Récits de l’histoire de Hongrie

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Récits de l’histoire de Hongrie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 575-611).
RECITS
DE
L'HISTOIRE DE HONGRIE

UNE ARMEE FRANCAISE EN HONGRIE
BATAILLE DE SAINT-GOTHARD

La victoire de Saint-Gothard, remportée sur les Turcs en 1664, à quelques lieues de Vienne, par les Français et les impériaux, est un des plus glorieux épisodes de notre histoire militaire au XVIIe siècle, et pourtant c’est à peine si elle a obtenu quelques lignes dans nos histoires générales. Cette apparition soudaine de la France dans les plaines lointaines du Danube, cette alliance d’un jour avec la maison d’Autriche, entre les rivalités de la veille et celles du lendemain, a semblé à nos historiens un démenti inexplicable de la politique traditionnelle de notre pays. Le récit de ces événemens s’encadrait mal d’ailleurs dans une histoire générale, il détournait l’attention du lecteur et troublait l’ordonnance de l’œuvre. C’est à peine si l’on daigné mentionner en passant ce grand combat qui sauva la chrétienté : nos annalistes les plus exacts en ignorent les détails et commettent les plus étranges méprises[1]. Ainsi méconnus chez nous, quelle justice les vainqueurs de Saint-Gothard pouvaient-ils attendre des écrivains étrangers ? Ceux-ci ont montré pour la France, comme les souverains qu’elle a secourus, plus de défiance et d’humeur que de reconnaissance ; ils n’ont pas eu grand’peine à se persuader ou que nos services étaient inutiles, ou que des vues intéressées en altéraient le mérite : de là le silence, ou même le dénigrement. On ne s’étonnera donc pas que, rencontrant dans le cours d’études longtemps poursuivies une journée aussi mémorable, dont la gloire, sinon le profit, nous revient presque entière, j’essaie de raconter, à l’aide de documens contemporains, la plupart oubliés ou inédits, cette victoire française ignorée et comme ensevelie dans une histoire étrangère.


I

Il y a deux siècles à peine, les Turcs étaient la grande terreur de l’Europe. A travers les rivalités des princes, les entreprises des cabinets, les luttes intestines des états, le sentiment du danger commun persistait, et à un moment donné comprimait tous ces élémens de discorde : on s’unissait alors bon gré, mal gré, pour repousser les envahisseurs de la république européenne. Les protestans aussi bien que les catholiques, les partisans de la maison d’Autriche comme les états rattachés par Richelieu à l’alliance française, avaient tous la conscience de cette nécessité, qui pesait sur toutes les résolutions de leur politique. La lutte opiniâtre engagée au temps des croisades entre l’islamisme et la chrétienté se continuait depuis six siècles à travers des chances diverses. Il n’y avait point de paix avec les Turcs, on ne stipulait jamais que des trêves de courte durée, et ces trêves n’étaient qu’une préparation à la guerre. Selon les doctrines des universités les plus célèbres et les décisions des plus saints évêques, aucun engagement n’obligeait vis-à-vis des infidèles, ils étaient hors du droit des gens. De leur côté, les Turcs n’admettaient pas que les vrais croyans eussent des devoirs à remplir envers ces chiens de chrétiens. Entre de tels ennemis, point de cesse ni de repos ; celui qui le premier avait réparé ses pertes reprenait aussitôt l’offensive ; il devançait son ennemi, il ne le surprenait pas.

Les fortunes de la lutte avaient souvent et rapidement varié : au milieu, du XVIe siècle, l’Europe avait accueilli avec des transports de joie la victoire de Lépante (1571), un moment elle s’était crue délivrée ; mais au siècle suivant toutes les chances paraissaient tournées de nouveau en faveur des Turcs. Les longues guerres de religion, en désolant l’Allemagne, avaient facilité leurs succès : ils débordaient de toutes parts sur l’Europe. Par la Morée et l’Illyrie, ils menaçaient l’Italie. Les courses des Barbaresques désolaient les rivages de la Méditerranée. L’Allemagne, surtout les états de l’Autriche, étaient ouverts et pénétrés ; la Hongrie, ce bouclier de l’Europe, comme on disait alors, ne la couvrait plus. Depuis la bataille de Mohacz (1526), la Hongrie n’existait que de nom ; elle avait vu périr ensemble dans cette journée néfaste la fleur de sa noblesse, son roi et sa dynastie nationale. Ce vaste royaume, qui s’étendait naguère des portes de Vienne jusqu’aux rives reculées du Dniester, était passé presque tout entier sous l’empire du croissant ; les Turcs étaient établis à Bude et à Temeswar. Sur ce trône, où le choix d’un peuple libre avait placé tour à tour les petits-neveux de saint Louis ou des héros populaires, Jean Huniade et Mathias Corvin, s’asseyaient maintenant les favoris obscurs du sérail ; des postes de janissaires étaient campés à quelques milles de Vienne ; des partis de Tartares faisaient irruption dans la Moravie, ramenant avec eux des troupes de captifs, d’enfans et de femmes. Ce furent des années pleines d’angoisses et d’effroi, dont le tableau rappelle les impressions de terreur qui troublèrent le monde romain à la veille de l’invasion des barbares.

L’Allemagne, mal guérie de ses blessures, voyait le cercle fatal se resserrer chaque jour autour d’elle. Les populations tressaillaient et s’agitaient dans une sombre épouvante ; de toutes parts on levait des soldats, on réparait les fortifications des villes, on garnissait les remparts ; les prédicateurs cherchaient à ressusciter le zèle qui aux siècles passés avait enfanté les croisades. Des pénitens parcouraient les rues, demandant grâce au ciel pour leurs péchés ou s’offrant en victimes expiatoires ; les veillées du foyer étaient assombries par la contemplation des malheurs passés et l’attente des calamités plus grandes encore que réservait l’avenir ; des images grossières suspendues autour du poêle représentaient les villes saccagées par les Turcs, les supplices infâmes infligés à des compagnons d’armes tombés entre leurs mains. Quelquefois aussi la légende merveilleuse de saintes filles exposées à la brutalité des mécréans et sauvées miraculeusement par l’apparition de la vierge Marie venait ranimer le courage, exalter la foi de la famille, jusqu’au moment où le cri d’alarme : « Le Turc vient, le Turc est là ! » se faisait entendre, et où les fantômes, de la peur se changeaient en de sanglantes réalités. Il y a un détail qui ne paraîtra pas puéril, si l’on songe combien il faut qu’un sentiment soit profond et universel pour passer dans cette langue expressive que les mères parlent aux petits enfans ; on dit encore en Hongrie et en Allemagne : « Le Turc vient, le Turc va venir ! » comme on nous disait dans notre enfance : « L’ogre est là pour vous manger ! » À cette seconde moitié du XVIIe siècle, la paix se maintenait encore de nom, malgré des combats sans cesse renouvelés ; les Turcs cependant avaient déjà envahi la Transylvanie, ce champ de bataille toujours ouvert aux hostilités des deux empires, et tout annonçait que bientôt se rallumerait la guerre, une de ces guerres dans lesquelles se joue non pas seulement la vie de quelques milliers d’hommes, mais la destinée des nations. Les changemens survenus dans l’empire ottoman la rendaient certaine et imminente. Après une période de langueur et d’affaissement, la puissance turque, sous la main du grand-vizir Kiuperli, avait recouvré toute l’énergie des premiers jours de l’islamisme. Kiuperli, quoique né dans l’Asie-Mineure, appartenait par son père à cette race albanaise, si fine, si intelligente, qui au XVe siècle fut représentée chez les chrétiens par Scanderberg (1469), et de nos jours chez les musulmans par Méhémet-Ali. Comme la plupart des hommes qui ont laissé un nom en Turquie, il avait exercé dans sa jeunesse les métiers les plus divers et parcouru successivement toutes les conditions sociales. Dans un pays où l’opinion ne connaît pas de profession vile et méprisable, l’esprit acquiert, à travers ces épreuves, une force et une souplesse rares. Nous n’avons pas vu en France que tel de nos maréchaux qui avait débuté par être ouvrier ou soldat eût moins l’accent et le génie du commandement. Ce qui n’est vrai chez nous que pour le métier des armes l’est chez les Turcs pour toutes les situations de la vie. Les hommes y valent tout ce qu’ils peuvent valoir par eux-mêmes ; jamais le souvenir de leur condition passée ne pèse sur leur esprit, ou n’affaiblit pour les autres l’autorité de leur dignité. Avec les idées du fatalisme oriental et les perspectives qui attendent le vrai croyant, l’inégalité des conditions perd toute son importance[2].

Élevé par la fortune des derniers rangs au premier, Kiuperli s’y trouva bien vite à l’aise ; il y apportait avec une grandeur native cet esprit pratique, rompu aux difficultés de la vie, aiguisé par l’adversité, sans lequel le génie même n’agit pas sur les hommes et consume en des rêveries sublimes sa faculté créatrice. Il concevait les plus grandes entreprises par cette intuition rapide que de nos jours un homme d’état a justement appelée la part divine du gouvernement. Pour les mener à fin, il ne négligeait pas un détail ; il voulait tout connaître, tout régler : sa patience alors égalait l’impétuosité de sa première pensée. La Syrie pacifiée, les Cosaques domptés, l’Archipel enlevé aux Vénitiens, Candie enfin, qui devait bientôt succomber après un siège dont la valeur française retardait au moins le dénoûment, signalaient à l’Europe cette vie nouvelle qu’un seul homme peut communiquer à un peuple entier. Au dedans, après avoir détruit avec l’aide des janissaires la milice indisciplinée des spahis, il avait réduit les janissaires à une obéissance inconnue jusqu’à lui ; les pachas de l’empire n’étaient plus, sous sa main, que les instrumens dociles d’un chef puissant et unique. Tout reconnut sa loi ; la sultane validé et les eunuques du sérail, ces directeurs obscurs des mouvemens de l’empire, virent leur ambition réduite aux limites du harem. Le commandeur des croyans lui-même fut forcé de ployer sous sa volonté énergique. Kiuperli porta une main hardie jusque sur les plaisirs de son maître, exilant ou faisant disparaître les favorites dont l’influence pouvait contrarier ses desseins.

L’histoire systématique, qui considère l’humanité et les nations comme des plantes qui se développent suivant certaines lois prévues et fatales, s’accommode mal de ces natures puissantes qui changent le caractère de leur siècle et enfantent elles-mêmes les événemens au milieu desquels elles se meuvent. Kiuperli fut un de ces personnages extraordinaires sans lesquels les annales monotones du genre humain ressembleraient trop à ces catacombes où l’on voit rangé dans une symétrie lugubre tout ce qui reste des hommes. Il fut le dernier de ces héros barbares dont les noms firent trembler à diverses époques tous les royaumes de l’Europe. Il avait rempli son peuple d’une ardeur qui dura encore après lui, que son fils, devenu son successeur, sut entretenir, et qui conduisit les Turcs jusque sous les murs de Vienne. C’est là qu’après, un dernier et plus terrible effort devait se briser pour toujours la puissance musulmane. Mais ce que nous voulons raconter ici, c’est comment, vingt années avant que l’épée de Sobieski délivrât l’Autriche et assurât le salut de la chrétienté, le courage et la générosité de la France, venant en aide à sa rivale, lui procurèrent un triomphe éclatant et quelques années de repos. A peine sortie des luttes de la guerre de trente ans, à la veille de la guerre pour la succession d’Espagne, la France offrait sans hésiter son appui à la maison d’Autriche en danger, et sa vaillante noblesse se portait avec joie à la tête des armées chrétiennes dans les plaines de la Hongrie. Noble et douce fortune de rencontrer ainsi la main de la France dans ces contrées lointaines, et, en retraçant un épisode de l’histoire d’un peuple étranger, d’avoir à inscrire quelques pages glorieuses de l’histoire de la patrie !


II

La chrétienté n’avait alors à opposer au péril qui la menaçait qu’un faible empereur dépourvu du courage et des qualités qu’aurait exigés la gravité des circonstances. Élevé pour être moine, devenu par la mort prématurée de son frère roi et empereur, Léopold Ier gardait encore, après dix ans de règne, les allures timides et incertaines de sa première éducation. C’était un prince rusé sans habileté, taciturne sans calcul ni prévoyance, plein de méfiance vis-à-vis des autres et sans confiance en lui-même : nulle grandeur dans le caractère, nulle portée dans les desseins ; une ambition au jour le jour, qui ne savait rien risquer et n’était qu’une convoitise impuissante. Rien dans la destinée de ce long règne, si fécond en résultats utiles et décisifs pour la monarchie autrichienne, ne vint du souverain. Ces résultats d’ailleurs n’étaient guère à prévoir à ce moment. Élu empereur sous le joug des conditions les plus énervantes pour son autorité, ce successeur des césars n’avait ni armée ni finances. Devant lui, il voyait les Turcs établis à Bude, — à ses côtés, les Hongrois insoumis, — à Ratisbonne, les électeurs de l’empire, qui ne prenaient pas son autorité au sérieux et lui marchandaient sans cesse les secours et les subsides, — au-delà du Rhin, la France restée armée et menaçante après le traité de Westphalie. Livré cependant à de vains amusemens ou à des études spéculatives, Léopold avait abandonné la direction du gouvernement à son ancien précepteur Porcia. Ce vieux favori, créé prince par son élève, régnait sous son nom ; c’est à lui du moins que s’adressaient les ministres étrangers, les gouverneurs des provinces. C’était un homme au-dessous du médiocre, incapable d’aucune attention sérieuse, impuissant à prendre une résolution décisive. A peine se souvenait-il du nom de ceux avec lesquels il traitait ; il cherchait à cacher ces défauts presque physiques sous une apparence de confiance et de tranquillité. Cet étrange premier ministre répondait uniformément à tout le monde « qu’on avait tort de s’inquiéter, que les affaires s’arrangeraient d’elles-mêmes avec le temps et par la grâce de Dieu, » ou si quelque rude capitaine le poussait trop vivement, exigeant des soldats pour couvrir les états héréditaires et de l’argent pour les payer, il le renvoyait avec de vaines promesses, lui laissant à choisir entre la désertion de ses troupes ou le pillage des contrées qu’il devait défendre ; puis il retombait dans cette léthargie pire que la mort, car celle-ci a du moins les chances heureuses qu’un successeur peut apporter.

