Réflexions sur La Fontaine

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Réflexions sur La Fontaine
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 873-909).
RÉFLEXIONS SUR LA FONTAINE

On ne s’était jamais plus occupé de lui que cette année. M. Louis Roche a publié une Vie de Jean de La Fontaine, où il s’est appliqué à corriger les inexactitudes et à remplir les lacunes de ses prédécesseurs. M. Michaut nous a donné la première partie du cours sur La Fontaine qu’il a professé à la Sorbonne. M. Edmond Pilon a écrit un La Fontaine pour la nouvelle Bibliothèque Française. Enfin, M. Faguet a réuni ses causeries qui ont eu tant de succès à la Société des Conférences, et qui, sans faire oublier ses études antérieures, y ajoutent les aperçus d’une improvisation toujours heureuse[1].

Ces livres ont d’abord le mérite qu’ils achèvent de nous « désenchanter » de la thèse où ce dur magicien de Taine, désireux de le grandir, avait surtout raidi le plus souple des poètes. Le pire était qu’elle lui prêtait l’attitude un peu sournoise d’un satirique qui, « contraint dans la satire, » mène contre la société de son temps une guerre sourde d’allusions et d’allégories. Ce n’était pas la première fois qu’on dégageait des Fables une intention de satire politique et sociale. Pour n’en citer qu’un exemple, le Renard, blessé et tombé dans la fange, gémit de se voir en proie aux mouches. Le Hérisson s’offre à l’en délivrer ; mais il le supplie de n’en rien faire.


Ces animaux sont saouls : une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi plus âpre et plus cruelle.


En 1767, l’abbé Batteux commentait ainsi cette fable : « Le Renard représente le peuple foulé par ses magistrats, qui sont eux-mêmes représentés par les mouches. Le Hérisson représente les accusateurs des magistrats. Le Renard est malheureux ; mais il est sage dans son malheur... » C’était très joli ; et La Fontaine avait bien assimilé aux mouches les magistrats et les courtisans. Mais l’abbé Batteux oubliait que le Renard, loin de représenter le peuple, se plaint, en grand seigneur, de l’affront des mouches, lui, le plus habile des hôtes de la forêt.


Va, le ciel te confonde, animal importun !
Que ne vis-tu sur le commun !


Taine procède de la même façon. Seulement, il prend à pleines mains dans les Mémoires du temps ; il nomme les magistrats et les accusateurs ; il donne à sa démonstration une apparence de solidité historique ; et il se trompe tout comme l’abbé Batteux. Son imagination et son style peuvent inspirer du respect pour son erreur : ils n’en transforment pas moins la comédie vivante de La Fontaine, — dont les sujets ont le privilège des proverbes d’être généralement vrais et de s’appliquer également à toutes les époques, — en une ménagerie d’animaux à clefs. M. Faguet et M. Michaut l’ont dit ou l’ont laissé entendre avec tous les égards que mérite ce grand peintre.

Nous leur devons aussi d’espérer qu’après eux on ne reviendra plus sur la question de savoir si La Fontaine est un moraliste moral ou un moraliste immoral, ni même s’il est simplement un moraliste. Il est certain qu’il a eu la manie des « moralités, » assez fréquente chez les gens qui ont peu de morale, et qu’il a maintes fois répété que ses apologues servaient d’enveloppes à des vérités importantes. Mais ses contemporains n’étaient point dupes de cette tactique destinée à parer l’accusation d’immoralité que lui valaient ses Contes ; et ils n’attendaient pas de l’auteur de Joconde qu’il les accoutumât à la vertu. C’est surtout depuis que Jean-Jacques lui a lancé son pavé, que la critique s’acharne à démontrer tour à tour, avec un égal succès, que les Fables nous enseignent une sagesse souriante ou nous conseillent une morale de pleutre. On trouvera, dans la très fine analyse de M. Faguet et dans la forte discussion de M. Michaut, les principaux argumens pour et contre. Tous deux aboutissent à la même conclusion : que sa morale n’en est presque jamais une, puisqu’elle ne s’élève presque jamais au véritable désintéressement. M. Faguet compte environ cinq ou six fables qui nous recommandent des vertus plus hautes que la prudence, la résignation ou le goût de la « médiocrité, » cet affreux goût que nous aimons tant chez les autres. Pour M. Michaut, La Fontaine est moraliste à peu près comme Béranger est théologien. C’est tout dire ; et c’est même le dire assez cruellement.

Il ne moralise pas : il constate. J’ajoute qu’il ne constate que ce qui lui plait. Il constate que l’homme le plus infortuné a un incroyable attachement à la vie ; mais il aurait pu constater que l’homme le plus fortuné a souvent sacrifié son désir de vivre au sentiment de l’honneur, à la passion de la gloire, à l’amour, à une cause qui lui paraissait belle, au Roi ou à la Ligue. Il constate que nous tirons profit de nos palinodies ; mais il aurait aussi bien pu constater qu’elles se retournent souvent contre nous comme d’inexorables créancières. Le loup mange l’agneau ; quand ce n’est pas lui, c’est nous. Mais la société tend à protéger le faible en raison même de sa faiblesse. On a connu des cigales hébergées par des fourmis ; et La Fontaine, qui n’était point ingrat, en connaissait. La tempête fauche plus de roseaux qu’elle ne déracine de chênes. Plier n’est pas toujours un sûr moyen d’échapper à l’orage. Du reste, le poète n’a pas cessé de se contredire. Tantôt il nous rappelle qu’en toute chose il faut considérer la fin ; tantôt il nous affirme que « le moins prévoyant est toujours le plus sage. » Il approuve le pêcheur qui n’attend pas que le pauvre carpillon soit devenu carpe pour le mettre en sa gibecière ; et il condamne le vieux chat qui refuse de donner à la souris le temps de grossir. « La vieillesse est impitoyable. » De la même histoire, ou de la même à peu près, il tirera deux moralités contraires. Et il lui arrivera quelquefois de n’en rien tirer du tout pour l’excellente raison que, là où il n’y a rien, le moraliste perd ses droits.


Quelle morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela, toute fable est un œuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits, mais leur ombre m’abuse.


Le premier de ces trois vers est bien mauvais ; mais le second est d’un sérieux réjouissant ; quant au troisième, il me semble impayable. La Fontaine, parvenu à la fin de son récit, en cherche la morale : il pensait la tenir ; elle lui échappe, et finalement il s’aperçoit que son récit, Le Chat et les deux Moineaux, n’en contenait aucune. La Fontaine et sa Morale Égarée : Fable. Il sort d’embarras par une flatterie au Duc de Bourgogne, qui avait déjà pu lire que « tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute, » mais qui aurait eu grand tort de se le rappeler à cette occasion et qui, soyons-en sûrs, l’avait oublié.

Tel est l’effet que produit l’œuvre, parfait ou imparfait, de La Fontaine sur nos petits dauphins. Les enfans ont beau s’autoriser de nos mauvais exemples ou de nos paroles imprudentes : l’idée ne leur est jamais venue d’invoquer le témoignage du poète qu’ils savent par cœur pour justifier leurs ruses, leur manque de pitié, leurs jugemens moqueurs ou leur égoïsme. L’anarchiste a le droit de se réclamer de Jean-Jacques et de lui faire endosser la responsabilité de ses violences. Mais on n’a jamais entendu un jeune apache accuser de ses mauvais coups la lecture précoce du Loup et l’Agneau qu’il apprenait à l’école primaire. Cela doit nous rassurer sur l’inconvénient de mettre La Fontaine entre les mains des enfans. Il serait terrible de penser que nous vaudrions mieux, s’il était resté à l’Oratoire ou si seulement il avait écrit :


La raison du meilleur est toujours la plus forte.


A quoi tiendrait la moralité d’un peuple ! En tout cas, le mal est fait. Félicitons-nous de ne pas être pires ; ou plutôt reconnaissons que son influence n’a pas été si désastreuse, puisque nous gardons encore un tel souci de la pure morale que, boudant contre notre plaisir, nous nous évertuons à le juger en moraliste, quand il serait si naturel de ne le juger qu’en poète.

Ses derniers critiques l’ont fait ; et, qui plus est, ils l’ont étudié dans l’ensemble de son œuvre. On avait trop perdu de vue que ses Fables forment à peine le tiers de son œuvre complète[2]. Il a commencé et fini par le théâtre. Il a composé cinq livres de Contes, des Épîtres, des Élégies, des Poésies légères, des Poèmes, un roman. Il n’a pas été aussi paresseux qu’il le dit. S’il doit sa gloire et sa popularité à ses Fables, rien ne peut nous être indifférent des productions qui les ont précédées ou accompagnées. Et, s’il a mis tout son génie dans ses Fables, si l’on y trouve des contes qui égalent les meilleurs de ses Contes, des épîtres supérieures à ses Épitres, plus de lyrisme que dans ses Odes, plus de grandeur que dans ses Poèmes, c’est pourtant par ces œuvres secondaires, où ses qualités éparses se laissent mieux saisir, que nous arriverons à comprendre comment il a su nous donner, dans le court espace d’une fable, l’impression rapide et définitive de presque toutes les formes de la poésie. Et elles nous offrent une image si sincère de sa vie !


On saura gré à M. Roche de n’avoir jamais oublié, dans son aimable livre, qu’il écrivait la vie d’un homme qui n’a été que poète et artiste, et artiste autant que poète. Si j’avais à la résumer, je n’insisterais guère sur ses origines champenoises, parce que la Champagne tient peu de place dans son œuvre, que, sauf son expérience des paysans et des petites gens, il n’a rien eu d’un provincial, et qu’au surplus j’ignore en quoi consiste l’esprit champenois. Les hommes du XVIIe siècle sont beaucoup moins de leur province que ceux du XVIe ; et ceux du XVIIIe n’en seront plus du tout.

