n’a qu’à me toucher du bout du doigt, et je pars à l’instant même ! »

L’indignation enfin l’emporta ; Jérôme composa contre l’évêque de Jérusalem, dans la forme d’une lettre à Pammachius, une sorte de philippique qui peut se comparer sans trop de désavantage à celles de Cicéron : le même feu, la même ironie terrible, s’y retrouvent, et parfois le même éclat de style.


« A t’en croire, lui disait-il, c’est nous qui divisons l’église, nous qui voulons faire dans son sein un gouvernement à part ! Nous diviser l’église, quand notre communauté n’a qu’un désir, ne forme qu’un vœu, communiquer avec tes prêtres dans la basilique du Sauveur ! Nous diviser l’église, lorsqu’au milieu de l’effroyable cataclysme qui semblait nous annoncer notre dernier jour, nous avons conduit à tes prêtres, pour les baptiser, quarante catéchumènes, hommes, femmes, enfans, jeunes filles, qui s’offraient à nous, que nous pouvions baptiser, et que nous avons refusé de baptiser, parce qu’il appartenait à tes prêtres de le faire ! Puis, lorsque nous avons présenté nos propres catéchumènes, tes prêtres les ont exclus, et nous avons été forcés de les envoyer jusqu’à Diospolis, où Dionysius, évêque et confesseur, les a reçus dans la foi. Nous diviser l’église, quand nous n’y trouvons pas la plus petite place hors de nos cellules, et que nous sommes réduits à contempler de loin la grotte du Sauveur, gémissant et pleurant de voir des hérétiques franchir librement ce seuil sacré qui nous repousse !

« C’est donc nous qui divisons l’église, et non pas toi, toi qui refuses un toit aux vivans, une sépulture aux morts, et qui sollicites l’exil de tes frères ! Qui donc est allé, par les armes spirituelles, exciter contre nos vies la redoutable et puissante bête qui menaçait la vie du monde entier ? Qui donc a ordonné que les ils des saints, ces cendres innocentes, restassent privés de sépulture, battus par la pluie, exposés à tous les outrages du temps ? Voilà les douces caresses par lesquelles le bon pasteur nous invite à la paix et nous reproche paternellement de vouloir nous faire un gouvernement à parti Mais nous n’en avons pas besoin : nous ne sommes point séparés ; nous sommes unis, dans la communion et la charité, à tous les évêques qui professent la vraie foi. Es-tu donc l’église à toi seul, et celui qui t’offense et celui que tu n’aimes pas doit-il être exclu par le Christ ? Si tu défends ton propre gouvernement, montre-nous du moins un évêque dans ta personne, et non un persécuteur. Ce qui nous sépare de toi, c’est la question du dogme : nous le disons, nous le répétons. Prouve-nous que tu es chrétien, que tu es catholique, et lorsqu’il n’y aura plus entre nous d’autre sujet de dissentiment que l’ordination de Paulinien, la paix sera bientôt signée !

« Oh ! tes plaintes à ce sujet sont fondées sur de bien grandes raisons ! Paulinien est un enfant ! et tu nous fais annoncer ce crime canonique par un prêtre, ton légat, ton confident, ton ouvrage, et qui n’a pas l’âge de Paulinien. Paulinien a été ordonné sans ton consentement, dans ton diocèse ! Mais n’as-tu pas fait venir de l’église de Tyr le diacre Théosèbe pour en faire un prêtre de Bethléem, parce qu’il est notre ennemi, parce que tu le crois éloquent, parce que tu le vois tout prêt à nous accabler de ses foudres ? Tu peux sans scrupule fouler aux pieds les canons, car tous tes caprices sont des droits, tous tes actes des règles de doctrine, et tu oses citer le vénérable Épiphane au tribunal du Christ, pour y être jugé avec toi ! Tu reproches à ce saint évêque l’hospitalité de ton toit et la communauté de ta table, et tu écris qu’avant le discours prononcé dans la chapelle du Sépulcre il ne t’avait entretenu ni d’Origène ni de ses doutes sur ta foi ; tu l’écris, et tu prends Dieu à témoin de la vérité de ton affirmation ! Épiphane affirme le contraire, il l’écrit, il te l’a dit en face, il l’a dit à tout le monde, il l’a dit à nous-mêmes, en présence de toute notre communauté, prête à en porter témoignage….. Mais je m’arrête : pour l’honneur de l’épiscopat, je ne voudrais pas convaincre un évêque de parjure. »


