Récits de l’histoire romaine au Ve siècle/05

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Récits de l’histoire romaine au Ve siècle
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU CINQUIEME SIECLE

LA REVANCHE DU BRIGANDAGE D’ÉPHÈSE.
PULCHÉRIE ET MARCIEN. — CONCILE DE CHALCÉDOINE.[1].
450 — 451


I.

Rentrée en souveraine dans la demeure de ses pères, Pulchérie Augusta en chassa d’abord ce troupeau d’eunuques qui l’infestaient, et fit mettre à mort Chrysaphius. On dit qu’elle le livra au fils de Jean le Vandale, général barbare, qu’il avait fait tuer traîtreusement parce que son crédit près de l’empereur l’offusquait : singulière justice de punir un criminel public par une vengeance particulière! Au reste, personne ne s’en plaignit : « Chrysaphius mourut, et son avarice avec lui, » dit un chroniqueur du temps; ce fut là sa seule oraison funèbre. L’impératrice Eudocie, pensant qu’au milieu de cette réaction contre le règne passé sa place n’était plus au palais, demanda la permission à sa belle-sœur de retourner à Jérusalem, permission que celle-ci lui accorda de grand cœur. Athénaïs, en témoignage de sa reconnaissance, lui envoya de la sainte cité le portrait de la vierge Marie peint par saint Luc, relique à laquelle tout le monde alors croyait, et qui passait pour opérer des miracles. La pieuse Augusta fit construire pour le recevoir une magnifique église dans un quartier de la ville qui dominait la mer, et y fonda un office du jour et de la nuit.

En réfléchissant à son isolement en face de l’empire, la vaillante fille eut peur. L’empire d’Orient n’était plus ce qu’elle l’avait connu en 414, lorsque, à peine âgée de seize ans, elle en avait tenu les rênes. À cette époque, le calme régnait à l’intérieur, et l’on n’avait à redouter au dehors que les Perses, faciles à vaincre; mais maintenant tout était changé. Jamais plus formidable tempête n’avait été suspendue sur le monde romain. Attila agglomérait dans la vallée du Danube toutes les populations sujettes des Huns, depuis la Caspienne jusqu’à l’Océan-Glacial, et depuis les monts Ourals jusqu’aux Carpathes. Or l’on se demandait où devait s’abattre cette avalanche de peuples inconnus, sur l’Orient ou sur l’Occident. Les Vandales, maîtres de l’Afrique, présentaient un semblable danger par mer; les peuples germains et slaves s’agitaient dans les forêts de l’Europe, les tribus sauvages de la Libye et de l’Ethiopie dans les déserts voisins de l’Egypte : c’était comme une conjuration de la barbarie universelle pour anéantir l’œuvre de Rome et la civilisation.

Pulchérie comprit que l’énergie morale d’une femme ne suffirait pas à de telles conjonctures, qui réclamaient l’action d’un homme, et d’un homme nourri dans la guerre. Cet homme lui manquait dans sa famille, elle le chercha au dehors. Elle eut l’idée de s’associer un collègue au gouvernement, sinon un mari. Pulchérie comptait alors cinquante et un ans révolus, et avait passé l’âge d’avoir des enfans : de plus elle voulait observer jusqu’à la fin de sa vie l’engagement d’une continence perpétuelle qu’elle avait pris dans sa seizième année par un dévoûment fraternel si mal récompensé. Mais quel homme appellerait-elle à l’honneur de siéger à ses côtés sur le trône des césars? En parcourant dans sa pensée le sénat et la cour, elle arrêta son choix sur un vieux soldat que son caractère et l’estime publique lui eussent au besoin recommandé comme un digne époux pour la petite-fille de Théodose, et un chef capable de soutenir l’état sur le penchant de sa ruine. Elle le manda près d’elle, et lui exposant ses appréhensions et son projet : « C’est à vous que j’ai pensé, lui dit-elle, pour être l’appui de l’empire et le compagnon de mes rudes travaux. Je cherche un collègue et non un mari, car je garderai, comme je m’y suis engagée devant Dieu, le vœu de chasteté formé volontairement dans ma jeunesse. Notre union serait à ce prix. » Marcien promit tout ce qu’elle voulut. Pulchérie, convoquant alors le sénat, lui fit part de sa résolution et de son choix. Les fiançailles eurent lieu par les soins du patriarche Anatolius, et l’époux d’Augusta fut proclamé lui-même Auguste à l’Hebdomon, en présence du sénat, de l’armée et du peuple, le 24 août 450, moins d’un mois après la mort du second Théodose. Marcien, ou plus exactement Marcianus, était né en Thrace d’une famille militaire, suivant le mot des historiens, c’est-à-dire d’une famille qui suivait de père en fils la profession des armes dans une province perpétuellement menacée, où la guerre faisait la vie de chaque jour; sa carrière était ainsi marquée à l’avance, et son goût l’y portait, non moins que la tradition des siens. A peine donc avait-il atteint l’âge de servir, qu’il était allé se présenter à Philippopolis, où stationnait une légion. Les officiers de recrutement, charmés de sa bonne mine, de sa haute taille, de son air décidé, non-seulement l’admirent sans hésitation, mais au lieu de l’inscrire à la suite sur le registre matricule du corps, comme le voulait la règle pour tous les nouveaux arrivans, ils lui donnèrent une place d’un rang supérieur, laissée vide par la mort récente d’un soldat. Alors commença la série de pronostics dans lesquels on se plut à lire la fortune du jeune Marcien, quand l’événement eut prononcé. Le soldat qu’il remplaça par faveur sur le registre matricule se nommait Auguste, de sorte qu’il fut désigné dans la légion sous l’appellation de Marcien, dit Auguste, rapprochement fortuit qui sans doute alors ne frappa personne, mais devint plus tard une annonce manifeste de son avenir. Les indices les plus étranges semblaient suivre pas à pas ce favori de la destinée comme pour le signaler à son insu à de plus clairvoyans que lui. On raconte qu’étant encore simple soldat, et voyageant de Grèce en Asie pour rejoindre l’armée envoyée en 421 contre les Perses, il tomba malade et fut logé chez deux frères qui étaient devins. Ceux-ci ne tardèrent pas à découvrir en lui des signes de la plus haute fortune. « Quand vous serez empereur, lui dirent-ils un jour, quelle récompense nous donnerez-vous? — Je vous ferai patrices, répondit en riant le soldat, comme pour continuer une plaisanterie. — Partez donc, reprirent sérieusement ses hôtes : allez où le sort vous appelle, et souvenez-vous de nous. » L’histoire ne dit pas ce qu’il arriva des deux devins.

La plus célèbre de ces aventures prophétiques est celle qui le mit en rapport avec le roi des Vandales, Genséric, alors maître de Carthage. Il avait fait en qualité d’assesseur d’Aspar la désastreuse campagne de 431, où la flotte romaine fut détruite, et, tombé au pouvoir du vainqueur, il attendait avec une foule de captifs ce qu’on déciderait de sa vie. A l’heure de midi, ces malheureux se trouvaient dans une plaine sans arbres, et un soleil perpendiculaire dardait sur leur tête. Sous l’influence de cette chaleur accablante et de la fatigue de la route, Marcien s’étendit par terre et s’endormit. On vit alors se passer une scène extraordinaire rapportée par les historiens. Un aigle, qui planait au haut du ciel, s’abattit sur Marcien assoupi, et le couvrit de ses ailes qu’il agitait en volant comme pour lui procurer de la fraîcheur. Ce qu’apercevant Genséric de la terrasse de sa maison, il fit venir le Romain et l’interrogea sur sa condition, puis il lui dit : « La science de l’aruspicine (Genséric, comme beaucoup de barbares, la pratiquait et s’y croyait expert) me révèle que tu seras un jour empereur; je te donne la liberté, mais promets-moi de ne jamais faire la guerre à ma nation quand tu disposeras de la fortune de la tienne. » Marcien pensa sans doute que le roi barbare se moquait, et lui jura ce qu’il voulut; mais le hasard fit qu’il ne déclara point la guerre aux Vandales. Ces contes au fond sont de l’histoire, et c’est à ce titre que je leur donne place ici. Ils montrent que ce siècle si dévot, où les plus délicates questions de la théologie devenaient des causes populaires, n’en était pas moins superstitieux à l’excès; ils font voir en outre que Marcien, malgré tant de sollicitations surnaturelles, fut toujours trop honnête pour vouloir aider à son destin. Il n’en fut d’ailleurs que mieux accepté quand ce destin s’accomplit.

Marcien se montra digne de son élévation, et ne dépara point cette pourpre sous laquelle il fallait un soldat. La sévérité de ses habitudes un peu rudes, son désintéressement, son caractère franc et ami de la justice, rappelaient ces vieilles mœurs romaines perdues dans la corruption des villes, mais qui florissaient encore sous la tente, protégées par la discipline des camps. Il était peu lettré, mais on estimait son sens droit, et sa bravoure était proverbiale. Toutefois, l’intrigue et le savoir-faire n’étant point venus à son secours, l’empereur prédestiné n’était encore que tribun lorsque Théodose II, en considération de ses services, le fit entrer au sénat, où Pulchérie l’avait connu. Il était dans sa cinquante-huitième année, veuf d’un premier mariage, d’où provenait une fille qu’il maria au petit-fils du patrice Anthémius, lequel devint empereur d’Occident après les bouleversemens qui firent disparaître de cette autre moitié de l’empire la famille du grand Théodose.

L’occasion se présenta comme à souhait pour le nouvel empereur de montrer sa fermeté d’âme et son patriotisme romain. Il était à peine proclamé, qu’Attila lui envoya un ambassadeur pour réclamer le tribut que Théodose, dans l’abaissement de ses dernières années, avait consenti à lui payer. — Marcien reçut au milieu de sa cour l’ambassadeur du roi des Huns, et lui répondit par ces mots restés fameux : « retournez vers votre maître, et dites-lui que, s’il s’adresse à moi comme à un ami, je lui enverrai des présens; que si c’est comme à un tributaire, j’ai pour lui du fer et des armées qui valent les siennes. » Cette fière parole mit Attila en fureur, et il déclara qu’il ferait payer aux Romains, outre le tribut qu’ils lui devaient, les présens que leur empereur venait de lui promettre; toutefois la colère du barbare n’eut pas d’effet pour le moment, car l’armée innombrable qu’il réunissait sur le Danube était destinée à envahir la Gaule. Après sa défaite dans les plaines de Châlons, lorsqu’il se jeta sur l’Italie avec de nouvelles troupes, Marcien fit passer une partie des siennes au-delà des Alpes, provoquant ainsi dans un intérêt romain le mortel ennemi de sa nation, et se montrant supérieur aux mesquines jalousies qui divisaient trop souvent les deux moitiés de l’empire pour leur ruine commune.

Tandis que par sa conduite au dehors il se donnait le droit d’inscrire en tête de ses lois des préambules tels que celui-ci : « nous appliquant à nous rendre utile au genre humain, consacrant nos jours et nos nuits à faire que les peuples sous notre gouvernement soient à l’abri des incursions barbares par la valeur de nos soldats, et vivent dans la paix et la sécurité,... » à l’intérieur il travaillait à cicatriser bien des plaies saignantes. Il épurait les magistratures vouées à la corruption sous l’administration de Chrysaphius, il modérait les impôts, remettait des amendes, amnistiait des condamnés; la religion surtout attira sa sollicitude.

Marcien était un catholique éprouvé, et la certitude de rencontrer en lui un frère en orthodoxie comme en amour du bien public n’avait pas médiocrement pesé sur la détermination de la pieuse Pulchérie. Cette conformité de doctrines dans un point alors si important augmenta la confiance publique, car pendant le dernier règne en n’avait que trop senti le mal que faisaient à l’église et à l’état les divisions de la famille impériale en matière de foi. On put donc espérer de voir le calme renaître bientôt dans la chrétienté, si profondément troublée par suite du faux concile d’Éphèse et de la loi de Théodose qui rendait ses décrets obligatoires dans l’empire d’Orient.

Un an s’était écoulé entre la clôture de cette assemblée « impie et féroce, » comme l’appelait le pape Léon, et la mort de Théodose II. Ce temps avait été activement employé au profit de la persécution. Chrysaphius, par les moyens qui lui étaient familiers, avait livré la chrétienté orientale à la merci de son protégé Dioscore; toutes les églises courbaient maintenant la tête sous le même bâton « pharaonique » que connaissaient trop bien celles d’Egypte. Cependant une partie des évêques qui avaient cédé pour éviter l’expulsion ou l’exil maudissaient secrètement leur joug et étaient tout prêts à le secouer; quelques-uns même donnaient l’exemple d’une fermeté courageuse sous les sévices et les menaces. Tous au fond invoquaient l’instant de leur délivrance, la tyrannie de Dioscore étant insupportable même à ceux qui professaient comme lui les opinions eutychiennes. Ces opinions, malgré l’aversion générale pour l’homme qui les personnifiait alors, n’avaient pas laissé de faire des progrès dans une partie de l’empire, et un schisme semblait prochain, où l’eutychianisme pourrait presque balancer les forces de l’orthodoxie. Les monastères étaient généralement eutychiens fanatiques. Les magistrats des villes, les préfets des provinces, les personnages considérables tenant à la cour, se rangeaient en vertu de leur dignité sous les décrets d’Éphèse comme sous la religion officielle, et y entraînaient leurs subordonnés. Le catholicisme se trouvait peu à peu relégué de l’autre côté de la mer, dans les provinces de Syrie, d’Asie, et dans les églises qui gravitaient comme des satellites autour de ces grands centres religieux. On verra, par les récits qui vont suivre, que la Grèce continentale et l’Illyrie en Europe, l’Egypte et la Palestine à l’extrémité opposée de l’empire, formaient le domaine de l’eutychianisme, ou du moins des opinions eutychiennes à divers degrés de pureté, — la Syrie et ses annexes, celui de l’orthodoxie traditionnelle, penchant parfois vers le nestorianisme. Antioche était le foyer de celle-ci, Alexandrie le foyer de l’autre : on retrouvait encore là l’antagonisme séculaire de ces deux métropoles du monde oriental chrétien.

