Récits laurentiens/Ne vends pas la terre

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Récits laurentiensFrères des écoles chrétiennes (p. 117-136).




La journée, une claire journée d’automne, s’achevait dans la fraîcheur. Lentement la charretée d’avoine remontait le chemin herbeux qui, du bout de la terre, conduit à la maison. Assis commodément entre les échelettes, le père Félix Delage jouissait de la sérénité de l’heure et plus encore de la délicieuse fatigue, lot privilégié du travailleur de la terre.

À ses pieds son fils Basile, la fourche à la main, conduisait le cheval. Comme ils tournaient au coin de la grange, le père s’exclama :

— Regarde, Basile, c’est fait ! François Millette a vendu sa terre !

Et d’une voix altérée, le vieux répéta :

— Il a vendu ! Il a vendu !

Là-bas, de l’autre côté de la route, sur une énorme affiche appliquée contre le ciel bleu, les caractères démesurés de la banale réclame s’alignaient sur la tôle fraîchement peinte en blanc. Des ouvriers travaillaient encore au pied, reliant la frêle structure à des piquets plantés parmi les verges d’or et les bardanes roussies, à cent pas du chemin où stationnait un camion automobile.

— Ils ont monté ça après-midi, opina Basile.

— Oui ! Et voilà encore une terre qui va tomber en friche. Nous sommes entourés, mon garçon ! L’année dernière, Jean-Baptiste Marcil a vendu la sienne, puis, ça été Pierre Trudeau, puis Joseph Charron ! J’avais toujours cru que François tiendrait.

— Ce sont les enfants, probable ! Ils avaient tous envie de vendre, eux. Les deux jeunes qui sont en ville ont dû décider le père.

La charrette, en titubant, entra dans la grange et, tout en dételant, le père Delage continua :

— Mon pauvre Basile, notre chemin de Chambly s’en va ! Nos belles terres, les meilleures de par ici sont perdues pour l’agriculture ! Il n’y a plus d’agriculture !

Les brancards touchèrent le pontage. Basile s’empara du cheval et entra dans l’étable. D’un pas lassé, le vieux prit du côté de la maison.

Un beau type canadien, ce Félix Delage ! De taille moyenne, avec un léger embonpoint, il ressemblait aux deux chênes plantés devant sa porte. Visage énergique un peu hâlé, chevelure complète et toute blanche — de la neige sur de l’ivoire — l’on s’étonnait de trouver sous des sourcils d’argent, des yeux bleus d’enfant. Il portait aux lèvres un sourire établi, sourire d’enfant aussi, respecté par les tempêtes de soixante-dix années de vie et qui prenait toute sa signification lorsqu’il parlait de cette voix haute et un peu voilée qui lui était propre.

La terre des Delage était l’une des plus anciennes et des plus riches de la région. Elle donnait sur ce vieux chemin qui relie Chambly à Longueuil et rejoint le Saint-Laurent à l’endroit précis où Charles LeMoyne avait bâti sa maison. Cette route célèbre, les vieux l’appellent encore le « chemin de Boston » ; avant l’avènement des chemins de fer, c’était la voie du trafic, la voie des invasions aussi ; faire l’historique du Chemin de Chambly serait écrire une bonne moitié de l’histoire économique et militaire du Canada.

L’ancêtre des Delage, officier de cavalerie libéré du service, vint sous le régime français prendre une terre à deux milles et demi du village de Longueuil. Il appert que ce Delage était de petite noblesse, et vraiment, ceux qui ont pratiqué le vieux Félix reconnaissaient chez lui une hérédité évidente, un affinement de langage et de manières peu connu chez nos habitants.

Félix Delage appartenait à cette vieille école de croyants qui ont la sagesse d’accepter la religion — comme la vie elle-même — tout d’une pièce et, sous la chaire de l’église de Longueuil, il n’était pas plus belle famille que la sienne. Mais l’amour de la terre, l’enthousiasme pour la culture, — la vraie culture : intelligente, raisonnée et méthodique, — distinguait surtout cette belle nature d’homme. L’étable octogonale, construite d’après des plans à lui, était une merveille d’ingéniosité, connue de vingt milles à la ronde. Fondateur et président du Cercle agricole, il était depuis trente ans le conseiller, le modèle, l’âme de tous les cultivateurs du Chemin de Chambly.