Mais je remarquerais qu’il n’a pas reçu la forte instruction de la plupart de ses grands contemporains ou, pour mieux dire, qu’il s’est instruit lui-même, comme au hasard. Les Racine et les Boileau ont eu leur bagage prêt de bonne heure. Ils ont approfondi plus qu’ils n’ont étendu leurs connaissances. La Fontaine, lui, a continué d’apprendre. Ce qu’on leur avait enseigné, il le découvrait ; et le plaisir de la découverte, qui est si vif chez les autodidactes, mais qui ne s’accompagne chez lui d’aucun gonflement d’amour-propre, se traduit par une fraîcheur d’impression que je ne puis comparer, au XVIIe siècle, — le discernement en plus, — qu’à celle de Mme de Sévigné. Il a été toute sa vie de découverte en découverte, et bien plus loin que ses amis. Bernier lui raconte ses voyages ; et il découvre l’Orient. Mme de La Sablière l’entretient de ses expériences scientifiques ; et il découvre le soleil. Il découvre aussi l’Angleterre ; et il est un des premiers à croire, sur la parole de Saint-Évremond, que « les Anglais pensent profondément. » On sait quelle réputation, au XVIIIe siècle, le pays de Montaigne, de Descartes, de Pascal, de Bossuet devait faire à la profondeur de la pensée anglaise ! Ses admirations, qui ne sont point des engouemens ont toujours eu quelque chose de juvénile ; et il a conservé le don de l’enthousiasme, ou du moins de la surprise émerveillée, sous ses cheveux blancs comme au temps de sa jeunesse. Il est resté jusqu’au bout « l’écolier » des hommes qui l’avaient charmé, mais un écolier très indépendant comme ceux qui se choisissent leurs maîtres et qui n’obéissent, en les suivant, qu’à leur propre inclination. De nos grands écrivains du règne de Louis XIV, il est le seul qui n’ait pas eu la superstition des Anciens. Les autres les ont d’abord admirés de confiance et par discipline, avant de les admirer en émules et en maîtres ; et il en a subsisté, dans leur déférence, je ne sais quoi qui sent un peu le collège. Mais La Fontaine les a rencontrés sur la route de la vie ; et il s’est comporté à leur égard de la même façon qu’envers ses protecteurs, avec un mélange de respect et de familiarité. Lorsque la fameuse querelle éclatera, il se rangera de leur côté, et il paraîtra grand seigneur dans cette lutte où Perrault et Boileau se provoquent en brandissant un Homère qu’ils ne comprennent ni l’un ni l’autre. Il sera discret, courtois, et il dira ce que ni Boileau, ni Racine, ni La Bruyère n’oseraient dire : « Les Anciens, c’est nous ! » Il ne le dira pas précisément ; mais il écrira son apologie, la plus spirituelle et la plus habile des apologies. Que les pédans argumentent ! Ce qui l’intéresse dans les Anciens, c’est le plaisir qu’ils lui ont donné et les avantages qu’il en a retirés. Polyphile est comme les dilettantes : il ramène tout à lui.

Pour revenir à sa vie, je passerai très rapidement sur son mariage. L’histoire en est suffisamment connue. Il a quitté sa femme et s’est très peu soucié de son « marmot, » à qui cependant il avait eu l’idée de rapporter du Limousin « un beau petit chaperon pour le faire jouer et pour lui tenir compagnie. » Mais nous ne saurons jamais si le petit La Fontaine a eu son chaperon, pas plus que nous ne saurons si l’ami Poignant a consolé Mme de La Fontaine. Il faut se résigner à ignorer bien des choses en littérature.

En revanche, on pourrait, sans dommage, élaguer toutes les anecdotes parasites qui dissimulent les traits les plus caractéristiques de sa figure. Je ne le vois point sous ceux d’un grand enfant ou d’un bonhomme. C’est un mondain. Il le fut beaucoup plus que les écrivains bourgeois de son époque. Il chérit la solitude à condition de ne pas y vivre.


Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais
Loin du monde et du bruit goûter l’ombre et le frais ?


Personne ne l’en empêche. M. Roche établit qu’en 1659, — il avait alors trente ans, — il possédait encore un capital d’environ trente mille livres, dont le revenu lui eût permis de satisfaire ce bel amour de la retraite. Il fût devenu gentilhomme campagnard ou simple campagnard, tout en restant Maître des Eaux et poète. Mais il a besoin du luxe et des lambris dorés pour mieux chanter l’ombrage des bois. Il préfère les tapis de Turquie du Rat de Ville au vert tapis des prés du Rat des Champs. Le silence de Château-Thierry et des sombres asiles le retient moins que le fracas de Paris. La Champmeslé ne s’y trompait point : « Que vous aviez raison, mademoiselle, de dire qu’ennui galoperait avec moi devant que j’aie perdu de vue les clochers du grand village ! »

Il n’en est pas moins très sincère dans ses soupirs élégiaques. Il n’aimait que les objets qu’il s’imaginait, et il les imaginait d’autant plus vivement qu’il en était plus éloigné. L’inconstance et l’inquiétude lui étaient si naturelles ! Il se sent bien partout, mais nulle part assez bien pour ne pas rêver un autre séjour. Souvent il s’en félicite. « Diversité, c’est ma devise. » Il s’en applaudit même, quand il ne s’agit que d’amours. S’agit-il de gloire ? Il craint que son œuvre n’ait à en souffrir. Parfois aussi il se repose dans cette inquiétude pour en goûter les sombres plaisirs. Venu après Rousseau et Chateaubriand, il eût été sans doute le grand poète de la nostalgie. Le romantisme l’eût affranchi des contraintes où l’a maintenu la politesse mondaine de son temps. La mélancolie est un manque de bienséance dans une société où l’on adore la causerie vive et légère. La Fontaine ne s’y est abandonné que dans la mesure où c’était une nouveauté piquante, non une insolence.

La légende l’a aussi maltraité que son maître Rabelais, quand elle le travestit en un ours songeur. Les témoignages de Saint-Simon, de La Bruyère, de Louis Racine, qui nous le dépeignent grossier, stupide, malpropre, ennuyeux, ne sauraient prévaloir contre cette réalité qu’il a été pendant trente ans l’hôte de salons où la stupidité et la grossièreté n’auraient point été reçues. Ils s’expliquent, d’ailleurs, par la nature du poète assurément très sensible aux variations de l’atmosphère morale. A Versailles, où il n’eût pas mieux demandé que de faire sa cour, mais où la malchance le poursuit dans ses flatteries aux Favorites, l’embarras de sa conversation, qui frappera Saint-Simon, vient uniquement de ce qu’il ne sait pas réagir contre les influences hostiles. La Bruyère, lui, force souvent l’antithèse dans ses raccourcis de portraits ; et, qu’il ait ennuyé La Fontaine « de ses complimens et de ses questions, » cela ne nous étonnerait pas plus que l’agacement qu’il donnait à Boileau. Quant à Louis Racine, il ne nous répète que ce que lui ont dit ses sœurs ; et La Fontaine devait éprouver quelque gêne sous les yeux de cette austère famille. Mais au château de Vaux[3], — au Luxembourg, chez Mme de La Fayette, près des La Rochefoucauld, des Sévigné, des Turenne, chez Mme de La Sablière, chez les d’Herwart, partout on l’a aimé, et non pas comme un original, — car on se lasse vite d’un original pauvre, — mais comme un jeune homme charmant et comme un homme d’agréable commerce et de bonne compagnie.

Les femmes (je ne parle pas de ses maîtresses qui étaient si peu les siennes), les femmes se sont attachées à ce compagnon toujours respectueux, toujours réservé dans ses propos, et, au besoin, merveilleusement attentif. Il ne parlait pas beaucoup ; mais elles aiment mieux qu’on les écoute, et il savait les écouter. Elles devinaient en lui un sens très fin de toutes leurs élégances. Il excellait dans la louange délicate et aisée. Son génie, qui feignait l’indolence, « laissait tomber des fleurs qu’il ne répandait pas. » Mais ce qu’elles appréciaient surtout dans La Fontaine, aussi bien Mme de La Sablière que la Champmeslé, c’était l’ami, qui avait autant de constance et de raffinemens en amitié qu’il en apportait peu en amour. Certains hommes mettent dans leurs amitiés toute la tendresse dont leur âme n’a rien dissipé dans les liaisons amoureuses. La Fontaine, qui, passé le couvre-feu, courait encore l’amour ou ce qu’il appelait ainsi, n’a vraiment aimé que ses amis.

Et il a voulu plaire à tout le monde. La plupart de ses distractions, qu’on a sottement multipliées, n’étaient, selon l’heureuse expression du gazetier Marais, que des distractions philosophiques. On les a plus remarquées chez lui que chez les autres poètes, parce qu’il vivait beaucoup plus dans le monde, et qu’il en a joué lui-même pour éviter poliment quelques corvées. On ne songe pas assez que cet homme a, pendant plus de vingt ans, usé de l’hospitalité d’autrui ; ou plutôt on n’y songe que pour l’en blâmer. Les mœurs du temps autorisaient ces relâchemens de dignité, dont on ne trouve pourtant aucun exemple aussi prolongé chez ses contemporains et ses égaux. Le blâme qui voudra ! J’envie Mme de La Sablière et les d’Herwart d’avoir hospitalisé la poésie, et je souhaite la même faveur aux grandes dames et aux banquiers. On se dit seulement qu’à son génie, à son insouciance et à ses distractions, La Fontaine dut ajouter une singulière habileté mondaine pour vivre dans cet état de dépendance avec tous les dehors de l’égalité (ses lettres en font foi), et sans qu’aucun de ses protecteurs se permit jamais envers lui une de ces rudes et méprisantes privautés dont l’œuvre de La Bruyère garde l’acre brûlure.

Sa modestie naturelle lui facilitait la situation ; mais il s’y alliait un sentiment de sa valeur qui avertissait qu’on ne la prit point pour de l’humilité.


Qui n’admettrait Anacréon chez toi ?
Qui bannirait Waller et La Fontaine ?
Tous deux sont vieux : Saint-Évremond aussi.
Mais verrez-vous aux bords de l’Hippocrène
Gens moins ridés dans leurs vers que ceux-ci ?


A ses yeux, tout est là. Il n’a eu qu’une passion : les vers ; qu’une ambition : 1a gloire. Sa dignité, c’est d’être un poète ; sa morale, un bon poète. Il a peut-être donné, au cours de son existence, des preuves de naïveté, et notamment dans sa façon de défendre Fouquet, la meilleure, il est vrai, devant la postérité, la plus maladroite aux regards du Roi. La cause de ce concussionnaire était difficile à plaider. Tout de même, son avocat aurait pu se dispenser de célébrer le palais dont il avait entretenu les Nymphes aux frais du Trésor et de regretter qu’il n’y eût point borné ses désirs. Mais les « naïvetés » de sa poésie ne sont que le fruit des veilles d’un incomparable artiste. Il a manqué de volonté devant les tentations ; mais j’aimerais autant dire qu’il eut celle de ne point leur résister ; et, s’il a mangé son fonds avec son revenu, il n’a pas mal administré les intérêts de sa gloire. Le mot plaisir résume toute sa conception de la vie, comme le mot plaire toute son esthétique. » Des solides plaisirs je n’ai suivi que l’ombre, » dira-t-il, dans un accès de mélancolie, à Mme de La Sablière. Il ne dit pas : du devoir ou de la vertu. Il ne les conçoit, du reste, que sous la forme de plaisirs, et il en a préféré de moins substantiels.