Il y avait pourtant dans l’empire un homme dont le nom, destiné à devenir célèbre, était déjà connu, et qui, par son caractère et les services qu’il avait rendus, prenait peu à peu cette autorité qui, aux temps de crise et d’anarchie, va d’elle-même au plus résolu. C’était Raimond, comte de Montecuculli, d’une famille originaire du Modenais, entré de bonne heure dans les armées de l’empire et vainqueur des Suédois dans la dernière guerre. Son nom restait populaire malgré la dure nécessité qui venait de le réduire à évacuer la Transylvanie. Chaque soldat de sa petite armée savait que cette retraite, exécutée avec ordre et sans pertes sensibles devant les milices innombrables des Turcs, avait été commandée par le dénûment absolu, le manque d’hommes et d’argent où le conseil aulique avait laissé le général. D’ailleurs cette retraite forcée avait eu un résultat aussi heureux qu’imprévu : les troupes, ramenées de Transylvanie, concentrées dans une île du Danube à quelque distance de Vienne, couvraient la capitale non-seulement contre l’armée turque, qui avait occupé la principauté, mais contre l’attaque bien autrement puissante qui se préparait du côté de Belgrade ; c’est là que s’amassait tout l’effort de l’empire ottoman, Par le fait, la guerre avait commencé depuis l’année 1662 entre les deux empires ; la Transylvanie, placée sous la protection de l’empereur, avait été occupée par les Turcs. La cour de Vienne s’obstinait à ne point voir dans ces hostilités, dans ces combats de tous les jours, une rupture de la paix ; elle n’avait jamais cessé et ne cessait de négocier à Constantinople. On semblait croire à la cour de l’empereur qu’on écarterait la guerre en soutenant toujours qu’on était en paix. Cette disposition à se rassurer à Vienne était si favorable aux Turcs qu’ils ne négligeaient rien pour l’entretenir. On amusait par de vagues promesses l’envoyé autrichien, le baron de Goës, et ce diplomate naïf, ajoutant plus de foi aux paroles qu’aux préparatifs qui se faisaient ouvertement sous ses yeux, contribuait à entretenir les illusions de sa cour. Comme les gens faibles, il niait le péril pour n’avoir pas à s’occuper de remèdes au-dessus de son courage. Peut-être aussi se montrait-il si certain de la paix parce qu’il avait la conscience que son gouvernement accepterait pour la conserver tous les sacrifices qui lui seraient demandés.

Le sultan (Mohammed IV) s’était cependant rendu à Andrinople sous le prétexte de ces chasses aux bêtes féroces qui étaient son divertissement favori ; Achmet Kiuperli, le nouveau grand-vizir, impatient de justifier le choix imprévu qui le désignait pour accomplir les vastes projets préparés par son père, avait établi son camp près de la ville. Là se rendaient de l’Europe, de l’Asie et de l’Afrique les milices et les troupes auxiliaires des grands tributaires de l’empire. Quand cette première organisation parut suffisante, Achmet reçut des mains du sultan le sabre garni de pierreries et l’étendard sacré qui appelaient tous les croyans à la guerre contre les infidèles. L’armée se mit en marche pour se concentrer à Belgrade. À ce moment encore, on ne désespérait pas à Vienne de détourner la tempête. On autorisa le baron de Goës et le nouveau ministre Reininger, qu’on avait envoyé au-devant du grand-vizir, à souscrire aux conditions qu’exigeait la Porte. L’empereur consentait à démolir le fort de Zriniwar, que les comtes de Zriny, vassaux de l’empereur et bans de Croatie, avaient fait élever sur leurs domaines, en face de la place turque de Canisza, pour se défendre contre les invasions des Turcs. Il abandonnait les forteresses de la Transylvanie et renonçait au droit d’y tenir garnison. Enfin l’élection du nouveau prince transylvain Apáfy, la créature des Turcs, était reconnue par l’empereur Léopold. Vains sacrifices, inutiles humiliations, éternelle histoire de la faiblesse, qui de concessions en concessions arrive à ce qui au début l’eût sauvée, et de la force triomphante, qui veut aller jusqu’au bout de son succès ! Achmet traita avec mépris les soumissions des envoyés impériaux. — Croyez-vous donc, leur dit-il, que j’aie réuni deux cent mille combattans pour m’arrêter et les renvoyer à leurs harems ? — Il proposa alors de rétablir le tribut annuel de trente mille ducats que le grand Soliman avait autrefois imposé à la Hongrie. En d’autres termes, l’empereur serait devenu un des tributaires de la Porte, et comme les négociateurs autrichiens demandaient un délai pour recevoir les ordres de leur cour : — Il n’est plus temps pour les paroles, dit-il, venez, — et il les conduisit au sommet du mont sur lequel s’élève la forteresse de Belgrade. De là il leur montra son armée, qui depuis le matin s’était mise en mouvement et faisait, à la vue de son chef, retentir les airs de ses acclamations sauvages. C’était une guerre d’invasion, et Vienne était le but hautement marqué à ce fanatisme orgueilleux qui depuis le premier Kiuperli animait les musulmans. Le ministre impérial Reininger a donné lui-même une relation de ce grand et terrible spectacle ; il vit défiler les bataillons de cette multitude de combattans qui se croyait appelée à la conquête de l’Europe. Le dénombrement qu’il en fait inquiète et étonne l’imagination. On se croit transporté aux temps où les ancêtres des Hongrois étaient envahis aussi par les hordes innombrables des Huns. La diversité des nations et des costumes ajoutait au sentiment de terreur qu’inspirait ce peuple de combattans. « Il fallut sept jours entiers pour qu’il défilât hors des portes de la ville dans tout l’appareil d’une magnificence barbare, au son des tambours, des cymbales et des fanfares, qui ne cessaient ni jour ni nuit. » Aux régimens réguliers d’Europe et d’Asie, sous les pachas d’Alep, de Roumélie, de Diarbekir, de Morée, de Bosnie, aux janissaires et aux spahis, aux milices des frontières, se joignaient les auxiliaires des principautés tributaires de la Turquie. On voyait les Moldaves, les Valaques sous leur prince Gregorio Ghika ; Bekos-Behi commandait les Albanais. Le Transylvain Michel Apáfy, contraint de porter les armes contre l’empereur, était venu se joindre aux combattans. On voyait aussi parmi eux le fils du grand-khan de Tartarie avec les hordes de ses redoutables cavaliers. Enfin le grand-vizir se mit lui-même en marche à la suite de l’armée avec la pompe d’un triomphateur, entouré de ses grands-officiers, des cavaliers de sa garde et de jeunes pages (icoglans) vêtus de velours écarlate, qui conduisaient à la main des chevaux dont la selle étincelait de pierreries. La force effective de ces troupes[3] ne dépassait pas 130,000 combattans ; mais, grâce à l’immense quantité de serviteurs, de chameaux, chevaux et mulets, que l’armée turque traînait à sa suite, les populations la croyaient innombrable aussi bien qu’invincible. Elle s’avança lentement, remontant sur la rive gauche du Danube jusqu’à Bude. Sa jonction était ainsi opérée avec les troupes établies déjà dans cette place sous les ordres du vieux et brave Hussein-Pacha. On donna quelque repos aux troupes, on mit dans les cachots de la forteresse les négociateurs impériaux, et l’on concerta un plan général de campagne. Selon les rapports des Tartares envoyés dans les diverses directions, on devait préparer l’attaque contre l’une des trois places fortes qui couvraient l’Autriche, Raab, Komorn ou Neuhausel.

A la première nouvelle de l’entrée des Turcs en Hongrie, Montecuculli, abandonné à lui-même et chargé de couvrir avec quelques milliers d’hommes l’étendue de la ligne menacée par l’ennemi, avait fait tout ce que peut faire un homme de cœur et de tête placé par la négligence coupable de son souverain dans une situation à peu près désespérée. Il s’était concerté avec le comte Forgats, commandant de la cavalerie hongroise, et Zriny, le nouveau ban de Croatie. On convint à la hâte que ce dernier resterait dans ses possessions et se défendrait comme il pourrait. Forgats se chargea de garder, avec les milices du pays, les passages de la Haute-Hongrie ; il devait, s’il était forcé, se réfugier dans Neuhausel et s’y défendre à tout prix. Quant à Montecuculli, il avait déjà établi sa petite armée dans l’île de Schutt. Ce vaste et fertile territoire, formé par les deux branches du Danube qui se séparent au-dessous de Presbourg pour se rejoindre près de la célèbre forteresse de Komorn[4], formait un véritable camp retranché : l’armée pouvait, selon les besoins, se porter au nord pour soutenir Neuhausel, au sud pour couvrir Raab. Les grands troupeaux de buffles qui paissent dans ces riches pâturages devaient assurer les approvisionnemens des troupes, car, pour l’entretien comme pour la paie des soldats, il ne fallait rien attendre de Vienne. Ces dispositions prises, sans perdre un instant, Montecuculli écrivit à l’empereur une lettre dont les dernières lignes montrent comment un honnête homme peut librement dire la vérité aux princes sans cesser de les respecter. «… Par le très humble attachement que je porte au service de l’empereur, auquel j’ai consacré trente ans de services sans manquer une seule campagne, j’en arrive aujourd’hui à faire le Croate avec un parti de 4,000 hommes. Du reste, je sacrifierai tout aux ordres de votre sacrée majesté, mais qu’elle me les donne clairs, catégoriques et exécutables. »


III

A Vienne cependant, tout était trouble et confusion ; jusqu’au dernier jour, on avait voulu fermer les yeux, ou s’était endormi sur les vaines promesses de Goës. Point de recrues appelées sous les drapeaux, point de soldats étrangers enrôlés à prix d’argent. Les casernes, les arsenaux, le trésor, tout était vide depuis dix ans, tout était à l’abandon, tout manquait de ce qui fait un état ; la nullité de Porcia régnait sur le fantôme de l’empire[5]. De cette misérable extrémité à laquelle on s’était laissé réduire sortit une résolution plus sage qu’héroïque ; des courages plus fiers l’auraient d’ailleurs jugée indispensable en un tel moment. L’empereur, son conseil et la population de Vienne l’embrassèrent comme la seule chance de salut. On prit le parti d’appeler solennellement au secours de l’empire non-seulement les princes allemands, mais toutes les puissances de la chrétienté. — Ce n’était pas une guerre ordinaire pour défendre quelques provinces, c’était le grand et éternel combat de l’islamisme contre la religion chrétienne. Vienne n’était qu’une étape ; une fois au centre de l’Europe, les Turcs ne rencontreraient plus de barrière ; on pouvait encore aujourd’hui les arrêter, demain peut-être il serait trop tard. Contre un péril commun et prochain, il fallait les secours de tous, et il les fallait immédiats. — Des ambassadeurs furent envoyés en toute hâte en Espagne, en Suède, en Hollande, à Venise, auprès du saint-siège et des états d’Italie, avec ordre d’exposer sans réticence une situation dont le péril était visible à tous les yeux.

L’orgueil de Léopold était vaincu et ne marchandait plus avec l’inexorable nécessité. De tous les souverains dont il implorait les secours, les uns étaient trop éloignés pour arriver en temps utile, les autres empêchés par des guerres particulières ; quelques-uns, dans une situation trop semblable à celle de la cour de Vienne, n’avaient ni soldats ni argent. Un seul prince pouvait arriver sans retard et avec toutes les chances de succès ; ses armées étaient toujours prêtes, et il avait plus d’argent que tous les souverains de l’Europe[6] : c’était le roi de France.