Et voilà que sur le retour, le vieil agriculteur voyait crouler son beau rêve de rénovation agricole. La folie de la spéculation immobilière, après avoir ravagé l’île de Montréal, débordait à présent sur la rive sud, submergeait les abords du vieux Longueuil et s’avançait dans la campagne. Comme de malsains champignons, surgissaient au milieu des champs les petites cabanes carrées et hideusement badigeonnées des agents d’immeubles. Les affiches disgracieuses se levaient partout de l’herbe, épitaphes monstrueuses d’un immense cimetière, celui de la vieille terre féconde et fidèle. Successivement les voisins avaient vendu, et Félix Delage ne comptait plus autour de lui que son fils Joseph dont la terre touchait à la sienne au sud, Basile qui cultivait le bien avec lui et son vieil ami François Millette qui venait, le soir, sur la galerie, causer du bon vieux temps. Et celui-là aussi allait lui manquer, s’en aller, trahir la terre et le pacte tacite qui les liait tous deux ! Il était venu dimanche cependant, sans parler de rien. La honte, sans doute, lui fermait la bouche ! Comme les consciences d’enfant, les consciences de vieillard frémissent sous la faute !

En songeant à ces choses, le père Félix, sans caresser ses petits-enfants, entra dans la grande cuisine où les femmes allaient et venaient et s’écroula dans une berceuse, près de la fenêtre.

— Mes petites filles ! Encore un malheur ! François Millette a vendu !

Les trois femmes s’attendaient à cette explosion. Elles se regardèrent sans rien dire.

— Nous voilà tout seuls sur le chemin de Chambly jusqu’au troisième mille ! Tout seuls !

Et, cramponné aux bras de sa chaise, le vieillard se prit à pleurer. Les jeunes enfants de Basile, comprenant à la douleur du grand-père qu’il se passait quelque chose, se turent et allèrent s’asseoir sur le banc derrière la table. Le silence se fit dans la cuisine. Au bout d’un long moment, Basile entra à son tour et posa sur la table la cruche enveloppée d’un linge blanc. Sans un mot, il pendit à une fiche de bois son grand chapeau de paille et marcha vers la pompe en retroussant ses manches.

Le père Félix, nerveux, quitta sa chaise et sortit sur le chemin. Le soleil se couchait glorieux dans des nuages pourpres sur lesquels se découpaient nettement la courbe molle du Mont-Royal et le fin clocher de Longueuil. Dans les champs, les grands ormes épars commençaient à régner sur le soir, et leurs rameaux paresseusement agités, lutinaient dans le silence quelque chose d’invisible. Mais pour le vieillard toute cette paix du soir s’abolissait par la provocation de la longue affiche brutalement interposée entre le ciel et lui, et qu’il aurait désormais devant les yeux semaine et dimanche, par tous les temps, par le soleil et par la pluie, narguant sans cesse sa foi profonde et son amour de la terre !

Les ouvriers, leur travail fini, regagnaient le camion qui trépida un instant, puis dérapa soudain en soulevant la poussière blanche de la route. Et Félix Delage resta là, appuyé à la barrière, entre les deux massifs de lilas, à regarder le champ profané où couraient encore des frissons de lumière rose.

Alors, une petite voix claire et indécise s’éleva derrière lui :

Pépére ! venez souper !

Subitement arraché à son rêve et à sa peine, le vieillard prit le petit Joseph dans ses bras et rentra.

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Les après-midi de dimanche ont une douceur exquise au cœur de l’automne. Ce n’est plus la fournaise de l’été, et la froidure n’est pas encore venue fermer les portes et jeter des châles sur les épaules des femmes. Sur la galerie des Delage on a sorti toutes les berceuses et tous les fauteuils. L’aîné des fils, Joseph, est là avec sa famille. Les enfants jouent à cache-cache sous la tonnelle, courant dans l’herbe et jusque sur le chemin. À un bout de la galerie les femmes causent avec animation, tandis qu’à l’autre extrémité Basile et Joseph encadrent le père et devisent des travaux de l’automne. Les autos se suivent sur la route sans cesse parcourue par de petits nuages de poussière : petites machines portant des familles bourgeoises qui profitent des derniers beaux dimanches ; touring-cars et luxueuses limousines courant à grande allure vers la frontière : défilé monotone, étourdissant, auquel néanmoins les Delage, comme tous les résidents du Chemin de Chambly sont habitués.