Cependant le gouverneur de la Palestine, Archélaüs, homme honnête et éclairé, prit à tâche de rétablir la paix. S’étant rendu à Bethléem, il invita Jean de Jérusalem à s’y rendre de son côté pour s’expliquer en sa présence sur les causes de cette désunion. « Qu’il nous expose sa foi, répétait Jérôme, qu’il dissipe nos doutes, et nous nous soumettrons à lui sans réserve. » Jean promit d’abord de venir ; mais au moment fixé pour l’entrevue il manda qu’une certaine dame de sa connaissance était malade, et que cette maladie le retenait à Jérusalem. Le jour de Pâques approchait, et un grand nombre de moines, accourus pour assister à la conférence et regagner ensuite leurs couvens, montraient de ce retard une vive contrariété. Archélaüs écrit de nouveau ; il annonce à Jean qu’il restera à l’attendre un jour ou deux. Jean ne vint point ; la dame ne pouvait se passer de lui ; elle ne pouvait en son absence supporter la migraine ou le mal de cœur : la dame vomissait toujours ! « Quel jeu ! s’écriait Jérôme indigné ; est-ce d’un évêque ou d’un histrion ? » De guerre lasse, Archélaüs s’en alla.

Au fond, c’est ce que voulait Jean de Jérusalem. Peu soucieux d’un arbitrage laïque qui devait aboutir à une conciliation, moins empressé encore de se trouver en face d’un magistrat qui le connaissait de longue main, il avait traîné en longueur, et pendant qu’Archélaüs l’attendait à Bethléem, il sollicitait lui-même un arbitre ecclésiastique. Le juge de son choix, ce n’était certes pas son métropolitain de Césarée, il n’avait garde de s’adresser là ; il était allé prendre dans Alexandrie ce même patriarche Théophile, que Rufin proclamait son initiateur à l’origénisme, et qui avait commencé le premier dans les nômes de l’Égypte la guerre qui se poursuivait en Palestine. Jérôme sentit l’habileté perfide du coup. « Voyez, s’écriait-il, la loyauté de cet évêque, qui prend pour juge d’une querelle le même homme qui en est l’auteur ! Voyez son obéissance aux lois de l’église, lui qui, dans une question de discipline autant que de dogme, invoque un tribunal étranger ! Est-ce que Césarée n’existe plus ? Est-ce qu’elle n’est plus métropole de la Palestine ? Est-ce que l’église de Jérusalem a été transportée sous l’autorité d’Alexandrie ? » Théophile ne refusa point, malgré l’irrégularité de la demande, un arbitrage qui lui était offert au nom de la concorde. Toujours disposé à mettre un pied dans les affaires d’autrui, il acceptait avec empressement ces sortes de mission, quand il ne les briguait pas ; c’était relever encore l’importance déjà si haute de son siège que d’en faire un tribunal suprême des doctrines catholiques en Orient. Il entretenait d’ailleurs près de lui, pour cet usage, une sorte de ministre dans la personne du prêtre Isidore, son confident, sa créature, et le même qui joua plus tard un rôle honteux dans les affaires de Jean Chrysostome. Il le dépêchait en qualité de légat dans les église ? où naissaient des querelles, et comme il en naissait beaucoup, et de fort envenimées souvent, on avait surnommé Isidore l’Hippocrate des chrétiens.

Avant de partir pour la Judée, le légat s’était fait précéder de deux missives, l’une pour l’évêque Jean à Ælia, l’autre pour le prêtre Vincentius à Bethléem ; mais par la plus étrange des aventures, il se trompa d’adresse, et la lettre destinée à l’évêque fut remise par le porteur à Vincentius. La lecture de ce message remplit de stupeur les moines de Bethléem, et il n’y avait pas à se méprendre, la lettre était écrite en entier de la main d’Isidore. Jérôme y était traité du ton le plus méprisant : on ne daignait pas même lui conserver sa qualification de prêtre. Il en fut grandement offensé. « Cet Hippocrate, dit-il avec colère, commence donc par moi ses opérations chirurgicales ! Le voilà qui me charpente sans emplâtre ni collyre, me mutilant du titre qui me fait son égal ! » Dans cette lettre tout à fait confidentielle, Isidore s’efforçait de rassurer Jean et les amis de Jean sur les conséquences possibles de sa mission. « Comme la fumée se dissipe dans l’air, écrivait-il avec une emphase tout orientale, comme la cire se liquéfie au voisinage d’un brasier, ainsi vont se dissiper à mon arrivée ces ennemis de la vraie doctrine ecclésiastique, qui cherchent à inquiéter la foi des simples. » Il taxait aussi de « niaiseries » les plaintes et les argumens de Jérôme : c’était en un mot la lettre d’un complice et non celle d’un juge.