On sortait à peine des longues guerres que la politique de Richelieu et de Mazarin avait allumées au cœur même de l’empire. La paix conclue n’avait point éteint la rivalité qui jusqu’à la fin du siècle devait agiter et embraser l’Europe. Aux combats avaient succédé les intrigues. Par la paix de Westphalie et les conventions qui l’avaient suivie, par la garantie que la France et la Suède avaient été appelées à donner aux privilèges des princes électeurs, non-seulement l’influence de la France s’était établie au sein même de l’Allemagne, mais son souverain était devenu lui-même un des princes de l’empire en qualité de comte d’Alsace. Louis XIV prenait donc une part effective, directe, et, comme on disait alors, avait une voix virile dans la diète. On comprend ce que pouvait valoir cette voix d’un comte d’Alsace derrière lequel se trouvait toute la puissance de la France. Ce n’était pas assez. Louis XIV venait de conclure avec les petits princes allemands une nouvelle confédération, la ligue du Rhin, dont il était le chef avoué. N’oublions pas qu’au moment de l’élection de l’empereur l’ambassadeur de France à Francfort, le maréchal de Grammont, avait tout fait pour empêcher l’élection de Léopold. Enfin, quand l’élection était devenue probable, on n’avait rien négligé pour réduire le pouvoir du nouvel empereur et imposer à son autorité des conditions humiliantes. Ainsi devait se perpétuer, sous ce titre pompeux d’empereur, la faiblesse du jeune héritier de la maison d’Autriche.

Implorer les secours d’un adversaire toujours acharné à sa ruine, quelle humiliation pour Léopold ! Cette humiliation même servirait-elle ? N’y avait-il pas aussi un danger sérieux à faire pénétrer les Français dans les états héréditaires, à les mettre en contact avec les Hongrois toujours mécontens ou rebelles, à les rapprocher des Turcs, leurs alliés depuis François Ier ? Certes il y avait là de quoi faire hésiter une politique moins circonspecte que celle de la cour de Vienne. L’empereur passa par-dessus ces considérations, qui frappaient bien plus l’esprit des contemporains qu’on ne saurait le comprendre aujourd’hui ; il ne se laissa point arrêter par la vaine crainte de diminuer aux yeux de ses peuples et des autres souverains de l’Europe le prestige de sa dignité. Le comte Strozzi, d’une des grandes familles de Florence, fut envoyé comme ambassadeur à la cour de Versailles. Il portait les lettres de l’empereur pour le roi. On y faisait appel à sa générosité et à son zèle pour la religion.

Tandis que les ambassadeurs de Léopold allaient solliciter les secours des princes étrangers, ce souverain lui-même, sortant de sa langueur habituelle, prenait le parti de se rendre à Ratisbonne. Il pensait avec raison que cette démarche solennelle aurait de l’influence sur les délibérations de la diète et ferait cesser ses éternelles lenteurs. Le moment était favorable. Les électeurs, qui s’étaient peu inquiétés de la guerre avec les Turcs tant qu’il ne s’agissait que de la lointaine Transylvanie, ne contemplaient pas avec le même sang-froid cette armée formidable déjà établie près des frontières de la Moravie et de la Bohême. L’accueil fait à Léopold se ressentit de ces nouvelles dispositions ; on le reçut, avec des honneurs inusités : les hommes de guerre les plus renommés, le margrave de Bade, le comte Fugger, le comte Ulrich de Wurtemberg, vinrent lui offrir leur épée. Tous convenaient qu’il fallait armer sans retard les contingens des cercles, et que la guerre qui menaçait l’Allemagne entière devait être soutenue par toutes les forces de l’empire.

Il eût été trop contraire cependant aux habitudes invétérées de jalousie et de méfiance qui prévalaient à la diète contre l’empereur que ces résolutions généreuses ne fussent pas entravées dans l’exécution par mille fâcheuses chicanes. Léopold demandait que les contingens de l’empire fussent portés au grand complet ; on ne lui accorda que trente mille hommes, et sous la condition expresse qu’il fournirait lui-même un corps d’armée plus nombreux. Il voulait que les troupes de l’empire fussent placées sous les ordres de Montecuculli ; on exigea un commandement séparé. Il est vrai que ce commandement fut remis au margrave de Bade, qui était lui-même au service de l’empereur ; mais les princes de la ligue du Rhin formèrent une division séparée sous les ordres du comte de Hollach. Enfin on fit prendre à l’empereur l’engagement formel que les troupes des cercles ne seraient employées que contre les infidèles ; c’était une politesse faite aux mécontens de Hongrie, dont la soumission, toujours douteuse, répondait assez bien aux sentimens qui animaient la diète : on voulait empêcher les Turcs d’anéantir l’empereur, on ne voulait nullement changer les conditions précaires et pénibles de son existence. A la tête de cette opposition, qui marchandait si durement les secours auxquels elle reconnaissait que la diète était engagée, se trouvait le comte de Gravel, ministre du roi de France ; ce vieux diplomate vivait toujours sur les instructions qu’il avait reçues, du cardinal Mazarin. Par conscience autant que par tradition, il élevait sans cesse de nouvelles difficultés et formait des ligues contre les desseins de l’empereur. Il n’était que trop facile, dit un contemporain, d’enrayer le mouvement de ce « grand corps de l’empire qui se remuait si lentement. » De nos jours on se plaint encore de cette lenteur, et cependant l’Allemagne moderne, avec ses trente-sept princes souverains et les dix-sept voix qui les représentent à la diète, en regard du spectacle confus que le saint-empire offrait il y a moins de deux siècles, doit nous paraître un modèle d’ordre et de concentration de pouvoirs. L’empire comprenait plus de 350 souverainetés ; il y avait 150 états séculiers possédés par des électeurs, des ducs, des landgraves, des comtes et des burgraves, et 123 états ecclésiastiques gouvernés par des électeurs archevêques, évêques, abbés, chefs d’ordres militaires, prieurs et abbesses ; on comptait enfin 62 villes impériales qui formaient de vraies républiques.

L’empereur, plus affligé que surpris de retrouver toujours l’influence hostile de la France dans les menées de ses ennemis, cherchait de son côté à rompre les manœuvres de Gravel ; il représentait avec raison, et quelquefois avec succès, que la France était plus puissante en Allemagne que l’empereur, et que le maître à redouter était sur l’autre rive du Rhin. Au milieu de ces intrigues contraires, tout restait en suspens ; l’automne était arrivé, bien des gens comptaient sur l’hiver, sur l’interruption qu’il amènerait dans les hostilités, pour renvoyer tout à une nouvelle diète. Bientôt les Turcs apportèrent à l’empereur et à ses partisans de tristes et terribles argumens. Le grand-vizir, comme on l’a vu, avait concentré son armée à Bude, menaçant de là les trois places de Neuhausel, Raab et Komorn, également importantes pour la défense de l’empire. Il faut remarquer cependant que les deux dernières couvraient Vienne, tandis que Neuhausel servait de rempart à la Bohême et au reste de l’Allemagne. La place de Neuhausel, investie par des forces supérieures, mal défendue par le comte Forgats et les milices hongroises, fut prise après un siège de trois semaines (22 septembre 1663). En vain Montecuculli avait envoyé une moitié de sa petite armée au secours de la garnison, tout était consommé avant que ce détachement eût pu opérer sa jonction. Les Turcs étaient maîtres du pays entier ; les villes de Lewentz, Novigrad, Neutra, étaient tombées en leur pouvoir ; la terreur avait rapidement gagné tous les esprits ; les Turcs se montraient sans pitié, surtout pour les Hongrois, qu’ils regardaient comme des sujets révoltés. Sur trois mille prisonniers faits à Neuhausel, sept cents avaient été littéralement hachés ou tués à coups de flèche sur le front de l’armée. Cependant des partis de Tartares ravageaient, pillaient, incendiaient la Moravie, amenant de longues files de captifs au camp des Turcs, où des marchands les achetaient à vil prix et les envoyaient aux bazars de Bude et de Constantinople.

La chute de Neuhausel eut un retentissement prodigieux dans l’Allemagne et l’Europe entière. A Vienne, on crut tout perdu, et pendant que les Hongrois fugitifs y arrivaient par grandes bandes, poussant devant eux leur bétail, leurs troupeaux et leurs familles entassées dans des chariots, les habitans de Vienne, à leur tour, se hâtaient de quitter la ville, qu’ils voyaient déjà tomber aux mains d’un ennemi barbare. Les gens riches, la cour et l’empereur lui-même, de retour de Ratisbonne, se décidaient à se réfugier à Lintz. Ces terreurs étaient trop justifiées. Peut-être Montecuculli, attaqué dans sa forte position, aurait réussi à se défendre ; mais si le grand-vizir eût tourné cet obstacle, soit en continuant sa marche par la Hongrie du nord, soit en descendant au sud, comme il le fit au printemps, Vienne était investie et prise sans résistance possible. Tout était ouvert à l’ennemi, tout ce qu’il tenterait devait réussir. Rien ne pouvait plus sauver l’empire que le hasard, c’est par le hasard qu’il fut sauvé. Le grand-vizir était las de cette longue campagne. Il fit venir ses femmes à Grán sur le Danube, établit ses troupes en quartiers d’hiver, et s’enferma dans son harem. Vienne respira, la diète arma enfin ses contingens, et les Français eurent le temps de se porter sur le théâtre de la guerre.


IV

C’est au mois de janvier 1664 que l’envoyé de Léopold arrivait à la cour de France. Elle était livrée tout entière à ces brillans plaisirs par lesquels Louis XIV inaugurait son règne. Le comte Strozzi avait laissé l’empereur et sa cour dans la désolation ; il retrouvait ici un jeune roi dans tout l’éclat de sa gloire naissante, armé d’un pouvoir qui ne rencontrait plus de résistance, pas même de limites. Ces fêtes et ces plaisirs n’absorbaient pas d’ailleurs son esprit, déjà profond et pénétrant ; la mission de l’envoyé impérial ne le prenait point au dépourvu. Une diplomatie active et corruptrice ne lui laissait rien ignorer de ce qui se passait dans les cabinets étrangers[7].

Louis XIV reçut le comte Strozzi avec de grands honneurs. Rien ne pouvait mieux servir les desseins de l’ambition déjà éveillée dans son cœur. Imprimer au monde par quelque action éclatante le respect de son nom et des armes françaises, témoigner contre les ennemis de la religion chrétienne de son zèle pour la foi, c’était beaucoup. Il y avait plus : l’âme du jeune roi goûtait avec une joie qu’il cachait à peine le plaisir superbe de venir en aide à un ennemi vaincu et suppliant. Prévenant les explications que Strozzi était chargé de lui donner, il déclara qu’il était tout prêt à prendre part à cette guerre sainte, non pas seulement avec le contingent limité que devait fournir le comte d’Alsace, mais comme roi de France, à la tête de ses armées. Ce n’était point là ce qu’avait voulu l’empereur ; un tel auxiliaire ne l’eût guère moins effrayé que l’ennemi. Strozzi ne demandait et n’accepta qu’un secours proportionné au nombre de troupes que son maître pouvait lui-même fournir, et le corps français dut être réduit à quatre régimens d’infanterie et dix escadrons de cavalerie. Forcé de diminuer ainsi le nombre de ses troupes régulières, Louis XIV ne laissa pas que d’éluder les intentions de l’empereur en permettant à tous les courtisans de suivre la campagne comme volontaires ; il parlait publiquement de l’expédition de Hongrie de façon à bien montrer l’importance qu’il y attachait, disant « qu’on lui ferait aussi bien la cour en Hongrie qu’au Louvre, et que, si le dauphin son fils avait seulement dix ans, il l’enverrait à cette guerre ; puis il ajoutait encore que si Dieu affligeait tant la chrétienté que l’empereur eût du pire en cette campagne, il irait la suivante pour réparer ses pertes et repousser son ennemi[8]. » Il n’en fallait pas tant pour enflammer cette jeunesse brave et remuante, prête à saisir toute occasion de se signaler et déjà lasse de la paix qui depuis plusieurs années avait succédé aux troubles de la fronde. Cette expédition aventureuse fut accueillie comme une sorte de passe d’armes, un carrousel plus complet et plus illustre que les autres, et les volontaires se présentèrent en foule. L’empressement fut si grand que le roi se vit forcé d’y mettre des bornes. On intriguait, on se remuait pour être du voyage de Hongrie comme on lit plus tard pour les voyages de Marly : c’était toujours la faveur qu’on poursuivait. Quant aux dangers, aux fatigues, nul n’y songeait, ou plutôt c’était un attrait de plus pour ces jeunes et insoucians courages qui n’estimaient la vie que comme un enjeu destiné à soutenir ou à renouveler des gloires anciennes. Le roi acceptait de préférence les volontaires dont les familles avaient figuré aux croisades. Il se plaisait à rattacher ainsi cette expédition aux antiques souvenirs de sa race, et de la noblesse de son royaume. On dit même que, si le duc de Bouillon fut inscrit un des premiers, c’est qu’on voulait mettre en tête de la liste le nom que portait ce Godefroy, le glorieux chef de la première croisade. La magnificence et la recherche des équipages répondaient à la composition de ce corps d’élite[9]. Le roi n’oublia rien pour relever l’importance de l’expédition. Il voulut donner lui-même par lettres de cachet la couleur des étendards pour chaque escadron et distribuer les volontaires dans les compagnies. En même temps, par de sages règlemens, il cherchait à diminuer les dangers que ne manquerait pas d’attirer sur elle cette jeunesse aventureuse et indisciplinée. Les troupes régulières furent composées des régimens d’infanterie Espagny, La Ferté, Grancey et Turenne réunis, et Piémont avec la brigade de cavalerie de Gassion, composée de quatorze cornettes. Pour compléter le nombre de deux mille chevaux, on résolut d’envoyer en Hongrie les vingt-six cornettes qui se trouvaient alors sur la frontière des états ecclésiastiques. Il avait suffi au corps d’armée destiné à tirer vengeance de l’affront fait à Rome au maréchal de Créquy de se montrer pour obtenir d’Alexandre VII une satisfaction éclatante. Louis XIV avait eu d’abord la pensée de les employer contre les pirates barbaresques dont les courses infestaient les côtes de la Provence. Les affaires d’Allemagne firent abandonner ces projets, et le détachement reçut ordre de se rendre en Hongrie. Le chemin lui était ouvert par Venise, le Frioul et la Styrie. C’est ainsi que, par un jeu bizarre de la politique, les troupes du roi très chrétien envoyées contre le pape allaient, pour la défense de l’empereur, se battre contre les Turcs. Le pape avait eu la même idée que Louis XIV, et avait promis à l’empereur sa petite armée, devenue inutile. Le comte Leslie fut envoyé de Vienne pour la chercher à Ancône et la conduire par mer à Trieste. Mal disciplinées, manquant de paie et privées d’officiers, ces troupes se mutinèrent et ne tardèrent pas à se débander. Leslie dut s’en retourner sans avoir pu les réunir, « ce dont le pape fut vivement blâmé. »