Tout à coup une lourde machine qui a corné plusieurs fois franchit brusquement la barrière et vient stopper devant la maison. Le chauffeur allume un cigare tandis que deux messieurs descendent de l’arrière. L’un d’eux, gros homme à figure injectée de sang, tend au père Félix venu à leur rencontre une carte d’affaires que celui-ci lit distraitement.

— Vous êtes M. Félix Delage ? Je suis Stevenson, agent d’immeubles. J’ai des capitaux considérables à placer sur la Rive Sud. L’on m’a dit que votre terre n’est pas vendue et je viens l’examiner pour vous faire des propositions. Je suis un acheteur sérieux et pourrai vous fournir toutes les recommandations désirables.

— Mon cher monsieur, répondit Félix, quoique votre nom me soit parfaitement inconnu, je veux bien croire que vous êtes un acheteur sérieux, mais je dois vous dire tout de suite que ma terre n’est pas à vendre.

Stevenson ne parut pas avoir entendu. Allumant un cigare, il poursuivit, en homme habitué à cette entrée en matière :

— Je suis en état de vous accorder les meilleures conditions possibles, conditions où le comptant entrera pour une bonne part. Je vous présente mon notaire, M. Forest, qui est prêt à bâcler l’affaire immédiatement. Voulez-vous que nous allions un peu voir le terrain ?

— Certainement, je me ferai un plaisir de vous accompagner. Mais je vous répète que ma terre n’est pas à vendre, tant que je vivrai et que mes fils auront leurs deux bras.

Les trois hommes s’engagèrent dans le sentier qui conduit derrière les bâtiments. La vue s’étendait de là sur les champs frais moissonnés, hérissés d’un chaume court et doré. Les fossés profonds et parfaitement alignés couraient vers l’est jusqu’à la lisière du bois où tremble le feuillage léger des petits bouleaux blancs.

— Superbe ! murmurait entre ses dents l’agent d’immeubles.

— Vous avez là, monsieur, une terre qui a toujours été parfaitement cultivée par les vieux et que je tâche d’entretenir comme eux. Vous ne trouverez pas un bas-fond, pas un endroit inculte. Quinze jours plus tôt, ce champ là-bas, vous aurait montré ce que la terre rend à ceux qui lui donnent le travail et la fumure. Tenez ! il fallait voir, au mois de juillet, cette pièce de trèfle entre les deux ormes ; c’était blanc et fourni comme le dos des moutons !…

— Vous allez jusqu’au bois ?

— Jusqu’au bois à droite, oui. Et pour la profondeur, jusqu’au rang de Gentilly. Voyez-vous les poteaux du téléphone ? C’est la limite.

— Très bien. J’offre $25,000 comptant. Cela vous va-t-il ?

— Elle vaut plus que cela !

— Vous faites le difficile. Savez-vous ce qu’ont été payées les terres voisines ?

— Je ne le sais pas et je ne veux pas le savoir.

— Combien demandez-vous ?

— Vous ne me comprenez pas !

— Vraiment ?

Et le financier, secouant du doigt la cendre de son cigare, commença d’examiner plus attentivement ce type d’homme, nouveau pour lui.

Le vieux Delage continua :

— Vous avez des enfants ?

— Non ! Je suis célibataire et je m’en trouve bien !

Félix fronça ses sourcils de neige et se tourna vers le notaire, qui jouait avec un brin de mil.

— Et vous, Monsieur ?

— Moi ? J’ai six enfants !

Et les yeux du notaire plongeaient dans ceux de son interlocuteur comme pour dire : Je suis de votre race, nous nous comprenons, allez !


Très bien, j’offre $25,000 comptant. Cela vous va-t-il ?

— Eh bien ! ces enfants, ils vous ont coûté, à votre femme et à vous, bien du travail et causé bien du trouble. Si on leur offrait, à vos enfants, $25,000 pour leur mère, que répondraient-ils ?

Le notaire sourit silencieusement.

— Moi, poursuivit Félix, je suis l’enfant de ma terre ! La terre, voyez-vous, messieurs, c’est l’aïeule dont le soin nous est légué par la vie et la mort des autres. Comme les très vieux, elle est sans mouvement et sans défense, mais elle sait encore sourire par toutes ses fleurs, et, au bon matin, pleurer de tous ses brins d’herbe. Elle a un langage mystérieux, mais distinct comme une parole humaine pour qui sait l’écouter. Et tenez, peut-être qu’à cet instant, monsieur Stevenson, vous n’entendez que les cris des oiseaux et le klaxon des autos sur le chemin. Mais pour moi, il s’élève une voix de ces grands champs, de l’herbe courte et des taillis d’aubépine, et cette voix implore ma pitié et me dit : « Je t’ai toujours bien servi ! ne me vends pas ! » Voilà pourquoi je vous dis que ma terre vaut plus que tout ce que vous m’offrez !