Tel on peut se figurer l’état de l’Orient. Une seule opinion régnait en Occident, celle de la foi traditionnelle orthodoxe; elle y régnait non-seulement par la conscience de sa vérité, mais par l’indignation qu’inspiraient Dioscore et son synode tyrannique. Mortellement blessée des procédés dont cette assemblée avait usé contre les légats du pape et contre le pape lui-même, dont elle avait refusé de recevoir la lettre, l’église romaine ne trouva pas de meilleure justification pour elle-même, de meilleure condamnation pour ses adversaires, que de publier cette lettre, où la foi catholique sur le mystère de l’incarnation était résumée en termes concis d’une netteté et d’une élégance qu’on pouvait dire admirables. Répandue dans toutes les églises, elle fut souscrite par toutes et devint en Occident la règle de la foi opposée aux fausses doctrines d’Éphèse. Les laïques eux-mêmes en sollicitaient des copies et se faisaient gloire de l’approuver par l’apposition de leur signature.

Une des causes de la colère des Occidentaux contre l’Orient provenait du mépris qu’on avait montré à Éphèse pour leurs représentans et pour eux. Les légats envoyés par la grande église romaine avaient été traités comme les derniers des clercs; on avait étouffé leurs réclamations, et ils avaient eu peine à sauver leur vie. La personne du pape avait été exposée aux plus incroyables outrages. L’évêque de la vieille Rome, le successeur de Pierre, avait été excommunié par une poignée d’évêques égyptiens sous la provocation d’un patriarche hérétique souillé de tous les crimes; jamais l’église occidentale n’avait eu à subir de pareils affronts. L’indignation croissait quand on songeait que ce pape si grossièrement insulté était le plus grand homme qui se fût encore assis sur le siège apostolique, un évêque que l’élévation de ses idées, son courage patriotique et la sagesse de son administration eussent dû rendre l’objet du respect universel. A considérer tout cela, les Occidentaux ne voyaient que de la démence dans la conduite des évêques d’Orient. Prenant fait et cause pour l’honneur de leur église non moins que pour la pureté de la foi, ils réclamaient à grands cris la convocation d’un vrai concile œcuménique qui rescinderait les actes de ce faux synode, rayerait son nom du catalogue des conciles, abolirait sa mémoire, et pour que la foi pût être sauvée et la dignité de l’épiscopat protégée, pour qu’en un mot l’évêque de la vieille Rome, tête de toutes les églises, pût consentir à y paraître, on demandait que l’assemblée se tînt à Rome ou du moins en Italie. Le pape Léon se fit l’interprète de ce désir près de l’empereur d’Orient, qui était encore Théodose II.

Il écrivit une lettre à cet effet dans son synode provincial, qu’il avait réuni pour le consulter sur la question. La lettre se fondait en particulier sur l’appel interjeté par Flavien au moment de sa condamnation ; on ignorait encore à Rome que le malheureux archevêque de Constantinople eût cessé de vivre, victime des violences qu’il avait subies; on le croyait en exil dans quelque endroit reculé de l’Orient. En même temps qu’il écrivait à l’empereur, le pape adressait à Pulchérie une copie de sa lettre synodale, la suppliant de l’appuyer près de son frère; mais Théodose, devenu plus irritable dans les derniers mois de sa vie, reçut d’assez mauvaise grâce les observations de l’évêque de Rome, et se contenta de répondre que les décrets du concile d’Éphèse étaient la voix même de l’église, qui complétait par eux l’exposition de Nicée; qu’il s’y tiendrait donc, sans vouloir qu’il y fût rien changé. Quant à Pulchérie, que pouvait-elle faire, éloignée du palais et comme prisonnière à l’Hebdomon, sinon confesser son impuissance à l’égard de toute mesure désirable? Elle n’était plus rien pour son frère; ce frère d’ailleurs n’avait pas la libre possession de lui-même: il obéissait à Chrysaphius, maître de la conscience du prince comme des affaires de l’état.

Dans ce naufrage de toutes ses espérances, Léon crut avoir saisi un suprême moyen de salut. On était au mois de février 450, et le 22 de ce mois se célébrait annuellement, avec une grande solennité, la fête dite de la Chaire de saint Pierre, commémorative du jour où l’apôtre Pierre avait pris le gouvernement du troupeau chrétien dans la Babylone de l’Occident. Les évêques d’Italie se rendaient à cette époque en grand nombre autour du successeur de l’apôtre, et la fête en lirait un lustre tout particulier. Or on avait su que cette année l’empereur Valentinien III, l’impératrice Placidie, sa mère, et Eudoxie, sa femme et la fille de Théodose II, devaient venir de Ravenne à Rome s’associer aux prières faites pour l’empire. Le pape résolut de profiter de la circonstance pour enrôler dans sa cause des personnages d’une autorité aussi puissante que l’empereur d’Occident, et deux princesses, l’une fille, l’autre tante de l’Auguste d’Orient.

La visite eut lieu en effet, et les souverains d’Occident, arrivés à Rome le 21 février, allèrent dès le lendemain matin à l’église, où Léon les attendait. Il y avait passé la nuit au milieu des évêques pour célébrer avec eux l’office des Vigiles. A la vue de l’empereur, il s’avança vers lui le visage trempé de larmes, la voix si entrecoupée de sanglots qu’il ne pouvait, disent les anciens documens, faire entendre ses paroles; il le conjura par ce même apôtre dont ils honoraient la mémoire, par son propre salut, par celui de Théodose enfin, son collègue et son père, d’écrire à ce prince pour obtenir la réparation des iniquités d’Éphèse et la remise des choses en l’état où elles étaient avant le procès d’Eutychès. Dans l’excès de son émotion, il se prosterna devant lui, tenant ses genoux embrassés, — les impératrices unirent leurs supplications à celles du vieillard, et Valentinien consentit; mais sa lettre n’obtint de Théodose qu’une réponse pleine d’amertume et de dureté. « Le pape, y était-il dit, ne pouvait point l’accuser d’avoir abandonné, en quoi que ce fût, la foi des pères, lorsqu’il travaillait précisément à la maintenir. C’était dans ce dessein qu’il avait assemblé le concile d’Éphèse, où l’on n’avait condamné que ceux que l’amour de la vérité et de la justice obligeait de condamner. Flavien méritait ce qu’il avait souffert, puisque sa déposition avait rendu la paix à l’Orient, où l’union et la vérité recommençaient à régner dans toutes les églises. — Qu’on ne me tourmente donc plus, ajoutait-il, pour remettre en question une affaire jugée et terminée par l’autorité de Dieu même.» Il n’y avait plus à espérer.

Sur ces entrefaites, on connut à Rome la mort de Flavien et les circonstances de cette mort, — affreux dénoûment de la tragédie d’Éphèse. On apprit bientôt que Théodose aussi avait cessé de vivre. La première de ces nouvelles augmenta l’horreur des Occidentaux pour Dioscore et son concile; la seconde rouvrit la porte à l’espérance. Qu’était le nouvel empereur choisi par Pulchérie? On l’ignorait; mais la main qui l’avait choisi donnait confiance aux catholiques. Les premières mesures de Marcien firent voir qu’il abordait résolument l’œuvre de la réparation religieuse, autant du moins qu’elle pouvait être accomplie par l’autorité séculière. La loi qui rendait obligatoire la reconnaissance du faux concile abrogée, les recherches inquisitoriales supprimées, les bannis rappelés, Eutychès chassé de son monastère, où un abbé catholique le remplaçait, inauguraient une nouvelle ère de reconstruction religieuse à laquelle le pape s’empressa de s’unir en levant plusieurs dépositions scandaleuses prononcées sous l’inspiration de Dioscore, Dans le nombre furent celles d’Eusèbe de Dorylée et de Théodoret, mesures dictées par un sentiment de justice, mais plus équitables que canoniques, au jugement de beaucoup d’Orientaux. En marchant de ce pas, avec prudence, la réparation du mal pouvait s’opérer progressivement, sans secousse et sans éclat. Dans l’état d’anarchie où les esprits étaient plongés, Léon pensa que cette médecine lente et modérée convenait mieux au malade que le remède bruyant d’un concile œcuménique. Revenant donc de sa première idée, sur laquelle il avait tant insisté du vivant de Théodose, il cessa tout à coup de la soutenir près de Marcien et finit par la combattre : bonne avec un gouvernement ennemi déclaré, elle ne l’était plus avec un ami. Ses dernières lettres, que nous avons encore, furent un éloquent plaidoyer contre les premières. « Il nous suffit de votre zèle, écrivait-il à Marcien : la paix rentre dans l’église, et par l’église dans l’état. Contentons-nous de ce que Dieu vous inspire, et ne provoquons plus de ces discussions funestes dont l’impudence seule est un scandale. Évitons de remuer des questions impies et déraisonnables que le Saint-Esprit nous enseigne à étouffer dès qu’elles s’élèvent; il n’est pas bon d’examiner ce qu’il faut croire, comme s’il y avait lieu d’en douter; et l’on doit tenir pour certain aujourd’hui que les sentimens d’Eutychès sont impies, et que Dioscore a failli à la foi en condamnant Flavien. » Cela était vrai, et les contestations de cette nature, quel qu’en soit le résultat, offrent toujours un danger; mais l’avis du pape venait trop tard, lui-même avait sollicité trop ardemment la réunion d’un nouveau concile, et cette idée, préconisée par tout le parti catholique, avait pris racine dans trop de têtes pour qu’il fut possible de l’en arracher. C’est ce que Léon finit par reconnaître.

Battu sur ce point, il demanda que du moins l’assemblée se tînt en Italie; les raisons en étaient évidentes à ses yeux: il les avait longuement déduites dans sa correspondance avec l’empereur défunt; mais ici encore il trouva dans Marcien et dans Pulchérie une opposition inébranlable. « Le scandale a eu lieu en Orient, répondaient-ils, la réparation doit avoir lieu en Orient. » — Repoussé dans ses derniers retranchemens et ne voulant pas compromettre l’union si heureusement rétablie entre l’église et le souverain d’Orient, il céda encore cette fois, en mettant à son concours et à la présence de ses légats dans le concile des conditions qui furent officiellement discutées à Constantinople. Ce fut comme une négociation de puissance à puissance, et ainsi se trouva lié l’empereur Marcien.

Le pape exigeait : 1° que l’empereur assistât au concile afin de prévenir, par le respect dû à sa majesté, le retour des désordres qui avaient déshonoré le faux synode d’Éphèse ; 2° que la présidence des évêques appartînt aux légats, quel que fût leur grade ecclésiastique : c’était aux yeux du pape un moyen de faire reconnaître le droit de primauté de l’église romaine, tête de toutes les églises, et aussi d’empêcher que ses représentans, par la connivence d’un président hostile au siège apostolique, ne fussent insultés, comme ils l’avaient été à Éphèse; 3° que sa lettre exposant la foi de son église, lettre si insolemment repoussée par Dioscore et ses assesseurs, fût lue dans le nouveau concile et insérée aux actes; 4° que Dioscore n’assistât pas comme évêque à l’assemblée. Cette dernière condition surtout était absolue; en ne l’observant pas, on amenait la retraite immédiate des légats. Ce refus du pape de laisser siéger ses légats à côté du patriarche d’Alexandrie tenait principalement à l’audace inconcevable de celui-ci, lorsque après le brigandage d’Ephèse il avait réuni furtivement à Nicée un conciliabule d’Égyptiens pour lancer l’excommunication sur l’évêque de Rome et sur ses envoyés. A défaut du pape, qui n’assistait jamais à un concile œcuménique, que d’autres motifs retenaient d’ailleurs au-delà des mers, l’absence des légats eût tout fait manquer; le concile, privé de la seule représentation occidentale sur laquelle il pût compter au milieu des désastres qui accablaient la Gaule et menaçaient l’Italie, eût été réduit à l’état d’un simple concile oriental, inhabile à contrôler les décisions d’une assemblée œcuménique.

Enfin, toutes les difficultés étant levées, un décret de l’empereur, daté du 17 mai 451, fixa la réunion des évêques à Nicée pour le premier jour de septembre. Les métropolitains avaient le droit d’amener avec eux le nombre de suffragans qu’ils jugeraient convenable. L’empereur promettait de se trouver en personne au concile. Le pape, de son côté, choisit pour ses légats Paschasinus, évêque de Lilybée en Sicile, Lucentius, évêque d’Ascoli, et Cœlius Bonifacius, prêtre de l’église romaine. Celui-ci fut envoyé de Rome, Paschasinus de Sicile, d’où il pouvait arriver plus tôt à Constantinople, le terme du concile étant fort rapproché : Lucentius se trouvait déjà en Orient. Un secrétaire ou notaire leur fut attaché suivant l’usage. Toutes les diligences possibles furent faites à la chancellerie de Saint-Pierre pour que les instructions des légats fussent préparées à temps, et Bonifacius prit la mer.