D’autre part, ni Corneille ni Molière ne se sont montrés aussi désireux de satisfaire le goût du public. Ce bon pilote ne s’endort point sur la foi des étoiles : il surveille constamment l’horizon ; il flaire les zéphyrs. Il reprendrait et continuerait le Songe de Vaux, où il a déjà consumé trois années, s’il n’était arrêté par la pensée « que la poésie lyrique et l’héroïque, qui doivent y régner, ne sont plus en vogue comme elles l’étaient autrefois. » Il commence par mépriser l’opéra, dont il lui semble que le bourgeois, revenu de son premier éblouissement, se détourne pour se reprendre à la tragédie. Il s’était trompé : faisons donc des opéras ! II enfermera précieusement dans son tiroir l’œuvre commencée ou achevée, et ne la produira que le jour où la mode lui sourira. Mais, si la faveur de l’opinion se maintient, aucune promesse privée ou publique, aucune crainte du mécontentement de ses amis ou des sourcils froncés du Roi ne le feront hésiter. Il redonne des Contes, après avoir juré qu’il n’en publierait plus, parce que les Contes plaisent et que c’est la seule règle de l’écrivain. Il y en a bien d’autres qui remplissent les traités de rhétorique ; mais il faut s’élever au-dessus de ces autres règles : « Elles ont toujours quelque chose de sombre et de mort. »

Les règles momies aussi ! Mais, sur ce point, je ne vois pas pourquoi nous serions plus sévères que ceux qui l’ont choyé, hébergé, ou moins discrets ; car ce n’est guère que par lui que nous connaissons les scandales anacréontiques de sa vieillesse. Il y avait du bohème dans La Fontaine comme du burlesque ; seulement, le même goût qui, dans ses ouvrages, a retenu le burlesque, a empêché, dans sa vie, le bohème de s’encanailler. Quand Alexandre Vinet le traite de « sale débauché, » il commet, pis qu’une injustice, une faute impardonnable contre l’esprit. Les apparences lui donneraient-elles raison, nous sentons bien que La Fontaine n’a pas été cela, et que l’abaisser au rang des vieux marcheurs, c’est oublier précisément tout ce qui le distingue d’un maniaque imbécile. M. Roche, qui n’a point pallié ses erreurs, nous a très finement indiqué ce qui se cachait encore de délicatesse dans les déviations de son sens moral.

Tout au plus, pourrait-on aller chercher dans ses dernières années, qui ne furent point le soir d’un beau jour, un nouvel exemple de la triste vanité que recouvre la sagesse épicurienne.


Je voudrais qu’à cet âge
On sortit de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte et qu’on fit son paquet...


On dit ces choses-là tant que les lumières du banquet ne commencent pas à s’éteindre et tant que Clymène ou Jeanneton vous sourient entre leurs verres. Mais l’inquiétude entre avec les premières ombres et l’épouvante avec la nuit. Le paquet est lourd, et pourtant qu’y a-t-on mis ? Des riens.


Allons, vieillard, et sans réplique !
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament.


La mort le brusqua moins. A défaut de testament, elle lui laissa le temps de faire son examen de conscience. Le vieux poète malade, assis dans son lit et son bonnet à la main, demanda pardon à Dieu, aux hommes et à Messieurs de l’Académie d’avoir écrit ses joyeux Contes. Cela fait, l’espoir lui revint au cœur. Il crut qu’il attraperait quatre-vingts ans ; et il conçut « de grands desseins. »


Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile !


Mais tout ce qui lui restait de vie, c’est-à-dire de poésie, il le consacrait à Celui dont la miséricorde avait été touchée par la prière du larron et par l’amour de « l’illustre pécheresse. »


La prière et l’amour ont un charme suprême.


On ne lit pas sans émotion, dans son Dies Iræ, ce beau vers où le dernier écho de sa poésie voluptueuse expire sur ses lèvres purifiées. Et ceux qui terminent la pièce ne sont point sans grandeur :


Je te laisse le soin de mon heure dernière.
Ne m’abandonne pas quand j’irai chez los morts.


Son génie ne le quitta pas tant qu’il fut des vivans. « Je mourrais d’ennui, si je ne composais plus. » Et dans sa dernière lettre à Maucroix, où la terreur le ressaisit, dans les derniers mots de cette lettre si simple et si pathétique, la même imagination, qui étincelait dans ses Fables, jette un suprême éclair. « O mon cher, mourir n’est rien : mais songes-tu que je vais comparaître devant Dieu ? Tu sais comme j’ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l’éternité seront peut-être ouvertes pour moi. » Si les puritains ne sont pas satisfaits, les autres le sont ; cela suffit.


Son œuvre est la plus admirable illustration que nous ayons dans notre littérature de la théorie de l’Art pour l’Art. Elle ne signifie pas que l’artiste se détachera de tous les intérêts humains, ce qui serait ridicule, mais qu’artiste avant tout, il ne se laissera, déterminer, dans le choix de sa matière et dans sa façon de la traiter, que par les seules considérations artistiques. Ce qu’il dit peut avoir, bonne ou mauvaise, une portée morale et sociale ; mais il ne l’a dit que persuadé qu’il le dirait bien et qu’il produirait sur nous l’impression agréable d’une convenance parfaite entre le fond et la forme, le fond recevant très souvent de la forme une valeur imprévue. Chez La Fontaine, il est difficile de ne pas remarquer une indifférence presque complète au sujet en soi. On comprend le mot de Jules Lemaître rapporté par M. Faguet : « Très grand poète : mais pourquoi cet homme a-t-il fait des fables ? » En effet : et pourquoi a-t-il composé cinq livres de contes qu’il qualifie lui-même de sornettes ? Pourquoi a-t-il écrit le poème de La captivité de saint Malc et le poème du Quinquina ? Ouvrages commandés, dit-on, l’un par les Solitaires de Port-Royal, l’autre par la duchesse de Bouillon.

L’idée des Solitaires priant le poète de L’Oraison de saint Julien de mettre en vers français le latin du vénérable d’Andilly est si drôle que je n’ose pas y croire. Il est vrai que La Fontaine les avait déjà flattés dans sa Ballade d’Escobar et que ces Messieurs prêtaient beaucoup sur de pareils gages. Mais j’adopterais plutôt l’hypothèse de M. Roche, qu’à la veille de publier de nouveaux Contes, il faisait provision d’indulgence. Mon Dieu, délivrez-moi des Jésuites : pour les Jansénistes, je m’en charge ! N’aurait-il pu s’en charger autrement ? Sa ballade est lestement enlevée ; son poème se traîne. Mais il était convaincu qu’il l’avait réussi : « Je voudrais que cette idylle, outre la sainteté du sujet, ne vous parût pas entièrement dénuée des beautés de la poésie. » Il n’y a vu qu’une idylle et s’y est intéressé autant qu’à Philémon et Baucis, dont le sujet, s’il n’avait été traité par Ovide, n’eût pas semblé convenir beaucoup plus à son tempérament.

La duchesse de Bouillon lui a proposé celui du Quinquina : un pensum, dit Sainte-Beuve. Si adroit courtisan qu’on se représente La Fontaine, on ne l’imagine guère attelé à un pensum. La difficulté l’a attiré, une difficulté analogue à celle qu’il avait surmontée dans son Discours sur l’âme des Bêtes. Il a hésité, s’étant promis de ne plus chanter que les héros d’Esope ; mais on lui a fait une douce violence, et il a consenti d’être « disciple de Lucrèce une seconde fois. »

Quand on admire des vers comme ceux-ci :


Au dire de ces gens, la bête est toute telle :
L’objet la frappe en un endroit ;
Ce lieu frappé s’en va tout droit,
Selon nous, au voisin en porter la nouvelle...
L’impression se fait ; mais comment se fait-elle ?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté...


on aurait mauvaise grâce à ne point admirer, dans le poème du Quinquina, l’analyse de la fièvre :


Le sang s’acquitte encor chez nous d’un autre office.
En passant par le cœur il cause un battement.
C’est ce qu’on nomme pouls, sûr et fidèle indice
Des degrés du fiévreux tourment.
Autant de coups qu’il réitère.
Autant et de pareils vont d’artère en artère
Jusqu’aux extrémités porter ce sentiment...


Même précision dans les deux cas ; même tour de force ; même labeur de la Muse que le poète a conjurée de venir sur ces matières « philosopher en langage des dieux. » Même confiance excessive de l’artiste dans les ressources d’un art qu’il ne distingue plus du métier. Si le discours à Mme de La Sablière parait supérieur au poème du Quinquina, c’est qu’il est moins long, que la réfutation de la doctrine cartésienne nous intéresse plus que les théories de Monginot sur la fièvre et surtout qu’il est entrecoupé d’exemples où la vraie poésie se réveille.

Je ne prétends pas que La Fontaine prenne ses sujets au hasard ; mais il ressort de toute son œuvre et de ses propres aveux que le sujet pour lui est toujours secondaire. Nombre de ses fables ne sont que des anecdotes, des facéties, comme on en trouve à la douzaine dans les recueils de bons mots : L’ivrogne et sa femme, le Rieur et les Poissons, le Dépositaire Infidèle, l’Enfouisseur et son Compère. Beaucoup d’autres nous déconcertent par leur insignifiance ou leur insanité : Le Cierge, La Goutte et l’Araignée, La tête et la queue du Serpent, L’Homme et la Puce, Le Singe qui bat sa femme. Non seulement il ne recherche pas la nouveauté de la matière ; mais il met de la coquetterie à nous prévenir qu’on la lui a fournie et « qu’il ne lui reste que la forme, c’est-à-dire les paroles. » Il insistera même sur la banalité du sujet qu’il affronte.


S’il est un conte usé, commun et rebattu,
C’est celui qu’en mes vers j’accommode à ma guise.