En effet, après son arrivée, il resta quelque temps à Jérusalem, dans l’intimité de Jean et de Rufin, complotant ensemble les mesures à prendre vis-à-vis de leurs adversaires. Quand tout fut arrangé, il annonça sa visite à Bethléem, où il revint jusqu’à trois fois. Son attirail et sa tenue en face de ces pauvres moines déguenillés, suivant le mot de Jérôme, furent tout à fait épiscopaux ; il affectait un air à la fois dévot et superbe : on eût dit un ambassadeur qui avait à régler les destinées d’un état. On le reçut au monastère avec la dignité qui convenait à ses habitans. Jérôme lui demanda d’abord la lettre que le patriarche avait dû lui écrire avant de le faire interroger : Isidore répondit qu’il ne l’avait pas, et qu’à Jérusalem on lui avait conseillé de ne la point remettre. Il lui demanda alors à voir ses instructions et en quelque sorte ses lettres de créance : « Un légat, disait-il, est tenu de justifier de ses pouvoirs. » Isidore s’y refusa arrogamment, et on fut obligé de passer outre aux explications. L’Égyptien avait la réputation d’un théologien habile, et Jérôme crut pouvoir aborder les points de doctrine qui le séparaient de Jean de Jérusalem ; mais Isidore, esquivant les réponses, se retrancha dans cette argumentation : « comment pouvez-vous prétendre que Jean soit hérétique, quand vous avez communiqué avec lui ? — Mais, répliquait Jérôme avec feu, je l’ignorais alors, j’ai été éclairé depuis par les lettres du vénérable évêque Épiphane. D’ailleurs Jean n’était peut-être pas encore hérétique quand je communiquais avec lui. Vous devez savoir que c’est la maladie qui fait le malade. » Cette petite épigramme adressée à l’Hippocrate des chrétiens ne changea rien à ses mauvaises dispositions, et Isidore ne sortit point de ce cercle vicieux : « vous avez communiqué avec lui, donc il n’est pas hérétique, ou vous êtes hérétique vous-même ; à moins que vous ne vous plaigniez faussement, et que vous ne soyez un calomniateur. » Les moines sentirent qu’ils étaient condamnés d’avance, et le départ d’Isidore les laissa dans la plus grande consternation.

La paix sortit cependant du sein même de la guerre, et les artifices de Jean ne servirent qu’à l’envelopper dans les rets qu’il avait si ingénieusement ourdis. La mission d’Isidore n’était pas encore terminée, quand Théophile changea brusquement de drapeau : origéniste déclaré et persécuteur, il se trouva sans transition aucune anti-origéniste plus déclaré encore et plus persécuteur. Ces sortes d’évolutions soudaines étonnaient moins en Orient qu’en Occident, soit à cause de l’esprit d’intrigue qui travaillait l’église orientale sur une plus grande échelle, soit à cause de la mobilité des caractères. Le patriarche d’Alexandrie avait-il reconnu, par une illumination spontanée de la conscience, qu’Origène, très bon, très utile entre les mains des savans, offrait un vrai danger pour les ignorans, que les besoins de l’âme ne sont pas les mêmes pour tous les esprits, et qu’un pasteur clairvoyant écarte du sentier des simples la pierre d’achoppement qu’éviterait le philosophe ou le théologien ? Peut-être ; mais à côté de ce motif respectable l’histoire nous en révèle d’autres qui le sont moins. Théophile n’avait pas vu sans une profonde jalousie s’élever au-dessus de toutes les gloires de l’Orient celle du prêtre d’Antioche, qui, sous le nom de Jean Chrysostome ou Bouche-d’Or, devait bientôt monter au siège épiscopal de Constantinople, désigné par le vœu public et appelé par l’empereur. En examinant avec l’œil perçant de la haine les œuvres de cette nouvelle idole de la Syrie et ses titres à une si prodigieuse fortune, Théophile constata que ses livres contenaient des traces d’origénisme, traces innocentes, il est vrai, et qui n’altéraient en rien l’orthodoxie de Chrysostome ; mais celui-ci prêtait le flanc aux accusations en professant pour le grand docteur alexandrin une estime qu’il eût rougi de dissimuler. Théophile, qui tenait déjà les fils d’une intrigue ténébreuse ourdie contre son élection au sein de la ville, impériale, vit là une arme propre à ruiner ce rival et une occasion de jouer lui-même un rôle. Il changea donc de thèse, et, abjurant son rôle de protecteur de l’origénisme, il s’en déclara l’adversaire implacable.