A Constantinople, on ne mettait pas moins de hâte aux préparatifs, car le temps pressait. Comme pour attacher à la mesure qu’ils venaient de prendre un signe éclatant de leur pensée, Pulchérie et Marcien envoyèrent chercher le cadavre de Flavien dans le bourg d’Ipèpe, où l’exilé avait succombé aux suites de ses blessures, où, pour se débarrasser d’un fardeau qui la gênait, son escorte l’avait enterré précipitamment. L’exhumation se fit avec solennité sous l’œil des préposés de l’empereur. Sur toute la route que suivit le convoi, il fut accueilli par le respect public, par les prières des clergés fidèles et les larmes des populations, émues d’une fin si tragique. A Constantinople, où l’attendaient des funérailles dignes de son rang, Flavien, étendu selon l’usage dans son cercueil, traversa toute la ville au milieu d’une foule compacte, pressée autour de lui comme des enfans autour d’un chef bien-aimé. Conduit ainsi jusqu’à l’église des Apôtres, l’archevêque assassiné dans un concile alla reposer près de son prédécesseur Chrysostome, martyr comme lui de l’inimitié des évêques.

Les mois se passèrent rapidement au milieu de ces préoccupations. Aux approches de septembre, les routes qui se dirigeaient vers Nicée se couvrirent de convois de la course publique voiturant des évêques réunis par diocèse, ou de bandes de moines à pied venant de toutes les parties de l’Orient à ce concile où ils n’étaient point convoqués. Il en arrivait d’Egypte, de Palestine, des hautes vallées de l’Euphrate, où dominaient les idées eutychiennes, car tous ces moines étaient partisans fanatiques de Dioscore et du faux concile d’Éphèse. Avec eux cheminaient d’autres troupes de laïques curieux d’émotions ou d’ecclésiastiques déposés, évêques et clercs, qui venaient épier quelque occasion de rentrer dans l’église ou de nuire du moins à leur évêque. Bientôt la ville de Nicée, qui était petite, se trouva encombrée de multitudes passionnées, ardentes, dont l’attitude faisait prévoir bien des troubles, à ce point qu’il fallût renforcer la garnison et éloigner tout individu, prêtre ou autre, qui n’aurait pas été dûment appelé par son évêque. Ce fut Pulchérie elle-même qui envoya cet ordre au consulaire de la Bithynie, dont la ville de Nicée dépendait.

Cependant le temps fixé pour la session était déjà passé, et l’empereur ne paraissait point. Soldat avant tout, Marcien, quel que fût son zèle pour la religion, était d’abord aux affaires de la guerre, et ces affaires prenaient de jour en jour une importance plus exceptionnelle à cause de la lutte qui se livrait en Gaule entre les Romains et les Huns et dont on savait mal l’issue. Attila avait été battu par Aétius dans les plaines de Châlons; bientôt les débris de son armée vinrent se reformer sur les bords du Danube, et menacer directement Constantinople et la Thrace. Les nécessités de la défense retenaient donc Marcien, quoi qu’il en eût, dans le voisinage du Danube. Toutefois les évêques réunis à Nicée trouvaient le temps long; les subsistances y devenaient rares pour tout le monde, enfin l’ennui prenait ces vieillards, retenus oisifs si loin de chez eux. Ils demandèrent à l’empereur de leur laisser ouvrir la session, s’il ne lui était pas possible de venir; cette demande contraria Marcien; elle présentait effectivement un grand danger, l’abstention des légats du pape qui n’y paraîtraient point sans lui; or cette abstention changeait, comme nous l’avons dit, le caractère du concile, et remettait tout en question. Les évêques insistaient cependant, et il fallait compter avec la difficulté des hommes comme avec celle des choses. Après y avoir mûrement réfléchi, Marcien écrivit aux évêques que, ne pouvant pas les aller trouver hors du centre de ses affaires, il avait résolu d’en rapprocher le concile, et que pour cette raison il le transportait à Chalcédoine. « Chalcédoine, disait-il, n’était séparée de Constantinople que par le Bosphore, large en cet endroit de moins d’un mille. Être à Constantinople, c’était être à Chalcédoine, et Marcien assisterait aux travaux de l’assemblée tantôt en personne, tantôt par des communications de tous les momens. » Il ajoutait cette considération assez importante pour les évêques, que Chalcédoine, étant une bien plus grande ville que Nicée, leur offrirait soit par elle-même, soit par sa proximité de Constantinople, toutes les facilités désirables pour un bon établissement, même pendant une longue session.

Ce moyen terme mettait l’empereur à l’aise dans ses engagemens vis-à-vis des légats, et levait une partie des difficultés dont on pourrait se plaindre justement; toutefois il plut médiocrement aux évêques, peu soucieux de se rapprocher de Constantinople, où régnait, disait-on, une agitation assez vive, provenant des moines eutychiens. Marcien mit fin à toute hésitation en donnant au concile l’ordre formel de se transporter à Chalcédoine avant la fin de septembre pour tout délai; l’ordre impérial était daté d’Héraclée en Thrace. Les évêques, à bout d’opposition, partirent, et la tourbe des moines et des étrangers les suivit, s’augmentant même pendant la route.

Au 1er octobre ou peu de jours après, le concile se trouva réuni à Chalcédoine. C’était le plus nombreux qu’eût encore vu la chrétienté. Des documens officiels portent le chiffre des membres à 630, parmi lesquels il faut comprendre les absens, pour qui leurs métropolitains signèrent la définition de foi. Le concile lui-même, dans une lettre écrite au pape Léon, ne s’attribue que 520 membres, et les listes de signataires qui nous sont restées des différentes séances ou actions en portent presque toujours beaucoup moins. Quoi qu’il en soit, c’était une grande et imposante assemblée, puisque le premier concile œcuménique n’avait compté que 318 membres et le second que 150. Le lieu du rendez-vous était l’église de Sainte-Euphémie.


II.

A cent cinquante pas du Bosphore, en dehors des portes de Chalcédoine, s’élevait sur un monticule la basilique dédiée à la martyre Euphémie, une des saintes les plus vénérées de l’Orient. On y montait par une pente insensible ; mais lorsqu’on avait atteint le sommet du coteau, on voyait se déployer aux regards un spectacle merveilleux : d’un côté, la mer, ici tranquille, là plus ou moins agitée, et jetant son écume sur les rochers de la rive; de l’autre, de hautes montagnes couvertes d’antiques forêts; au fond de la vallée, des prairies à perte de vue, des moissons jaunissantes, des vergers couronnés des plus beaux fruits; en face, la ville de Constantinople, s’étageant sur la côte européenne du Bosphore, servait de fond à ce magnifique tableau. La basilique elle-même était digne de cet encadrement par la beauté de son architecture. On y entrait par une vaste cour rectangulaire, garnie d’une colonnade, et formant péristyle à un ensemble d’édifices. L’église, de la même dimension et d’une ordonnance pareille, conduisait à un oratoire circulaire surmonté d’une coupole qu’entourait une galerie d’où l’on pouvait entendre l’office. C’était là le martyrium proprement dit, lequel contenait dans sa partie orientale le tombeau de la sainte et son corps enfermé dans une châsse d’argent. La croyance générale était qu’il s’opérait en ce lieu beaucoup de miracles. Dans les temps de désastres ou de dangers publics, l’archevêque de Constantinople, averti par certains signes, prévenait à son tour l’empereur, et l’on se rendait processionnellement à l’oratoire, l’empereur et l’impératrice en tête, puis les magistrats, le clergé et tout le peuple de Constantinople. Entré seul dans le sanctuaire, l’archevêque s’approchait du sépulcre, et, par une petite ouverture pratiquée au côté gauche du monument, il introduisait une tige de fer portant une éponge qu’il retirait pleine de sang; ce sang, considéré comme un préservatif contre tous les maux, était ensuite distribué par gouttes et envoyé dans des fioles jusqu’aux extrémités de l’empire. Sous un portique couvert attenant à l’oratoire se trouvait un grand tableau sur toile, dû au pinceau d’un peintre célèbre et représentant la vie et la mort d’Euphémie martyrisée au temps de Dioclétien. On l’y voyait brillante de jeunesse et de beauté, revêtue du manteau brun des philosophes, indice de sa profession religieuse et de sa consécration au Christ. Saisie par des soldats et conduite devant le juge, puis livrée aux bourreaux, elle traversait d’étape en étape, à travers la flamme et le fer, le chemin qui la menait à sa fin glorieuse. La vierge Euphémie, patronne de Chalcédoine, en était aussi l’oracle et jouissait auprès des fidèles d’une confiance et d’une autorité illimitées en toute matière. Nous verrons plus tard les pères du concile venir la consulter au fond de son tombeau sur une des interprétations les plus délicates du dogme chrétien.

C’est là que s’ouvrit la première session du concile le 8 octobre 451. Elle s’ouvrit avec trois cent soixante évêques seulement, mais au milieu d’un nombre considérable d’assistans, laïques, clercs, moines surtout, venus, comme nous l’avons dit, de l’Egypte, de la Palestine et de la Haute-Syrie, qui avaient été des premiers à se transporter de Nicée à Chalcédoine. L’archimandrite Barsumas s’y trouvait avec ses mille moines assommeurs, devenus sinistrement fameux dans la poursuite des nestoriens. Retenu par les affaires de la guerre, l’empereur Marcien n’y parut pas ; mais il y fut représenté par de hauts fonctionnaires de l’état et des sénateurs, au nombre de dix-neuf, ayant à leur tête un personnage consulaire, Anatolius, maître de l’une et l’autre milice. La présidence de l’assemblée était dévolue à ces magistrats, que nous verrons dans toutes les séances où ils assistèrent fixer l’ordre des délibérations, conduire les débats, poser les questions, formuler les avis, repousser même parfois les résolutions auxquelles inclinait le concile pour leur en substituer d’autres, enfin donner des conclusions quand les évêques avaient opiné. On eût dit une cour de justice civile dirigeant une assemblée ecclésiastique. Telle était la constitution des conciles, jugeant sur des questions de fait, parfois même sur des questions de dogme. La règle était que, lorsque les officiers impériaux assistaient à une séance, ils la présidaient comme représentant la puissance souveraine. Deux notaires du consistoire impérial, Béronicien, et Constantin, faisaient l’office de secrétaires synodaux et d’interprètes lorsqu’il fallait traduire soit les pièces, soit les dépositions du latin en grec.

Les magistrats prirent place dans la nef de la basilique, adossés à la balustrade du chœur ; les évêques se rangèrent dans les travées, à droite et à gauche. À l’extrémité de la nef, du côté des portes et faisant face aux magistrats, étaient des enceintes réservées aux accusateurs, aux accusés, et aux témoins ou pétitionnaires admis à la barre, lesquels ne devaient point être confondus parmi les juges. Les légats du pape siégèrent en tête des évêques, à gauche des magistrats, place d’honneur chez les Romains. Ils y siégèrent ensemble, l’évêque Paschasinus d’abord, Lucentius ensuite, puis Cœlius Bonifacius, qui, bien que simple prêtre de l’église romaine, se trouva primer par son rang le corps des évêques orientaux. Au-dessous de Bonifacius venaient le patriarche de Constantinople, celui d’Antioche, l’archevêque de Césarée et l’exarque d’Éphèse. Tels étaient les premiers rangs dans la travée de gauche. En tête de la droite s’assirent le patriarche d’Alexandrie, Dioscore, Juvénal de Jérusalem, l’évêque d’Héraclée en Macédoine, remplaçant le patriarche de Thessalonique, et l’évêque de Corinthe. Les autres évêques se groupèrent par diocèses à la suite de leurs métropolitains : ceux d’Orient, de Pont, d’Asie, de Cappadoce, à gauche, ceux d’Egypte, de Palestine et d’Illyrie, à droite ; de sorte que tout le parti de Dioscore se trouva concentré de ce dernier côté, tandis que l’autre était occupé par les Orientaux et leurs amis, qui représentaient à l’assemblée les adversaires du faux concile d’Éphèse et le parti de Flavien. Le livre des Évangiles fut apporté et dressé au milieu de la nef sur un trône ou un autel portatif, comme c’était l’usage.

Quand tout le monde eut pris place, les trois légats se levant de leurs sièges s’avancèrent en face des magistrats, et l’évêque Paschasinus, leur chef, prononça en latin ces mots qui furent traduits en grec par le secrétaire Béronicien. « Les instructions du très heureux et apostolique évêque de l’église de Rome nous défendent de siéger dans ce concile avec Dioscore, archevêque d’Alexandrie, que nous voyons séant ici parmi les juges. Or l’ordre que voici est absolu (et il montra un rouleau de papier qu’il tenait à la main) ; que votre magnificence commande donc à Dioscore de sortir, ou nous sortons à l’instant. — Une plainte particulière existe-t-elle contre le révérendissime archevêque d’Alexandrie, dirent les magistrats, pour que nous lui ordonnions de quitter le rang des évêques ? — Il n’est pas appelé ici pour juger, mais pour être jugé, interrompit le second légat Lucentius. — S’il n’y a pas d’accusation déposée, s’écria une voix, j’en dépose une. » Et Eusèbe de Dorylée, quittant sa place, dit aux magistrats : « J’ai été lésé par Dioscore, la foi a été lésée, Flavien a été tué, ce saint évêque dont je ne puis prononcer le nom sans verser des larmes. Enfin, j’ai été injustement déposé avec lui. J’accuse Dioscore de tout cela et j’ai adressé à ce sujet à notre pieux empereur une requête qu’il vous a renvoyée. Par la tête des maîtres du monde, je demande qu’il en soit fait lecture à l’assemblée ! » Et il alla s’asseoir dans l’enceinte réservée aux accusateurs et aux accusés. Dioscore, sur un avertissement des magistrats, y prit place non loin de lui.