Et il ajoute : « Voyons si je l’ai rajeuni ! » La forme sauve tout : le trivial comme le scabreux. Les plus médiocres objets empruntent de l’art un lustre insoupçonné ; les plus grivois, un attrait dont je voudrais pouvoir dire qu’il les « intellectualise. » On assure que, dans la conversation, les mots crus faisaient monter au visage du vieux disciple de Rabelais une rougeur virgilienne. Ils n’offensaient certes pas la pudeur de l’homme ; mais ils choquaient « l’admirable enveloppeur, » comme l’appelait Bussy-Rabutin, l’artiste qui n’était jamais plus heureux que quand il lui fallait tirer de sa tête


Nombre de traits nouveaux, piquans et délicats.
Qui disent et qui ne disent pas
Et qui soient entendus sans notes...
Des Agnès même les plus sottes.


Et, plus franc dans ses Contes que dans ses Fables, il n’admet pas que la critique se mêle de discuter ses choix ou de juger ses intentions :


Censurez tant qu’il vous plaira
Méchans vers et méchantes phrases
Mais pour bons tours laissez-les là...


Justiciable comme artiste et dans les limites de son art, il n’a aucun compte à rendre de ses idées et des caprices de son imagination. La préface des Orientales ne revendiquera pas plus nettement le bon plaisir du poète. Personne n’a été plus convaincu des droits de l’artiste (sous la réserve que le public l’applaudisse) et des prérogatives illimitées du bien dire.


Tout est fin diamant aux mains d’un habile homme ;
Tout devient happelourde entre les mains d’un sot.


Tout est fin diamant... Ici, je ne partage pas entièrement l’opinion de M. Faguet et celle de Sainte-Beuve : qu’il n’a dépendu que de La Fontaine, habile homme, d’exceller dans tous les genres. Si nous ne possédions que les Fables et les Contes, on pourrait le soutenir. Malheureusement, nous avons son théâtre, ses odes, son roman, ses poèmes héroïques, toute son œuvre parallèle aux Contes et aux Fables. On y trouvera partout de beaux vers, c’est entendu. Mais le jeu des beaux vers ne doit point nous faire illusion. C’est pour les poètes de second ordre qu’il a été inventé. Nous sommes en droit de demander à La Fontaine beaucoup plus que d’heureuses rencontres, et de chercher pourquoi « ce beaucoup » plus, il ne nous le donne que dans une partie de son œuvre. On objecterait à tort que le reste n’est qu’essais, marche incertaine d’un talent qui s’ignore. Nous n’avons rien de ce qu’il fit dans la période des tâtonnemens. Quand il a débuté, il était presque complètement formé. Et il exagère, lorsqu’il s’accuse ou se flatte de changer tous les jours « de manière et de style. » Il n’a eu que deux manières : celle qu’il devait à la société mondaine et à sa nature voluptueuse, et celle qu’il devait à l’exemple de Molière et à son propre génie. Et ne regrettons point, si inférieure qu’ait été la première, qu’il s’y soit souvent attardé, car, sans elle, nous n’aurions peut-être plus eu toutes les grâces et les délicatesses de la seconde. Supprimez le La Fontaine mondain : rien n’atténuera plus la crudité de ses contes et ne voilera plus la cruauté de ses Fables.


Il commence par le théâtre. Il ne se trompe pas sur l’essence comique de son génie ; il ne s’abuse que sur le genre qu’il aborde. L’œuvre dramatique réclame un effort soutenu dans l’invention dont il est incapable. La Fontaine imaginera des scènes de bonne comédie : c’est ce qu’il a fait toute sa vie ; mais chaque scène se suffit et forme une pièce entière. Le théâtre vit de l’étude des âmes et des caractères. Sa psychologie est courte. M. Faguet nous dit même qu’il n’en avait ni le don, ni le goût. Le théâtre, au moins au XVIIe siècle, exige des qualités oratoires. On fait des discours dans la comédie de Molière comme dans la tragédie de Racine. Or La Fontaine est le poète le moins oratoire qui ait paru dans un siècle et dans un pays de poètes orateurs. Il a touché parfois à l’éloquence, ou plutôt il nous en a donné l’inoubliable sensation, comme en deux ou trois reparties il nous donne l’impression de tout un dialogue. Le discours du Paysan du Danube n’est que la marche d’un discours tracée par des éclairs. Songez à ce qu’il fût devenu dans la bouche d’un Corneille ou dans le porte-voix d’un Hugo ! Ses comédies, l’Eunuque, Ragotin, sa tragédie d’Achille heureusement interrompue, nous le montrent qui développe. Plus l’espace lui manque, plus il est à l’aise. Au théâtre, il en a trop. Ses discours vont au petit pas ; ses récits s’étalent en morceaux narratifs. Voltaire estimait que son acte du Florentin était un petit chef-d’œuvre. A moins qu’on n’y sente la lourde patte de Champmeslé, on y reconnaîtra combien le La Fontaine conteur diffère du La Fontaine dramaturge. Marinette nous raconte que le jaloux Harpajème tient sa pupille solidement emprisonnée, et que rien ne le tranquillise. La nuit, bien que leurs deux lits ne soient séparés que par une cloison,


Le bruit d’une araignée, alors qu’elle tricote,
Une mouche qui vole, une souris qui trotte.
Sont éléphans pour lui qui l’alarment soudain.


Six ans auparavant, dans Le Savetier et le Financier, il avait exprimé le même perpétuel tremblement d’un homme qui craint pour son trésor :


Tout le jour, il avait l’œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent...


Le poète avec deux mots en dit plus que la pauvre Marinette.

Il est possible qu’au XIXe siècle La Fontaine eût justifié, dans la Comédie Lyrique, l’admiration éperdue de Banville pour sa bluette de Clymène. Toujours est-il que, par la faute de son temps ou par la sienne, il n’a pas trouvé cette nouvelle forme du théâtre de fantaisie ; et, n’en déplaise à Banville, sa Clymène n’est qu’un dialogue de poésie galante fait pour être dit non « devant un parterre de princes et de poètes, dans un décor de verdure fleurie, avec une rampe de lucioles et d’étoiles, » mais dans ces salons que nous décrit le Songe de Vaux, et dont les riches balustres, les voûtes à l’italienne, les peintures et les tapisseries se reflètent aux tendres couleurs de son Adonis.

La société mondaine et encore à demi précieuse de la moitié du XVIIIe siècle ne nous a point légué d’œuvres plus gracieuses que l’Adonis, le Songe de Vaux, Psyché. La politesse française s’y marie à la mollesse italienne. Cet Adonis qui repasse dans sa triste mémoire


Ce que naguère il eut de plaisir et de gloire,


ressemble à l’Adone de Marini et encore plus aux héros enchantés du Tasse. Les dieux et les déesses y forment des tableaux d’une sensualité aussi charmante que celle de l’Albane. La Fontaine y a consumé, comme il le dit, « tout le fond d’embellissemens qu’il avait puisé chez les Anciens et chez quelques modernes. » Et le souci des bienséances le guide dans toutes les modifications qu’il fait subir à ses originaux, — le guide et souvent l’affaiblit.

Lisez plutôt ce passage de la préface de Psyché :


Apulée fait servir Psyché par des voix dans un lieu où rien ne doit manquer à ses plaisirs, c’est-à-dire qu’il lui fait goûter ces plaisirs sans que personne paraisse. Premièrement, cette solitude est ennuyeuse ; outre cela, elle est effroyable. Où est l’aventurier et le brave qui toucheraient à des viandes lesquelles viendraient d’elles-mêmes se présenter ? Si un luth jouait tout seul, il me ferait fuir, moi qui aime extrêmement la musique. Je fais donc servir Psyché par des nymphes qui ont soin de l’habiller, qui l’entretiennent de choses agréables, qui lui donnent des comédies et des divertissemens de toutes sortes.


Est-ce assez curieux ? La Fontaine supprime une des plus jolies scènes et des plus féeriques de ce conte de fées, parce que la solitude est ennuyeuse et qu’on ne saurait jouir d’aucun plaisir sans compagnon ou sans témoin. Puis où a-t-on vu des viandes qui se présentaient d’elles-mêmes, des luths qui jouaient tout seuls ? Ce n’est pas raisonnable. Ce n’est pas ainsi que les choses se passent dans le monde. Mais nous sommes en pleine fantaisie, et je croyais que si Peau d’Ane vous était contée... J’aime mieux la Psyché d’Apulée, malgré son style corrompu aux reflets métalliques, si peu naturel chez une vieille radoteuse avinée qui débite son histoire dans une caverne de voleurs. Son histoire du moins est plus fantastique, partant plus savoureuse. J’aimerais mieux surtout qu’un Perrault nous l’eût contée, ou un Platon. Sœur de Cendrillon ou fille de notre âme, conte ou symbole : il eût fallu choisir. La Fontaine aurait pu se rappeler les mythes platoniciens ; mais il ne goûtait en Platon que « les circonstances du dialogue, les caractères des personnages, les interlocutions, les bienséances » et « ces excellentes comédies qu’il nous a données aux dépens des faux dévots, des ignorans vaniteux ou des pédans. » Il ne goûtait en Platon qu’un La Fontaine athénien ; et sa Psyché n’a de platonicien que les dialogues des quatre amis.

Le reste, il en a fait un long récit très surveillé, très élégant, trop élégant, en somme assez fade, tout émaillé qu’il soit de pointes malicieuses. Que de fausse bonhomie dans cette « gaîté » qu’il mêle « parmi les endroits les plus sérieux de son histoire » ou « parmi les plus tristes ! » « Le lendemain (de son mariage) les nymphes riaient entre elles, et Psyché rougissait en les voyant rire. » Ces nymphes font regretter celles de Contes, dont le rire est plus franc. Les Divinités de l’Olympes égaieront toujours La Fontaine, et, quand il se met sur le chapitre de leurs aventures, bien qu’à l’entendre ce genre héroïque soit « le plus beau de tous, le plus fleuri, le plus susceptible d’ornemens et de ces figures nobles et hardies qui font une langue à part, » il côtoie la parodie, et, pour un peu, rejoindrait les burlesques. « Vous savez combien nous nous ennuyons, dit Jupiter ; Cybèle est vieille, Junon de mauvaise humeur, Cérès sent sa divinité de province, Diane nous rompt la tête avec sa trompe. « Dans le Songe de Vaux, il chantera les amours de Mars et de Vénus, comme l’observe plaisamment M. Michaut, sur le ton que prendront plus tard les guerriers d’Offenbach :


Vous devez avoir lu qu’autrefois le dieu Mars,
Blessé par Cupidon d’une flèche dorée,
Après avoir dompté les plus fameux remparts
Mille camp devant Cythérée..
Le siège ne fut pas de fort longue durée :
A peine Mars se présenta
Que la belle parlementa.