Sa résolution ainsi prise, il se hâta de frapper un coup qui attirât ils regards, et choisit pour victimes, dans le diocèse d’Héliopolis-la-Petite, trois ou quatre de ces abbés de Nitrie dont il favorisait naguère et encourageait l’origénisme. Il leur enjoignit, sous peine d’anathème, de rejeter de leur couvent les livres d’Origène et de renier ses doctrines. Ceux-ci résistèrent ; Théophile les excommunia et les chassa de leurs couvens ; puis, comme la population monastique de la ville des saints commençait à s’agiter, le préfet d’Égypte exila les excommuniés en Palestine. Le patriarche, à qui le bruit convenait, y poursuivit ces malheureux, armant contre eux tout ce qu’il y avait d’hommes importans contraires aux doctrines d’origénistes. Épiphane et Jérôme figuraient au premier rang ; ils reçurent du patriarche des lettres de congratulation sur leur foi en même temps que la prière de l’assister dans ses efforts pour étouffer une secte impie. On ne peut se figurer l’étonnement que de pareilles lettres causèrent tant à Bethléem qu’à Jérusalem : à Jérusalem, ce fut un coup de foudre, à Bethléem un rayon de soleil dans la nuit. Jean, qui était exempt de tout fanatisme dogmatique et à qui il était indifférent de dire du bien ou du mal d’Origène dans ses catéchèses, Jean, qui n’avait qu’une seule ambition, celle de se fortifier au dehors contre son métropolitain, et qui trouvait dans l’alliance du patriarche d’Alexandrie un appui qu’il faisait sonner bien haut, Jean ne se révolta point de la brusque conversion de son ancien juge, et, réfléchissant que ce changement entraînait nécessairement le sien, il fit à Jérôme des ouvertures de paix. Vainqueur sur tous les points, celui-ci pouvait-il refuser ? Cette longue séparation l’avait trop vivement tourmenté, elle avait trop durement affecté ses amis, et la paix fut conclue. Au reste, il faut le dire à l’honneur de Jean de Jérusalem, il se réconcilia sans arrière-pensée. Bethléem prit donc en un clin d’œil une autre physionomie, comme par l’effet d’une incantation magique. Les portes de la basilique et de sa crypte se rouvrirent aux habitans des monastères, leurs catéchumènes furent admis aux fonts baptismaux, et leurs morts allèrent reposer saintement en terre chrétienne. Jean fit plus. Non moins excessif dans cette voie nouvelle qu’il l’avait été dans l’autre, il ne se contenta pas de reconnaître Paulinien pour prêtre et de l’admettre dans son clergé, il offrit à Jérôme la direction de l’église paroissiale, et Jérôme l’accepta, afin de conjurer pour l’avenir les événemens dont il venait d’être victime. Les prêtres de Bethléem lui furent complètement soumis, quoiqu’il n’exerçât pas les fonctions curiales.

Rufin ne pouvait rester isolé au milieu d’une paix si complète : l’évêque tint à honneur de rapprocher les deux anciens amis. Jérôme et Rufin assistèrent à une messe qu’il célébra pour eux dans l’église de la Résurrection ; ils y communièrent ensemble et se donnèrent la main sur le sépulcre du Dieu qui avait pardonné à ses bourreaux. Dans le cœur de Jérôme, la réconciliation fut sincère, fervente même, et il s’y mêla des élans de retour vers les affections de sa jeunesse ; dans celui de Rufin, elle fut compassée et froide : chez le moine superbe, l’émotion de l’orgueil humilié dominait toutes les autres. Jérusalem n’était plus pour lui qu’un lieu de supplice, dont la vue lui pesait. Il la quitta donc presque aussitôt pour se rendre à Rome, comme un général vaincu change de position pour recommencer la guerre avec de nouvelles armes. Mélanie resta seule à Jérusalem.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 1er mai 1865 ; voyez aussi, pour le commencement de la série, la Revue du 1er septembre et du 15 novembre 1864.
  2. « Exegi monumentum æro perennius, quod nulla possit destruere vetustas… ut quocumque sermo nosier pervenerit, te laudatam, te in Bethleemitico agro conditam lector agnoscat. » Hier. ep. 84. Epitaph. Paulœ.
  3. Revue du 1er mai.
  4. Voyez sur Rufin la Revue du 1er novembre 1860.