La requête d’Eusèbe fut lue et contenait en les expliquant les griefs qu’il venait d’indiquer. L’ancien avocat était là dans son élément, et il demanda pour la régularité de la procédure qu’on lût après sa requête les actes d’Éphèse, afin que l’assemblée connût bien sur quels faits portait son accusation ; Dioscore requit pareillement cette lecture, puis se rétracta. « Je crois, dit-il, que la première chose est d’examiner entre nous la question de foi. » C’était précisément ce qu’il avait repoussé au faux synode d’Éphèse comme une formalité superflue, et le concile y put voir une première preuve de sa duplicité. « Vous êtes accusé, défendez-vous d’abord, » lui firent observer les magistrats. La lecture des actes d’Éphèse, alors commencée, donna lieu à divers incidens où se dessina d’une façon toute particulière la physionomie du concile.

Les actes ou procès-verbaux de ces assemblées ecclésiastiques étaient très étendus et très complets, et on y annexait d’ordinaire in extenso les pièces et correspondances qui faisaient corps avec eux. Au procès-verbal de l’assemblée d’Éphèse se trouvaient jointes les lettres de l’empereur Théodose II touchant la convocation du concile, et une entre autres fort injurieuse pour l’évêque de Cyr, Théodoret, dont elle prononçait l’exclusion. Quand le secrétaire eut lu cette pièce, il ajouta : « Les choses ont changé depuis lors : notre pieux empereur Marcien a fait cesser l’exil du révérendissime Théodoret, et, sur sa demande, le très saint pape Léon lui a rendu son rang d’évêque ; il peut dont entrer ici, notre empereur l’ayant d’ailleurs convoqué. » Théodoret entra donc ; mais son apparition fut le signal d’un soulèvement général parmi les partisans de Dioscore. Les évêques d’Égypte, d’Illyrie et de Palestine se mirent à pousser des cris assourdissans, au milieu desquels on entendait ces mots: « Miséricorde ! la foi est perdue ; on fait entrer un homme déposé ! Hors d’ici l’ennemi de Dieu, les canons le chassent ! Hors d’ici le précepteur de Nestorius ! » Les évêques d’Orient, de Pont et d’Asie rétorquaient non moins bruyamment : « Ce sont les meurtriers de Flavien qu’il faut chasser ! Hors d’ici les manichéens, hors d’ici les hérétiques ! À la porte ceux qui nous ont fait souscrire un papier blanc, à la porte ceux qui nous frappaient pour nous faire signer ! » Dioscore, se levant au milieu du tumulte, cria d’une voix forte en montrant Théodoret : « Cet homme a anathématisé Cyrille, c’est donc Cyrille que vous chassez ! » À ces mots, la colère des Orientaux ne connut plus de bornes. « Hors d’ici l’assassin ! disaient-ils tous ensemble ; qui ne sait pas les hauts faits de Dioscore ? Chassez d’ici les meurtriers ! » Le parti de Dioscore, prenant sa revanche, se mit à vociférer de son côté, traitant les Orientaux de nestoriens. « Longue vie à l’impératrice Pulchérie, l’ennemie des nestoriens ! criaient-ils ; il y en a encore ici, qu’on les chasse ! Un synode orthodoxe ne reçoit pas Théodoret ! » Théodoret alors, s’avançant dans l’enceinte avec dignité et s’adressant aux magistrats : « J’ai présenté requête à l’empereur, dit-il ; j’ai exposé les cruautés que j’ai souffertes : je demande qu’on examine ma lettre. — L’évêque Théodoret, dirent les magistrats, a été rétabli dans son rang par l’archevêque de Rome ; il peut entrer ici, il y entre comme accusateur, qu’il aille prendre place en cette qualité. » Et Théodoret alla s’asseoir dans la même enceinte qu’Eusèbe de Dorylée.

Au moment où il s’assit près d’Eusèbe, les clameurs se réveillèrent avec une nouvelle énergie, mais en sens inverse ; d’autres clameurs y répondirent. On n’entendait plus dans la basilique que ces apostrophes, qui se croisaient d’un côté à l’autre : « que Théodoret vienne siéger avec nous, l’évêque orthodoxe ! sa place est au milieu de nous, » disaient les Orientaux. — « Ne l’appelez pas évêque, répondaient les Égyptiens, il ne l’est pas : c’est un ennemi de Dieu ; — c’est un hérétique ; — c’est un Juif. — Qu’on le fasse sortir d’ici. » — « Ce sont les assassins qu’il faut chasser, répliquait-on de l’autre côté ; dehors les assassins, dehors les séditieux ! » Le tumulte devenait inexprimable. Le chef des magistrats, se levant alors, fit signe qu’il voulait parler. « Ces cris, dit-il, et ce bruit ne conviennent qu’à une multitude désordonnée ; ils sont indignes d’une réunion d’évêques, et d’ailleurs ils ne servent en rien aux parties ; faites donc silence et laissez continuer la lecture des actes. — Nous réclamons pour la religion, pour la foi orthodoxe, répondaient les Égyptiens ; chassez un seul homme, et nous écoutons tous. — Écoutez d’abord, répliqua sévèrement le magistrat, et ne troublez plus l’ordre du concile. »

Cet incident terminé, la lecture continua ; mais Dioscore se chargea d’en provoquer un second non moins tumultueux. On lisait la lettre de Théodose qui lui conférait la présidence du concile d’Éphèse, et lui donnait pour assesseurs ou vice-présidens Juvénal de Jérusalem, Thalassius de Césarée, Eustathe de Béryte, Basile de Séleucie et Eusèbe d’Ancyre. « Vous voyez par ce passage du rescrit impérial, fit-il observer en interrompant la lecture, que je ne suis pas le seul responsable de ce qui s’est passé à Éphèse. L’évêque Juvénal, l’évêque Thalassius et les autres partageaient avec moi l’autorité sur l’assemblée, et de plus tout ce que nous avons jugé, le concile l’a approuvé de vive voix et par écrit. On en a fait le rapport à l’empereur Théodose, d’heureuse mémoire, qui l’a confirmé par une loi générale. » À cette assertion, que le concile avait tout approuvé, un démenti violent se fit entendre du côté des Orientaux. « Cela est faux, réclama-t-on de toutes parts, personne n’a consenti, nous avons été forcés, — nous avons été frappés, — on nous a fait souscrire un papier blanc, — on nous a menacés d’exil, — des soldats nous ont fait signer sous leurs bâtons et sous leurs épées, — quel concile que celui qui se tient avec des épées et des bâtons ! — Dioscore avait ses raisons en faisant entrer des soldats ; — hors d’ici le meurtrier ! — les soldats ont déposé Flavien ! » Du côté des Égyptiens, on entendait des propos ironiques tels que ceux-ci : « de quoi se plaignent-ils ? ce sont ces évêques-là qui ont souscrit les premiers ! » Et, comme à ces mots des protestations se firent entendre dans les rangs des clercs, les évêques d’Égypte se retournèrent furieux, « Qui est-ce qui crie là-bas ? dirent-ils. Pourquoi laisse-t-on crier des clercs ? Qu’on les mette dehors, qu’on chasse les gens étrangers au concile ! »

Le niveau des colères montait rapidement. Alors les récriminations commencèrent au sujet des violences employées par Dioscore et sa faction pour faire signer la condamnation de Flavien. Étienne d’Éphèse raconta le siège de son évêché, assailli par trois cents soldats et moines sous le prétexte que, logeant chez lui Eusèbe de Dorylée et quelques autres, il faisait de sa maison épiscopale un repaire pour les ennemis de l’empereur. « Ce crime, lui disaient-ils, mérite la mort, » et ils voulaient le tuer. Il raconta ensuite comment, s’étant réfugié dans la sacristie de son église avant le vote contre Flavien, on l’y avait mis sous clé, sans vouloir le laisser sortir qu’il n’eût signé. Thalassius de Césarée, qui avait été un des vice-présidens d’Éphèse, protesta qu’il avait été désigné à son insu, et que, lorsqu’il avait voulu s’opposer à des menées coupables, Dioscore avait refusé de l’écouter. L’évêque de Claudiopolis en Isaurie, Théodore, fournit des explications détaillées sur la manière dont le président avait enlevé le vote de la déposition de Flavien, moitié par astuce, moitié par violence. « Ils tenaient entre eux, dit-il, des conciliabules mystérieux autour du siège du président, puis ils venaient nous dire : « Il faut opiner, il faut juger, » à nous qui étions assis simplement à nos places, sans avoir aucune connaissance de l’affaire que l’on nous faisait décider. Nos adversaires allaient de siège en siège pour nous épouvanter en criant : « Coupez en deux ceux qui parlent de deux natures, divisez ceux qui divisent ! » comme pour nous accuser d’être des nestoriens et de soutenir l’hérésie. Sous le coup de semblables menaces, chacun de nous craignit d’être mis hors l’église comme hérétique, et de perdre ceux qu’il avait baptisés. Ne fallait-il pas nous taire ? Nous étions en tout cent trente-cinq, et quarante-deux avaient reçu la défense de parler ; les autres suivaient Dioscore et Juvénal, et, accompagnés d’une foule de gens inconnus, troublaient le concile par leur tumulte. Nous n’avions assurément rien à faire ; ils se sont joués de notre sang ! — Oui, oui, s’écrièrent tout d’une voix les Orientaux, ce que dit l’évêque Théodore est vrai, les choses se sont passées ainsi. » Les Égyptiens accueillaient ces déclarations par des éclats de rire insultans. « Voyez les vaillans évêques, disaient-ils, comme ils font honneur à leur courage ! Est-ce qu’un chrétien craint personne ? Qu’on apporte du feu, nous le verrons ! Il n’y aurait point eu de martyrs, s’ils avaient tremblé comme ceux-ci prétendent qu’ils ont fait. » Pendant cette scène lamentable, Dioscore restait calme sur son siège, l’ironie aux lèvres ; se levant ensuite, il dit : « Puisque ces gens-là soutiennent qu’ils n’ont pas su ce qui avait été jugé et qu’ils ont souscrit sur une feuille de papier blanc, d’abord ils ne devaient pas souscrire sans bien savoir ce qu’ils signaient, la foi étant en question ; ensuite qui donc a rédigé par écrit leurs déclarations (il parlait sans doute des votes motivés qu’on leur arrachait), si ce n’est eux-mêmes ? Que votre magnificence les oblige à le dire. » Pour couper court à une altercation qui eût absorbé toute la séance sans résultat, les magistrats ordonnèrent qu’on poursuivît la lecture des actes.

La mention de la lettre du pape Léon à Flavien, dont on avait refusé la communication au faux concile d’Éphèse par une suite de subterfuges, donna lieu à de nouveaux débats. Il en résulta que Dioscore était seul responsable de ce refus, et non, comme il l’insinuait, ses assesseurs Thalassius, Juvénal et les autres ; mais ces insinuations ne laissèrent pas d’irriter contre lui ses anciens collègues à la présidence, qui virent bien que son plan de défense était de rejeter sur eux une partie de ses fautes ou de les entraîner tous dans sa perte ; ils songèrent alors à se dégager d’une responsabilité dangereuse. À un certain endroit des actes, les Orientaux ayant signalé une fausse déposition : « Il faut vérifier, dirent les membres du concile ; qu’on fasse venir les notaires synodaux. — Demandez plutôt que Dioscore fasse venir les siens, interrompit Théodore de Claudiopolis, car il a chassé tous les autres, et n’a laissé recueillir de notes qu’à des hommes dont il était sûr. — De quelle main sont libellés les actes ? dirent les magistrats. — Chacun, répondit Théodore de Claudiopolis, a fait écrire pour lui ses notaires ; les miens l’ont fait pour moi, ceux de Thalassius pour lui, ceux de Juvénal pour lui ; il y avait des notaires de plusieurs autres évêques qui écrivaient, » Là-dessus Eusèbe de Dorylée pria les magistrats de faire entendre Étienne d’Éphèse, qui avait des renseignemens curieux sur cet objet. Requis de s’expliquer, Étienne le fit en ces termes : « Mes notaires, dit-il, pour fournir un exemple de la manière dont Dioscore traitait ou faisait traiter ceux des autres, tenaient des notes pour moi ; ils étaient deux, Julien, maintenant évêque de Lébède, et Crispinus, diacre. Lorsqu’ils furent aperçus de Dioscore, il envoya vers eux ses notaires à lui, lesquels s’emparèrent de leurs tablettes, qu’ils effacèrent, et faillirent leur rompre les doigts en voulant leur arracher leurs écritoires. Cela fait que je n’ai point eu de copie des actes, et je ne sais ce que sont devenues les notes qui m’étaient destinées. » Les manœuvres de Dioscore se dévoilaient ainsi à chaque ligne des actes, et tous les témoignages tournaient à sa confusion.