C’est mieux que du Meilhac, et c’est mieux que du Scarron, mais dans la même veine. Et c’est une veine que le sujet de ses Fables et de quelques-uns de ses Contes lui fournira l’occasion d’utiliser au profit même du naturel. Dans ce petit monde comique, qui campe sur les confins de la réalité et de la fantaisie, il est naturel en effet que les dieux des bonnes gens et des bêtes participent de la bonté des uns, de la bêtise des autres, de la petitesse de tous, que Jupiter ne soit plus qu’un Jupin et Borée un souffleur à gages. Il est naturel aussi qu’à la vanité de leurs gestes le poète mesure la vanité des nôtres, puisque les mêmes mobiles nous agitent et que deux coqs qui se battent pour une poule sont aussi fous que Ménélas et Paris se battant pour Hélène. Amour, tu perdis Troie ! La Fontaine, si entêté du genre héroïque qu’il y revenait encore vers la fin de sa vie, en a passé une bonne partie à se moquer agréablement de lui-même. Ce fut son donquichottisme ; et c’est un peu l’histoire de Cervantes dont le génie le ravissait. On joue sur les mots quand on parle de poésie épique chez La Fontaine. Il aurait bien voulu en faire ; et l’énumération des chiens et des chasseurs dans son Adonis est sérieusement imitée des dénombremens homériques. De cet effort trop ambitieux, il a gardé une habileté surprenante à frapper le grand vers.


Le robuste Crantor aux bras drus et nerveux...
Ne pouvant que mourir, il meurt sans s’étonner...
C’est Phlégon qui souvent aux loups donne la chasse
Armé d’un fort collier qu’on a semé de clous.


Quand il s’amusera à traduire, pour la traduction de son ami Pintrel, les vers cités par Sénèque dans ses Épîtres, il accomplira de véritables prouesses :


Les chevaux sont couverts de housses d’écarlate
Où l’or semé de fleurs et de perles éclate ;
Ils ont des colliers d’or sous la gorge pendans
Et des mors d’or massif qui sonnent sous leurs dents.


Seuls Ronsard et Hugo ont su rendre ainsi Virgile. Les vers semblables qui relèvent le ton de ses humbles récits,


Comme il sonna la charge il sonne la victoire.


ne sont que des souvenirs de poèmes héroïques, des parodies dont la légèreté et l’art qui les amène effacent ce qu’elles pourraient avoir de burlesque ou simplement de trop appuyé.

« J’avais plus d’imagination que je n’en ai aujourd’hui, » disait-il en nous présentant son Adonis. Douce ironie du La Fontaine réaliste à l’égard du La Fontaine héroïque ! Son imagination n’évoquait point alors : elle se travaillait à décrire. Il décrivait minutieusement les chambres de Vaux, les embellissemens de Versailles, les rocailles, les grottes, les lustres de rochers, les bassins, les divinités qui décorent les murs et les plafonds : « Je peins quand il me plaît la peinture elle-même. » il veut être exact ; il l’est aux dépens de la vérité. Il compare la vapeur des jets d’eau à la blanche fumée que la chaux exhale, et il ne sent pas que cette comparaison nous gâte les jeux irisés de Thétis et de Phébus qui ne ressemblent plus qu’à deux gâcheurs de mortier. Il peint tout, et nous ne voyons rien, à moins que le spectacle n’éveille sa rêverie ou n’émeuve son désir de volupté. Alors seulement le grand poète se révèle. Mais ses beaux coups d’aile ont une envergure que son vol ne soutient pas. Il s’élève d’un mouvement aussi harmonieux que soudain, puis il s’affaisse. Exemple, sa peinture de la Nuit dont on ne cite jamais que quelques vers :


Cette Divinité digne de vos autels
Et qui même en dormant fait du bien aux mortels,
Par de calmes vapeurs mollement soutenue,
La tête sur son bras et son bras sur la nue,
Laisse tomber des fleurs et ne les répand pas.


Ces vers ont une grâce aérienne, et l’on voudrait arriver tout de suite au dernier murmure du poète qui suit amoureusement sa vision dans l’espace.


Qu’elle est belle à mes yeux, cette Nuit endormie !


Mais il n’y arrive qu’après cinq vers dont trois au moins sont plats et lourds :


Fleurs que les seuls zéphyrs font voler sur leurs pas,
Les pavots qu’ici-bas pour leur suc on renomme,
Tout fraichement cueillis dans les jardins du Somme,
Sont moitié dans les airs et moitié dans sa main,
Moisson plus que toute autre utile au genre humain.


Et quand il a enfin soupiré : Quelle est belle à mes yeux... rien ne l’avertit de ne pas continuer, de nous laisser achever tout seuls la rêverie que nous avons commencée avec lui :


Sans doute de l’Amour son âme est ennemie,
Et ce frais embonpoint sur son teint sans pareil
Marque un fard appliqué par les mains du Sommeil.


En un clin d’œil, sa Nuit adorable quitte la place à une marchande de pavots toute plâtrée.

Sauf dans son invocation à la Volupté qui termine Psyché, je ne crois pas que La Fontaine ait écrit vingt vers de ses Elégies ou de ses poèmes descriptifs où l’on ne se heurte à d’aussi fâcheuses inégalités. Mais il est rare que, dans vingt vers pris au hasard, on ne trouve point d’heureux commencemens ou qu’on ne reçoive pas le petit choc très doux que donne au cœur le passage de la poésie. L’art suprême des Contes et des Fables consiste à ne nous offrir que ces heureux commencemens, à s’arrêter dès que nous avons senti la divine secousse.


O belles, évitez
Le fond des bois et leur vaste silence...
Amans, heureux amans, voulez-vous voyager.
Que ce soit aux rives prochaines !...
Qu’un ami véritable est une douce chose !
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur...


Les autres œuvres ont aussi de ces accens d’une indicible pureté. Mais ici, rien ne les recouvre, ne les affaiblit, ne les altère ; ce qui les précède nous y conduisait insensiblement ; le silence qui les suit les prolonge indéfiniment. La Fontaine n’est poète élégiaque ou lyrique que dans les a parte d’un sujet qui ne semblait pas y prêter. L’Adonis, le Palais de Vaux, Psyché, Saint Malc, les Filles de Minée y prêtaient trop. Mais il ne lui fut pas inutile de les traiter : en même temps qu’il y préludait à ses plus touchans accords, il y versait le trop-plein de ces jolis ornemens qui eussent gâté son génie. Pour nous, sortons de ces palais comme l’on sort d’un songe ! La nature même y est baignée de la lumière de théâtre où se pavane la pastorale. Flore, Pomone, Echo, les haleines des Zéphyrs courroucés contre les voiles qui leur cachent des gorges d’albâtre, tout cela ne vaut pas le petit jardin


Où croissaient à plaisir l’oseille et la laitue,
De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,
Peu de jasmins d’Espagne et force serpolet...


Et puis il y a Margot.


On ne dira jamais trop de bien d’une bonne douzaine de Contes de La Fontaine. Mais l’austère littérature de nos conteurs et de nos romanciers du XIXe siècle nous a rendus si prudes que nous avons toujours l’air, quand nous touchons à ces joyaux, de les avoir, pour un instant, retirés d’un musée secret. Peut-être aussi craint-on d’y rencontrer assez souvent la même morale que dans les Fables, ce qui serait désolant pour les Fables. Mais, morale à part, c’est dans les Contes que nous assistons au travail le plus intéressant du génie de La Fontaine, quand il s’exerce sur des modèles étrangers ; c’est là, jet mieux encore que dans les Fables où ses modèles, hormis de rares exceptions, n’ont point la valeur de Boccace et de l’Arioste. D’ailleurs, chaque fois qu’il emprunte une fable à un de ses pairs, Horace ou Marot, il esquive la lutte, et la brièveté avec laquelle il s’acquitte de son sujet est comme un hommage rendu à la perfection de son devancier. Mais il ne craint pas de se mesurer aux grands conteurs italiens et de repétrir leur matière à sa guise.

Et d’abord, il en retranche le pittoresque qui tient aux mœurs de l’Italie, avec le même soin que Corneille élimine du Cid la couleur particulière à l’Espagne. Dans sa Dissertation sur Joconde, une des pages de critique les plus solides du XVIIe siècle, Boileau le félicite « de ne pas se laisser emporter à ces extravagances italiennes. » Boileau appelle ici extravagances le mélange audacieux du profane et du sacré qui est un des traits les plus topiques de la nature italienne, surtout à la Renaissance, et dont nos Romantiques tireront des effets aussi faciles qu’horrifiques. Le Joconde de l’Arioste, avant de révéler au Roi son infortune conjugale, lui fait jurer sur le Saint-Sacrement qu’il ne se vengera point. Celui de La Fontaine, plus confiant dans la raison, lui dénombre, depuis l’origine du monde, tous les rois et les Césars qui supportèrent philosophiquement pareille déconvenue. Dans l’Arioste, la femme de Joconde, cette gaillarde, conjure son mari de porter comme un gage d’amour une petite croix contenant de saintes reliques qu’elle a héritée de son père, qui la tenait d’un pèlerin de Bohême, revenu de Jérusalem. La Fontaine a remplacé le reliquaire par un bracelet « de façon fort mignonne. » Ce n’était point qu’il fût à une inconvenance près, en ce qui regarde les choses de la religion ; mais certains badinages, dont la libre humeur italienne n’est point offusquée, choqueraient le goût français comme des profanations. L’Arioste partage avec ses contemporains l’amour effréné du beau qu’il assimile à la vertu. Le père de la jeune Caliste, pour éviter que sa fille suive l’exemple maternel, la fait élever dans un palais que décorent les images et les statues des chastes héroïnes dont l’antiquité nous a transmis la gloire et de celles qui doivent un jour illustrer l’Italie. Cette éducation esthétique ne dit rien qui vaille à La Fontaine. Aujourd’hui peut-être le bourgeois français s’en remettrait du soin de protéger sa fille à l’influence d’une sérieuse éducation rationnelle et scientifique ; mais il n’a jamais accordé le même crédit à la peinture et à la sculpture, fussent-elles d’un Raphaël ou d’un Michel-Ange. Au couvent, Caliste, au couvent, comme l’Agnès de Molière ! On vous y apprendra a manier l’aiguille et à ne lire que des livres de sainteté ; et quand on louera votre visage, vous répondrez :


Ne considérez point des traits qui périront.
C’est terre que cela : les vers le mangeront.