Stevenson jeta son cigare. Sa psychologie spéciale se trouvait en défaut. Ce type était-il sincère ? Ou bien, avait-on affaire à un rustre plus habile à décrocher la forte somme ? À tout événement, Stevenson se résolut à user du procédé classique de la tentation permanente.

— Eh bien ! c’est entendu ! je vous offre $30,000, avec $10,000 comptant, le reste payable en quatre versements annuels. C’est mon dernier prix. Quand vous serez décidé, passez chez mon notaire : il a toute autorité. Vous avez ma carte ?

Ils reprirent le chemin de l’auto. Stevenson marchait le premier, les pouces engagés dans les entournures de son gilet. Le notaire musa un peu pour se rapprocher du père Félix. Furtivement, il lui prit la main, la serra avec émotion et lui dit tout bas :

— Je vous approuve ! Tenez bon ! Ne cédez pas !

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Trois années sont passées, durant lesquelles la mort a travaillé au foyer des Delage. Et la traîtresse a bien choisi ses coups ! C’est d’abord Joseph, l’aîné des fils, qui tombe déchiré par les dents de sa faucheuse. Semaine d’horreur dont on évite de parler à la maison ! Et voilà maintenant que Basile, le seul homme valide qui reste est là, dans la grande chambre, terrassé par la pneumonie, dérivant lentement mais fatalement vers la mort.

Les femmes vont et viennent silencieusement. Les enfants, groupés autour d’une de leurs tantes, récitent le chapelet. De temps à autre, le vieux se rapproche du malade et lui dit quelques mots, de ces mots étrangers, sans rapport avec la situation, les seuls que les grandes douleurs savent trouver.

Le père Delage a bien changé. Un mal inconnu, un mal de vieillard lui étreint le cœur. Il ne travaille plus. C’est à peine s’il peut, à pas lents, se rendre au bout du pacage. Sa vie se restreint, se circonscrit. Elle tend visiblement vers son centre, vers la terre qui l’accueillera bientôt. Et cette dernière douleur va l’achever. Il les repasse toutes, ses douleurs, les anciennes d’abord, pendant que devant le poêle, il chauffe ses pieds frileux. Dans un coin de son vieux cœur, toujours tendu de noir, il réveille le souvenir de sa femme à lui, trouvée morte un matin à ses côtés. Il se revoit comme si c’était hier, sortant de la chambre pour annoncer aux enfants qu’ils n’ont plus de mère. Puis, c’est le départ d’Herménégilde pour la communauté des Frères des Écoles Chrétiennes. Un an, et la porte de la vieille maison s’ouvre encore pour laisser passer pour toujours Marie-Angèle, qui s’en va revêtir la livrée grise de la Charité. Enfin, c’est l’horrible tragédie de l’été dernier, la faucheuse ensanglantée, la masse de chair meurtrie, sur le grand lit, là-bas !

Maintenant, le dernier fils va le quitter aussi : le prêtre et le médecin, tous deux, ont condamné Basile. C’est fini ! Ah ! Dieu est juste, sans doute ! mais pour nous sa justice est parfois bien obscure ! Pourquoi semble-t-il s’acharner à ruiner une famille qui l’a toujours servi dans la sincérité de son cœur ?

Le père Félix se lève et sort sur la galerie. L’air est gris, et sur les grands champs déserts tombe, comme à regret, une neige douce et moelleuse. Déjà sur les labours l’angle des mottes s’argente. La terre, elle aussi, meurt, et pour l’un et pour l’autre, le ciel compatissant, tisse un suaire…

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Le printemps est revenu et avec lui la joie du soleil chaud, les grands coups de sève dans les bourgeons et, au fond de l’herbe, le puissant réveil de la vie.

Le père Delage a encore vieilli. On n’entend plus, dans la maison que le pas menu des femmes et le babil d’Alfred et de Joseph, les orphelins de Basile. Faute de bras, la terre, la bonne terre des Delage, pour la première fois depuis deux cents ans, va rester en friche. Les sillons ouverts par Basile ne seront pas fermés. Les herbes proscrites vont prendre leur revanche et bientôt il n’y aura plus sur les beaux champs, au lieu du blé d’or et de l’avoine mouvante, que moutarde, herbe pouilleuse et chicorée.