Quand on en vint à la profession de foi d’Eutychès, insérée aux actes, il s’éleva une discussion dogmatique fort embrouillée, et qui montre combien Cyrille, soit par ses anathématismes, soit par quelques-unes de ses lettres, avait jeté d’embarras dans une question qu’il déclarait lui-même à peu près inaccessible aux intelligences théologiques les plus exercées. On avait reproché à Eutychès, dans le concile de Constantinople, de dire : « deux natures en Jésus-Christ avant l’incarnation, et une seule après, » et Basile de Séleucie lui avait fait observer que, si, au lieu de dire simplement une nature, il ajoutait incarnée et humanisée, il penserait alors comme le bienheureux Cyrille et comme tous les orthodoxes, « car enfin, ajoutait-il, il est clair que la divinité du Christ, qu’il tient de son père, est autre chose que son humanité, qu’il tient de sa mère, et qu’ainsi il confesserait les deux natures; » mais Eutychès n’y avait point consenti. « Ce que vous souteniez alors à Eutychès, dirent les magistrats à Basile de Séleucie, est parfaitement orthodoxe, et le refus d’Eutychès le constituait en état d’hérésie. Expliquez-nous donc pourquoi vous avez ensuite souscrit à l’absolution de l’archimandrite et à la déposition de l’archevêque Flavien, de sainte mémoire? — Parce que, répondit Basile, livré au jugement de cent vingt ou cent trente évêques, j’ai cédé à la nécessité de leur obéir. — Voici, s’écria Dioscore en l’interrompant, voici l’accomplissement de ce mot de l’Évangile : « tu te justifieras par ta bouche et tu te condamneras par ta bouche. » Tu as prévariqué par respect humain et tu as méprisé la foi. Tu ne sais donc pas qu’il a été écrit : « Ne rougis pas pour ta ruine? » À cette dure et insolente remontrance, l’évêque Basile répondit : « Si j’avais eu des juges civils, j’aurais combattu pour mon opinion jusqu’au martyre, et j’ai donné à Constantinople plus d’une preuve de ma fermeté; mais un fils jugé par son père ne se défend point, il se soumet et meurt, même avec le droit pour lui; j’ai failli !» À ce mot, les Orientaux s’écrièrent en masse : « Tous, tous, nous avons failli, tous nous demandons pardon. » Ce mot parcourut de rang en rang tout le côté gauche de l’assemblée; Thalassius, Eustathe et les autres répétèrent avec componction : « Nous avons tous péché, nous demandons tous merci. » C’était un spectacle attendrissant que de voir ces vieux évêques, les mains levées vers le ciel, implorant miséricorde pour leur faiblesse.

Lorsque l’on en vint à la profession de foi de Flavien au concile de Constantinople, l’assemblée en écouta la lecture avec un religieux silence. « Qu’en pensent les très révérends évêques? dit le magistrat qui présidait; Flavien exposant ainsi sa foi restait-il dans l’orthodoxie, ou en était-il sorti? Le concile actuel en jugera. — L’archevêque Flavien a exposé la foi saintement, complètement, catholiquement, dit le légat Paschasinus, puisque son exposition concorde avec la lettre de l’archevêque de Rome. — Cela étant, ajouta l’autre légat Lucentius, et les sentimens de Flavien, d’heureuse mémoire, concordant avec ceux du siège apostolique et la tradition des pères, il y a lieu au synode actuel de rétorquer contre les hérétiques qui l’ont condamné leur sentence de condamnation. » De toutes parts, des évêques importans déclarèrent la doctrine de Flavien orthodoxe; quelques-uns ajoutèrent, conforme à celle de Cyrille, et les Orientaux en masse s’écrièrent : « Le martyr Flavien a bien expliqué la foi. — Attendez, interrompit Dioscore, qu’on lise le reste de ses paroles, et je répondrai ; on verra qu’il se contredit et qu’il professe deux natures après l’union. — Oui, je supplie qu’on lise le reste, s’écria Juvénal de Jérusalem, relevant les dernières paroles de Dioscore, et l’on verra que tout y est orthodoxe. Le très saint évêque Flavien a parlé comme Cyrille et comme la tradition des pères. — Nous disons la même chose, » crièrent les évêques de Palestine; Juvénal, se levant avec eux, quitta son siège et passa de l’autre côté, suivi de tous ses suffragans.

Ce fut un véritable coup de théâtre, qui jeta le parti de Dioscore dans la consternation et remplit de joie le parti contraire. Une acclamation s’éleva du corps des Orientaux en l’honneur des évêques qui se ralliaient à eux, et fut répétée par tout le côté gauche. « Soyez les bienvenus, leur disait-on, évêques orthodoxes; c’est Dieu qui vous amène! » Cette désertion, concertée entre Juvénal et ses collègues de Palestine, parut une juste représaille des mauvais procédés de Dioscore et de l’insistance qu’il avait mise à compromettre dans sa cause ses anciens assesseurs d’Éphèse. Pierre de Corinthe prit alors la parole et dit : « Je n’ai pas assisté au concile dont il s’agit, attendu que je n’étais pas encore ordonné évêque, mais, sur ce qu’on vient de lire, je trouve la doctrine de Flavien d’une incontestable orthodoxie. » Et il passa du côté des Orientaux, qui le saluèrent par ces cris : « Pierre croit comme Pierre, soyez le bienvenu, évêque orthodoxe! » Irénée, évêque de Naupacte, avec les évêques d’Hellade, de Macédoine et de Crète, obéirent au torrent et passèrent à l’autre travée ; mais la surprise fut au comble lorsqu’on vit quatre évêques égyptiens se déclarer aussi pour la mémoire de Flavien et quitter le côté où ils siégeaient. Dioscore, renié, délaissé, dévorait mal sa colère. « Flavien a été déposé, disait-il, pour avoir soutenu deux natures après l’union, et j’ai là vingt passages des pères qui condamnent cette proposition. Qu’on me chasse donc avec les pères! »

Les faits de violences par lesquels s’était terminé le brigandage d’Ephèse amenèrent un débat très vif entre Dioscore et certains évêques déposans. Dioscore niait tout, répondait à tous les propos : « Cela est faux, on en a menti ! » A l’en croire, il n’y aurait eu ni soldats en armes envahissant l’église, ni parabolans, ni moines syriens, milice féroce de Barsumas. Quand on parla de l’apparition du proconsul avec des chaînes et une multitude de satellites, Dioscore interrompit en ricanant : « Multitude ! dit-il, dix, vingt, trente, cent personnes tout au plus; je produirai des témoins pour prouver que tout cela n’est que mensonge. » Irrités de son air insultant et de sa mauvaise foi, los évêques s’animaient de leur côté. « Je n’ai forcé personne à souscrire, répétait Dioscore. Qui dit que je l’ai forcé? — Moi, répondit Basile de Séleucie. Vous nous avez forcés à cette abomination par les menaces de vos satellites, » et, s’adressant aux magistrats, il leur dit : « Jugez de quelle violence il usait alors, étant maître absolu de son concile, lui qui maintenant trouble le nôtre, quoiqu’il n’ait autour de lui que six adhérens. Je demande que tous les métropolitains de Lycaonie, de Phrygie, de Perge et des autres provinces déclarent sur les saints Évangiles s’il n’est pas vrai qu’après la déposition de Flavien, comme nous étions tous consternés et n’osions ouvrir la bouche, que quelques-uns même s’enfuyaient, il se dressa sur ses pieds et dit : Voyez-vous, si quelqu’un ne veut pas souscrire, il aura affaire à moi ! » Les dépositions continuaient à être accablantes pour Dioscore, lorsque, prenant la parole, il dit aux magistrats : « Votre grandeur est fatiguée ; faites remettre la cause, s’il vous plaît. »

Il était environ six heures du soir ; le soleil se couchant à cinq heures et demie le 8 octobre sous le climat de Chalcédoine, l’obscurité envahissait la basilique. On alluma les torches, et le secrétaire acheva la lecture des actes d’Éphèse. Quand il eut fini, le président annonça qu’on renvoyait au lendemain 9 les questions sur la foi qui demandaient à être examinées plus amplement ; quant au jugement des faits qui s’étaient déroulés dans les débats de la présente séance, d’après les pièces lues et les témoignages entendus, Flavien, d’heureuse mémoire, paraissant avoir été condamné injustement, ainsi que le très pieux évêque Eusèbe de Dorylée, le conseil des juges et des sénateurs estimait : « que, sous le bon plaisir de l’empereur, Dioscore, évêque d’Alexandrie, Juvénal de Jérusalem, Thalassius de Césarée, Eusèbe d’Ancyre, Eustathe de Béryte, et Basile de Séleucie, président et assesseurs au concile d’Éphèse, devaient subir la même peine et être privés de la dignité épiscopale, selon les canons. »

La séance fut alors levée au chant du Trisagion, hymne nouveau, introduit par Proclus dans la liturgie de Constantinople, et qui était alors fort en vogue. Il y était dit : « Dieu saint, saint et fort, saint et immortel, ayez pitié de nous ! » Après ce chant, les magistrats quittèrent la salle, et les évêques se dispersèrent.


III.

La séance annoncée pour le lendemain 9 octobre n’eut pas lieu, mais il se tint le 10, dans la même église de Sainte-Euphémie, une seconde action[2], où les magistrats présidèrent. Ni Dioscore ni ses cinq assesseurs, mis en prévention dans la première, comme auteurs ou complices des désordres d’Éphèse, ne s’y trouvèrent, les évêques égyptiens en corps firent également défaut, et on remarque depuis lorsqu’aucun ne vint plus à l’assemblée. La réunion avait un caractère tout à fait dogmatique. L’empereur désirait qu’une définition nette et précise du mystère de l’incarnation fût faite par le concile, soit pour l’apaisement des consciences, soit afin de donner à l’état une règle dans son action législative. Théodose II avait rendu une loi eutychienne en prescrivant l’adoption du faux concile d’Éphèse : cette loi, Marcien l’avait abolie, mais que mettrait-il à la place? Quel dogme imposerait-il à son tour comme étant le critérium de la foi catholique? Il demandait une formule à l’assemblée de Chalcédoine, comme jadis le grand Constantin en avait demandé une à la première assemblée œcuménique sur le mystère de la trinité. Marcien sans doute eût été heureux d’attacher à son nom la gloire d’une définition sur un dogme aussi important que l’incarnation, de même que Constantin avait attaché le sien à celui de la consubstantialité dans les trois personnes divines. Celles de ces raisons qui pouvaient peser sur le concile, les magistrats les exposèrent dès l’ouverture de la séance; mais elles ne touchèrent point les évêques, peu soucieux de s’embarquer dans des discussions très délicates en elles-mêmes, impossibles peut-être avec une assemblée de six cents membres divergens d’intérêts ou d’opinions. «A quoi bon, disaient-ils, une chose aussi périlleuse qu’une définition nouvelle? Les anciens pères n’avaient-ils pas laissé sur l’ensemble des dogmes des expositions de foi qu’il fallait suivre? Que si des hérésies récentes avaient créé le besoin d’éclaircissemens plus complets, ils avaient été donnés, d’abord contre Nestorius par la seconde lettre de Cyrille, puis contre Eutychès par la lettre de Léon à Flavien. Il fallait s’en tenir là, si on ne voulait envenimer les discordes au lieu de rétablir la paix. D’ailleurs un canon des pères interdisait formellement tout symbole nouveau ou exposition nouvelle sur la foi; on ne pouvait contrevenir à ce qui était désormais une loi de l’église. » Les évêques faisaient allusion à ce décret du premier concile d’Éphèse si traîtreusement interprété par Dioscore contre Flavien.

Malgré ces argumens, qui dénotaient au fond chez les évêques une grande timidité provenant de la divergence des sentimens, les magistrats insistaient : « la définition, suivant eux, était nécessaire comme règle à l’action de l’état; l’empereur aussi la voulait, » et ils proposèrent de nommer une commission qui préparerait un projet que l’on discuterait plus tard à l’assemblée générale; mais les évêques n’y consentirent pas davantage. « En tout cas, s’il y a quelque chose à faire, dit à ce sujet Florentins de Sardes, ce que pour mon compte je ne crois pas, il faut nous laisser le temps de réfléchir. » Repoussés encore sur ce point, les magistrats invitèrent les évêques à se concerter comme ils voudraient pour une résolution commune, et à se réunir dans ce dessein chez le patriarche de Constantinople, Anatolius. « Puisqu’il y a des doutes sar la foi, répétaient-ils, il faut les éclaircir, et l’archevêque s’adjoindra les hommes les plus propres à rassurer les consciences; l’empereur vous donne cinq jours pour vous entendre. » Quelques évêques réclamèrent la lecture de la seconde lettre de Cyrille à Nestorius et la lettre du même père aux Orientaux; on s’abstint de lire la troisième à Nestorius, qui renfermait les anathématismes. On lut aussi en grec la lettre de Léon, qui fut interrompue en plusieurs endroits par les protestations des évêques d’Illyrie et de Palestine. Les magistrats profitèrent de ces oppositions pour montrer la nécessité d’une définition nouvelle, et les discussions sur la foi furent renvoyées à cinq jours de là.

Ils levaient la séance quand un mouvement de l’assemblée les retint. Les évêques d’Illyrie et de Palestine, c’est-à-dire la fraction du parti de Dioscore ralliée au côté gauche, demandèrent par acclamation qu’on rendît les pères au concile. Ils entendaient par là Juvénal de Jérusalem, Thalassius de Césarée, et les autres vice-présidens du faux concile d’Ephèse qui avaient été déclarés par les magistrats complices des violences de Dioscore; plusieurs réclamaient Dioscore lui-même. « Nous prions pour nos pères, disaient-ils, rendez-les au concile. Portez nos prières à l’empereur, portez-les à l’impératrice; nous avons tous péché, qu’on pardonne à tous! » Au nom de Dioscore, les Orientaux se soulevèrent avec indignation. « Non, non, s’écrièrent-ils; que l’Égyptien soit banni! » Mais les Illyriens reprenaient : « Rendez Dioscore au concile ; nous avons tous failli, pardon pour tous! — Ceux qui demandent le pardon de Dioscore ne sont pas nombreux, dirent les clercs de Constantinople aux magistrats; ce n’est pas là le concile. » Les magistrats, interrompant les cris, dirent aux évêques : « Ce qui a été prononcé sera exécuté. » Ainsi finit la seconde action.