Au commencement d’avril, les quatre régimens d’infanterie, avec la brigade de Gassion, se trouvaient à Metz, rassemblés avec les volontaires, et n’attendaient plus que le général qui devait les commander. Ce n’était pas chose facile que de trouver un chef pour ce petit corps d’élite, qui aurait pu fournir d’officiers une armée de cinquante mille hommes. La valeur inexpérimentée de ces volontaires, qui se croyaient tous plus propres à commander qu’à obéir, pouvait être aussi bien une cause de ruine que de succès. Les Français allaient être mêlés à des troupes de nation et de caractère divers, et pour éviter tout conflit d’autorité avec les commandans étrangers il convenait de prouver un homme dont la naissance et la réputation militaire n’eussent pas souffert de rivalité. Beaucoup pensèrent au prince de Condé, et la diète de Ratisbonne, prenant les devans, fit entendre à la cour de France que ce choix lui paraissait excellent, et qu’elle serait disposée à réunir sous le commandement du prince, les contingens de la ligue du Rhin aux troupes françaises. Une telle insinuation déplut à Louis XIV. La suite de son règne prouve qu’il avait sincèrement pardonné au prince de Condé ses alliances avec l’Espagne, mais il n’eût pas trouvé sage de procurer à un sujet récemment rentré dans le devoir une distinction si éclatante et une si rare occasion d’accroître sa gloire militaire. Il le soupçonnait d’ailleurs d’avoir provoqué la démarche de la diète, et, pour en marquer son mécontentement, il se décida tout à coup à choisir pour commander les volontaires français le comte de Coligny.

Le comte de Coligny, de la maison de l’illustre amiral massacré à la Saint-Barthélémy, était l’homme qui pouvait être le plus désagréable à Condé. Attaché d’abord au parti de la fronde et l’un des favoris du prince, il l’avait abandonné pour faire sa paix particulière avec la cour. Son maître avait regardé cette conduite comme une trahison, et Coligny, dont le caractère était non moins orgueilleux que celui du prince, était devenu son ennemi personnel et le proclamait fièrement. Le roi se souvint aussi que Mazarin en faisait grand cas, et qu’il n’avait rien épargné autrefois pour se l’acquérir[10]. Ce souvenir lui valut le plus bel emploi que gentilhomme ait eu depuis longtemps, dit Dangeau, qui s’y connaissait. La cour fut surprise de ce choix, bien qu’il n’y eût pas, selon Bussy, d’homme plus brave que Coligny ni de plus de qualité dans tout le royaume.

Coligny avait en effet une réputation d’habileté et de bravoure reconnue de tous. Son esprit vif, plein de saillies, fertile en expédiens, rassurait contre les chances diverses que l’expédition pouvait rencontrer. Il avait alors de nombreux amis ; son caractère, qui plus tard s’aigrit dans la disgrâce et la retraite, animé en ce moment par la jeunesse, par la faveur et ce souffle de prospérité qui donne souvent les qualités qu’elle suppose, se montrait facile, bienveillant et enjoué. Le choix de Coligny, qui surprit d’abord, fut donc vivement approuvé par l’opinion. On peut dire précisément le contraire de celui de La Feuillade, que le roi lui adjoignit comme maréchal de camp[11] ; sa nomination ne surprit personne, mais trouva peu d’approbateurs. A une naissance illustre, à une bravoure sans pareille, La Feuillade joignait une insupportable vanité, et tous les manèges, toutes les flatteries d’un courtisan qui n’aurait eu de chance d’arriver que par la faveur. Au milieu d’une cour et dans un temps où le monarque fut peu à peu traité comme un demi-dieu, La Feuillade trouva moyen d’enchérir sur tout ce culte païen, et avant d’avoir pu dédier à l’idole la statue qu’il lui éleva sur la place des Victoires, il professait pour le roi un dévouement passionné qui, plus que toute chose, lui avait gagné le cœur et les faveurs de celui-ci. Louis XIV n’ignorait point les plaintes que soulevait la nomination de La Feuillade ; il n’en mit que plus de soin à lui donner les occasions de se montrer, se plaisant à relever les services, d’ailleurs réels, de son favori. Cette préférence éclata surtout au retour de la campagne de Hongrie. La Feuillade s’y comporta comme le plus brave des chevaliers ; mais enfin Coligny ne montra pas une moindre valeur, et il commandait en chef ; tous les éloges cependant furent pour La Feuillade. On peut dire que par cette partialité Louis XIV fut le premier qui répandit l’erreur injuste où sont tombés plusieurs historiens, faisant de La Feuillade le héros de la campagne que nous racontons et laissant dans l’ombre celui qui, ayant eu la conduite et la responsabilité de l’expédition, devait en recueillir la gloire.

La nomination des généraux et le choix des officiers occupèrent fort la cour. Les gentilshommes restés auprès du roi après le départ des troupes l’entendirent plusieurs fois répéter qu’il voudrait pour beaucoup qu’elles trouvassent dans cette guerre une occasion d’ajouter encore à la gloire de ses armes. « Comme le roi est heureux en tout, les choses tournèrent en Hongrie ainsi qu’il l’avait souhaité pour elles et pour lui. »

Coligny arriva à Metz à la fin d’avril. Il acheva d’organiser sa petite armée, et le 17 mai il se mit en marche. « Je suis persuadé, écrivait-il, que le roi aurait eu deux bonnes heures, s’il avait été caché en quelque coin, et qu’il eût vu le bon état, le bon visage et la gaîté de ses troupes après avoir passé le Rhin. » On s’arrêta le 30 juin près de Spire, où le prince-évêque régala la petite armée. Le 4 juillet, à Heilbronn, le prince de Wurtemberg voulut voir défiler les troupes et traiter les officiers. Arrivé sur les bords du Danube, on trouva soixante bateaux que le duc de Bavière avait fait préparer, et Coligny, prenant avec lui Podwitz et La Feuillade, s’embarqua avec l’infanterie pour descendre le fleuve, tandis que Gassion conduisait la cavalerie par le chemin de terre à travers l’évêché de Salzbourg. Bien que les chaleurs fussent extrêmes, la navigation fatigante et parfois périlleuse, Coligny, pressé et alarmé par les rumeurs qu’il recueillait sur son passage, craignant d’arriver trop tard au secours de l’empereur, laissait à peine aux troupes quelques heures de repos. Le 20 juin au soir, les Français étaient à Ratisbonne. Ils entrèrent dans la ville en bon ordre, reçus par la bourgeoisie en armes qui faisait la haie d’une porte à l’autre de la ville, et criait : Vive le roi de France ! Le lendemain, on passait à Lintz, où la cour s’était réfugiée en apprenant la perte de Neuhausel. Pour faire honneur à l’empereur, les soldats prirent les armes, mais sans descendre des bateaux, afin « de ne pas rompre la journée. » Enfin le 25 on débarquait un peu au-dessus de Vienne. Les troupes eurent un jour pour se reposer et se mettre en bel ordre ; le lendemain, on traversa la ville et l’on alla camper à quelques lieues plus bas, sur la rive droite du Danube, après quarante jours de voyage. La présence seule des Français était une véritable délivrance pour ce pays, que la terreur écrasait depuis plusieurs mois. On les accueillit comme des sauveurs. L’empereur Léopold, qui les avait suivis de près sous le prétexte d’une partie de chasse, voulut aller le soir même de leur arrivée aux environs du camp pour voir les régimens rangés en bataille. Le lendemain, il y revint en pompe avec sa garde-noble, composée des principaux seigneurs de l’archiduché, et les compagnies à pied de la milice. Coligny alla au-devant de lui avec les officiers et les volontaires, et lui adressa un compliment en allemand ; puis Léopold passa la revue des régimens, se découvrant devant chaque drapeau. Les troupes étaient admirables à voir, disent les relations du temps[12], les hommes lestes et bien équipés ; les volontaires surtout excitaient l’admiration générale : rien n’égalait la beauté de leurs chevaux et l’éclat de leurs uniformes. Rassuré par le voisinage du camp français, l’empereur ne retourna pas à Lintz. Il s’établit avec la cour au château de Laxembourg, près de Vienne, pour y recevoir les Français. Les deux maréchaux de camp et les officiers invités furent reçus par les grands-maîtres de l’empereur. Le comte de Coligny, retenu par une attaque de goutte, n’avait pu se rendre à Laxembourg. L’empereur, qui avait dîné seul, suivant l’étiquette orgueilleuse de la cour impériale, lui envoya deux magnifiques chevaux. Il y eut aussi une grande chasse où l’on tua trente cerfs, que l’empereur fit porter au camp français avec des provisions de toute sorte. Enfin il offrit aux officiers des sabres, des armes de prix, et ceux-ci les reçurent en lui promettant d’en faire bon usage contre l’ennemi commun. Le peuple était en fête aussi bien que la cour ; les tambours français résonnaient tout le jour sur la place de la Burg, et l’argent que les officiers répandaient avec profusion ramenait un peu de mouvement dans le commerce de la ville. Bourgeois, moines, grands seigneurs venaient visiter le camp, et se retiraient émerveillés de la magnificence et du bon air des troupes françaises. — On n’insiste sur ces détails que parce qu’ils peignent les sentimens et les impressions qui prévalaient alors à Vienne. La vivacité des démonstrations se proportionnait à l’importance du service. On sentait que cette petite troupe, vive, pleine d’entrain, étrangère aux tristes discordes qui divisaient les impériaux et les Hongrois, allait raviver l’esprit de l’armée, donner une autre direction aux passions et aux rivalités, et décider du sort de la campagne.


V

Ce repos et ces fêtes ne pouvaient se prolonger sans péril. Coligny avait espéré recevoir à Vienne des nouvelles de la brigade de cavalerie qui, sous les ordres du comte de Bissy, avait dû quitter l’Italie pour venir opérer sa jonction, en Styrie, avec le principal corps d’armée. Depuis qu’il avait traversé le Rhin, il n’avait aucune nouvelle de ce détachement, et se livrait quelquefois à d’inquiétantes conjectures. Rien cependant n’avait détourné la marche de cette petite troupe. Grâce à la précision des ordres donnés par Louvois, elle avait passé le Pô, dans le duché de Mantoue, le jour même où Coligny entrait en Allemagne. Reçue à son arrivée sur les terres de Venise par les commissaires de la république avec les égards et les soins les plus recherchés, la brigade de Bissy arrivait, après dix jours de marche, à Ponteba, sur les frontières des états héréditaires. Là, des commissaires impériaux, « moins attentifs et moins empressés, » la conduisirent, à travers la Carniole et la Carinthie, jusqu’à Marbourg. C’était le lieu fixé pour le rendez-vous. Elle s’y arrêta trois semaines, les cavaliers se reposant, de leurs fatigues, les officiers préparant leur équipage, qui n’avait d’abord été calculé que pour une seule campagne contre les troupes du pape. « C’est à nous, dit Bissy, qui nous a laissé une relation de cette expédition, c’est à nous que revint le plus de plaisir de la campagne, ayant fait le cercle d’un pays curieux, et qui depuis longues années n’avait pas vu les étendards de la France. »

