Récits galliciens (RDDM)/02

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Récits galliciens (RDDM)
Revue des Deux Mondes3e période, tome 19 (p. 658-673).
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RÉCITS GALLICIENS

III.
LE LIEUTENANT HOLOPHERNE.

J’aime la vie des champs, — non pas seulement parce qu’à mon avis la société de la nature est préférable à toute autre, mais parce qu’on y rencontre la véritable originalité. Les habitans de la ville sont tous taillés sur le même type, comme des bûches de même longueur. Ils reçoivent tous la même estampille. Cette marque qu’on retrouve partout, et dont la monotonie nous irrite, se nomme tantôt état social, réputation, opinion politique, tantôt autrement. Toute individualité y est si rare qu’on ne peut en rencontrer une sans en faire cas comme d’un objet précieux. À la campagne, au contraire, on rencontre sur sa route presque autant d’êtres originaux que de cailloux. Là, chacun a gardé sa personnalité, avec ses défauts, ses manies, ses vertus, dont personne ne peut se dire l’inspirateur, et les qualités et les vices ne sont du moins pas ceux de toute une caste.

J’ai dans mon voisinage une de ces figures excentriques. C’est le lieutenant en retraite ou, comme il a soin de dire en parlant de lui, « monsieur le lieutenant Holopherne. » Dans le pays, nul ne sait d’où lui vient le terrible nom du païen de l’Écriture, et nul, si ce n’est moi, n’a jamais cherché à le savoir. Nous n’en dirons pas plus long. Peu de temps après son installation dans le pays, un officier de son ancien régiment, passant avec un convoi de vivres, s’étant écrié en l’apercevant subitement : — Eh ! vraiment, c’est lui-même, c’est Holopherne en personne, — tous depuis ne l’appelèrent plus autrement, même les paysans, qui n’y mettaient d’ailleurs aucune intention moqueuse, et croyaient sincèrement lui donner son vrai nom.

Notre brave héros a tant de qualités éminentes qu’on peut supposer plus ou moins « holophernesques » que rien ne m’embarrasserait comme d’être obligé de les énumérer. Une des plus recommandables est incontestablement la franchise qu’il met à avouer la médiocrité de son origine. Il ne connaît ni les fausses hontes ni l’orgueil du parvenu, il n’éprouve aucun embarras à raconter à quiconque l’aborde pour la première fois qu’il est le fils d’un honnête paysan et que son berceau, simple et sans ornement, était placé dans une chaumière qu’il habita plus tard après la mort de ses parens, ladite chaumière ayant été absolument construite sur le modèle d’un de ces blockhaus qui émaillent les prairies américaines.

Quarante ans il a servi l’empereur et porté le mousquet durant la plus grande partie de son temps. C’est seulement au régiment qu’il a appris à lire et à écrire, et, autant que le lui permettait son service, dévoré nombre de volumes ramassés dans tous les coins. Il a récolté dans ce fatras les connaissances historiques, politiques et esthétiques qui lui sont particulières, comme aussi une philosophie spéciale dont la base contient des aperçus d’une grandeur primitive, il est vrai, mais toujours droite, car, il le dit dans sa phrase favorite, qu’il emploie à tout bout de champ, qui lui est personnelle et n’appartient à aucun autre qu’à lui : « Tout dépend de l’effet moral. » Ce qu’il entend par ces mots, je n’ai jamais pu m’en assurer complètement, mais il n’y a guère de doute qu’ils ne signifient quelque chose comme « Allah est grand, » ou « aime ton prochain comme toi-même. »

Le lieutenant est célèbre à la ronde pour sa sévérité et sa propreté de soldat. Quand je dis sévérité, je comprends celle qu’il se témoigne à lui-même autant que celle qu’il fait sentir aux autres. Il est capable de poursuivre pendant une heure une mouche tout autour de sa chambre de peur qu’elle ne souille un des tableaux qui décorent sa muraille et où sont représentés des combats où l’on voit moins de combattans que de fumée, ou de peur d’une tache sur ses livres qu’il relie lui-même, ou sur quoi que ce soit. C’est à ce point, raconte-t-on, qu’il força un jour, le pistolet sur la gorge, un jeune comte qui avait eu l’audace d’entrer dans sa chambre avec des bottes sales, à balayer de ses mains aristocratiques la terre qu’il avait de la principauté allemande apportée sur le parquet à la semelle de ses souliers.

Peut-être le génie de la mécanique était-il inné chez lui ! Quoi qu’il en soit, il n’y a pour ainsi dire rien au monde qu’il ne soit en état de fabriquer lui-même : chaussures, cadres pour les tableaux, vêtemens, tables, chaises, poteries et mille autres ustensiles. Sa passion la plus noble, celle qu’il partage avec le grand empereur Charles-Quint, le solitaire de Saint-Just, c’est la manie des montres ; non-seulement il en a toujours plusieurs suspendues au-dessus de son lit d’une simplicité spartiate, non-seulement aux côtés de la porte d’entrée sont accrochés plusieurs coucous de la Forêt-Noire, auxquels il s’évertue à imprimer le même mouvement, mais il ne peut entrer dans une chambre sans que ses yeux n’y cherchent immédiatement la pendule. Il la regarde du plus loin avec convoitise, tourne fiévreusement autour pendant quelques minutes, puis tout à coup la saisit et la décroche à la dérobée pour la démonter avec une rapidité foudroyante. Sa joie est alors sans comparaison possible. Goethe, lorsqu’il composait son Faust, n’a sûrement jamais éprouvé une félicité pareille à celle qu’il ressent à l’assemblage des ressorts d’une horloge.