Ainsi dans les Fables ; que le sujet vienne de la Grèce ou de l’Inde, les mœurs et l’esprit sont toujours de chez nous.

Francisés, les héros de Boccace et même ceux de l’Arioste perdent cette rudesse féodale dont on sentait les âpretés sous l’apparat et la diplomatie des petites cours italiennes. La Fontaine les police, les affine. Dans l’Arioste, le frère de Joconde déclare tout net au roi Astolphe, fier de sa beauté, que son frère est plus beau que lui. Quelle apparence qu’un courtisan sache si peu son métier ! Le gentilhomme français saisit simplement l’occasion, par l’éloge qu’il fait de son frère, d’éveiller l’intérêt du Prince. Mais les personnages italiens ont l’imagination nourrie des romans chevaleresques et sont capables de désintéressement. Ceux de la Fontaine, sous leur culture mythologique et sous leurs belles manières d’hommes du monde, cachent un esprit pratique et un tempérament gaulois. Ils ne recherchent point la volupté : le plaisir leur suffit.

Et ils aiment à rire. La fantaisie de l’Arioste si prodigieuse que, lorsqu’on passe à Ferrare devant la maison rouge, où il a longtemps vécu avec sa nombreuse famille et ses monstres chimériques, on est presque étonné de n’en point voir sortir un hippogriffe, cette fantaisie, qui se répand partout comme la fumée de ses creusets magiques, rencontre parfois, au détour d’un conte furieusement gai, le tragique moral, et laisse tomber ses enchantemens. Le héros de La Coupe Enchantée nous raconte que, sur le perfide conseil de la fée Melissa, il a voulu éprouver la vertu de sa femme. La fée le métamorphose, et il vient offrir à sa Caliste son amour et des pierreries. Le cœur de la jeune femme, à la vue des pierres précieuses, s’amollit.


D’un ton bref et saccadé, que je ne puis me rappeler sans que la vie m’abandonne, elle me dit qu’elle satisferait mes désirs, si elle croyait que personne ne le saurait jamais... A cet instant, Mélissa me rendit ma forme première... Nous devînmes tous les deux couleur de mort ; tous les deux, nous restions les yeux baissés. J’eus à peine la force de lui crier : « Femme, tu me trahirais donc, si tu trouvais quelqu’un pour m’acheter mon honneur ? » Elle ne me répondit que par un torrent de larmes. Mais sa honte fit bientôt place au dépit de voir que je lui avais fait un tel affront. Le dépit monta jusqu’à la rage et se changea en une haine profonde. Elle résolut alors de fuir loin de moi.


Pas un mot de cette scène si juste et si forte n’a passé dans La Fontaine : ni le ton bref et saccadé d’une bouche sèche de convoitise où la pudeur halète, ni les yeux baissés de ces deux époux devant l’irrémédiable, ni l’analyse des sentimens de la femme. Damon, dès que Caliste « de rocher » qu’elle était, de- vient « mouton, » reprend sa forme ; et c’est lui qui bêle :


Je devrais dans ton sang éteindre ce forfait.
Je ne puis, et je t’aime encor tout infidèle.
Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait.


Caliste se contente de pleurer en attendant qu’elle le trompe sérieusement et qu’il s’y aguerrisse ; car, pour ces histoires-là,


S’il faut en ce pays faire tant de façon,
Allons-nous-en chez les sauvages !


Sauvages ou non, l’Arioste et Boccace se font tout de même de notre cœur une idée plus complexe que La Fontaine, et plus humaine. Mais notre poète, si sceptique sur l’importance des règles, tenait comme règle établie que le conte devait toujours être licencieux et gai. Tant il est vrai que nos théories ne sont la plupart du temps que l’expression de notre tempérament ! « Dans ces sortes de contes, chacun doit être content à la fin : cela plaît toujours au lecteur, à moins qu’on ne lui ait rendu les personnes trop odieuses. Mais il n’en faut point venir là, si l’on peut, ni faire rire et pleurer dans une même nouvelle. » Malheureusement, l’éternel badinage sur les maris trompés, outre qu’il déforme l’image de la vie et finit par rendre les personnes odieuses, ne produit pas l’unité de ton que recherche La Fontaine : il n’aboutit qu’à la monotonie.

L’unité est bien plutôt dans ce ton de la causerie, une des plus grandes originalités de ses Contes et de ses Fables. A chaque instant, sa personnalité intervient au milieu de son récit, tantôt pour placer une réflexion morale ou immorale, tantôt pour confesser un de ses goûts. Il vit familièrement avec ses personnages. Il les blâme, les approuve, les encourage, sourit de leurs manigances, s’associe à leurs craintes, entremêle leurs aventures de retours sur lui-même. Dans la Courtisane amoureuse, Camille, désireux de savoir jusqu’où iront la patience et l’amour de Constance, se fait déchausser par elle. Le poète prévoit chez son lecteur un sursaut d’étonnement ou d’incrédulité.


Quoi ! de sa main ? Quoi ! Constance elle-même ?


Il y répond délicieusement :


Qui fut-ce donc ? Est-ce trop que cela ?
Je voudrais bien déchausser ce que j’aime.


Ce sont là des traits exquis, comme il en fourmille dans les Fables, et dont aucun de ses devanciers ne lui a donné le modèle.

Mais en quoi cette unité de ton l’empêcherait-elle « de rire et de pleurer dans la même nouvelle ? » On ne voit point qu’il l’ait compromise en écrivant, la Courtisane amoureuse et le Faucon, les deux seuls contes où il se soit attendri. Lorsque Clitie, dont l’enfant malade désire le faucon de Frédéric, vient prier cet homme, qui s’est ruiné pour elle et qu’elle a toujours éconduit, de lui abandonner le seul bien qui lui reste, son oiseau, et lorsqu’elle met au service de son amour maternel toute son adresse de femme :


Vous savez bien par votre expérience
Que c’est d’aimer : vous le savez, Seigneur !


l’unité de ton, si chère au poète, est-elle rompue par ces accens dignes d’Andromaque ? Dans l’admirable scène de la Courtisane amoureuse, dont le naturel fait paraître comme des gouttes de fard délayé les larmes de Marion de Lorme et de la Dame aux Camélias, on ne regrette point que La Fontaine se soit départi de sa sempiternelle conception de l’amour rusé ou vénal. On regrette seulement que, dans toute son œuvre, l’amour n’ait ainsi parlé que sur les lèvres d’une courtisane.

De même, lorsqu’il vide de tout son sens philosophique la Fiancée du Roi de Garbes. Si cet exemple des caprices du sort, — dont je ne trouve l’égal en ironie que dans le Candide de Voltaire, — si cette vision amère des hommes s’entretuant pour la beauté qu’ils adorent et qu’en même temps ils avilissent, se sont convertis, chez La Fontaine, en une histoire égrillarde de bonne fille qui, malgré elle, mais en y prenant goût, passe par le lit de dix amans avant de rendre son royal fiance le mari le plus satisfait du monde, ce n’était point que La Fontaine fût incapable d’en comprendre la signification profonde, ni qu’il craignît que l’unité de ton eût à en pâtir. Sa poésie familière et ailée pouvait supporter les pensées vigoureuses et les sentimens pathétiques. Le poète qui, à propos d’un Astrologue tombé dans un puits, se posait la redoutable question de la Providence, et, tournant son regard vers les étoiles, se demandait si jamais Dieu imprima sur leur front


Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles


pouvait loger dans son conte autant de philosophie qu’il en tient dans Boccace. Mais, dès qu’il s’agit des rapports de l’homme et de la femme, La Fontaine n’y voit plus que matière à brocards et variations sur la bagatelle. Et ses Fables lui rendront l’immense service d’exorciser son esprit et de l’appliquer à des sujets d’un intérêt plus général et plus humain. Devant les Contes, que de fois le mot de Mme de La Sablière nous vient aux lèvres : « En vérité, mon cher La Fontaine, vous seriez bien bête, si vous n’aviez pas tant d’esprit ! »

Il en avait trop et il était trop artiste pour qu’il ne se glissât pas une part de vérité dans l’erreur qu’il commettait en supprimant tout le sérieux de Boccace et de l’Arioste. Il avait parfaitement compris que ni l’Arioste ni Boccace n’avaient le ton juste qui convient aux contes : le premier, parce que ses contes ne sont que des intermèdes pendant lesquels la folle musique de son poème continue de jouer ; le second, parce qu’en écrivant ses histoires de bourgeois bernés par leurs femmes, il a les yeux fixés sur la majesté de Tite-Live. L’un est trop lyrique ; l’autre, trop oratoire. La Fontaine ramène leurs personnages au langage de la conversation naturelle, et il est infiniment plus comique et plus fin dans le comique. Une fée maligne veut prouver au vieux magistrat de Mantoue, Anselme, qu’il n’est pas plus à l’épreuve de l’or que sa femme qui l’a trompé. Elle le conduit devant un palais resplendissant. Sur le seuil, un Éthiopien « vêtu comme un mendiant et crasseux comme un porc » lui offre toute cette splendeur princière, s’il accepte d’être son page et son mignon. « On peut juger, dit l’Arioste, par cette proposition combien il était bestial et sauvage. Repoussé trois ou quatre fois, il ne se laisse point décourager et il insiste tellement qu’il finit par faire consentir Anselme. » Rien de moins plaisant que cette façon de présenter une énormité. La Fontaine, lui, détourne délicatement notre attention de l’énormité même sur le seul objet qui nous importe, l’avarice d’Anselme. Le vieux magistrat interroge d’abord l’Éthiopien, qu’il prend pour le balayeur du logis ; et il l’interroge avec une politesse mêlée de condescendance, qui nous indique combien il est sensible à tout ce qui touche à la richesse.


Cher ami, lui dit-il, apprends-nous à quel Dieu
Appartient un tel édifice ?


