Réel et déterminisme dans la physique quantique/Préface

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Préface
Réel et déterminisme dans la physique quantique
1933


PRÉFACE


Le présent fascicule est le premier d’une série nouvelle destinée à contenir des exposés relatifs à la philosophie des sciences. À notre époque où les progrès des sciences sont si rapides, si admirables dans leurs résultats et parfois si déconcertants par l’étrangeté des horizons inconnus qu’ils découvrent à notre pensée, les problèmes fondamentaux de la philosophie des sciences et de la théorie de la connaissance se trouvent renouvelés et nombre d’entre eux nous apparaissent aujourd’hui sous un jour inattendu. Les exposés portant sur toutes les branches de la connaissance scientifique dont la maison Hermann a entrepris la publication, appelaient donc comme complément naturel une série consacrée à la philosophie des sciences. L’importance des problèmes philosophique qui ont été posés par les étonnants progrès récents de la Physique pourront peut-être servir d’excuse au physicien téméraire qui ose, malgré son incompétence, en assumer la direction !

Pour ouvrir cette série d’exposés sur la philosophie des sciences, nous avons pensé que nous ne pouvions trouver une personnalité plus qualifiée que M. Émile Meyerson. Tous les philosophes et beaucoup de savants connaissent les belles études par lesquelles M. Meyerson s’efforce depuis vingt-cinq ans avec une admirable continuité de vues appuyée sur une connaissance étendue de l’histoire des sciences, d’établir comment procède la raison humaine quand elle cherche à « comprendre ». Selon lui, dans la recherche scientifique comme dans la vie quotidienne, notre raison ne croit vraiment avoir compris que si elle est parvenue à dégager dans la réalité mouvante du monde physique des identités et des permanences. Ainsi s’explique en particulier la structure commune des théories physiques qui tentent de grouper des catégories de phénomènes par un réseau d’égalités, d’équations, cherchant toujours, autant que faire se peut, à éliminer la diversité et le changement réel et à montrer que le conséquent était en quelque sorte contenu dans l’antécédent. La réalisation complète de l’idéal poursuivi par la raison apparaît alors comme chimérique puisqu’elle consisterait à résorber toute la diversité qualitative et toutes les variations progressives de l’univers physique en une identité et une permanence absolues. Mais si cette réalisation complète est impossible, la nature du monde physique se prête néanmoins à un succès partiel de nos tentatives de rationalisation. Il existe, en effet, dans le monde physique non seulement des objets qui persistent à peu près semblables à eux-mêmes dans le temps, mais des catégories d’objets assez semblables entre eux pour que nous puissions les identifier en les réunissant dans un concept commun. Ce sont ces « fibres » de la réalité, comme dit M. Meyerson, que notre raison saisit dans l’expérience de la vie quotidienne pour constituer avec elles notre représentation habituelle du monde extérieur ; ce sont ces fibres également et d’autres plus subtiles, révélées à notre connaissance par les méthodes raffinées de la recherche expérimentale, dont la raison du savant s’empare pour chercher à extraire de la réalité variée et mouvante la part d’identique et de permanent qu’elle renferme. Aussi, grâce à l’existence de ces fibres, bien que l’idéal de la science soit en toute rigueur irréalisable, quelque science est possible : c’est là la grande merveille. Cette situation se trouve résumée par une phrase de M. Paul Valéry, phrase sans doute inspirée par la lecture même des ouvrages de M. Meyerson : « L’esprit humain est absurde par ce qu’il cherche ; il est grand par ce qu’il trouve. »

Mais comme en définitive l’univers ne peut pas se réduire à une vaste tautologie, nous devons forcément nous heurter çà et là dans notre description scientifique de la nature à des éléments « irrationnels » qui résistent à nos tentatives d’identification, l’effort jamais lassé de la raison humaine s’acharnant à circonscrire ces éléments et à en réduire le domaine.

Nous n’avons pas la prétention d’avoir résumé dans les quelques lignes qui précèdent la pensée si riche et si profonde de l’auteur d’« Identité et Réalité ». Nous avons cherché seulement à en exposer quelques aspects tels qu’ils nous sont apparus à la lecture de ses œuvres ou au cours de conversations que nous avons eu l’honneur et le plaisir d’avoir avec lui dans ces dernières années pour le plus grand profit de nos connaissances personnelles.

Entièrement opposée en cela aux doctrines anti-intellectualistes, la critique Meyersonienne voit dans l’œuvre de science un effort d’une inestimable valeur et considérant cet effort comme l’une des plus nobles tâches de l’espèce humaine, elle proclame qu’on lui doit l’admiration la plus complète et le respect le plus absolu ; mais elle conduit à rejeter tout dogmatisme étroit qui prétendrait s’appuyer sur les résultats présents ou futurs de la science, la connaissance scientifique, bien que susceptible d’un progrès indéfini, ne pouvant être par essence que limitée et partielle à cause même du but, en toute rigueur impossible à atteindre, que la raison s’assigne.

Avec une activité intellectuelle qu’aucune épreuve n’a pu entamer, M. Émile Meyerson s’est tenu au courant de tous les progrès de la physique contemporaine et des difficiles problèmes que ces progrès ont soulevés. Dans les pages qui suivent l’éminent penseur a exposé certaines réflexions que lui ont suggérées les bouleversements récents des conceptions classiques de la philosophie naturelle. Le lecteur y retrouvera les qualités maîtresses d’une pensée clairvoyante et pondérée servie par une vaste et sûre érudition.

Louis de Broglie.