Outre ses montres et ses livres, dont il a rempli une étagère de sapin odorant qu’il a fabriquée de ses propres mains, il cultive particulièrement les animaux. Tout ce qui vole ou rampe est assuré de sa sympathie. Quand on le rencontre dans la belle saison, on peut être certain que ses poches sont pleines de sauterelles, de grillons ou de lézards, que quelque serpent non venimeux va soudain vous tirer la langue hors de sa manche, et qu’il s’abstiendra de vous ôter son chapeau, qui recouvre, indépendamment de sa tête, un nid d’oisillons. Il dresse des chiens et des chevaux, apprend à parler aux étourneaux, aux corbeaux, et, s’il n’a rien de mieux, aux pies, montre aux pinsons et aux canaris à faire l’exercice en ordre de bataille, à porter arme et à décharger de petits canons en cuivre. Son talent, à ce qu’il assure, consiste principalement à développer chez les animaux « l’effet moral. »

Celui qui entre dans sa chambre est accueilli par un tumulte de voix et de cris, sans précédent depuis l’arche de Noé. À une certaine heure du jour particulièrement, c’est un fracas assourdissant. Cinq horloges sonnent en même temps ; cinq oiseaux en bois surgissent de leurs cachettes en répétant : « Coucou ! coucou ! » Au tic-tac des horloges se mêlent le gazouillement des pinsons, les piaillemens des canaris en colère, les petits cris des souris et le bruissement des grillons. Des scarabées bourdonnent, un rouge-gorge va voletant d’un coin à l’autre, une fauvette en bas-âge réclame sa nourriture. Une demi-douzaine de chiens unissent leurs aboiemens aux gémissemens d’un jeune renard qui pleure comme un enfant en nourrice, et l’étourneau croise un « prenez garde » avec cette romance sentimentale, modulée par la pie : « Mon repos est loin, mon cœur est lourd, » tandis qu’un corbeau énorme, accroupi, la tête dans les épaules, dans un angle obscur, fredonne d’une voix mystérieuse et sépulcrale, bien qu’enrouée : « Le soir, au coup de minuit, le tambour quitte sa tombe. » Au milieu de ce chaos, le lieutenant Holopherne, debout à son établi, une tourterelle sur l’épaule, un serpent noué en cravate autour du cou, est couché en joue par un écureuil courroucé.

Autant notre intrépide ami fut autrefois, comme soldat, prodigue de sa vie, autant il veille avec tendresse sur celle de ses animaux : non-seulement, si l’un des siens vient à mourir, il l’enterre honorablement dans son jardinet et sème des fleurs sur sa tombe, mais, s’il voit quelque chien errant traîné à l’abattoir, il verse des larmes amères.

Bien qu’il ne soit ni séduisant ni dans cet âge où, comme on le sait, le diable avait aussi sa beauté, Holopherne ne perd cependant jamais l’occasion de témoigner de son faible pour les femmes. Et, soit, que sa galanterie les émeuve, soit que leurs yeux scrutateurs démêlent plus facilement que les nôtres un brave cœur de soldat courageux et probe sous cette veste à fleurs et cette chemise grossière, Holopherne est plus que bien des jeunes gens en faveur auprès d’elles. Il porte environ soixante ans, et même davantage ; mais à l’aide d’une pommade qu’il fabrique lui-même et d’un cosmétique hongrois pour la moustache, on parvient à conserver « l’effet moral » auquel, s’il faut l’en croire, nulle femme ne peut résister.

Je l’ai déjà dit tout à l’heure, notre ami n’est pas beau. Il n’a pas moins de six pieds. Jusqu’en 1849, il a été grenadier. Comme tous les gens de grande taille, il marche le dos légèrement voûté, avec un léger tremblement des genoux. Ses jambes, ses bras grêles et effilés, son long cou mince, ses oreilles diaphanes et écartées de la tête, et l’espèce de grelottement nerveux qui l’agite continuellement, lui donnent l’aspect d’un de ces lévriers qui, été comme hiver, semblent pris d’un frisson perpétuel. Son nez crochu, en lame de couteau, a l’air d’avoir été découpé dans une feuille de papier. J’ai toujours peur qu’il ne l’arrache chaque fois que, pour se moucher, il le plonge imprudemment dans son immense foulard jaune. Mais aussi quels yeux il a ! de grands et beaux yeux bleus naïfs comme ceux d’un enfant, avec des regards modestes qu’envierait la fille d’un pope. Ces yeux-là durent jadis séduire bien des pécheresses.

Le brave lieutenant, quoique retraité, a porté trop longtemps le mousquet pour ne pas avoir au suprême degré le respect de son grade. Il est si plein de cette formule : « monsieur le lieutenant, » et considère sa qualité d’officier comme tellement supérieure à sa qualité d’homme que, dès qu’il est question du premier, il ne le désigne jamais que par ces mots : « monsieur le lieutenant. »

— Quel sens attachez-vous à l’expression « monsieur ? » lui demanda un jour inconsidérément un fermier prussien.

Holopherne le regarda longtemps d’un œil de pitié, puis répondit : — Mon ami, tout le sens réside dans le mot lieutenant.