À ce moment, le brave officier jouissait peu des grands spectacles qu’offre la nature dans ces contrées pittoresques ; il n’avait trouvé à Marbourg ni instructions ni nouvelles même de Coligny ; il craignait également de compromettre sa jonction avec lui, s’il quittait Marbourg pour le chercher à travers les défilés des montagnes, ou de manquer à quelque affaire importante, s’il attendait plus longtemps, par obéissance à des instructions que les circonstances pouvaient avoir changées. Personne ne savait non plus où se trouvait le corps composé des contingens de la diète. Enfin, depuis le jour où Gassion, avec ses quatorze cornettes de cavalerie, avait quitté Coligny près de Ratisbonne, on n’avait rien su de lui ; il s’était égaré dans le pays de Salzbourg, et il fut le dernier à opérer sa réunion. Chose singulière et qui peut donner une idée des difficultés des communications à cette époque, comme des dangers que crée l’absence d’unité dans le commandement, cinq armées (en comptant celle de Montecuculli) erraient à peu près à l’aventure dans un territoire assez borné, se cherchant sans pouvoir se rencontrer. Cette situation était pleine de périls et causa plus d’une nuit d’insomnie aux commandans de ces divers corps : ils pouvaient, au lieu de leurs compagnons ou des auxiliaires qu’ils devaient joindre, se trouver inopinément en présence de l’armée ennemie, cinq ou six fois plus forte en nombre que toutes ces petites armées, même une fois réunies. En attendant cette jonction tant désirée, Montecuculli, avec les faibles ressources dont il disposait, tenait en échec l’armée des Turcs, qui s’était portée sur les frontières de la Croatie et lui disputait fort habilement le passage de la Drave. Il avait couvert ses troupes par ce retranchement naturel, comprenant que, s’il lui fallait engager le combat avant l’arrivée des auxiliaires, sa petite armée serait écrasée. Au commencement de juin, les Turcs mirent le siège devant cette forteresse de Zriniwar, qui avait servi de prétexte au renouvellement de la guerre. Sortant alors de sa position, Montecuculli tenta de pénétrer dans la place. Ce fut en vain ; la présence de sa petite armée, qui, malgré l’arrivée des contingens de la ligue du Rhin, était forte à peine de 10,000 hommes, ne fit que retarder de quelques jours la prise de la forteresse. La garnison périt tout entière ; on y perdit, avec d’autres officiers distingués, le comte Strozzi, qui au retour de son ambassade en France, s’était hâté de rejoindre l’armée.

Le grand-vizir cependant montait et descendait le long de la rive gauche de la Drave, cherchant à dérober ses mouvemens au général autrichien. Il voulait à tout prix trouver un passage pour déborder dans la Styrie ; mais les cavaliers croates, avec la connaissance qu’ils avaient du pays et l’habitude de la tactique des Turcs, rompaient tous ses plans, et arrivaient toujours à point nommé sur la rive opposée. Les Turcs s’irritaient d’être ainsi devinés et prévenus : ils mirent en croix quelques malheureux renégats qu’ils accusaient de livrer le secret de leurs manœuvres. La vigilance et l’activité des Croates n’y perdirent rien. Enfin le grand-vizir, rebuté de ses marches et contre-marches inutiles, changea brusquement de résolution, et, tournant le dos au fleuve, il fit marcher son armée au-delà du lac Balaton, s’élevant vers le nord, de manière à menacer Vienne. Montecuculli ne vit pas ce mouvement sans la plus vive alarme. Les Turcs, prenant ainsi l’avance sur lui, n’avaient entre eux et la capitale d’autre obstacle que la rivière du Raab. Si l’on ne parvenait pas à les gagner de vitesse, à traverser le fleuve avant eux et à s’établir sur l’autre rive afin de leur en disputer le passage, Montecuculli ne se dissimulait pas qu’il resterait peu d’espoir à la cause chrétienne. « Nous perdions notre ligne de communication, dit-il, l’intérieur du pays était livré à l’invasion, et nos troupes, déjà plus disposées à fuir qu’à combattre, se débandaient infailliblement. » On sent de quelle importance était à ce moment décisif l’arrivée de troupes fraîches, bien disposées et venant tout exprès chercher cette grande bataille que Montecuculli évitait depuis un an.

Par bonheur, en remontant vers le nord, l’armée impériale se rapprochait des alliés, qui la cherchaient. Le 17 juillet 1664, elle rencontra les troupes de l’empire, au nombre de 5 à 6,000 hommes, sous la conduite du margrave de Bade. Pour Coligny, après avoir erré pendant vingt jours par des chemins inconnus et détestables, n’ayant aucune nouvelle des impériaux et trouvant que la route de Marbourg n’était pas sûre, il s’était dirigé sur la petite ville de Rakelsbourg, envoyant à Bissy l’ordre de venir l’y joindre. Leur rencontre eut lieu en effet le 21 juillet 1664 au moment même où, par hasard, Montecuculli venait de son côté camper au petit village d’Ollnitz, à deux lieues de Rackelsbourg. C’est le comte de Podwitz qui, envoyé à la découverte par Coligny dès son arrivée, eut la joie d’annoncer que l’armée impériale était voisine. Les Français firent leur jonction sur-le-champ, et « l’armée chrétienne, » comme elle s’appelait elle-même, se trouva complète, sauf la brigade de Gassion. On ne songea pas à l’attendre. Coligny lui laissa l’ordre de suivre l’armée comme elle pourrait et de la joindre sur le Raab.

Montecuculli n’eut pas de peine à faire accepter par ses collègues le plan de campagne qu’il avait adopté, et que la marche du grand-vizir commandait impérieusement. Il n’y avait évidemment qu’une conduite à tenir, gagner le Raab à temps pour le traverser avant l’ennemi et lui barrer le passage. L’infanterie, épuisée par des marches forcées, n’avançait pas assez vite dans ces chemins coupés de marécages et de gorges étroites ; on résolut de prendre les devants avec tout ce qu’il y avait de cavalerie. On parvint à gagner le fleuve le 24 au point du jour. Après quelques heures d’un repos indispensable, les troupes passèrent enfin le Raab sur le pont de Saint-Gothard, et se rangèrent sur la rive opposée, attendant que l’armée turque parût. Les incendies allumés de toutes parts sur la rive que l’on venait de quitter ne tardèrent pas à annoncer son approche. On allait être en présence de l’ennemi ; il fallait de toute nécessité réunir sous un même commandement toutes les armées particulières, que la jalousie de leurs souverains avait voulu laisser indépendantes. L’expérience qu’avait Montecuculli de la guerre contre les Turcs, jointe à son ancienneté, le désigna d’un commun accord au choix de ses collègues. On convint qu’il prendrait le commandement supérieur des contingens des diverses puissances, et qu’il dirigerait les mouvemens de concert avec chaque général en chef. Ce point une fois réglé, Montecuculli se hâta de prendre les dispositions nécessaires. Sa parfaite connaissance du pays lui faisait pressentir que les Turcs tenteraient d’abord le passage près du village de Kermend, un peu au-dessus du monastère de Saint-Gothard. Il demanda aux Français d’occuper l’extrême gauche de l’armée, plaçant ainsi sous leur garde le premier point menacé. Coligny envoya en toute hâte quelques cavaliers, qui prirent possession de la tête du pont au moment même où des partis ennemis en reconnaissaient les approches. Le gros de la cavalerie française suivit de près les coureurs et s’établit dans le village de Kermend.

À ce moment, un curieux spectacle attira l’attention des deux armées. Un jeune Turc monté sur un superbe cheval sortit des rangs, galopant au-devant des Français et faisant voltiger son sabre par-dessus sa tête comme pour défier au combat le plus brave des nôtres. Le chevalier de Lorraine s’avança hors des rangs sur le petit cheval barbe qu’il montait, et après plusieurs feintes de part et d’autre il prit si bien son temps qu’il passa son épée au travers du corps du Turc et s’empara de son cimeterre ; il ramena aussi avec lui le cheval de ce fanfaron. À ce spectacle, les Turcs poussèrent des hurlemens terribles et déchargèrent une grêle de flèches sans que le jeune vainqueur pressât davantage le petit galop de son cheval[13].

« Nos troupes comprirent là, dit Bissy, que les cris de l’ennemi et leur manière de venir au combat n’étaient pas plus terribles que les nôtres quand on se rendait capable de ne pas s’ébranler, ni de prendre des terreurs paniques, dont les troupes allemandes s’étaient si bien remplies que les Turcs n’avaient qu’à paraître le sabre à la main avec le cri d’Allah pour les battre et les défaire. » Dans cette nuit même, un heureux événement vint encore assurer le bon courage des soldats, « et leur donner la confiance que Dieu prenait sous sa protection les troupes de la chrétienté, et particulièrement celle du roi contre les infidèles. » Ce fut l’arrivée au camp des quatorze cornettes de Gassion, qui n’avaient gagné Rackelsbourg qu’après le départ de l’armée ; ils avaient remonté le Raab jusqu’au moment où ils avaient aperçu le pays tout en feu. Foucauld, capitaine des chevau-légers, dépêché par Gassion en éclaireur dans les bois, revint en hâte, disant qu’il avait reconnu le camp où l’infanterie française et allemande travaillait à se retrancher, mais qu’il ne paraissait pas possible d’y arriver, l’ennemi occupant tout le pays et étendant à chaque instant sa ligne à tel point que lui-même, avec ses cinquante hommes, avait couru dix fois le risque d’être enlevé. Gassion tint conseil avec les capitaines des cornettes, tous des plus vieux officiers de France ; l’on prit la résolution d’attendre à la nuit, de laisser le bagage, et de marcher droit sur Saint-Gothard en chargeant tout ce que l’on trouverait devant soi. Cette audace fut heureuse ; cette troupe de braves passa le long du camp ennemi, à une portée de fusil, sans être aperçue, et joignit à temps l’armée pour se préparer à prendre sa part de la bataille. Ce fut une grande joie pour tout le camp. Le mouvement combiné de Montecuculli et des Français avait donc réussi, leur but était atteint. On couvrait la Basse-Autriche, et les Turcs, s’ils voulaient un combat décisif, devaient venir le chercher eux-mêmes, acceptant toutes les chances qu’entraîne le passage d’une rivière en face d’une armée ennemie. Le grand-vizir sentait bien qu’il avait perdu l’avantage de la position. Avant de se décider à livrer la bataille, il voulut tenter encore de traverser le fleuve par surprise. Pendant la nuit, il remonta le Raab jusqu’au point où il reçoit la petite rivière de la Laufnitz ; à cet endroit, le Raab n’est guère large que d’un jet de pierre, et plusieurs gués avaient été reconnus par les Tartares. Toujours observée et contenue par l’armée chrétienne, l’armée des Turcs arriva ainsi le 31 juillet au-dessus du confluent de la Laufnitz, en face d’un îlot du Raab sur lequel s’élève le monastère de Saint-Gothard. C’est là que devait se livrer ce grand combat que tant de nations diverses étaient venues chercher du fond de l’Asie, des rives du Bosphore, des bords de la Seine et des régions lointaines du pôle.


VI

Au point où se rencontraient les deux armées, la nature a tracé un vaste cirque bordé au nord et au sud par une rangée de collines qui s’élèvent en amphithéâtre. A l’est, la vue est arrêtée par les murailles du monastère ; à l’ouest au contraire, elle s’étend et pénètre, en remontant le cours du Raab, jusqu’aux sommets neigeux du Hainfeld-Kögel, une des chaînes des Alpes styriennes. De ce côté, le site ne manque pas de cette majesté sévère qui sied au théâtre des grands événemens. Au milieu de ce bassin coule la rivière, qui, sortant des montagnes voisines, va se jeter dans le Danube, près de la forteresse à laquelle elle donne son nom. Avant d’arriver au petit village de Grossdorf, qui joua un rôle important dans l’action, elle trace, en se rapprochant des hauteurs de la rive droite, une courbe profonde qui agrandit d’autant la partie du cirque sur la rive gauche. C’est là, entre Grossdorf et un petit bois situé à deux mille pas au-dessus du village, formant les deux points extrêmes du demi-cercle, que devait se faire le plus grand effort du combat.

Les Turcs avaient placé leur camp sur les hauteurs de la rive droite. Sur la rive gauche, dans la plaine entre les collines et la rivière, campait l’armée chrétienne. Le Raab, comme nous l’avons dit, n’a pas à ce point plus de dix à douze pas de large, et offre plusieurs gués. On passa la journée à se canonner. Les camps étaient si proches que les flèches mêmes des Tartares portaient quelquefois, et chacun pouvait voir distinctement les mouvemens de l’ennemi : étrange spectacle, non-seulement pour ces volontaires français, la plupart encore à leurs premières armes, curieux et pressés de prendre leur part dans une grande bataille, mais aussi pour les vieux officiers qui avaient fait les campagnes des Flandres et d’Allemagne. C’était un événement dans la vie d’un homme de guerre que de rencontrer une armée turque et de se mesurer avec elle. Tout était nouveau, et la position des deux armées mettait tout à découvert.