L’objet de la première, on se le rappelle, avait été de constater les faits du brigandage d’Éphèse et d’en rechercher les auteurs; il restait maintenant à faire aux coupables l’application des peines canoniques : ce fut l’objet de la séance qui se tint le 13 octobre, cinq jours après l’autre. Lors de la première action, le concile était constitué en cour de justice, sous la présidence des magistrats; il se forma cette fois en assemblée purement ecclésiastique, ayant à appliquer les lois de l’église. Les légats du pape ou les Romains, comme on les appelait, présidèrent conformément à la convention passée entre le pape Léon et l’empereur Marcien. Pasdiasinus, chef de la légation, dit, en occupant le siège de la présidence, qu’il « le faisait au lieu et place du très saint archevêque de la ville de Rome et par son ordre. »

Le droit romain, on le sait, ne connaissait pas, comme le nôtre, l’institution d’un ministère public chargé de poursuivre, au nom de la société, les actes qui peuvent compromettre son existence; sauf certains cas fort rares, la poursuite des crimes publics était laissée à l’initiative d’accusateurs privés. Il en était de même dans le droit canonique, qui avait emprunté sa procédure au droit civil. Ici encore, Eusèbe de Dorylée se porta accusateur. Dans la première action, devant une cour de justice ecclésiastique présidée par des magistrats, il avait adressé sa requête à l’empereur, qui l’avait renvoyée au concile; dans celle-ci il saisit directement l’assemblée, parce qu’il s’agissait de la juridiction ecclésiastique pure. Sa requête contenait trois chefs principaux : 1° Eusèbe avait été injustement déposé; quoique relevé de sa déposition par le pape, il réclamait son rétablissement canonique dans l’église de Dorylée; 2° Dioscore ayant fait triompher à Éphèse l’hérésie d’Eutychès, Eusèbe demandait qu’il fût puni, pour l’exemple, des peines les plus graves des canons, et que la doctrine perverse d’Eutychès fût solennellement anathématisée; 3° enfin il émettait le vœu que les actes de la criminelle assemblée d’Éphèse fussent cassés, et l’assemblée rayée de la liste des conciles sous une déclaration d’indignité. On remarqua que la mise en accusation se bornait au seul Dioscore, et que ni Juvénal de Jérusalem, ni Thalassius de Césarée, ni les trois autres vice-présidens d’Éphèse ne s’y trouvaient compris. Eusèbe s’était aperçu sans doute que la conduite de ces cinq évêques à la séance du 8 octobre et leur désertion courageuse en face de Dioscore leur avaient gagné la sympathie de la majorité; or l’ancien avocat n’était pas homme à se fourvoyer dans une affaire dont le résultat pouvait être douteux.

Quand la requête eut été lue, Eusèbe se leva et dit : « Plaise au saint concile que mon adversaire soit appelé pour s’expliquer contradictoirement avec moi sur les choses dont je l’accuse. — Il l’a été, reprit l’archidiacre de Constantinople Aétius, qui faisait fonctions de promoteur et de primicier des notaires. Les diacres Domnus et Cyriacus l’ont invité, comme tous les évêques, à se rendre aujourd’hui dans la basilique de Sainte-Euphémie. Il a répondu qu’il s’y rendrait volontiers s’il était libre, mais qu’étant prisonnier du maître des offices, qui le faisait garder par des magistriens, il dépendait d’eux, et que probablement ceux-ci ne le laisseraient pas s’éloigner. — Voyons pourtant s’il ne serait pas aux environs de l’église,» dit le président Paschasinus, et il fit signe à deux prêtres d’aller s’en assurer. Ceux-ci sortirent, firent le tour de la basilique et rapportèrent qu’ils n’avaient vu personne. On résolut alors d’envoyer trois évêques lui porter la sommation du concile à son logis; ces trois évêques étaient accompagnés d’un notaire chargé de dresser le procès-verbal de l’entrevue. Dioscore les reçut comme il avait reçu la veille les envoyés du promoteur. « Je suis prisonnier, leur dit-il, les magistriens me gardent; informez-vous s’ils me permettraient de vous suivre. — Nous ne sommes pas députés aux magistriens, mais à vous, firent observer les commissaires; c’est à vous de décider. » Dioscore se renfermant dans la même excuse, les commissaires partirent. Ils sortaient à peine de la maison, que l’accusé fit courir après eux. « J’ai réfléchi, dit-il, que les magistrats, dans la première action, ont prononcé quelque chose que le concile veut révoquer maintenant en m’appelant devant lui. Je demande que, si je comparais, les magistrats et les sénateurs alors présens le soient encore à ma comparution. — Le saint concile ne veut rien changer à ce que les magistrats ont résolu, répondit l’évêque d’Ariarathée, un des commissaires. — Vous m’avez pourtant dit, répliqua Dioscore, qu’Eusèbe avait présenté une requête contre moi; je désire qu’elle soit examinée en présence des magistrats et des sénateurs. » Un des commissaires, prenant la parole, dit à ce moment : « Vous nous avez assuré d’abord que, si vos gardiens l’autorisaient, vous viendriez au concile; or l’autorisation vous en est donnée par le lieutenant du maître des offices, que nous avons rencontré là-bas et qui nous accompagne. Voulez-vous ou non vous rendre au concile? répondez nettement. — Je viens d’apprendre, reprit Dioscore, que les magistrats et les sénateurs ne sont point à l’assemblée; je n’ai rien de plus à vous dire. » Les trois évêques s’en allèrent.

Leur rapport ayant été fait à l’assemblée, celle-ci envoya une seconde députation de trois évêques, porteurs d’une seconde citation : c’étaient Pergamius, métropolitain d’Antioche en Pisidie, Cécropius de Sébastopolis et Rufin de Samosate, lesquels étaient accompagnés aussi d’un notaire. Ils rencontrèrent chez Dioscore les mêmes subterfuges que leurs prédécesseurs. « J’ai déjà déclaré, leur dit-il, que je suis retenu chez moi par la maladie, et, mon état s’aggravant, j’ai différé de me rendre à la sommation. — Vous aviez parlé non point de maladie, mais seulement de l’absence des magistrats, répondit Cécropius. Allons, agissez comme il est digne d’un évêque, obéissez au concile. » Pressé pareillement par Rufin, Dioscore s’enquit si Juvénal, Thalassius, Eusèbe, Basile et Eustathe, ses anciens vice-présidens d’Éphèse, se trouvaient à l’assemblée. «Le concile ne nous a point chargés de répondre à cette question, reprit assez durement Pergamius. — Eh bien ! répliqua Dioscore, j’ai prié l’empereur d’ordonner que les magistrats qui m’ont déjà entendu assistent à ce nouvel examen de ma cause, ainsi que les évêques avec lesquels elle m’est commune. — Eusèbe n’accuse que vous seul, répondit Cécropius, et, quand on examine une affaire d’après les canons, on n’a besoin de la présence ni des magistrats ni d’aucun laïque. — Ce que j’ai dit est dit, » répliqua Dioscore, et les envoyés se retirèrent. Lorsqu’ils eurent fait leur rapport à l’assemblée, Eusèbe déclara qu’il ne prétendait accuser que le seul Dioscore ; alors le concile discuta s’il fallait envoyer, séance tenante, à l’évêque d’Alexandrie, une troisième et dernière sommation.

Pendant ces allées et venues, qui prirent beaucoup de temps, parce que la basilique de Sainte-Euphémie était située hors la ville, il s’était passé un incident qui porta au comble les mauvaises dispositions des évêques pour le patriarche accusé. Quatre Égyptiens s’étaient présentés au seuil de l’église, porteurs chacun d’une requête individuelle adressée au saint pape Léon et au concile, et ils demandaient à être introduits pour les remettre eux-mêmes à l’assemblée et les affirmer par serment. Ces quatre Égyptiens, arrivés d’Alexandrie tout exprès pour attaquer le patriarche, comptaient dans leurs rangs un prêtre et deux diacres, et ce qui donnait à leur apparition un intérêt tout particulier, c’est que le prêtre nommé Athanase était un neveu de ce même Cyrille, prédécesseur de Dioscore, et dont le nom était dans toutes les bouches depuis l’ouverture du concile. Athanase représentait la famille entière de son oncle, ou du moins ce qui restait de cette famille infortunée ; elle l’envoyait dénoncer, devant le seul tribunal en qui elle eût confiance sur la terre, les persécutions odieuses qui l’avaient presque fait disparaître. Chaque requérant, suivant l’usage, avait son placet particulier, dans lequel il énumérait ses griefs propres, en y ajoutant des faits généraux capables de faire impression sur les juges. Le légat Lucentius ordonna de les introduire tous les quatre, et leurs requêtes furent lues successivement par un secrétaire du concile.

Le premier plaignant, Théodore, était un diacre de Cyrille qui n’avait pas toujours été dans l’église. Magistrien, c’est-à-dire employé dans la maîtrise des offices pendant vingt-deux ans, il avait mérité, par sa bonne conduite et aussi par quelques services rendus, que Cyrille l’attachât à son clergé, où il avait figuré comme diacre pendant quinze ans ; mais Dioscore, dès son arrivée au trône patriarcal, l’avait chassé, sans aucun autre motif que les distinctions qu’il avait reçues de Cyrille et la familiarité dont celui-ci l’honorait. « En effet, était-il dit dans la requête, cet archevêque (Dioscore), qu’il faut appeler non pas très saint, mais très féroce, avait pris à tâche d’expulser de la ville non-seulement la famille de son prédécesseur, mais tous ceux qu’il avait favorisés. Il les expulsait comme des ennemis de sa doctrine, car il faut savoir qu’il est hérétique origéniste, et blasphème la très sainte Trinité. Aucun excès ne manque à sa tyrannie, ni le meurtre, ni l’incendie des maisons, ni la destruction des arbres, quand il porte sa vengeance sur quelqu’un. De plus il a toujours mené une vie infâme, ce que je m’engage à prouver. Pour tout ce que j’avance, je produirai des témoins qui sont là et que j’adjure le concile de mettre en lieu de sûreté, pour les garantir des violences de Dioscore et de ses satellites. »

Le deuxième plaignant, diacre comme le premier, et comme lui familier de la maison de Cyrille, qui l’avait chargé de plusieurs missions importantes par terre et par mer, s’était vu honteusement chasser à l’avènement du nouveau patriarche, à qui les hommes de confiance de son prédécesseur étaient tous suspects ou odieux. Il se nommait Ischyrion. Sa requête contenait les détails les plus étendus sur les vols publics et privés commis par Dioscore et sur le scandale de ses mœurs. Elle racontait comment, les églises de Libye ayant obtenu de l’empereur une part annuelle dans les blés de l’annone à cause de la stérilité de leur sol, qui ne fournissait pas toujours assez de grains pour la nourriture des étrangers et des pauvres, pour le service des oblations sacrées, Dioscore avait réclamé son droit d’en faire lui-même la distribution en qualité de chef ecclésiastique, et, ce prétendu droit lui ayant été reconnu, il avait fait emmagasiner les blés au fur et à mesure de leur délivrance, non pour les distribuer, mais pour les garder et les vendre à son profit dans les temps de cherté, si bien que plus d’une fois les églises de Libye en manquèrent pour le sacrifice non sanglant. Comme fait particulier de fraude et de détournement, la requête citait celui d’une noble matrone nommée Péristérie, qui avait légué par testament une grande quantité d’or aux monastères, aux hôpitaux et aux pauvres de la province d’Egypte, legs confisqué par Dioscore et distribué par lui aux danseuses et aux baladins du théâtre. « Les mauvaises mœurs, la luxure, les débauches du révérendissime personnage, ajoutait le diacre Ischyrion, sont de notoriété publique, comme ses vols. Toute la province les connaît; les femmes impudiques d’Alexandrie fréquentent l’évêché et font leurs délices des bains de l’évêque, principalement la courtisane Pansophia, surnommée la Montagnarde, Cette femme et l’archevêque son amant sont la fable du peuple de la ville; on tient mille propos à leur sujet, et il en résulte souvent des rixes et même des meurtres. » Un détail personnel au plaignant fait voir à quel usage le patriarche employait sa milice monastique et ses ensevelisseurs de morts. « Ayant démérité de lui, écrivait-il, j’ai vu lancer sur le petit héritage qui me faisait vivre une troupe de moines et d’autres individus armés pour le détruire. Ma maison de ferme a été incendiée, mes arbres fruitiers coupés à la racine, ma terre mise en friche. Non content de cela, Dioscore voulut me faire tuer, chargeant une bande de clercs, ou plutôt de larrons, de lui apporter mon cadavre après ma mort. » Ischyrion s’était sauvé, avait été repris, jeté en prison, puis enfermé dans un hôpital d’estropiés, car il avait gagné à ces persécutions des infirmités incurables. Il offrait, comme le précédent, de fournir des témoins, même parmi les domestiques de l’archevêque.