— Et dans monsieur, qu’y a-t-il ? demanda cet homme entêté,

— Dans monsieur, reprit Holopherne, il y a l’effet moral.

Ce prestige militaire donne en outre à sa galanterie le relief nécessaire, car il est galant comme un Français, galant dans toute la force du terme. Rien ne le rebute, ni la position sociale, ni les opinions religieuses, ni même le physique. Qu’une vachère laide et sale ait peur de passer au milieu de quelques jeunes chevaux trop gais, il lui offre le bras et l’accompagne avec la désinvolture qu’il met le dimanche à offrir à la vieille comtesse l’eau bénite à la sortie de l’église, ou à présenter périodiquement, le soir du sabbat, un bouquet à la jolie Juive, la brune fille du distillateur.

On va jusqu’à dire que chaque dimanche, après midi, il réunit les paysans dans sa chambre autour d’un flacon de slivowitz, et qu’il leur fait des lectures sur l’art d’être aimable en société, et notamment sur les convenances à observer vis-à-vis du sexe faible. Cependant ce n’est encore là que de la théorie ; mais il ne suit pas les erremens de tant de philosophes et de régénérateurs de société, qu’on ne peut jamais juger que sur leurs paroles. Dans la pratique, les exemples qu’il donne sont toujours concluans. Lorsque la ravissante baronne Valeska monte à cheval, il est le premier à lui présenter sa main ouverte pour l’aider à se mettre en selle, si bien que les jeunes messieurs qu’il a devancés en sont réduits à le regarder faire en frisant leurs moustaches. Quand la jeune Catherine aux joues roses va puiser de l’eau à la fontaine, il se trouve toujours là pour lui porter ses seaux, et le grand Peter, qui arrive invariablement trop tard, exprime son dépit en aspirant avec rage la fumée de sa pipe.

Notre héros servait à l’époque où les caporaux portaient encore un bâton attaché à leur sabre, comme signe de leurs fonctions et non comme un inutile ornement. Ce souvenir s’est incrusté en lui, est resté la base de ses appréciations, dès que quelque chose ou quelqu’un a conquis ses suffrages.

Il évalue la beauté des femmes au nombre des coups de bâton qu’on recevrait pour elles, et ce chiffre est devenu pour lui une mesure aussi exacte et aussi usuelle que l’unité du système métrique. Tandis que tout autre s’écrierait : Quelle femme ! je voudrais mourir pour elle ! — ou : Je serais capable de l’épouser sur l’heure ! — lui exprime sa passion d’une façon toute plastique en comptant des coups qu’il recevrait en son honneur. Il a taxé à cinq coups de bâton ses sentimens pour la petite juive, à dix son admiration pour la blonde épouse du forestier. Mais, lorsqu’il vit pour la première fois la baronne Valeska, il s’écria en tordant sa moustache que, pour chaque heure qu’elle voudrait accorder à son amour, il était prêt à se faire donner cent coups de gourdin, — aussi vrai, ajouta-t-il, que je suis monsieur le lieutenant, etc.

Cependant, cette bonne âme d’Holopherne peut à l’occasion se montrer cruelle. J’ignore où, quand et comment la demoiselle de Seiglier, vieille fille de trente-huit ans qui va encore au bal en robe décolletée et se croit suffisamment légère pour danser la polka brillante, a pu l’offenser. Quoi qu’il en soit, il s’approcha d’elle un jour, et l’assura qu’actuellement encore elle était la plus agile des danseuses, que telle était sa réputation parmi les dames italiennes, et que cette opinion était d’ailleurs partagée par le maréchal Radelzky, qui se souvenait d’avoir dansé avec elle quand il n’était encore que cadet.

Un jour, dans une chasse à la perdrix, comme nous traversions un champ de carottes, il se retourna brusquement sur moi, et me dit :

— Pardon, je ne m’appelle pas Holopherne, mais Birkewitz.

Je le regardai tout surpris.

— Vous êtes étonné, reprit-il, que je me laisse appeler de l’autre nom sans protester ; mais comme il ne fait aucun tort à l’effet moral… Le reste de la phrase se perdit dans un haussement d’épaules.

— Mais ce nom, d’où vous vient-il ?

— Hum ! une curieuse histoire. — Et il sourit comme un homme qui possède quelque charmant secret.

— Permettez-moi, puisque je suis en train de vous questionner, de vous demander ce que vous entendez, au sens propre, par l’effet moral ?

Holopherne plissa son front et étendit ses mains en avant comme un islamite qui prête serment,

— L’explication n’est pas commode, dit-il, la définition n’ayant jamais été mon fait. J’aime mieux vous citer quelques exemples. Ainsi, j’étais caporal, et je traversais sous Schlick le défilé de Dukla, pendant la guerre de Hongrie. J’arrive juste pour la bataille de Kaschau. La plupart de nos soldats étaient des recrues. Une bombe traverse mon bataillon et abat cinq hommes. Vous comprenez, c’était là un effet moral. Si bien que tout le bataillon courut se mettre à couvert derrière une immense grange. Arrive le colonel Poclehaïgski. Il harangue les troupes et les ramène au feu. Voilà pour le coup un excellent effet moral. Après la bataille, un vieil officier de Napoléon, que nous conservions prisonnier, qui avait servi sous bien des chefs et fait bien des campagnes, nous assura que jamais il n’avait vu un bataillon reculer avec autant de calme que le nôtre, l’arme au bras, contre une batterie ennemie. Comprenez-vous ?