Le camp des Turcs occupait une lieue et demie de terrain. Il était comme une immense ville divisée en trois quartiers, et couvrait les hauteurs en face du monastère et du village de Grossdorf. Au milieu flottait le pavillon du grand-vizir, recouvert de soie cramoisie et d’étoffes d’or ; il était entouré d’un nombre infini de tentes de toutes couleurs pour ses officiers, jointes les unes aux autres par des galeries enfermées dans une clôture de soie verte, haute d’environ dix pieds. Les pachas de Damas, d’Alep, de Bosnie, avaient leurs tentes à la gauche du grand-vizir, et couvraient avec leurs troupes un autre mamelon. Toutes ces tentes étaient surmontées d’étendards, d’enseignes, de queues de cheval, indiquant les quartiers des pachas, « en sorte qu’on eût dit les clochetons d’une église pavoisée de drapeaux. » A l’extrême droite étaient campés les Tartares ; peu d’entre eux ont des armes à feu ; la plupart ne se servent pour armes offensives que de flèches avec un sabre attaché au bras ; un autre sabre, de rechange, est engagé sous la selle. Les bataillons des janissaires, qui formaient alors la force principale des armées turques, étaient rangés au bas de la colline. « Ils combattent à pied et de près, se servant tantôt de cimeterres, tantôt de mousquets très courts, auxquels on met le feu avec une mèche de coton nattée. Leur mousquetade n’approche pas, pour la vivacité et la justesse, de celle de la bonne infanterie allemande ou française ; mais rien n’est à l’épreuve du choc de leurs gros bataillons, quand ils marchent en carré, poussant en avant, malgré toute résistance, avec une bravoure furieuse[14]. »

Derrière le pavillon du grand-vizir était la cavalerie des spahis, vêtus de riches vestes brodées d’or, d’argent et de soie rayée à la fantaisie de chaque cavalier, « représentant, dit un spectateur, toutes les nuances de ces beaux tapis qui ornent leur sérail. » L’artillerie était portée sur des chariots à quatre roues, chaque pièce, soutenue d’une fourchette de fer par le milieu, tournait sur un pivot de manière à pointer dans toutes les directions, les pièces légères étaient attelées de deux chevaux, les plus fortes traînées par des buffles que la Bulgarie et la Hongrie fournissaient en grande quantité ; mais ce qui étonnait le plus les nouveaux arrivés, c’étaient les chameaux, en nombre prodigieux, destinés au transport de cet amas de bagages qu’une armée turque porte toujours à sa suite. « Beaucoup prenaient ces étranges bêtes pour des éléphans, dont ils se souvenaient que les armées asiatiques se servaient dans leurs batailles. » Moins familiarisés qu’on ne l’est aujourd’hui avec les mœurs de l’Orient, bien des courtisans venus tout droit de Versailles aux bords du Raab ne connaissaient de l’Asie que Darius et son vainqueur, dont le nom, rajeuni par les flatteries des poètes, était devenu presque le synonyme de celui de Louis XIV. « Voyant toutes ces choses, dit un des témoins du combat, je m’imaginais que je n’avais pas sous les yeux un spectacle moins étonnant et moins éclatant que ces fameuses armées de Perse qui servaient de matière à la valeur d’Alexandre. Il semblait aussi, à voir cette cavalerie si superbement montée, si richement vêtue, à entendre cette diversité singulière d’instrumens harmonieux, que ce fût une cavalcade de tournoi plutôt qu’une armée qui se disposât à des exploits belliqueux, si le canon n’y eût fait sa partie avec tous les autres outils funestes de la guerre[15]. »

Le canon gronda en effet toute la journée du 31 juillet. Dès le matin, les Turcs établirent au sommet de l’arc formé par la courbe que j’ai décrite quatorze pièces d’artillerie qui devaient les couvrir et leur permettre de tenter sur ce point le passage de la rivière. Pour déjouer ce projet, Montecuculli eut soin d’établir en face une grand’garde de nuit prise dans les contingens des cercles ; mais le capitaine allemand à qui il avait ordonné de se fortifier et d’établir des retranchemens dédaigna de prendre ces précautions. Le soir même, un gros de cavalerie turque, passant le Raab, surprit et égorgea cette avant-garde isolée et cachée du reste de l’armée par le rideau des bois ; l’ennemi s’établit à cette place, éleva quelques ouvrages en terre, et se trouva maître du passage.

Le général en chef, ne pouvant plus douter que l’action ne s’engageât le lendemain, donna des instructions par écrit aux généraux des trois corps[16], puis il disposa l’armée sur une seule ligne le long du fleuve, pour faire face à tous les points menacés par l’armée des Turcs. Le centre fut occupé par les troupes des cercles, commandées par le margrave de Bade et le comte de Hollach. Les Français, Coligny à leur tête, se placèrent à l’aile gauche, vis-à-vis du pavillon du grand-vizir[17]. Sous ses ordres le maréchal-de-camp Gassion commandait la cavalerie, et La Feuillade l’infanterie. Montecuculli, avec ses impériaux, se réserva l’aile droite. Il avait sous ses ordres le prince Charles de Lorraine, le vieux général Spork, qui commandait la cavalerie, et le comte Fugger, chargé de l’artillerie. Cette séparation des armées devait, pensait-on, augmenter le courage de chacune par l’émulation, par l’exemple, par la rivalité même. Enfin chaque général en chef, suivant les instructions dont nous avons parlé, avait pour premier devoir d’empêcher le passage dans la partie du fleuve que bordaient ses troupes. On verra quel danger faillit naître de cette disposition, trop rigoureusement observée au début du combat.

Le lendemain 1er août, vers neuf heures du matin, le grand-vizir se porta sur le gué avec le gros de ses forces. Trois mille spahis, ayant en croupe autant de janissaires, traversèrent le fleuve et occupèrent la rive gauche au point où quelques-uns des leurs avaient déjà pénétré la veille. Ce même bois qui avait masqué la surprise et la défaite du poste avancé des Allemands couvrait encore les Turcs. Coligny et le comte de Hollach, qui s’aperçurent les premiers du péril, coururent à la tente du margrave de Bade, à la garde duquel cette partie de la rive était confiée. Ils le trouvèrent dans son lit, retenu par la fièvre, et, quelques instances qu’ils lui fissent, il leur répondit avec le plus beau sang-froid : « Eh bien ! s’ils passent, il faut donner dessus. » Montecuculli, qui reçut le même avis, envoya en toute hâte trois régimens impériaux pour venir en aide aux Allemands. Ainsi soutenues et animées, les troupes des cercles, ayant à leur tête le comte de Waldeck, se préparèrent en assez bon ordre à soutenir l’attaque des Turcs.

Vers dix heures, l’ennemi, poussant des cris épouvantables, fondit avec un grand feu de mousqueterie sur les Allemands. Ceux-ci étaient de nouvelles recrues qui n’avaient encore assisté à aucune bataille ; la faim, la fatigue, les marches et la fièvre avaient abattu leurs forces. Ils furent saisis d’épouvante. Les décharges de l’artillerie turque établie la veille achevèrent le désordre et la confusion. En vain le comte de Waldeck, furieux et hors de lui, frappait de son épée dans les reins les officiers qui s’enfuyaient ; rien n’y faisait. Le comte de Hollach voulut ramener la cavalerie et se porter en avant, il ne fut pas suivi. Ces malheureux soldats, qui se croyaient trahis, jetaient leurs armes ou tendaient les bras aux Turcs, qui les massacraient sans pitié. Les régimens détachés par Montecuculli, Nassau et Kilmanseg, furent taillés en pièces. Le comte de Nassau tomba frappé d’une balle. Le général de l’artillerie Fugger, accouru au secours, périt en combattant corps à corps avec un des pachas. Cependant les janissaires poussaient devant eux cette masse éperdue. Animés par le carnage, déjà certains de la victoire, ils s’emparèrent du village de Grossdorf, qui défendait une des extrémités du demi-cercle. Cette occupation devait assurer leur succès ; protégé par ce poste, le reste des troupes du grand-vizir pouvait traverser impunément la rivière dans toute l’étendue de la courbe. Les Turcs n’avaient plus à s’inquiéter des troupes placées en dehors des deux points extrêmes où ils avaient réussi à s’établir. Jamais bataille n’avait été plus mal engagée[18]. « Le salut de l’empire était sur le bord du précipice, dit Montecuculli. Un général que je ne veux pas nommer, hors d’haleine, l’épée nue sur la cuisse, se précipita vers moi. — Notre ligne est coupée, s’écria-t-il, tout est perdu, et il faut sonner la retraite, si vous voulez sauver un seul homme de tant de malheureux, — Eh quoi ! lui répondis-je, la bataille est perdue, et je n’ai pas encore tiré mon épée du fourreau ! et ni moi ni ces braves gens qui m’entourent n’ont pris part au jeu ! Attendez donc ! » Et, lui faisant honte de cette panique, Montecuculli le renvoya à son poste. Au fond, il affectait une assurance qu’il n’avait pas. Il ne voulait point qu’on révélât la grandeur du péril, mais il ne la comprenait que trop. Il envoya successivement les régimens de cavalerie Lorraine et Schneidau, les régimens d’infanterie Spaar et Taxis et le contingent suédois renforcer le centre. Il n’osait encore dégarnir entièrement sa ligne, de peur que les Turcs, pénétrant sur la rive abandonnée, n’enveloppassent complètement l’armée.

Le prince de Lorraine, faisant alors l’épreuve de sa grandeur future, arrêta un moment l’attaque emportée des Turcs, et les refoula jusqu’au village de Grossdorf, où s’étaient logés, comme on l’a vu, les janissaires. Là les Turcs se trouvèrent attaqués d’un autre côté par les régimens français de Grancey, Espagny et Turenne, que Coligny avait détachés malgré les instructions de Montecuculli, s’exposant à voir forcer sa ligne, mais n’écoutant que l’instinct d’un soldat qui ne peut voir écraser ses voisins sans accourir. Arrivant à la fois de la droite et de la gauche, ce secours vigoureux permit à quelques régimens de l’empire de se rallier et de reprendre leur rang. Le margrave de Bade, secouant la fièvre qui l’avait retenu, se fit hisser sur son cheval. Kilmanseg et Schmidt ramenèrent quelques soldats. Cependant les Turcs résistaient avec acharnement aux Français. Il y eut en ce moment plusieurs janissaires, coupés et renfermés dans une des maisons de bois du village, qui aimèrent mieux se brûler que se rendre, « obstination héroïque, dit Montecuculli, qui mérite qu’on y fasse attention pour l’avenir, et qui m’a souvent empêché de dormir. » Néanmoins ces attaques avaient à peine arrêté le flot toujours grossissant de l’armée turque. Les janissaires étaient incessamment renforcés par de nouveaux détachemens qui passaient le fleuve, élevaient des retranchemens et remplaçaient devant l’ennemi leurs compagnons fatigués ou tués. Le cercle où la bataille s’était concentrée se remplissait à vue d’œil de nouveaux combattans. « C’était une multitude d’hommes semblable au flux et reflux de la mer, qui pousse et qui est repoussé tour à tour. On se battait corps à corps ; les meilleures troupes de la Turquie étaient là. » Nul ne pouvait prévoir l’issue d’une telle mêlée, où le courage et l’énergie individuelle semblaient seuls en jeu en dehors des combinaisons de la tactique. La lutte se prolongeait depuis six heures ; Montecuculli n’avait pas encore engagé franchement les deux ailes. Il craignait toujours d’être débordé par les Turcs, qui pouvaient franchir la rivière à droite et à gauche du cercle. Toutes ses instructions avaient été calculées en vue de ce danger qui le préoccupait avec raison. Le temps pressait cependant. En se poursuivant d’après le plan primitivement réglé, la bataille devait être perdue pour les chrétiens. La ligne trop étendue sur laquelle avaient été disposées les troupes était percée au centre par les Turcs, qui dirigeaient sur ce point toute leur attaque ; il fallait donc aussi porter là toute la résistance. Chacun le voyait. Montecuculli fit appeler auprès de lui les généraux en chef Coligny, le margrave de Bade, le comte de Hollach et les autres officiers qui se trouvaient le plus rapprochés. On tint conseil. On comprend ce que dut être une telle délibération à ce moment suprême entre les chefs de diverses nations préoccupés chacun du sort de son corps d’armée. Tous apportaient des impressions différentes selon leur caractère et selon ce qu’ils avaient vu du combat aux postes divers où ils étaient placés. Quelques-uns ouvrirent l’avis de suspendre la bataille, de couvrir le camp d’un retranchement de terre et d’accorder aux troupes une nuit de repos. Coligny et plusieurs autres soutinrent au contraire qu’il fallait marcher tous à l’ennemi et en finir par un effort suprême.

La délibération fut plus longue que ne le comportait la crise de la bataille. Montecuculli proposa de former les armées en une vaste demi-lune qui convergeât au point où s’était engagée l’action, massant les troupes et passant, comme on disait alors, de l’ordre mince à l’ordre profond. « Il n’y a point d’autre parti à prendre, dit-il, nous sommes perdus, si nous cédons à l’ennemi une heure de temps ou un pouce de terrain. Quoi donc ! croyez-vous que l’armée reprenne son énergie derrière un fossé de trois pieds, si une rivière n’a pas suffi à nous couvrir ? Il faut l’entraîner au combat par une attaque générale, et si nous échouons, même encore faudra-t-il tenir là de pied ferme, y prendre racine, y trouver le triomphe ou le tombeau, nous couronnant de lauriers ou de cyprès. » Je cite les expressions mêmes du généralissime ; elles répondent aux calomnies contemporaines qui s’acharnèrent contre lui. On n’invente point après coup de semblables paroles, l’emphase même est ici une preuve de vérité. Quand il s’agit d’entraîner les masses, la modestie et les nuances du langage ne sont plus de mise, il faut parler de sa plus grosse voix ; l’éloquence des lieux communs est alors la meilleure. Quand le moment ne permet de supposer aucune prétention de rhétorique, c’est par les images les plus simples et par les grands sentimens qu’on entraîne les hommes.