A peine le cher ami a-t-il répondu. « Il est à moi, » qu’Anselme se prosterne :


Seigneur, ajouta-t-il, que votre déité
Excuse un peu mon ignorance !


Quant à l’Éthiopien, il est moins bestial que dans l’Arioste. Il a de l’esprit, ce qui est naturel, puisque la fée a revêtu cette forme hideuse. Il connaît ses auteurs et l’histoire de Jupin et de Ganymède ; et, quand il propose à Anselme l’extraordinaire marché, il a soin de lui dire : « Je ne ris point ! » Et Anselme de lui répliquer par ces deux vers irrésistibles :


Ah ! Seigneur, vous raillez, c’est chose par trop sûre :
Regardez la vieillesse et la magistrature !


Il n’est donc plus retenu que par son âge et par sa dignité : autant dire que l’homme a déjà consenti. Des trois vers insignifians de l’Arioste, La Fontaine a tiré une scène de comédie dont la bouffonnerie se nuance de finesse. Si la gravité avec laquelle l’Arioste et Boccace traitent certaines parties de leurs récits en rachète les gravelures, très souvent le génie comique de La Fontaine les assainit. Il les surpasse toujours par le naturel et la rapidité du dialogue et par les traits de comédie.

Et parfois ces traits ont une telle soudaineté et une telle vigueur qu’ils portent beaucoup plus loin que la comédie elle-même. Richard de Quinciza, vieillard rusé, mais pauvre mari, vient rechercher la femme qu’un corsaire lui a enlevée. Sa femme, trop heureuse de sa nouvelle vie, ne le reconnaît « non plus qu’un homme arrivé du Pérou. » On les laisse tête à tête. Quinciza s’étonne et la supplie de le regarder un peu. « Suis-je défiguré ? » « La dame, dit Boccace, commença de rire et l’interrompit : « Vous savez bien que je ne suis pas si oublieuse... » Et elle développe harmonieusement toutes les raisons de sa conduite. Il n’en va pas de même chez La Fontaine : le mari, moins naïf que celui de Boccace, lui représente les misères et la honte qui l’attendent près de son pirate.


Et ton honneur ? que crois-tu qu’il advienne ?
— Ce qu’il pourra ! répondit brusquement
Bartholomée. Est-il temps maintenant
D’en avoir soin ? S’en est-on mis en peine
Quand, malgré moi, l’on m’a jointe avec vous,
Vous vieux penard, moi fille jeune et drue ?


Quel haussement d’épaule au mot honneur, et quelle révolte de cette jeune femme que les joies de l’amour viennent d’affranchir ! La Fontaine a jeté dans son conté une note presque dramatique à force d’âpreté. Et nous l’entendons plus d’une fois, dans ses fables, ce brusque et dur accent. Nous l’entendons dans le Paysan du Danube. Nous l’entendons dans la Couleuvre et l’Homme.


Ta justice,
C’est ton utilité, ton plaisir, ton caprice ;


dans les Compagnons d’Ulysse, où d’un vers il bouscule toute l’esthétique de son temps :


Qui t’a dit qu’une forme est plus belle qu’une autre ?


Les caresses de sa poésie élégiaque, ses enveloppemens, ses malices, son exquise politesse ne doivent point nous aveugler sur l’énergie foncière de son génie. Lisez la Matrone d’Éphèse : comparée à celle de Pétrone, la supériorité n’en est pas seulement dans la vie des trois personnages, mais dans cette allégresse impitoyable qui circule d’un bout à l’autre du récit et qui n’épargne ni le faste de nos deuils, ni les conventions morales, ni même le respect de la mort :


Elle écoute un amant, elle fait un mari.
Le tout au nez du mort qu’elle avait tant chéri…
Mieux vaut goujat debout qu’Empereur enterré !


La même joie drue éclate dans la fable où le Milan vient imprimer sa griffe sur le nez du Roi.


Quoi, sur le nez du Roi ? Du Roi même en personne.
Il n’avait donc alors ni sceptre ni couronne ?
Quand il en aurait eu, ç’aurait été tout un.
Le nez royal fut pris comme un nez du commun.


C’est en vain qu’on rappelle le maudit animal. On crut qu’il nicherait là jusqu’au lendemain.


Et sur le nez sacré voudrait passer la nuit.


Tous de rire, monarque et courtisans, et La Fontaine avec eux ;


Qui n’eût ri ? Quant à moi,
Je n’en eusse quitté ma part pour un empire.
Qu’un pape rie, en bonne foi,
Je n’ose l’assurer ; mais je tiendrais un roi
Bien malheureux, s’il n’osait rire.
C’est le plaisir des Dieux, Malgré son noir sourci,
Jupiter et le peuple immortel rit aussi.
Il en fit des éclats, à ce que dit l’histoire,
Quand Vulcain clopinant lui vint donner à boire.


Cet art robuste, cette riche gaîté qui, moins contenue, irait jusqu’à l’enivrement d’elle-même, nous font songer à du Rabelais, mais à un Rabelais qui aurait été décanté, à un Rabelais transparent et doré, servi sur la table de La Rochefoucauld.


J’aimerais une édition de La Fontaine, où ses meilleures fables seraient entremêlées à ses meilleurs contes. Les contes y perdraient de leur monotonie ; les fables y gagneraient de ne plus être suivies ou précédées d’historiettes d’animaux aussi fastidieuses dans leur genre que les facéties de Sœur Jeanne ou du Villageois qui a perdu son veau. Et le génie de La Fontaine en ressortirait sans ombre.

On s’attarderait moins à rechercher les traces d’une pitié pour nos misères qu’il a peut-être éprouvée, mais qu’il n’a guère exprimée. Compassion et comédie vont rarement ensemble. Quand il nous dit que « le cœur fait tout, » il est bon de se rappeler que La Rochefoucauld, celui de ses contemporains qu’il a le plus admiré avec Molière, et dont il a pris toutes les conclusions, avait écrit : « La pitié est une passion... qui ne sert qu’à affaiblir le cœur et qu’on doit laisser au peuple, » Enfin, si la ruine de Fouquet lui arrachait ce cri : « Et c’est être innocent que d’être malheureux ! » son œuvre est pleine de malheureux à qui leur malheur ne crée pas une innocence. On dira qu’il nous inspire l’horreur de la violence et de l’injustice. Je me défie de ceux qui trouvent le moyen de nous faire rire des victimes de l’injustice et de la violence. Les scrupules de l’Ane des Animaux malades de la peste sont honorables et ridicules.

Il a aimé les animaux ? Oui en artiste et contre l’homme, ce qui n’est pas la meilleure façon de les aimer. Et il les a peu connus ; il ne s’est intéressé qu’incidemment à leurs mœurs et à leur caractère. On a relevé ses confusions, ses erreurs, et des absurdités, comme le renard mangeant un fromage ou le lapin se réfugiant dans le trou d’un escarbot. Il les a rendus plus bêtes que nature, en substituant à leur instinct presque infaillible une caricature de la raison humaine, et plus vicieux en attribuant à la vanité, à la cruauté, à l’ambition, à l’avarice des actes qui leur sont commandés par les besoins journaliers de leur existence. Il a bien noté leur solidarité, mais très rarement où on la trouve, c’est-à-dire dans l’espèce. Les sociétés d’animaux qu’il a imaginées et qui rebutent notre attention, on les admet dans les conceptions religieuses de la littérature hindoue ; on les admettra chez Rudyard Kipling, qui infuse à cette antique conception de l’Inde son individualisme discipliné d’Anglo-Saxon, et qui établit la Loi de la Jungle ; on les admettra dans la fantaisie magique d’Andersen. Mais La Fontaine n’a pas du tout l’âme d’un brahmane (pas plus que celle d’un François d’Assise) ; il n’a point observé la nature comme Kipling ; et sa fantaisie est trop raisonnable et se modèle trop sur la réalité pour nous faire oublier les invraisemblances de ses fictions. Ce n’est que par son art et par le détail qu’il parvient à en sauver quelques-unes.

Il a cru, sur de bons témoignages, à l’intelligence des bêtes ; et il est possible, comme le pense M. Faguet, qu’il ait contribué à répandre plus de respect, plus d’affection pour elles, et surtout plus de curiosité. Sa poésie a peuplé notre nature familière de petits personnages dont la silhouette, merveilleusement dessinée, parle à notre esprit : dame Belette, Jeannot lapin, maître Corbeau, Raminagrobis le chat. Mais quand je lis ;


Un Rat plein d’embonpoint, gras et des mieux nourris,
Et qui ne connaissait l’avent ni le carême,
Sur les bords d’un marais égayait ses esprits,


je vois, au lieu d’un rat, sur la jetée-promenade d’une petite ville, un gros bourgeois à figure de rat. Si Jeannot lapin affirme ses droits de propriétaire et allègue la coutume et l’usage,


Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maitre et seigneur et qui, de père en fils.
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis...


tout, jusqu’au geste, évoque, dans la lumière du matin, un blondin fadasse de paysan honnête, têtu et nigaud. D’ailleurs, ce sont toujours les hommes que La Fontaine se propose de peindre, les hommes qui offrent si souvent des ressemblances marquées ou fugitives avec les animaux. Telles lourdes paupières rappellent les batraciens : tel port de tête, le héron. Il y a des fronts plats et des bouches de reptiles, des faces de bouledogue, des masques léonins, des yeux ronds de hibou, des regards modestes et luisans de chat. La Fontaine n’a précisément retenu de l’animal que les traits qui nous sont communs à nous tous, hôtes de l’univers. C’est par l’homme qu’il arrive à la bête plutôt que par la bête à l’homme.

Mais ces bêtes humaines avaient du moins l’avantage qu’elles allaient lui donner le souci du décor dont il ne s’était point inquiété dans ses Contes. La lune, le vent, les marais, les moissons, les bois solitaires, les ruisseaux, les jardins, tout importait maintenant, tout devenait témoin, complice ou acteur. Au pittoresque moral s’ajouterait désormais le pittoresque naturel. Et l’art classique trouverait en lui son plus grand peintre.