Ou bien encore ceci : — J’arrive dans un régiment, en Italie, immédiatement après l’affaire de Novare. Nous étions en pays ennemi, et, quoique la paix fût à peu près faite, la surveillance était aussi nécessaire que pendant la guerre. Nous étions entourés d’espions et d’habitans capables de tout. J’eus à disposer les factionnaires dans une petite métairie. À dix heures, je conduis mon homme sur la redoute pour relever la faction. C’était une recrue. Je lui recommande, dès que quelque chose lui paraîtra suspect, de crier trois fois : Qui vive ! et, si l’individu interpellé ne s’arrête pas court, de faire feu.

— Très bien ; mais voilà qu’au bout d’une demi-heure ma recrue revient en courant.

— Misérable païen ! pourquoi as-tu quitté ton poste ?

— Monsieur le caporal, il y a quelqu’un qui monte en rampant le long de la colline.

— L’as-tu interpellé ? dis-je en prenant mon fusil et en forçant mon homme à marcher devant moi.

— Trois fois, comme vous m’en avez donné l’ordre.

— Alors, pourquoi n’as-tu pas tiré ?

— Parce que chaque fois que je l’avertissais ou que je le couchais en joue, il disparaissait dans l’herbe.

Le fait est qu’une fois arrivés, nous apercevons une masse noire se glissant dans l’herbe, tantôt debout, tantôt à plat ventre. — Qui vive ! criai-je. — Pas de réponse, mais l’ombre s’évapora. — Qui vive ! — Elle se relève, mais sans articuler un mot. — Qui vive ! — La forme suspecte s’aplatit sur le sol. « Si c’était un espion ? » murmura la recrue. Je vise, et au moment où le personnage se redresse, je fais feu. Il disparaît dans un tourbillon de fumée.

Le fracas a retenti au loin. Mes gens accourent au bruit et se hâtent d’aller chercher le cadavre. — Eh bien ! qui croyez-vous que j’avais tué ?

— Peut-être votre commandant qui voulait vous mettre à l’épreuve.

— Vous n’y êtes pas, cher ami. J’avais abattu l’âne du métayer, un pauvre âne qui broutait paisiblement sur la colline. Songez-vous au triste « effet moral ? » Tous se moquèrent de moi, même mes supérieurs, au point que je demandai à permuter.

Cet âne fut, si j’ose m’exprimer ainsi, la source de ma fortune. Je fus envoyé à Milan pour servir d’ordonnance au vieux Radetzky. Il me toisa, devina en moi un ancien soldat, et, après m’avoir interrogé, me proposa pour le grade d’officier. Je ne l’obtins qu’en 1858, mais je suis bien effectivement « M. le lieutenant Birkewitz. »

Dans les temps qui précédèrent la guerre de 1859, les soldats et les officiers furent victimes en Italie de nombreux attentats. On nous défendit en conséquence de sortir seuls et notamment pendant la nuit ; mais moi, — il n’y a pas de ma part indélicatesse à en parler, puisque je ne nomme personne, — j’avais une intrigue avec une Italienne, une femme, — et il fit claquer sa langue contre son palais, — une femme à s’étendre sans hésiter sur un banc et à se faire donner vingt-cinq coups de bâton. Enfin, suffit. Je prenais par le jardin pour aller passer de longues soirées avec elle, même quand son mari était à la maison ; mais la discipline est la discipline. Je n’y allais que quand mon régiment était de service. Je recommandais au caporal de m’attendre devant la maison avec la patrouille. Les choses s’étaient toujours passées ainsi. Je retournai à la caserne avec mes soldats.

Un beau soir, un caporal nouvellement promu, — un vrai païen, — un paysan, est chargé de conduire la patrouille. J’étais comme à l’ordinaire avec la mia cara, lorsque des crosses de fusil retentissent tout à coup sur le pavé. Le mari, qui était à la maison, saute à bas de son lit, ouvre la fenêtre et crie : — Que se passe-t-il donc ?

— C’est la patrouille qui attend le lieutenant Birkewitz, répond à haute voix mon caporal.

Je vous laisse à juger de « l’effet moral » et de quelle façon je descendis les escaliers. Le mari m’éclaira jusque dans la rue. La cuisinière, la femme de chambre, la nourrice et le domestique faisaient tous la haie, leur bougie à la main. Une vraie promenade aux flambeaux !

Naturellement l’aventure s’ébruita.

À telle enseigne que son excellence le comte Giulay ne put s’empêcher de sourire, un jour que je me trouvais dans un dîner à la même table que lui.

Et, par-dessus le marché, l’Italien, le croiriez-vous, écrivait à mon colonel une lettre en allemand, anonyme, bien entendu, une lettre faite pour m’exaspérer :

« Signor conte, ce n’était pas par amore que la signora souffrait les visites de votre lieutenant. C’était pour le poignarder comme Judith poignarda il generale Oloferne. »

Depuis lors je devins pour toute l’armée italienne et je restai le lieutenant Holopherne… Comprenez-vous maintenant ce que c’est que « l’effet moral ? » Mais… pst !.. voilà mon chien Black qui tombe en arrêt. Il flaire quelque chose. Apprêtez-vous.