On passa au troisième, le plus important, car c’était le neveu de Cyrille, le prêtre Athanase. « Mon frère Paul et moi, disait-il dans sa requête, étions neveux du bienheureux Cyrille, fils de sa sœur Isidora. Par son testament, il laissait à son successeur, quel qu’il fût, plusieurs legs considérables, le conjurant par les saints mystères de protéger sa famille, loin de lui faire aucun tort. Dioscore toutefois, au début de son épiscopat, nous menaça de la mort, mon frère et moi, si nous réclamions la moindre parcelle de cet héritage, et, par une persécution incessante, nous força tous de quitter Alexandrie, pour aller chercher à Constantinople la protection qui nous manquait chez nous. Le patriarche en effet effrayait les magistrats, et tous se taisaient devant lui; mais sa haine nous suivit à Constantinople. On nous calomnia près du ministre Nomus et de l’eunuque Chrysaphius, qui gouvernait tout alors et partageait avec lui le fruit de ses rapines. A notre arrivée, nous fûmes appréhendés au corps, jetés en prison, mis à la torture, jusqu’à ce que nous eussions donné tout ce que nous apportions avec nous; nous fûmes même obligés d’emprunter plusieurs sommes à gros intérêt. Mon frère est mort de privations et de souffrance, et je suis demeuré avec sa femme, ses enfans et nos tantes, chargé des dettes de la famille et n’osant pas nous montrer, tant nous étions tous misérables. Cependant, de peur qu’il ne nous restât une retraite, Dioscore a jeté son dévolu sur nos maisons pour en faire des églises; il a même enfermé dans le terrain ecclésiastique la mienne, qui est à quatre stades des autres et dont la situation ne convient point à un tel usage. Non content de cela, il m’a déposé de la prêtrise sans aucun sujet, et depuis sept ans nous sommes errans, poursuivis tant par nos créanciers que par Dioscore, n’ayant pas même la liberté de demeurer dans les églises ou dans les monastères. Je m’étais réfugié dans celui de la Métanée, à Canope, qui a de tout temps été un asile : Dioscore, ne pouvant m’en arracher, a défendu que je pusse user du bain public, ni acheter du pain ou aucune autre nourriture, de sorte que, pour ne pas mourir de faim, j’en suis sorti volontairement, et maintenant je suis réduit à mendier avec deux ou trois esclaves qui me restent. Les sommes qui ont été exigées de nous, tant de notre bien que des emprunts que nous avons faits, montent environ à 1,400 livres d’or et ont passé dans les mains de nos persécuteurs. Tel est le destin des sœurs du bienheureux Cyrille, nos tantes, de la veuve de mon frère et de ses enfans orphelins. »

La dernière requête était celle d’un laïque, Sophronius. Elle témoignait que, si le patriarche se montrait indulgent pour lui-même en fait de mœurs, il n’était pas moins complaisant pour les vices des autres. Sophronius, à ce qu’il paraît, était mari d’une fort belle femme. Un officier de la préfecture d’Alexandrie en devint amoureux et l’enleva. Le mari fit sa plainte à l’empereur, et un ordre arriva de la cour pour que sa femme lui fût rendue et le ravisseur puni. Celui-ci se nommait Macarius. Une étroite liaison existait entre Dioscore et lui, comme entre gens qui se rendaient parfois des services de cette espèce. Dioscore le rassura en lui disant : « Sois tranquille, l’ordre ne sera pas exécuté; je suis plus maître ici que l’empereur, et je forcerai bien ton accusateur à déguerpir et à demander miséricorde. » — « Alors, continuait le plaignant, il m’a envoyé un diacre nommé Isidore avec une troupe de bandits qui m’ont enlevé tout ce que je possédais en vêtemens et autres objets à mon usage et à celui de mes enfans, de sorte que je fus obligé de m’enfuir. Tel est Dioscore. D’autres que moi, en grand nombre, ont éprouvé sa fureur, mais la pauvreté ou la crainte les a empêchés de porter leurs plaintes jusqu’à vous. Je vous en supplie, venez à mon secours et au secours de l’Egypte : je demande qu’Agorastès, son syncelle, soit amené ici, interrogé par ce saint concile et confronté avec moi. »

Après la lecture de leur requête, dont ils affirmèrent la sincérité, les quatre Égyptiens sortirent, sauf à être rappelés plus tard, si le concile donnait à leur plainte une suite convenable. L’assemblée reprit ses travaux, et, sous l’émotion de cette scène, elle envoya une troisième sommation, qui n’eut pas plus de succès que les deux autres. Aux nouvelles instances des commissaires, l’accusé se contenta de répondre : « Ce que j’ai dit, je le dis encore; » il répéta ces paroles jusqu’à sept fois dans les explications que les envoyés essayèrent d’avoir avec lui. La sommation d’ailleurs était plus large que les précédentes; elle se rapportait aux accusations privées des quatre Égyptiens comme aux faits de l’assemblée d’Éphèse. « Les accusations de ces hommes sont trop graves, disaient les commissaires; vous devez y répondre et les mettre à néant, pour l’honneur de l’église et la dignité de l’épiscopat. » Toutes les objurgations furent inutiles.

Devant ce refus opiniâtre de comparaître, le concile n’avait plus qu’à juger l’accusé par contumace. « N’y a-t-il pas lieu, dit le président Paschasinus, de le traiter suivant toute la rigueur des canons? » On répondit de toutes parts qu’il en devait être ainsi. Alors les trois légats résumèrent successivement les faits de la cause, tels qu’ils ressortaient des débats de la première action, à quoi ils ajoutèrent d’autres incriminations non mentionnées dans ces débats, par exemple : d’avoir empêché à Éphèse la lecture de la lettre de Léon, et ensuite d’avoir prononcé dans un conciliabule furtif l’excommunication de ce très saint archevêque de Rome. Pour ces motifs et sur ce que, cité par trois fois, il s’était abstenu de comparaître, les légats déclarèrent que Dioscore, ci-devant évêque d’Alexandrie, s’était condamné lui-même aux peines portées par les canons, qu’il avait violés de tant de manières. « En conséquence, dirent-ils en terminant, le très saint archevêque Léon et l’apôtre Pierre, qui est la pierre fondamentale de l’église catholique et de la foi orthodoxe, par nous, les légats du siège apostolique, et par le présent concile, le dépouillent de sa dignité d’évêque et de tout ministère sacerdotal. »

Après ces discours par lesquels ils formulaient leur avis, les légats prièrent les membres du concile d’opiner l’un après l’autre. Le patriarche de Constantinople, Anatolius, commença, comme le premier de l’Orient, et dit que, « suivant en tout les sentimens de Rome, il condamnait Dioscore à la déposition; » le patriarche d’Antioche en fit autant, « parce que l’accusé avait désobéi aux sommations du concile, » et ce fut la formule qu’employèrent presque tous les Orientaux. Quelques-uns ajoutèrent aux motifs tirés de la contumace « qu’il avait faussement condamné le martyr Flavien et amené sa mort, » sur quoi Sabbas, évêque de Palthes, l’appela un nouveau Gain. Beaucoup s’en référèrent dans leur vote à l’opinion du siège apostolique et à celle de l’archevêque Anatolius, quelques-uns au sentiment qu’ils voyaient régner dans l’assemblée. Le prêtre Bonifacius dit qu’il le condamnait en vertu de la définition de l’église romaine. Il y eut un évêque qui opina et souscrivit en persan.

La condamnation ainsi prononcée verbalement, puis confirmée par écrit, le concile la fit signifier au condamné et aussi à Charmosynus, prêtre et économe, à Euthalius, archidiacre, et à d’autres clercs d’Alexandrie qui se trouvaient à Chalcédoine, les avertissant de mettre sous le séquestre les biens de leur église jusqu’à l’installation d’un autre archevêque. La sentence fut rendue publique par une affiche adressée à tout le peuple de Constantinople et de Chalcédoine, déclarant qu’il ne devait rester à Dioscore aucune espérance d’être jamais rétabli, quoi qu’il en pût dire, car l’ancien patriarche, aussi insolent après qu’avant sa déposition, affirmait à tout venant qu’il se souciait peu du concile, dont la sentence ne l’empêcherait pas de reprendre bientôt son trône patriarcal et son trou- peau. Pour faire taire ce bruit, qui commençait à courir et pouvait agiter l’Egypte, l’empereur Marcien se hâta de faire conduire le condamné à Gangres, en Paphlagonie, qu’il lui assigna pour lieu d’exil.

L’accusateur, Eusèbe, avait eu satisfaction sur le point principal; son rétablissement dans son évêché de Dorylée ne pouvait souffrir de difficultés après ce résultat, et quant à la cassation des actes d’Ephèse, qui ne pouvait plus laisser de doute, elle fut réservée pour une séance ultérieure où elle serait examinée isolément. Ainsi finit la troisième action.


IV.

Débarrassé des questions de personnes, de la plus considérable du moins, le concile pouvait se livrer tout entier aux questions de doctrine. On se souvient que, lors de la deuxième action, les magistrats avaient demandé aux évêques, de la part de l’empereur, une définition de foi sur le mystère de l’incarnation, que les évêques avaient décliné la demande, et que, sur l’observation de l’un d’entre eux qu’il fallait à une telle œuvre du temps et de la réflexion, les magistrats avaient accordé cinq jours pour la rédaction d’un projet. Les cinq jours étaient expirés et au-delà lorsque la quatrième action s’ouvrit le 17 octobre. Rien n’avait changé dans l’intervalle, et les conciliabules tenus chez l’archevêque de Constantinople n’avaient point abouti; l’empereur s’obstinait à vouloir une définition, les évêques s’obstinaient à la refuser, et au fond l’empereur et les évêques étaient dans leur droit.

L’empereur était dans son droit en voulant une formule de foi nette et précise qui pût faire la matière d’une loi et guider les tribunaux chargés de l’appliquer. Chef extérieur de la religion, chargé de protéger par des pénalités légales l’orthodoxie des croyances, il avait raison de réclamer de l’assemblée, seul pouvoir compétent pour définir les dogmes, une rédaction qui, en même temps qu’elle éclairerait la conscience des fidèles, ne laisserait pas l’autorité séculière s’égarer dans les mesures de répression. Il ne suffisait pas, pour tracer la ligne de conduite du gouvernement, qu’une décision synodale eût condamné, au premier concile d’Éphèse, l’erreur de Nestorius; il ne suffirait pas davantage que le présent concile condamnât celle d’Eutychès : il était bon que le législateur dît ce qu’il ne fallait pas croire; mais il était meilleur qu’il indiquât nettement ce qu’il fallait croire. A des déclarations négatives, il fallait en joindre une positive. Cette marche était nécessaire pour que l’action de l’état fût étroitement unie à la vérité des dogmes.

Ces raisons étaient justes, et, pour que l’assemblée ne s’y rendît pas, il fallait qu’elle en eût de son côté d’aussi fortes à leur opposer. Les évêques connaissaient mieux que Marcien et son gouvernement l’état des esprits dans le concile. Ils sentaient bien qu’une réunion de cinq ou six cents membres, appartenant à des églises différentes, ayant traversé des milieux d’opinion très divers, n’aboutirait jamais à une formule brève, explicite, telle que Marcien la désirait. Tenter cette œuvre en discussion générale leur paraissait une chose inutile, dangereuse, plus faite pour fomenter des divisions que pour les éteindre. On avait vu les évêques s’entendre à peine pour anathématiser dans le même sens Nestorius ou Eutychès, que serait-ce lorsqu’ils devraient fixer les termes d’un symbole qui ne parût incliner ni vers l’une ni vers l’autre des doctrines condamnées? L’arme habituelle de la majorité contrariée dans ses sentimens était de crier à l’hérésie; or ce cri effrayait les membres de la minorité : nul ne savait, au milieu des passions effervescentes, si son opinion mal comprise ne le provoquerait pas, et nul ne voulait s’y exposer, car l’accusation d’hérésie, c’était souvent la déposition et l’exil. Trop d’exemples justifiaient ces craintes, et on avait entendu, lors de la première action, Basile de Séleucie s’exprimer ainsi dans le concile: « Nous craignions l’accusation d’hérésie, de peur de perdre ceux que nous avions baptisés. «Ces argumens, tirés des besoins actuels, pouvaient ne point toucher l’empereur, qui ne considérait que l’utilité générale, absolue; ils n’en étaient pas moins déterminans aux yeux des évêques.

Les légats, qui formaient un troisième pouvoir dans l’assemblée, grâce à la convention passée entre le pape et l’empereur, partageaient comme évêques les doutes de leurs collègues sur l’opportunité d’une définition; comme représentans de l’église romains, ils la repoussaient formellement. A quoi boa des nouveautés périlleuses lorsqu’on avait, pour les circonstances présentes, la lettre du pape Léon à Flavien, qui résumait si heureusement la doctrine orthodoxe sur l’incarnation? Souscrite déjà par beaucoup d’évêques, n’offrait-elle pas la meilleure exposition dogmatique que le concile pût sanctionner? Elle avait en outre l’avantage de couper court à ces discussions impies, de qui le même pape avait dit que « leur impudence seule était un scandale. » Il était sage de s’en tenir là, d’autant plus, pensaient-ils, qu’on ne s’entendrait jamais. Cette opinion était corroborée chez les légats par le désir naturel de voir une exposition de foi partie de l’église romaine acceptée par un concile œcuménique d’Orient. La majeure partie des évêques se ralliait à leur proposition, moitié par l’estime que la lettre elle-même leur inspirait, moitié par la satisfaction d’éloigner d’eux la responsabilité d’une œuvre nouvelle.