Une seule solution, douloureuse ! Faire encan du roulant, mettre la terre en vente, s’en aller au village de Longueuil avec les autres, les traîtres ! L’épreuve suprême, venue de la main de Dieu !…

C’est ce matin l’adieu définitif. Sur le pignon de pierre grise la rosée pleure sur les tristes mots : « Terre à vendre. » Déjà les portes des bâtiments sont cadenassées, les fenêtres condamnées. Après la mort des gens, la mort des choses ! Plus de beuglements, plus de gloussements ! Peut-être parce qu’il n’a pas, à son habitude, entendu la voix claironnante des coqs, le soleil reste caché derrière le lourd écran des nuages. La voiture tout attelée attend devant la porte ; le gros du ménage est parti et demain, un mercenaire quelconque viendra prendre les dernières épaves : quelques chaises, la lampe, le vieux lit des ancêtres, qui, le dernier, sortira de la maison.

Ce départ est une agonie pour le vieux Félix. Il erre devant la porte, sans but, écoutant une dernière fois le murmure du vent dans le gros saule, pendant que ses filles et les deux enfants ferment les volets. Il porte, ce matin-là, son capot d’étoffe et son feutre noir. Il regarde tout et partout, s’emplit les yeux de la tonnelle où la vigne reverdit, de la vieille meule qui faisait luire les faux et dont personne n’a voulu, de la grange octogonale, de toutes ces choses qu’il ne reverra plus, qu’il ne veut plus revoir.

La veuve de Basile est déjà dans la voiture. D’un pas rapide l’homme marche vers le fond de la cour et jette un long regard sur les guérets qui s’en vont à rangs pressés vers Gentilly, sur les deux gros mulons de paille au bout de l’horizon, sur le Bois du Lac d’où émerge le groupe erratique des gros pins noirs.

C’est bien fini ! Il est clos, le rêve simple et tenace de s’identifier au sol natal, de s’enraciner à lui pour toujours. Et à cette minute, sa vue s’embrouille, il lui semble voir tous les anciens Delage accoudés auprès de lui : l’ancêtre, l’officier de cavalerie dont il a les pistolets et le sabre ; Jean, l’aïeul, dont le profil courbé et l’éternel tablier de cuir hantent ses souvenirs lointains ; Alexis, le père, qui chantait toujours en revenant des champs la vieille chanson d’amour, sans doute apportée de France sur la selle de l’officier :


« Dès le matin au point du jour
« J’ai entendu chanter l’amour ! »


Saisi par tous ces revenants, le vieux Delage s’appuie à la clôture et se met à pleurer ! Sa forte poitrine se soulève violemment sous les sanglots longtemps contenus, les larmes coulent abondantes de ses beaux yeux de vieillard. Autour de lui, les oiseaux chantent follement, la terre insensible sourit, comme elle fait parfois, dans les cimetières, pendant que des enfants voient descendre dans la fosse le corps de leur mère.

Tout à coup, l’homme sentit qu’on le tirait par son habit. Il se retourna. Alfred et Joseph étaient là, en larmes aussi, qui regardaient pleurer leur grand-père. Un moment encore tous trois se turent, puis Alfred, prenant la main du vieillard, lui dit :

Pépére ! nous avons quelque chose à te demander ?

— Quoi donc, mes petits enfants ?

— Quand nous serons plus vieux, nous voulons cultiver — comme papa et toi ! Pépére, veux-tu ? Ne vends pas la terre !…

Un instant, Félix resta interdit. Les petits l’avaient compris, deviné. Au dernier moment, l’amour de la terre qui est dans le sang des Delage, s’éveillait en eux et parlait ! Le flambeau sur le point de s’éteindre, se rallumait de lui-même à la fine brise venue de dessus les champs, la source tarie se remettait à couler…

Sans prendre la peine d’essuyer des larmes qui ne savaient plus bien ce qu’elles exprimaient, le vieux, attirant à lui ses deux petits-fils, les embrassa silencieusement. Puis, à grands pas, il revint vers la maison, saisit une perche et arracha l’affiche : Terre à vendre, qui disparut avec un bruit sourd dans les hautes tiges d’herbe Saint-Jean !…


Il revint vers la maison, saisit une perche et arracha l’affiche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Voilà pourquoi il y a, sur le chemin de Chambly, pas très loin de Longueuil, une terre abandonnée… et qui n’est pas à vendre !