IV.
MOÏSE GOLDFARB.

La maison qu’occupait Moïse Goldfarb avec sa famille n’était pas, à proprement parler, un ghetto, c’était plutôt une taverne juive, située à une centaine de pas du village, au bord de la route impériale, au milieu d’un bouquet d’arbres décharnés, avec ses fenêtres borgnes, la traditionnelle flaque de boue devant la porte, et les râteliers sales où les chevaux de tous les charretiers qui passent s’arrêtent pour manger, tout en cinglant les auges à coups de queue. Cependant on peut appeler ghetto tout endroit où vivote un juif pur sang et d’une piété sans mélange, qui élève entre le monde et lui les murailles invisibles, mais insurmontables, du Thora, surtout quand il habite seul au milieu des chrétiens et loin de ses frères, comme Moïse Goldfarb.

Je l’avais entendu surnommer « le buveur de sang, » et cela par les gens les plus respectables, dans le temps où je n’étais encore qu’un petit garçon, et où, le fusil sur l’épaule, je parcourais les champs et la grande forêt de la Dombrowna. J’ignore si cela tient au peu de souci qu’ont des principes les enfans, qui obéissent généralement à la première impulsion, ou si je fus attiré par sa mauvaise réputation, comme cela nous arrive si fréquemment plus tard à l’égard de certaines jolies femmes ; le fait est que la kartchma et ses habitans, je n’essaierai pas de le nier, exerçaient sur moi une fascination toute particulière.

Je n’osais, y pénétrer, il est vrai, et je me contentais d’y plonger des regards curieux quand je passais devant la porte ; mais je n’oublierai jamais qu’un soir de sabbat je me glissai tout doucement jusqu’à la fenêtre de la chaumière, pour voir à travers les vitres mal lavées, et que j’aperçus Moïse Goldfarb vêtu d’une robe de soie traînante, tout droit, avec sa barbe noire et flottante, au bout de la table chargée de plats, et disant la prière pendant que sa femme, parée d’un costume rouge et coiffée d’un diadème étincelant, et ses enfans, en habits de fête, se tenaient autour de lui, suivant des yeux le mouvement de ses lèvres. Sur la table, un poisson, baignant dans une sauce aux raisins secs, exhalait l’odeur la plus alléchante, non loin d’une grosse brioche, au-dessus de laquelle un lustre suspendu au plafond éclairait vivement la salle. Au dehors, dans un ciel bleu sombre, l’étoile du berger brillait dans toute sa beauté, comme si elle eût voulu participer à la magnificence du saint jour.

— Oui, c’est un buveur de sang, disait M. Raczinski, à qui appartenait le village où Moïse Goldfarb avait loué la distillerie située derrière sa taverne. — C’est un buveur de sang, répétait l’honnête intendant qui, arrivé un jour dans une petite veste d’été chez ce propriétaire, s’était bientôt, au grand étonnement de tous, acheté à son tour une seigneurie. — C’est un buveur de sang, affirmaient le curé du village et le pasteur de la colonie protestante établie dans le voisinage. — C’était du reste le seul point sur lequel ces deux hommes de Dieu fussent d’accord. On ne peut cependant s’empêcher de le faire remarquer, lorsque les paysans galliciens prirent les armes en 1846 contre les Polonais insurgés, et égorgèrent plus de 4,000 nobles, ils ne firent pas tomber un cheveu de la tête d’un seul Juif. Non-seulement les Juifs furent tous épargnés, mais encore on les répandit comme émissaires dans les campagnes. Le seigneur Raczinski, son intendant, et le curé qui, du haut de la chaire, avait excité les paysans à marcher contre les impériaux, furent battus comme plâtre et traînés, solidement garrottés, jusqu’au chef-lieu, tandis que le buveur de sang, Moïse Goldfarb, ne s’aperçut de la révolution qu’à son commerce d’eau-de-vie, dont le débit acquit une importance beaucoup plus considérable qu’aux autres époques.

Ce Juif au front sérieux, au teint blafard, ne me laissa qu’une seule fois une certaine impression de terreur. C’était la nuit. Je longeais sa taverne par un beau clair de lune, traînant après moi un lièvre tué au gite, lorsque j’aperçus en travers de la route des silhouettes humaines qui se découpaient énergiquement sur un ciel d’une clarté d’argent, tandis que mon oreille était frappée de temps en temps par un cri rauque, étrange et sauvage. C’était Moïse Goldfarb qui priait au milieu des siens.

Devenu plus grand, je me hasardai malgré tout à franchir un soir le seuil maudit, et peu de temps après j’étais déjà tout à fait à mon aise dans la salle à boire vaste et crépie à la chaux. Je commandai alors en qualité de général une petite armée de jeunes paysans qui m’obéissaient au doigt et à l’œil. J’avais des officiers, des soldats, même un porte-enseigne, mais il me manquait un tambour. Or Abraham, le fils aîné de Goldfarb, avait appris à battre la caisse avec des soldats hongrois du régiment Mariassy. Rien ne s’opposait à ce que j’en fisse mon tambour. C’est sous ses auspices que je fus admis dans la taverne juive, dont je devins plus tard l’hôte aimé, alors que son tambour et mon sabre étaient devenus la proie du temps et de la poussière, et que, tandis qu’il menait les charrettes de son père, je me creusai la tête à traduire Homère et Cicéron.