Telle était la disposition des esprits dans le concile lorsque les magistrats qui présidaient ouvrirent la séance. Après un résumé de ce qui s’était passé dans la deuxième action, « les cinq jours affectés à la préparation d’un projet de définition sont écoulés, dirent-ils, que les évêques veuillent bien dire ce qui a été décidé sur la foi. » Paschasinus alors se leva, et, au nom des légats qui siégeaient en tête des évêques, prononça ces paroles : « Le concile de Nicée ayant fait un symbole confirmé par les pères de Constantinople et adopté par le premier concile d’Éphèse, et le très saint pape Léon ayant suffisamment éclairci, dans sa lettre à Flavien, ce qui regarde les hérésies de Nestorius et d’Eutychès, le présent concile embrasse cette foi et ne veut rien y ajouter, rien en retrancher. » À cette déclaration de Paschasinus, faite en latin, puis expliquée en grec, le concile s’écria : « Nous croyons tous ainsi ; c’est ainsi que nous avons été baptisés et que nous baptisons, que nous avons cru et que nous croyons. » Devant cette manifestation de la majorité, qui témoignait de sa persistance à ne faire aucune nouvelle définition, les magistrats n’osèrent aller plus loin, ils tournèrent la difficulté de manière à se rallier plus tard les légats, en leur faisant pour le moment la concession qu’ils désiraient. « Cela est bon, dirent-ils, mais il est essentiel de savoir d’abord si la lettre du révérendissime archevêque Léon s’accorde avec l’exposition des trois cent dix-huit pères de Nicée et celle des cent cinquante de Constantinople : que chacun des évêques énonce là-dessus son opinion en présence des saints Évangiles. » Le livre des Évangiles était placé sur un autel portatif, au milieu de la nef. L’archevêque de Constantinople, Anatolius, opina le premier. « Il y a, dit-il, entière conformité de doctrines : c’est pourquoi j’ai consenti à la lettre, et je l’ai volontiers souscrite. — La foi du pape Léon, ajouta Paschasinus au nom des légats, est celle des pères ; sa lettre, qui a renouvelé cette foi à cause de l’hérésie d’Eutychès, a été reçue comme émanant du même esprit. » L’archevêque d’Antioche, l’exarque d’Éphèse et les Orientaux en masse opinèrent de la même façon. Les évêques d’Épire, de Macédoine, de Thessalie et de Grèce, firent leur déclaration par écrit, qui fut dictée au nom de tous par l’évêque de Philippes. Ils y disaient « qu’ayant conçu des doutes sur certains points de la lettre du pape, ils en avaient demandé l’éclaircissement aux légats, et que ceux-ci, dans une conférence chez l’archevêque de Constantinople, avaient anathématisé quiconque sépare la divinité de la chair du Sauveur, tirée de la vierge Marie sa mère, et ne lui attribue pas tout ce qui est le propre de l’homme et du dieu, sans confusion, ni changement, ni division. » Cette explication fit voir au concile qu’il y avait eu des tiraillemens dans les conciliabules tenus chez l’archevêque à propos de la lettre du pape Léon, et que les points de la lettre qui avaient surtout été discutés concernaient la distinction des deux natures ; beaucoup d’évêques, trouvant de l’obscurité dans les mots, avaient accusé la lettre d’incliner à la séparation telle que l’enseignait Nestorius. Les légats avaient répondu aux objections, dissipé les doutes, mais il leur avait fallu prononcer anathème contre le nestorianisme et ses affiliations. C’est ce qui avait engagé les magistrats, avertis de ces débats extérieurs, à poser prudemment la question d’orthodoxie de la lettre. Les évêques de Palestine avouèrent à leur tour que de pareils scrupules les avaient tourmentés, mais qu’à présent, grâce aux explications des légats, ils adhéraient à la lettre du pape sans restriction. Cent soixante évêques ayant opiné individuellement ou par groupes, les magistrats invitèrent les autres à se prononcer aussi; ils répondirent tout d’une voix : « Nous nous joignons à eux, nous pensons comme eux. »

Satisfaction était donnée aux légats; la lettre de Léon prenait place en Orient comme en Occident parmi les documens régulateurs de la foi ; les magistrats en restèrent là sans renoncer toutefois à leur proposition, qu’ils ne firent que différer. Pour le moment, ils ne voulurent pas troubler l’union qui régnait dans l’assemblée. Les évêques profitèrent de ces dispositions favorables pour obtenir la grâce des cinq vice-présidens du faux concile d’Éphèse, déclarés, comme Dioscore, dignes de déposition lors de la première séance, « Ils sont catholiques, criait-on de toutes parts aux magistrats, ils ont souscrit la lettre du pape (ils s’étaient hâtés de le faire en gens habiles). Les cinq ont souscrit la foi, ils pensent comme l’archevêque de Rome. Longues années à l’empereur! longues années à l’impératrice! » Le cri de pardon était à peu près général, et les magistrats crurent devoir consulter l’empereur. « Vous avez déposé Dioscore, dirent-ils aux évêques, et vous voulez absoudre ceux-ci; vous en porterez la responsabilité devant Dieu. En attendant, que l’empereur décide ! » La séance fut suspendue pendant quelques heures pour attendre la réponse du prince. Marcien laissait au jugement du concile le sort de ces cinq évêques. « Qu’en voulez-vous faire? dirent alors les magistrats. — Nous demandons qu’ils rentrent, » s’écria Anatolius le premier, et tous les autres répétèrent ce cri. « Eh bien donc ! qu’ils entrent, dirent les magistrats, vous en rendrez compte là-haut. » Quand les cinq furent entrés et se furent assis, des acclamations partirent de tous les rangs : « C’est Dieu qui l’a fait, disait-on; longues années à l’empereur! longues années aux magistrats ! longues années au sénat! Voilà l’union rétablie; voilà la paix des églises. »

Tandis que ces choses se passaient dans l’intérieur de la basilique, des pétitionnaires de haut rang attendaient à la porte le moment de présenter une requête au concile. C’étaient treize évêques d’Egypte qui n’avaient pas assisté aux séances depuis la première où leur patriarche avait été mis en cause, non plus que les autres évêques égyptiens, et qui prétendaient parler au nom de tout l’épiscopat de leur province. La veille même, ils avaient adressé à l’empereur une requête tendant à les faire dispenser de signer la lettre du pape Léon, et l’empereur les renvoyait avec leur requête s’expliquer devant l’assemblée. Les magistrats ordonnèrent de les introduire. Comme ils s’acheminaient vers l’enceinte réservée aux pétitionnaires, on leur cria de toutes parts de prendre place parmi les évêques comme évêques eux-mêmes, et ils le firent. Ils avaient à leur tête un certain Hiérax ou Hiéracus dont le nom signifiait « épervier, » et qui était évêque de la petite cité des Aphnaïtes. Quand ils furent assis, ce dialogue commença entre eux et le magistrat qui présidait : « Vous apportez une pétition ? leur dit celui-ci. — Oui, par la trace de vos pas que nous baisons, répondirent les Égyptiens. — Et vous l’avez souscrite ? — Oui, dirent-ils encore, ce sont bien là nos signatures. — Eh bien donc ! qu’on la lise. » Constantin, secrétaire du consistoire impérial, en donna lecture. Elle était laconique et embarrassée. On y lisait : « La foi qui nous a été transmise par nos pères spirituels, par le saint évangéliste Marc, l’illustre martyr Pierre d’Alexandrie, et les très saints docteurs Athanase, Théophile et Cyrille d’heureuse mémoire, cette foi orthodoxe, nous la gardons comme des disciples fidèles, et en la professant nous suivons les trois cent dix-huit pères de Nicée, ainsi que le premier concile d’Éphèse. De plus nous anathématisons toutes les hérésies, celles d’Arjus et d’Eunome, celles de Manès et de Nestorius, et cette autre qui prétend que la chair du Seigneur est venue du ciel et non de la sainte Vierge, mère de Dieu, et qu’elle n’est pas semblable à la nôtre, sauf le péché. Nous anathématisons enfin toutes les hérésies qui soutiennent et enseignent autre chose que l’église catholique. » La conséquence de cette brève exposition était que les pétitionnaires n’admettaient aucune règle de foi en dehors de celles qu’ils déclaraient, et que par cette raison absolue ils ne souscriraient point la lettre du pape.

La lecture fut suivie de longs murmures dans l’assemblée. « Pourquoi, dirent beaucoup d’évêques, n’ont-ils pas anathématisé le dogme d’Eutychès ? C’est une requête calculée pour nous tromper. — Qu’ils signent la lettre de Léon ! — Qu’ils anathématisent Eutychès et sa doctrine ! — Ils veulent se jouer de nous et s’en retourner ensuite dans leur pays, disait-on encore. — Le concile a été convoqué à cause d’Eutychès, et non pour autre chose, ajoutait avec animation Diogène de Cyzique ; l’archevêque de Rome a écrit à cause d’Eutychès, et nous avons tous consenti à sa lettre en vue d’Eutychès ; que ces évêques en fassent autant ! — C’est cela, s’écria Paschasinus au nom des légats, qu’ils déclarent s’ils adhèrent à la lettre du siège apostolique et qu’ils prononcent anathème sur Eutychès ! — Oui, dit un autre, qu’ils prononcent nettement l’anathème sur celui qui a soutenu deux natures avant l’incarnation et une seule après ! » Tous les évêques en masse répétèrent : « Qu’ils signent la lettre du pape et qu’ils anathématisent Eutychès ! » Alors Hiéracus, leur chef, prit la parole et dit : « Quiconque professe des doctrines contraires à ce que nous exprimons dans notre requête, fût-ce Eutychès lui-même, nous l’anathématisons ! Quant à la lettre du très saint pape de Rome, les évêques savent qu’en toute chose nous attendons l’avis de notre bienheureux archevêque ; nous supplions donc votre clémence d’attendre que nous ayons reçu cet avis, car les trois cent dix-huit pères de Nicée ont ordonné que toute l’Égypte se conformerait à la conduite de l’archevêque d’Alexandrie, et qu’aucun évêque ne ferait rien sans lui. — C’est faux, s’écria l’impétueux Eusèbe de Dorylée, ils mentent ! — Qu’ils montrent la preuve de ce qu’ils avancent ! » dit Florentins de Sardes. Les évêques criaient de tous côtés : « Anathématisez Eutychès ! Qui ne souscrit pas la lettre que le concile a approuvée se déclare hérétique ! — Anathème à Dioscore et à ceux qui l’aiment ! — Si ces gens-là ne sont pas orthodoxes, comment ordonneront-ils un évêque ? — Voyez, disait Paschasinus, voyez des évêques de cet âge, qui ont vieilli dans leurs églises, et qui connaissent si peu la foi catholique qu’ils attendent l’opinion d’un autre pour se décider ! » Effrayés par l’animation de l’assemblée, les Égyptiens crièrent enfin : « Anathème à Eutychès et à ceux qui le suivent ! »

Toutefois on les pressait toujours de souscrire la lettre de Léon sous peine d’excommunication. Hiéracus prit de nouveau la parole. « Les évêques de notre province, dit-il, sont nombreux, et nous sommes trop peu pour nous porter garants de nos frères. Nous supplions donc votre grandeur et tout le concile de nous avoir en pitié, car, si nous faisons quelque chose sans notre archevêque, tous les évêques d’Égypte s’élèveront contre nous, comme ayant violé les canons. Ayez pitié de notre vieillesse ! » Alors se passa une scène étrange, la plus étrange de toutes celles qu’eût encore présentées ce concile, si rempli d’incidens. Tous ces évêques, quittant leurs places et gagnant le milieu de la nef vis-à-vis des magistrats, se prosternèrent la face contre terre en disant : « Ayez merci de nous, ayez pitié ! — Le concile œcuménique est plus digne de foi que tous les évêques d’Égypte ensemble, criait Cécropius de Sebastopolis ; il n’est pas juste d’écouter dix hérétiques au mépris de tant d’évêques orthodoxes. Nous ne leur demandons pas de déclarer leur foi pour d’autres, mais pour eux-mêmes. » Les Égyptiens n’écoutaient plus rien et semblaient affolés de terreur. On n’entendait sortir de leur bouche que ces mots entrecoupés : « Nous ne pourrons plus rester dans la province, ayez pitié de nous ! » À quoi Eusèbe de Dorylée répondait : « Ils sont les représentans de toute l’Égypte, il faut qu’ils s’accordent avec le concile. » Le désordre était au comble. Le légat Lucentius, s’adressant aux magistrats, leur dit : « Apprenez à ces gens, s’ils ne le savent pas, que dix hommes ne peuvent faire un préjugé contre une assemblée de six cents évêques! » Mais les Égyptiens criaient toujours : « Ayez pitié de nous, on nous tuera! — Entendez-vous le témoignage qu’ils rendent de leurs évêques? répétait-on dans l’assemblée. — On nous fera mourir, continuaient les Égyptiens, ayez pitié de nous! Faites-nous plutôt mourir ici. Que l’on nous donne ici un archevêque ! Anatolius connaît la coutume d’Egypte (il avait été apocrisiaire d’Alexandrie avant d’être archevêque de Constantinople), il vous dira que nous ne désobéissons pas au concile, mais que nous suivons la règle de notre province. On nous tuera si nous y manquons, ayez pitié de nous! Vous avez la puissance; nous vous sommes soumis ; agissez, nous ne réclamons point. Nous aimons mieux mourir ici par ordre de l’empereur et du concile. Pour Dieu, ayez pitié de ces cheveux blancs! Si l’on veut nos sièges, qu’on les prenne, nous ne désirons plus être évêques; faites seulement que nous ne mourions pas. Donnez-nous un archevêque; nous souscrirons comme vous le demandez; et, si nous résistons, punissez-nous. Oui, choisissez un archevêque; nous attendrons ici jusqu’à ce qu’il soit ordonné. »

Cette scène déchirante, la vue de ces vieillards pleins de larmes, émurent les magistrats et les sénateurs. « Il nous paraît raisonnable, dirent-ils, que les évêques d’Egypte demeurent en l’état où ils sont, à Constantinople, jusqu’à ce qu’on institue un patriarche de leur province. — Eh bien! reprit Paschasinus, qu’ils donnent donc caution de ne point sortir de cette ville jusqu’à ce qu’Alexandrie ait un évêque! » Les magistrats décidèrent qu’ils donneraient caution, du moins par leur serment. Cet épisode du concile de Chalcédoine fait voir qu’il existait dans l’église orientale bien des organisations diverses malgré l’unité des canons disciplinaires, et cette diversité tenait à des traditions antérieures au christianisme ou du moins aux prescriptions uniformes des conciles. On y trouve aussi la confirmation de bien des faits de l’histoire, qui semblent à peine croyables, sur la tyrannie des patriarches d’Egypte, la soumission servile de leur clergé, la terreur qu’ils inspiraient aux populations, enfin sur ce régime sacerdotal que les chrétiens eux-mêmes qualifiaient de pharaonique, et dont en effet il fallait aller chercher l’origine dans le gouvernement des pharaons.


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 15 décembre 1871.
  2. Dans les plus anciens conciles, action est synonyme de séance ayant un but déterminé.