Il était environ quatre heures après midi. Les troupes furent rapidement formées en demi-cercle. Coligny s’était chargé de reprendre le point le plus dangereux où se trouvaient les maisons de Grossdorf, ou plutôt les ruines de ce village, car on l’avait pris, repris et brûlé ; l’aile gauche ou l’armée impériale dut se porter contre la droite des Turcs ; l’armée des cercles, ayant en tête le contingent de Souabe, qui n’avait pas encore donné, devait marcher contre le centre des Turcs. On forma les colonnes, on garnit de mousquetaires les flancs de la cavalerie en leur commandant de faire un feu continuel ; enfin on ordonna aux troupes de pousser des cris pour répondre aux clameurs des barbares et rassurer le courage ébranlé des nouvelles recrues. La bataille était restée comme suspendue pendant les délibérations et les changement de position : l’ordre d’attaquer fut enfin donné ; la gauche et la droite, les Français et les impériaux, s’élancèrent avec une ardeur admirable. Le centre flottait encore, et il y eut un moment plein de doute et d’angoisse, quand il fallut faire passer les bataillons allemands par-dessus les corps de leurs camarades qui formaient comme un rempart entre l’ennemi et eux, rempart hideux de corps sanglans auxquels les Turcs avaient déjà coupé la tête. La Feuillade, suivi de l’infanterie française et de quatre escadrons de cavalerie, entra le premier dans le cercle fatal occupé par les janissaires. Quand Kiuperli, qui se tenait sur l’autre rive, les vit déborder par-delà les maisons incendiées du village : « Qu’est-ce que ces belles filles ? » s’écria-t-il, voulant se moquer des perruques poudrées que les Français portaient alors ; mais ces prétendues filles, sans se laisser effrayer par les hurlemens des Turcs, se mirent au pas de course, criant : En avant, en avant ! tue ! tue ! Et les janissaires qui échappèrent à cette furieuse charge n’avaient pas encore oublié, bien des années après, ces terribles cris des Français, ni le nom de Fuladi (homme de fer)[19] qu’ils donnaient au duc de La Feuillade.

A l’autre aile, un de ces hommes simples et héroïques, comme de longues guerres en font souvent sortir des masses populaires, un ancien valet de tambour, Spork, qui n’avait jamais su ni lire ni écrire, et que sa bravoure sans pareille avait élevé aux plus hautes dignités militaires, menait au combat la grosse cavalerie impériale. La tête découverte, il prononça à haute voix cette courte prière : « Généralissime tout-puissant de là-haut, si tu ne veux pas nous prêter secours à cause de nos péchés, au moins ne secours pas ces chiens de Turcs ; laisse-nous faire, et tu auras aujourd’hui sujet de rire. » Il tua cinq janissaires de sa main dans la charge.

Ce mouvement avait changé la face des choses. Grâce à la nouvelle combinaison, l’armée chrétienne, malgré son infériorité, avait sur le terrain où l’on combattait l’avantage du nombre. Cependant les Turcs, encore pleins d’ardeur, furieux de se voir arracher une victoire qu’ils avaient crue certaine, disputaient le terrain avec un acharnement sans exemple. Alors la cavalerie, composée des volontaires français, qui avaient peu à peu pris la tête de la colonne, les chargea si vigoureusement qu’ils commencèrent à tourner vers la rivière, regagnant les lignes qu’ils avaient élevées le matin. La Feuillade marcha une pique en main à la tête des mousquetaires pour les forcer dans ce retranchement. Acculés en cet endroit, les janissaires n’avaient d’autre parti à prendre que de se laisser massacrer ou de se jeter dans la rivière ; c’est ce qui fut cause de la résistance désespérée qu’ils opposèrent aux Français. Ils étaient d’ailleurs soutenus par le redoutable feu des quatorze pièces d’artillerie placées sur l’autre rive. L’action fut donc très vive encore à ce point. Le comte Rochefort y fut frappé d’une mousquetade en plein visage. Bissy reçut neuf blessures ; d’Auvergne, Villeroy, le marquis de Lavardin, Canaples, Forbin, d’Estrades, y furent atteints moins grièvement. Le jeune fils du duc de Saint-Aignan, frappé d’un coup de mousquet en pleine poitrine, continua de combattre jusqu’à ce que ses soldats l’emportassent de force. « Ces gentilshommes français se battirent avec une valeur qui mérite d’être à jamais remémorée dans toutes les histoires, » dit un négociateur anglais envoyé au camp des Turcs après la bataille[20]. Ce fut le dernier effort du combat : après cette lutte terrible, le désespoir ne suffit plus à retarder la défaite. Un désordre affreux se mit dans l’armée turque ; janissaires et spahis se précipitaient pêle-mêle dans la rivière. Le courant, grossi par un orage qui avait éclaté dans les montagnes voisines, entraînait tout : les bords de la rivière étaient remplis de fuyards, les eaux cachées sous les cadavres des vaincus. C’était une multitude de corps d’hommes, d’armes, de chevaux mêlés ensemble. Dans cette terrible confusion, les uns se trouvaient accablés sous leurs chevaux par la rapidité du courant, et les autres, voulant se sauver, noyaient leurs camarades et se noyaient eux-mêmes ; nos soldats achevaient sans pitié ceux qui gagnaient le bord. Coligny peint d’un mot l’horreur de ce tableau : « c’était un cimetière flottant. » Quelques cavaliers impériaux, traversant le fleuve à la poursuite des fuyards, allèrent détruire sur la rive droite la batterie de canons qui avait protégé le passage des Turcs. Les canonniers se firent tuer sur leurs pièces. Ce fut le dernier acte de la bataille.

Cependant on voyait sur l’autre rive le grand-vizir, s’abandonnant aux accès de la plus furieuse douleur, arracher son turban, courir sus aux fuyards. Il tua de sa main un des pachas qui avait réussi à repasser le fleuve. Le gouverneur de Bosnie, beau-frère du sultan, le dernier pacha de Bude, Ismaël, l’aga des janissaires, celui des spahis, trente autres agas, le gouverneur de Canisza et seize mille soldats périrent du côté des Turcs. Le sultan perdit en cette occasion, dit Montecuculli, « non ses méchantes troupes auxiliaires, accoutumées à fuir, mais tout ce qu’il y avait de plus aguerri et de plus brave, les Albanais, les spahis, qui sont le bouclier et l’épée de l’empire ottoman. »


VII

Telle fut cette célèbre bataille de Saint-Gothard, la plus grande et la plus éclatante victoire que les troupes chrétiennes aient remportée en rase campagne sur les musulmans. On voit que, malgré toutes les précautions prises par Montecuculli, malgré le nombre et le choix des troupes, l’émulation des alliés, elle courut grand risque d’être perdue. Les rivaux de Montecuculli lui reprochèrent de s’être trop longtemps obstiné à conserver son ordre de bataille, de n’avoir pas compris assez vite que la vraie partie se jouait dans le cercle formé par le repli du Raab, et qu’on pouvait dès lors dégarnir les ailes sans danger. Il répond à ces critiques par des argumens et des exemples dont je ne suis pas juge, et qu’on lira avec intérêt dans ses commentaires. Cependant il reste bien dans l’esprit que, si l’ordre de bataille avait été très sagement conçu et répondait à ce qu’on pouvait, avant l’engagement, prévoir des dispositions des Turcs, un génie plus rapide eût vu dès le début le point décisif, et eût modifié son plan en conséquence ; mais la tactique sage et raisonnée de Montecuculli ne voulait pas d’inspirations à la guerre. Il ne faut pas oublier d’ailleurs qu’il commandait à des troupes auxiliaires, qu’au lieu de la netteté et de la rapidité du commandement militaire il fallait délibérer, et persuader premièrement, comme il le dit, des généraux étrangers et rivaux. Dès lors tout changement dans le plan d’abord adopté pouvait amener le désordre et une confusion irrémédiable. Les troupes de l’empire étaient des soldats sans discipline et ramassés au hasard. Enfin une bataille perdue livrait l’Autriche et la capitale aux armes de l’ennemi. Il eût été téméraire de laisser la moindre prise au hasard avec des instrumens si compliqués et dans une situation si périlleuse. Il est certain, comme il le dit, que les critiques sont faciles après l’événement, « parce qu’on peut toujours assurer que ce qui n’est pas arrivé ne pouvait pas arriver ; mais, si le mal était venu, continue-t-il, si nous avions été enveloppés faute de nous être étendus, il n’eût servi de rien de se repentir ou de rejeter la faute sur celui-ci ou sur celui-là. Il faut savoir, entendant tout, ne pas préférer les murmures de la populace ou même des généraux au salut de l’armée et de l’empire. » C’est ce qu’il fît. Il n’y a pas à recommencer un procès sur lequel la victoire a prononcé. Pour qui n’est pas du métier, le bon général est celui qui gagne la bataille.

Les émotions de la journée avaient été grandes ; les troupes étaient épuisées ; elles manquaient depuis plusieurs jours de vivres, et la cavalerie de fourrage. La nuit approchait : 25,000 hommes sur la rive opposée, qui n’avaient point pris part au combat, restaient rangés en bataille. Les eaux du Raab grossissaient d’heure en heure, et rendaient le passage difficile, même au vainqueur. Poursuivre et, si je puis dire, forcer la victoire, c’était peut-être compromettre la gloire qui venait de couronner les armes de la chrétienté. On prit le parti de donner une nuit de repos à l’armée. Si Montecuculli, dont l’érudition n’est jamais en défaut, ne se servit pas plus du succès que les chrétiens venaient de remporter, ce n’est pas, dit-il, qu’il ne se souvînt très bien du reproche qu’on fit à Annibal après la bataille de Cannes ; mais l’armée était à bout, sans munitions : on se contenta d’envoyer Bathiany, avec les Hongrois et les Croates, observer la retraite des Turcs et tomber sur leur arrière-garde.

Le butin était immense. Dans la plaine, sur les rives du fleuve, dans le camp des Turcs, quand ils l’eurent abandonné, on trouva à profusion de l’or, de l’argent, des coffres précieux, des armes de toute sorte, des sabres avec des pierreries, des harnais de soie, des selles brodées d’or, que les vainqueurs se partagèrent. « Tel cavalier eut 500 ducats pour sa part dans le butin, et la bourse du moindre soldat se trouva garnie pour le reste de la campagne. Nos troupes péchaient dans la rivière, avec de grands crocs, les corps des janissaires noyés la veille, et se partageaient leurs dépouilles. » On apporta au généralissime un sabre enrichi de pierreries qui avait appartenu au prince Rakoczy, dont il portait le nom et les armes. Il le réserva pour l’empereur comme un trophée national. Cent quatre étendards et seize pièces de canon enlevés à l’ennemi furent envoyés partie à Vienne et partie à Versailles : ce partage devait éterniser le souvenir d’une victoire commune entre les impériaux et les Français. L’empereur Léopold écrivit de sa main à Montecuculli pour le féliciter et lui annoncer qu’il le nommait lieutenant-général de ses armées. Il écrivit en même temps au comte de Coligny, et envoya à Versailles un des seigneurs de sa cour, le comte de Dietrichstein, pour annoncer au roi le succès de leurs armes, le complimenter sur la valeur que ses troupes avaient déployée, et lui remettre cinquante-deux étendards.