Que de fois, assis presque à ras du sol sur un petit banc établi près du grand poêle vert, je regardai Goldfarb vaquer à son commerce, les paysans absorber mélancoliquement leur eau-de-vie, Kezia Goldfarb, son éternel sourire sur les lèvres, piétiner dans la taverne, maniant prestement la craie de 9^s doigts potelés, le petit Benjamin tout ébouriffé jouer par terre avec Esterka aux prunelles de braise ! Et pendant ce temps je chassai les mouches, qui témoignaient pour Moïse Goldfarb une sympathie inquiétante, et dont les essaims tourbillonnaient dans l’air comme les canards sauvages sur l’étang de Bielka.

J’ignore pourquoi l’aspect du grand Moïse Goldfarb, avec sa chevelure abondamment bouclée et sa longue barbe, me rappelait les patriarches de l’ancienne alliance, tandis qu’il ne me fût jamais venu à l’idée de comparer notre curé ou le pasteur du village aux disciples de Jésus-Christ, bien que cependant leurs images, surtout celle du doux saint Jean, hantassent volontiers mon imagination. Ce qui me plaisait particulièrement, c’est que Moïse Goldfarb, qui avait pris son parti de ma présence dans sa maison comme d’un mal nécessaire, ne me parlait jamais religion, à l’encontre du pasteur, qui profitait de mes visites à ses enfans pour m’attirer à lui en me prenant par la main, avec un sourire pâteux qui me tournait sur le cœur comme un morceau de lard rance, ne tarissait pas sur la supériorité de son église, sur l’idolâtrie qui caractérisait le culte romain, et me prêchait l’humilité évangélique. Les Juifs ont, sur toutes les nations qui professent d’autres religions qu’eux, l’avantage de ne jamais chercher à faire de prosélytes.

Moïse Goldfarb, unique spécimen du peuple de Dieu dans la contrée, était tenu d’observer la loi mosaïque au milieu des infidèles beaucoup plus scrupuleusement que ses coreligionnaires. Quand il se produisait quelque incident épineux pour sa conscience, il trouvait toujours moyen de tourner l’obstacle sans violer les ordonnances bibliques, et savait au contraire l’utiliser à son profit. Ainsi la loi lui ordonnait des ablutions quotidiennes ; mais les affaires ne lui en laissaient pas le temps, car Moïse était à la fois un homme pratique et bien élevé, et incapable de faire attendre qui que ce soit, fût-ce un valet d’écurie qui entrait pieds nus, et dont la consommation n’allait pas au-delà d’une chopine de slivowitz. C’est pourquoi il s’approchait discrètement de l’eau et y plongeait un doigt qui lui suffisait à se laver. Sa femme et ses enfans suivaient d’ailleurs exactement cette manière d’agir. — Le jour du sabbat lui défendait de se livrer à un travail quelconque, ce qui emportait conséquemment l’interdiction de s’occuper de ses affaires. Moïse n’aurait voulu à aucun prix exposer son âme. Il s’asseyait donc dans ses plus beaux vêtemens avec sa femme et ses enfans au comptoir de la taverne, où nul d’entre eux ne donnait à boire ni ne recevait d’argent ; mais, les paysans tenant à leur eau-de-vie aussi bien le jour du sabbat que dans la semaine, ils doivent nécessairement la payer. Que faire ? Une chose très simple. Les pratiques entraient au cabaret, saluaient le Juif et s’approchaient d’une table. Ils remplissaient eux-mêmes leurs petites mesures de métal, adressaient aux assistans un « A votre santé ! » avalaient la liqueur d’un seul trait, et jetaient leurs sous dans la caisse par un trou que le Juif avait eu soin de percer dans le comptoir. Goldfarb se contentait de loucher très légèrement de leur côté pour voir si tout était en règle.

Moïse, le législateur, dit : « Tout le pain contenant du levain doit être mangé à la fête de Pâques. Durant sept jours, aucun pain avec du levain ne doit entrer dans la maison. » Les talmudistes pratiquaient cette doctrine en s’abstenant d’employer jusqu’aux ustensiles servant à faire lever la pâte. En Judée, il était facile d’obéir à ce commandement, à l’époque où l’on cuisait chaque jour des gâteaux plats sous la cendre ; mais maintenant qu’on use de gros pain très levé et qu’on nourrit le bétail avec le son et les autres débris provenant de la fabrication, il devient très difficile, impossible même pour un distillateur, d’observer la loi. Quel parti doit donc prendre le pieux Moïse Goldfarb pour éviter de tomber corps et âme dans un abîme de perdition ? Il connaît heureusement son Talmud et y puise un moyen de sauvetage. La veille de la fête de Pâques, il vend son eau-de-vie, son grain, son orge et la nourriture de son bétail, toutes choses qu’il n’a pas le droit de conserver, à son voisin Frantchichek Kabilka pour le prix de 4, 000 florins, mais il a l’âme assez grande pour se contenter d’un acte de vente et d’une quittance portant la somme de quatre gros. Sa grandeur d’âme ne s’arrête pas là : afin que l’acquéreur n’ait pas la peine d’emporter immédiatement ses achats, il lui donne en location tout le bâtiment dans lequel se trouve la distillerie.

