Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/19

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 142-146).

SECTION XIX.

De la galanterie qui est dans nos poëmes.


Je vais encore rapporter aux françois ce que dit un autre écrivain anglois sur la galanterie de nos poëtes. Les rapports ont un attrait si picquant, qu’on ne sçauroit se défendre d’aimer à les entendre ; et en des matieres pareilles à celles dont il s’agit ici, il n’est ni mal honnête, ni dangereux de contenter la curiosité des personnes interessées. Monsieur Perrault avoit reproché aux anciens qu’ils ne connoissoient point ce que nous appellons galanterie, et qu’on n’en voïoit aucune fleur dans leurs poëtes, au lieu que les écrits des poëtes françois, soit en vers, soit en prose, ces derniers écrits sont les romans, se

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trouvent parsemez de ces gentillesses. Monsieur Woton qui a pris le parti des modernes en Angleterre, et qui a défendu contre Mylord Orery la même cause que Monsieur Perrault avoit soutenuë en France, abandonna son compagnon d’armes dans cette lice. Il en veut point passer à nos poëtes pour un merite, ce jargon plein de fadeur, selon lui, qu’on appelle galanterie. C’est, ajoute l’auteur anglois, un sentiment qui n’est pas dans la nature, une des affectations extravagantes que le mauvais goût du siecle a mis à la mode. Ovide et Tibulle n’ont point mis de galanterie dans leurs écrits. Dira-t-on qu’ils ne connoissoient pas le cœur humain et les tempêtes que toutes les passions amoureuses y sçavent exciter ? L’émotion qu’on éprouve en lisant leurs vers fait bien sentir que la nature même s’y explique en sa propre langue. Les poëtes et les faiseurs de romans, continuë Monsieur Woton, comme D’Urfé, La Calprenede et leurs semblables, qui, pour avoir occasion de faire parade de leur esprit, nous peignent leurs personnages pleins à la fois d’amour et d’enjouëment,

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et qui en font des discou reurs si gracieux, ne s’écartent pas moins de la vraisemblance, que Varillas s’écarte de la verité. Or comme la verité est l’ame de l’histoire, la vraisemblance est l’ame de toute fiction et de toute poësie. C’est le vraisemblable qui nous émeut, et qui nous fait faire cas d’un ouvrage et de son auteur. Quand je dis que Monsieur Woton a défendu la même cause que Monsieur Perrault : je dois ajouter que Monsieur Woton en mettant le sçavoir des modernes au-dessus de celui des anciens dans la plûpart des arts et des sciences, tombe d’accord néanmoins que dans la poësie et dans l’éloquence les anciens ont surpassé les modernes de bien loin. C’est ainsi qu’il s’en explique lui-même dans le chapitre que j’ai déja cité. Voici même ce qu’il ajoute : Monsieur Perrault n’étoit point assez sçavant,… etc. .

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Pour revenir à la galanterie, un de ses traits énerve souvent l’endroit d’un poëme le plus pathetique. Il fait cesser pour un tems l’affection qu’on avoit prise pour le personnage. Renaud amoureux malgré lui, et parce qu’il est subjugué par les enchantemens d’Armide, m’interesse vivement à sa situation : je suis même touché de sa passion quand il ouvre la scene en disant à sa maîtresse qui le quitte pour un moment : Armide vous m’allez quitter, et lorsqu’il ne lui replique, après qu’elle lui a dit le motif important qui l’oblige à s’éloigner de lui, que les mêmes paroles qu’il lui avoit déja dites : Armide vous m’allez quitter, Renaud me paroît alors un homme livré tout entier à l’amour. L’amour ne sçauroit mieux se faire sentir que par cette repetition : c’est la marque de l’yvresse de la passion que de n’entendre pas les raisons qu’on lui oppose. Mais un moment après Renaud devient un

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amant précieux et un amoureux affecté lorsqu’il répond à sa maîtresse qui lui dit : voyez en quels lieux je vous laisse, par ce fade compliment, puis-je rien voir que vos appas ? C’est en qualité d’historien que je rapporte ici ce que nos voisins disent de nous. Si je frequente les nations étrangeres pour apprendre leurs sentimens, c’est sans renoncer aux sentimens de la mienne. Je puis dire comme Seneque : soleo saepe in aliena… etc. . C’est à nos poëtes d’examiner jusqu’à quel point ils doivent déferer aux critiques de nos voisins. Je crois avoir traité assez au long les deux questions, s’il est à propos de mettre de l’amour dans les tragedies, et si nos poëtes ne lui donnent pas une trop grande part dans l’intrigue de leurs pieces. Aussi ne me reste-t-il plus que deux mots à dire sur cesujet.