La piété de cette armée chrétienne, le but même qui réunissait tant de chefs illustres, de tant de nations diverses, sur les bords de cette petite rivière jusque-là inconnue à l’Europe, ne permettaient pas qu’on y oubliât le Dieu des armées qui donne le courage et la victoire. L’esprit du siècle, les sentimens des troupes sorties à peine des guerres religieuses de l’Allemagne, faisaient de cette expédition contre le Turc une guerre sainte. L’enthousiasme, la foi, le désir de rapporter tout à la protection de Dieu, sentiment qui accompagne souvent le besoin de voir éclater cette protection, par des signes visibles et matériels, se retrouvent ici comme aux siècles lointains des croisades. Les relations du temps sont pleines du récit des prodiges qui annonçaient la déroute des infidèles. Sur le Danube, on avait vu pendant cinq nuits une croix lumineuse et une demi-lune qui la portait, la face tournée en bas ; cela signifiait pour tous la défaite du croissant. Dans toute l’Allemagne, on disait que des cavaliers blancs avaient apporté dans la nuit même du combat la nouvelle de la défaite des infidèles. Ce qui est vrai, c’est que, comme il arrive dans l’attente d’un grand événement, le bruit s’en était répandu avec une rapidité surprenante. La joie et la reconnaissance des peuples éclatèrent de toutes parts ; partout la religion fut associée aux transports du patriotisme. Dans l’Europe entière, à Rome, à Madrid, à Ratisbonne, jusque dans le fond de la Suède, on ordonna des processions en actions de grâces, on chanta des Te Deum. Montecuculli en fit célébrer un le lendemain sur le champ de bataille même, et l’armée y pria avec une grande ferveur. A la place où se célébra le divin sacrifice s’élève aujourd’hui une chapelle dédiée à la Vierge. Montecuculli avait plusieurs fois invoqué son secours pendant les alarmes du combat : c’est lui qui le raconte avec la simplicité d’un vieux soldat et la foi du centenier. « L’intercession de la très sainte Vierge, à laquelle nous eûmes recours, fortifia les bras de ses serviteurs et frappa visiblement les Turcs. »

Quelques jours après, l’empereur Léopold signait la paix avec le grand-vizir. Il aurait dû sans doute poursuivre ses succès et chasser les Turcs de la Hongrie ; mais enfin l’empire et la chrétienté n’étaient plus menacés d’une invasion. D’ailleurs la peur des Français et de leurs intelligences avec les mécontens hongrois avait remplacé la peur du Turc. On renvoya les Français. Dans tous les pays qu’ils traversèrent à leur retour, un accueil enthousiaste les attendait ; ce n’étaient que fêtes et festins ; on allait recevoir aux portes des villes les sauveurs de l’Allemagne. Ce fut jusqu’aux bords du Rhin une suite de triomphes. — Coligny fut bien accueilli par le roi Louis XIV, assez mal par les ministres, dont il avait souvent méconnu l’autorité. La rancune du prince de Condé aidant, le vainqueur de Saint-Gothard tomba dans une sorte de disgrâce. Il se fâcha, s’enferma dans son château de La Motte-Saint-Jean, se consuma en procès, en regrets inutiles, écrivit ses mémoires, et mourut en 1686, rongé par la goutte et accablé d’ennui.

Il est difficile à quiconque parcourra, comme on a dû le faire pour écrire ce récit, les mémoires et les lettres de Coligny de ne pas se laisser aller à quelque tristesse. Au début, tout est brillant, prospère, la fortune lui sourit, la galanterie remplit les intervalles que des faits d’armes glorieux ou des duels éclatans laissent libres dans sa vie. S’il est obligé de battre en retraite, s’il se dérobe aux royalistes qui le poursuivent, c’est pour emporter en croupe, sur son beau cheval le Brézé, la princesse de Condé qui s’est confiée à son courage. Il la fait passer pour sa femme, et c’est sans trop de contrainte, dit-il, qu’elle accepte dans les lieux où ils s’arrêtent les convenances de ce titre. Bientôt rentré en grâce à la cour, il obtient l’insigne honneur de commander aux plus braves gentilshommes de son temps. Le Rhin est passé, la bataille de Saint-Gothard gagnée, il semble qu’il n’ait qu’à étendre la main pour prendre ce bâton de maréchal, éternelle ambition, éternel honneur de nos armées sous le drapeau blanc comme sous le drapeau tricolore ; mais voici que tout change : les jours mauvais arrivent, la disgrâce a remplacé la faveur, la calomnie le poursuit ; il s’en irrite, et veut la braver. L’humeur s’en mêle ; il vieillit dans son antique manoir, en proie aux noirs fantômes de la solitude. Une grande douleur vient lui porter le dernier coup. Son fils, dont il attendait pour l’éclat de son nom et, selon son expression, « pour le relèvement de sa famille, tout ce qu’il avait en vain espéré leur apporter lui-même, » prit la résolution d’entrer dans les ordres. Dès lors il n’y eut plus d’avenir pour Coligny, et dans ce cœur livré uniquement à ses souvenirs l’esprit de vengeance remplaça une ambition désormais sans alimens. C’est vers cette époque qu’il rédigea un long testament où il exhale toute sa haine contre ses ennemis. La Feuillade est un fanfaron sans foi ni honneur, le prince de Condé est un traître voué aux plus infâmes débauches. « Sur les saints Évangiles que je tiens dans ma main, dit-il, je jure que je ne mets ici que la vérité. » Cet étrange testament se termine par des paroles qui semblent d’abord obscures :


Adieu, paniers ! vendanges sont faites.


Est-ce une interprétation forcée cependant que d’y voir un sentiment de reproche contre la destinée ? N’est-ce pas la raillerie suprême d’un homme qui se regarde comme vaincu dans le combat de la vie, et brise sans regret la coupe pleine d’abord pour lui d’un vin généreux, mais qui n’a plus au fond que lie et amertume ?


E. DE LANGSDORFF.

  1. Le président Hénault par exemple affirme que le commandant en chef des troupes françaises, Coligny, qui paya si vaillamment de sa personne et décida du succès de cette journée, n’assistait pas au combat et se trouvait malade à Vienne. Ce qui est plus étrange, c’est que plusieurs des contemporains et des amis de Coligny se trompaient également sur ce point. Bussy, son cousin, raconte que « non-seulement on ne lui donne point l’honneur de cette action, comme cela se pratique d’ordinaire, mais qu’on le condamne un peu de ne s’y être pas trouvé. » — Mémoires, t. II.
  2. « Souvent le grand-vizir descend en paix du trône de sa charge pour posséder doucement quelque petit gouvernement. Peut-être a-t-il alors plus de sujet de se louer de la fortune que de s’en plaindre, à moins que son ambition ne lui fasse regretter le poste qu’il a perdu, ce qui arrive rarement chez les Turcs, où ce n’est pas une honte d’être transplanté des montagnes dans les vallées. Ils savent tous d’où ils viennent, que l’argile est de la terre, que le grand-seigneur en est le maître, qu’il la pétrit comme il veut, et qu’il en fait des pots qu’il peut conserver ou casser quand il lui plaît. Comme il n’y a point de honte chez eux de déchoir de la grandeur, aussi ne sont-ils pas surpris de voir des gens de néant croître en un moment comme des champignons et s’élever par la faveur du prince aux plus hautes dignités de l’empire. » (Ricaut, État présent de l’empire ottoman.)
  3. Dénombrement de l’armée turque : 12,000 janissaires, — 35,000 Asiatiques, — 25,000 Européens, — 18,000 Hongrois du pachalik de Temeswar, — 15,000 Moldaves et Valaques, — 10,000 Tartares, — 5,000 Transylvains, en tout 128,000 soldats, plus 30,000 serviteurs, 200 pièces de canon, 20,000 chameaux, 10,000 mulets, etc. (Gualdo Priorato, Katona Historia regum Bugariœ).
  4. Komorn, surnommée « la vierge, » parce qu’assiégée dans toutes les guerres, elle n’a jamais été prise.
  5. La Gazette extraordinaire du 19 octobre 1663 public cette lettre d’un gentilhomme allemand : « Ces demandes ridicules et les promenades inutiles que les Turcs faisaient faire à notre plénipotentiaire n’étaient-elles pas suffisantes pour faire tomber le bandeau des yeux de nos ministres ? Enfin la marche du grand-vizir avec ces forces prodigieuses ne faisait-elle pas assez de bruit pour nous réveiller de notre profond assoupissement ?… Non, aucune de ces choses ne fut capable ni d’éclairer ni d’étonner nos ministres. La foi qu’ils avaient pour ceux qui n’en ont point et la crainte de dénoncer la guerre à ceux qui nous la préparaient firent au contraire qu’on donna d’abord l’ordre à nos gens de demeurer paisibles spectateurs des hostilités que nos ennemis exerçaient déjà par leurs courses sur les terres de l’empereur. »
  6. L’armée française était dans un état magnifique. Au lieu de 100,000 hommes que Louis XIII avait eus constamment sous les armes, Louis XIV avait pu, après la paix des Pyrénées (1600), même en licenciant 20,000 hommes, en garder encore 125,000 — Vers la même époque, le produit de l’impôt s’élevait en chiffres ronds à 96 millions, qui faisaient plus de 200 millions de nos jours. Les charges publiques avaient été réduites de telle sorte qu’il entrait de produit net et disponible au trésor plus de 31 millions (65 aujourd’hui) qu’à la mort de Mazarin. (Mignet, t. II, Histoire des Négociations pour la succession d’Espagne.)
  7. « On savait tout de Vienne ; il y avait des traîtres dans le conseil de l’empereur ; ce qui s’y décidait était si peu secret pour nous, que Montecuculli n’avait pas craint d’écrire à l’empereur qu’il était indifférent qu’on lui envoyât des courriers ou qu’on les dépêchât à Paris. » (Mémoires de La Fare, t. Ier, p. 156.)
  8. Recueil historique, p. 305.
  9. Les relations du temps nomment parmi les volontaires le duc de Brissac, de Béthune, le duc de Bouillon et son frère le comte d’Auvergne, les princes de Rohan, le duc de Sully, les marquis de Mortemart, de Mouchy, de Graville, de Ligny, de Senecé, de Balaincourt, de Villarceau, de Castelnau, de Termes, le chevalier de Lorraine, le fils du duc d’Uzès, de Matignon, les marquis de Rochefort, d’Albret, le chevalier de Coislin, de Guitry, les princes d’Harcourt et de Soubise, les marquis de Ragny et de Canaples, fils du duc de Lesdiguières, le marquis de Villeroy, le chevalier de Saint-Aignan, fils du duc de Beauvilliers, le marquis de Vallin, de Courcelles, Forbin, le chevalier de Cossé, etc.
  10. Le cardinal avait chargé Le Tellier de faire des ouvertures à Coligny, et, s’il le trouvait bien disposé, de lui proposer la main de sa nièce, la belle Hortense Mancini. Plus tard Le Tellier en fit la confidence à Coligny pour lui montrer ce qu’il aurait gagné à quitter plus tôt le parti de M. le Prince. « Je ne me repens de rien, répondit Coligny ; j’ai fait mon devoir. »
  11. Podwitz, gentilhomme d’origine allemande, fut nommé second maréchal de camp.
  12. Theatrum Europœum, t. IX, p. 1122.
  13. Mémoires de Bethlem Kiklos, t. VI, p, 225. — Theatrum Europœum, etc.
  14. « J’ai vu des Turcs, forcés dans des palanques, se laisser tuer et brûler plutôt que de se rendre. Je les ai vus se jeter le sabre entre les dents dans le Raab pour le passer à la nage en notre présence. » (Montecuculli, Discipline des Turcs, livre II.)
  15. Lettre d’un officier de l’armée, Gazette, 12 août 1664.
  16. Dans ces instructions, Montecuculli recommande aux généraux de ne point se mettre en peine des cris et des hurlemens des barbares, et « qu’on ne s’effraie pas de leur nombre apparent ; parce que cette multitude n’est composée que de gens de néant et de canaille mal armée, que chacun combatte sous son drapeau et prenne garde de ne point rompre l’ordre de bataille, même sous prétexte de porter secours, car il ne faut point se laisser engager, par des feintes et de fausses alarmes, à être hors d’état de repousser les attaques véritables. »
  17. La tradition indique encore, auprès d’une petite fontaine qui jaillit de terre, la place de la tente de Coligny.
  18. Il se passa à ce moment critique de la bataille un fait singulier, et qui montre ce que tous prévoyaient alors de l’issue de la journée. Le Raab une fois traversé, le grand-vizir, à qui le sultan ne cessait de reprocher avec injure de laisser retenir par un misérable ruisseau « ses invincibles janissaires, que l’océan morne n’avait pu arrêter, » se hâta d’envoyer un messager à Constantinople pour annoncer qu’il venait de forcer le passage, et que la victoire n’était pas douteuse. Le sultan, comme si la conquête de la Hongrie entière n’eût en effet dépendu que de ce premier succès, se laissa emporter aux transports de la joie. Il ordonna, sans plus attendre, des réjouissances publiques et l’illumination des sept jours et des sept nuits, qui est réservée pour célébrer les plus grandes victoires. Ce ne fut qu’après trois jours employés à tirer des fusées, à sonner des trompettes, à illuminer les minarets des mosquées, qu’arrivèrent les nouvelles qui éteignirent ces feux et toute cette joie. — Du côté des chrétiens cependant, les bataillons des cercles, qui avaient pris la fuite et déserté le champ de bataille, emportés par la panique, fuyant toujours, arrivèrent jusqu’à Grütz ; là, soit pour cacher leur lâcheté, soit qu’ils se trompassent de bonne foi, ils annoncèrent la perte de la bataille, la déroute de l’armée et la poursuite imminente des Turcs. Les habitans consternés ramassèrent à la hâte tout ce qu’ils avaient de plus précieux, et se sauvèrent avec leurs femmes et leurs enfans dans les retraites inaccessibles des montagnes. Le bruit de la défaite des chrétiens, traversant les Alpes, arriva bientôt jusqu’à Venise, à Rome et jusqu’à Naples, où il répandit la terreur. On croyait voir les Turcs établis au cœur de l’Europe. Quand la vérité fut connue, on passa soudain de la consternation à toutes les joyeuses démonstrations du triomphe. — Gualdo, Istoria di Leopoldo, p. 472. — Hammer.
  19. Maikath, p. 283. — Hammer.
  20. Ricaut, Histoire de l’Empire, p. 481.