Les fêtes de Pâques terminées, Kabilka arrive, très ému, et déclare qu’il n’a pas assez d’argent pour compléter les conditions du contrat. C’est alors que la générosité de Moïse Goldfarb éclate dans toute sa splendeur. Il déchire le contrat, rend au paysan sa quittance, lui fait cadeau du prix de la location, et par-dessus le marché le régale de sa meilleure eau-de-vie. Moïse Goldfarb n’était pas seulement regardé à dix lieues à la ronde comme un fidèle observateur du Talmud, on le connaissait aussi comme un disciple du célèbre prophète Bescht. Sa femme le tenait pour tel et lui attribuait toutes les qualités de ce grand génie. Une seule fois à ma connaissance elle se querella avec son mari. Sa langue frétillait comme le dard d’une vipère, tandis que Moïse Goldfarb, tranquillement assis, fumait une pipe turque. Tout à coup il regarda la plus belle moitié de lui-même et lui dit : Un jour, une femme s’étant permis de répéter une chanson moqueuse qui attaquait l’épouse du grand Bescht, et celle-ci s’en plaignant à lui, il répliqua par ces mots : « C’est la dernière fois que cette femme a parlé. » En effet, elle devint muette.

Kezia s’effraya. Elle se tut subitement, et alla se cacher dans un coin obscur. Une heure après, je la voyais encore trembler des pieds à la tête.

Toutefois, pendant que les parens vivaient avec cette simplicité et cette pureté de mœurs, leurs enfans montraient de fortes dispositions à sympathiser avec l’esprit du siècle, Esterka notamment. A douze ans, elle était déjà une femme faite. Elle s’entendait merveilleusement à balancer sa taille souple sur ses hanches luxuriantes, et à rejeter en arrière ses nattes d’ébène avec un mouvement à vous donner le frisson. Ajoutez-y l’éclat de ses yeux, comme noyés dans du velours, sur lesquels s’abaissaient, pareils aux rideaux mystérieux d’un temple, ses cils ténébreux, puis le sourire fin et voluptueux qui errait sur le corail de ses lèvres.

Elle commençait à échanger des coups d’œil énigmatiques avec les soldats hongrois qui de temps en temps venaient rendre visite à Abraham. Elle aimait à placer le shako de celui-ci ou de celui-là sur ses cheveux noirs, à se tenir ainsi coiffée sur le pas de la porte, et à saluer les jeunes seigneurs qui passaient. Elle sautait dehors comme une biche, chaque fois que le comte Wladimir arrêtait son cheval arabe devant la kartchma, et elle s’empressait de lui offrir du slivowitz, tandis qu’elle tendait à l’animal, sur sa main délicate, du pain et du sel. Elle se mit à porter des traînes. Elle allait, vêtue de quelque peignoir crasseux et la tête hérissée de papillottes, derrière la maison sous un berceau de chèvre-feuilles pour y dévorer des romans dont les feuillets gras se collaient les uns aux autres. À cette époque, je ne la vis occupée à autre chose qu’à sa toilette, tantôt mêlant aux torsades de son chignon les perles de sa mère, tantôt y plantant une rose, tantôt rajustant quelque colifichet sur sa poitrine, après quoi son regard allait toujours droit au miroir.

Il n’était pas rare de la voir assise au milieu des pratiques, et s’escrimant sur une guitare pendue le reste du temps par un ruban bleu pâle à côté au portrait de Kosciusko. Un jour, elle apparut tout à coup enveloppée dans un drap de lit avec une moustache qu’elle s’était dessinée au charbon ; elle mit un genou en terre devant sa mère ébahie et entama un air de l’opéra de Roméo et Juliette, que, dans un voyage, elle avait entendu au théâtre de Lemberg.

Je lui trouvai quelque chose de séduisant comme le parfum de la myrrhe, mais de si étrange que j’en étais effrayé. Un soir d’été, après s’être débarrassée de son peignoir typique, elle entra, les bras nus, et s’assit à mes côtés. J’éprouvai alors une impression voisine de la terreur, en constatant que ses bras, si beaux de forme, étaient couverts d’un duvet touffu et brillant. Je ne sais ce qui, à ce moment, me poussa à me remémorer l’effrayante goule des Mille et une nuits, au point que comme dans un accès de tendresse ironiquement romanesque elle m’avait pris entre ses bras, je me figurai être entre les griffes d’une louve ou d’une bête féroce quelconque.

Pendant qu’Esterka continuait ses études à sa manière, le pâle et chétif Benjamin suivait l’école de la ville voisine. Je veux m’instruire, répétait-il invariablement quand son père lui ordonnait d’aller dehors, porter l’avoine aux chevaux des voituriers. Puis il enfonçait ses mains dans ses poches et ne bougeait pas d’une semelle.

— Que veux-tu apprendre ? Est-ce que tu as par hasard l’ambition de devenir empereur ? raillait Goldfarb.

— Pas empereur, savant, répondit l’enfant.

Un jour, Abraham rentra d’un pas tout à fait délibéré coiffé d’un colbak.

— Qu’a donc ce gamin ? cria Moïse atterré ; est-ce qu’il est fou de pénétrer dans la maison avec cet attirail meurtrier ?

— Je suis soldat, reprit Abraham d’un air de défi, enrôlé dans l’infanterie du comte Nugent.

— On t’a enrôlé, toi, un poltron, un misérable Juif ? cria son père. Je paierai ce qu’il faut pour te racheter, et tu seras libre.

— Que dites-vous ? repartit Abraham ; je suis un poltron, moi ? Sachez que j’ai autant de courage que qui que ce soit, et que je veux partir pour la guerre et me battre contre les Français ou les Prussiens.

— Que Dieu te châtie ! L’entendez-vous, gémit Moïse, il veut aller se battre avec un vrai fusil.

Cependant Abraham était et resta soldat. Il fut dirigé sur Lemberg avec le transport suivant, et son départ déchira le lien qui m’attachait à Moïse Goldfarb et à sa maison. Peu après, je quittai moi-même la Gallicie.

Dix ans s’écoulèrent.

Ce ne fut que dans l’automne de 1857 que je retournai dans ma patrie et que je revis les solitudes de la kartchma. Je n’y trouvai pas grand changement, si ce n’est que Moïse Goldfarb, dans les mains duquel le gobelet et la bouteille d’eau-de-vie tremblèrent d’émotion lorsque je me fis reconnaître, avait maintenant des cheveux blancs et la barbe vénérable d’un patriarche. C’était tout. Abraham était à la maison, en congé. Il sourit à ma vue comme embarrassé, bien qu’il n’eût aucun sujet de l’être, car il venait d’être nommé sergent-major sur les champs de bataille lombards, où il avait combattu sous Radetzky. Les paysans qui avaient servi avec lui le considéraient non comme un Juif, mais comme un de leurs frères, et c’était pour lui un honneur plus grand que celui de trinquer avec un petit comte polonais. On l’estimait beaucoup dans le village. Il portait un pantalon militaire de couleur bleue, et sur son habit civil les insignes de son grade. Son père affectait de ne pas faire grand cas de lui. Je n’en surpris pas moins une fois un regard de ses grands yeux inquisiteurs, tandis qu’Abraham, entouré d’une bande de soldats en congé, me racontait la bataille de Milan. Ah ! que d’amour et de fierté dans ce simple coup d’œil !

Il vint un jour me voir, et, comme je lui offrais du cognac, il me demanda timidement un morceau de lard. — J’en ai pris l’habitude au régiment, me dit-il, n’en parlez jamais devant le père, il en serait au désespoir. — On voit à quelle délicatesse atteignent les sentimens de ces Juifs polonais, que nous regardons comme finis et dégénérés.

Benjamin, qui étudiait à l’école de Lemberg, passait les vacances chez son père. Il avait beaucoup grandi et était devenu d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes. Il avait des cheveux longs à la manière de nos artistes, et, comme disent nos Juifs, des vêtemens de chrétien. Il aimait à parler littérature ; Goethe était son poète de prédilection. Il me donna à entendre que le genre de vie de la maison était trop mesquin pour lui et arrêtait dans son essor le vol de son génie. De son vieux père il n’en fut pas question ; mais, en m’accompagnant chez moi, sur la route si souvent parcourue, il vit la lune monter derrière le sombre mur de verdure de la Dombrowna. Il s’arrêta court, fit tourner ses bras comme les ailes d’un moulin à vent, et se mit à déclamer de cette voix nasillarde usitée dans les synagogues :

Lune ! dans la tristesse amère où tu me vois,
Que ne m’éclaires-tu pour la dernière fois !

Je cherchai vainement Esterka. Personne n’en dit un mot. De

mon côté, j’évitai d’en parler.

De nouveau, quelques années après, j’allai au théâtre de Lemberg, curieux d’assister à une tragédie polonaise et d’admirer Mme Aschperger dans le rôle de Barbara Radzivil. Le premier acte terminé, je passai la revue des dames assises dans les loges, lorsque je découvris tout à coup un beau visage bien connu. Nul doute, c’était, — elle tenait sa lorgnette braquée sur moi et saluait chaleureusement, — c’était bien Esterka, dans les atours d’une princesse du nord, et resplendissante de diamans comme une fleur de harem. Un signe aussi coquet que facile à interpréter m’invita à me rendre dans sa loge. Elle me tendit les deux mains lorsque j’y entrai, et débuta en me parlant de mes Récits galliciens, qu’elle connaissait. — Lisez-vous toujours des romans ? lui demandai-je. Il me semble que maintenant vous êtes en état de leur servir d’héroïne.

Elle rit, se cacha la figure dans son éventail, puis se remit à rire. Je vis alors sortir de son magnifique manteau ses bras nus, entourés de splendides bracelets et recouverts de ce léger duvet dont le reflet m’avait tant effrayé jadis. Au moment où je la quittai, le comte *** entra dans sa loge.

Au foyer, je rencontrai une autre connaissance, Benjamin, ou le docteur Rosenthal, comme il aimait à se nommer, bien que la faculté qui devait avoir l’honneur de lui offrir les insignes du doctorat ne soit pas encore fondée. Il fit de mon livre un éloge modéré, puis mit la conversation sur le théâtre. Son extérieur n’avait pas changé. Il portait seulement des lunettes et de fortes moustaches.

Il finit par me confier qu’il était critique de théâtre : il faisait aussi des vers dans le genre de Heine.

— Je viens de parler à votre sœur, lui dis-je. Elle est devenue très belle et paraît avoir acquis de brillantes relations.

Il fit un mouvement d’épaules. — Que voulez-vous ? répliqua-t-il. Chacun doit chercher le bonheur, mais tout le monde ne peut pas y arriver par les mêmes moyens. Moi, j’y arrive par mon esprit, et elle… Il laissa tomber le reste de la phrase ; puis : — Le comte l’épouserait, si elle consentait à se faire baptiser, mais causer un pareil chagrin à notre vieux père, est-ce possible ?


SACHER MASOCH.


(Traduit par Mlle J. STREBINGER.)