M. Faguet s’est demandé si La Fontaine était romantique et a conclu qu’il ne l’était point à cause de son réalisme, de sa soumission à l’objet, de la fidélité absolue de son observation. On peut faire des réserves sur cette fidélité. Mais il se distingue des Romantiques d’abord dans son sentiment de la nature. Tous l’ont plus ou moins divinisée, pour l’adorer, pour la maudire ou pour n’admirer en elle que les vains prestiges de la Maia. La Fontaine, lui, l’humanise ; et, comme l’humanité n’est à ses yeux qu’un comique assemblage de vices et de ridicules, le chêne a pris la tête orgueilleuse d’un surintendant ; la rivière tranquille et sournoise nous tend des pièges ; le torrent tumultueux ressemble à l’inoffensif cochet à la voix perçante et rude. Le buisson accroche les passans comme un mendiant. C’est d’un anthropomorphisme grêle, surtout si on le rapproche de la vie puissante dont les Romantiques ont animé les forces de la nature. Elles peuvent être bonnes ou méchantes ; mais on sent en elles l’obscure conscience d’un mystère qui les déborde. La Fontaine en fait des créatures à l’âme claire, à l’esprit net. Dans une des plus belles scènes du Livre de la Jungle, le Serpent Kaa, par ses balancemens et ses ondulations, fascine le troupeau hagard des singes, et une mystérieuse horreur plane sur le massacre. Rappelez-vous la fable le Renard et les Poulets d’Inde, les dindons perchés au haut d’un arbre ; la lune luisante ; au pied de l’arbre le Renard qui se guinde sur ses pattes, se couche, se relève, agite sa queue à la lumière ; enfin « les pauvres gens » éblouis tombant l’un après l’autre dans sa gueule. Le Serpent de Kipling incarne un pouvoir occulte et formidable ; le Renard n’est qu’un arlequin aux ruses scélérates. Nous rions de la gent dindonnière ; nous ne rions pas des singes. Il faut toujours rire ou sourire avec La Fontaine. Dès qu’il paraît, tout s’égaie, sous son regard narquois, dans les vergers, les jardins, les fontaines, les grands chemins, la cour des fermes. Personne n’a fait rire comme lui la terre de France. Et de cette nature rustique, où les fleurs et les parfums ne jouent presque aucun rôle, il n’aime que ce qui bruit et ce qui court.

Nous sommes loin des Romantiques ; mais son art de la peindre l’en éloigne encore. Il ne s’applique pas comme eux à rivaliser avec les peintres. Il n’essaie que de rendre le mouvement des êtres et des choses. L’effet éblouissant d’un sonnet de Heredia, par exemple la Dogaresse, est atteint au moyen d’épithètes de couleur, « blancs escaliers, » « lumière bleue » et de substantifs qui miroitent, pourpre, or, brocart. Mais voici Le Rat et l’Éléphant :


Un rat des plus petits voyait un éléphant
Des plus gros et raillait le marcher un peu lent
De la bête de haut parage
Qui marchait à gros équipage.
Sur l’animal à triple étage,
Une sultane de renom,
Son chien, son chat el sa guenon,
Son perroquet, sa vieille et toute sa maison.
S’en allait en pèlerinage.


Ici, pas une épithète, pas un seul procédé de peintre ; et pourtant une impression de violente enluminure. Le pittoresque résulte non des mots que le poète emploie, mais du mouvement de ses vers, inharmonieux comme la marche de l’éléphant, secoué par le redoublement des rimes comme les trois étages qu’il supporte. La longueur du mètre n’a rien à voir dans l’effet obtenu. Cette pagode ambulante, qui menace de chavirer au roulis de la lourde bête, ne reprend son équilibre qu’au dernier vers, un des plus courts et qui, venant après un grand vers disloqué, nous paraît le plus solide. Chez La Fontaine, c’est le mouvement qui produit la couleur.

Il le recherche avant tout et dans les moindres détails : « la main qui par les airs chemine » au lieu de « dans les airs » qu’il avait d’abord écrit ; « Le long d’un clair ruisseau buvait une colombe : » la colombe sautille et l’eau court. Répétitions, négligences, ellipses, assonances inutiles, il n’a aucun scrupule de purisme, pourvu qu’il attrape le mouvement. Non qu’il ignore la vertu des mots. On sait assez la variété de son vocabulaire, son usage très sûr de l’archaïsme et du mot peuple, et son art de grandir les petites choses par le mot noble qui ne va jamais jusqu’à l’emphase. S’il a rarement recours à l’adjectif, il en connaît la valeur sonore, comme il connaît la valeur lumineuse du nom propre :


Quatre animaux divers, le chat Grippe fromage,
Triste Oiseau le Hibou, Ronge maille le Rat,
Dame Belette au long corsage.
Toutes gens d’esprit scélérat.
Hantaient le tronc pourri d’un pin vieux et saivage.


Un clair-obscur sinistre et une Cour de Miracles dans la foret de Bondy ! Les deux chèvres qui se rencontrent, au-dessus d’un précipice, sur un pont où deux belettes auraient à peine passé, d’où vient qu’elles nous semblent enveloppées d’un air radieux ? Le poète les compare à Louis le Grand et à Philippe Quatre s’avançant dans l’Ile de la Conférence et voit en elles les descendantes de la chèvre de Galatée et de la chèvre Amalthée qui nourrit Jupiter. La gloire de ces grands noms jette une lumière qui, des personnages, se répand sur le paysage ; et la fable étincelle comme un lever de soleil dans la montagne.

Il n’ignore pas davantage l’effet des contrastes. Avec plus de souplesse peut-être que Hugo et moins d’insistance, il élargit tout à coup ses vers et leur donne l’étalement d’une nappe de clarté, où leur cours rapide et cahoté se repose un instant, avant de repartir :


Au bout de quelque temps il fit quelques profits,
Racheta des bêtes à laine,
Et comme un jour les vents retenant leur haleine
Laissaient paisiblement aborder les vaisseaux...


Ou encore, il nous laissera sur une impression de grandeur qui nous transporte par enchantement à mille lieues de son pauvre sujet. C’est comme s’il nous avait fait gravir une butte et que soudain nous eussions devant les yeux un panorama splendide. Le Rieur, à qui son hôte le Financier n’a servi que de petits poissons, en voudrait bien un gros, car, explique-t-il, les petits sont trop petits pour lui donner des nouvelles d’un sien ami qui fit peut-être naufrage. On rit, et on lui sert


D’un monstre assez vieux pour lui dire
Tous les noms des chercheurs de mondes inconnus
Qui n’en étaient pas revenus,
Et que depuis cent ans sous l’abime avaient vus
Les anciens du vaste empire.


On était loin de penser que cette médiocre facétie plongerait ainsi, d’un coup brusque, dans les transparences sous-marines où les monstres qui rôdent voient les naufragés qui sombrent.

Mais, quand on aura multiplié les remarques analogues, c’est toujours au mouvement des vers qu’il faudra revenir pour expliquer la vie colorée des Fables. Ce mouvement se communique à notre imagination, la met en branle ; et elle ne « arrête plus avant d’avoir achevé la comédie ou le portrait. La Fontaine est un des plus grands excitateurs de l’esprit.

Et il l’est dans les moindres détails. Un enfant s’est endormi sur le bord d’un puits profond.


La Fortune passa, l’éveilla doucement,
Lui disant : « Mon mignon, je vous sauve la vie.
Soyez une autre fois plus sage, je vous prie.
Si vous fussiez tombé, l’on s’en fût pris à moi,
Cependant c’était votre faute. »


Un seul mot doucement nous indique le geste du personnage. Mais nous entendons son pas léger, son accent aimable, sans familiarité et sans tendresse, avec je ne sais quoi d’ironique et d’impérieux que tempère à peine son sourire. Il est probable que cette vision de dame un peu hautaine disparaîtrait si le poète avait remplacé le vous par le tu et s’il n’avait rejeté à la fin de son troisième vers je vous prie. Écoutez maintenant le dialogue qui s’établit entre le charretier embourbé de Quimper-Corentin et la voix du dieu invisible :


Prends ton pic et me romps ce caillou qui te nuit.
Comble-moi cette ornière. As-tu fait ? — Oui, dit l’homme.
— Or bien je vas t’aider, dit le dieu : prends ton fouet.
— Je l’ai pris... Qu’est ceci ? Mon char marche à souhait...


Comment le poète arrive-t-il à nous rendre l’éloignement de cette voix qui vient du fond de l’espace et qui le remplit ? Je ne vois guère que les mots : As-tu fait ? qui nous marquent que l’interlocuteur dirige la besogne de loin ou de haut, sans la regarder. Et si l’on songe au Savetier et au Financier, au Rat retiré dans un fromage, au Seigneur chez son Jardinier, un des portraits les plus hauts en couleur que nous ayons du hobereau paillard, ripailleur et brutal, et ii tant d’autres héros qui se détachent avec une vigueur extraordinaire, on se dit que c’est moins à Molière qu’on doit comparer La Fontaine, qu’à Pascal, au Pascal des Provinciales, et que les personnages du fabuliste participent de la même vie étonnante que le Jésuite des Petites Lettres, dont ni le visage, ni la taille, ni la couleur de ses yeux, ni rien de son signalement physique ne nous est décrit, mais dont chaque mot dessine un geste et dont chaque geste trace les contours d’une figure et d’une âme. C’est le même art ; et c’est, dans toute sa force et dans toute sa beauté, l’art classique.

Si les poètes ne vivent et ne valent que par les vers qu’ils ont lancés dans la circulation et dont s’emparent les esprits les plus divers pour se traduire à eux-mêmes leurs diverses sensations, La Fontaine peut marcher de pair avec les plus grands. Toutefois, il faut bien reconnaître que le naturel de son comique vient encore plus de l’art que de la connaissance de la nature, et que sa poésie tient moins à sa richesse d’humanité qu’à l’impeccable choix des mots et des rythmes. Il faut reconnaître aussi que sa popularité est moins celle d’un poète que d’un gnomique ou d’un Bonhomme Richard. Le commun des Français ne le cite pas de la même façon que les Italiens citent Dante ou citaient le Tasse. Ils ne retiennent de son œuvre que des aphorismes et des bons mots. Le sentiment de la poésie n’y entre pour rien. Et il n’a pas quitté nos frontières. De nos grands poètes, il est celui que les étrangers, qui savent notre langue, comprennent le moins. Ils ne sentiront jamais ses vers, comme, malgré tout ce qui nous en sépare, nous sentons des vers de Dante, et comme, malgré tout ce qui les en écarte, ils sentent des vers de Molière, de Corneille, de Hugo ou de Musset. Ce n’est que par le sens le plus délicat des nuances de la langue et de la syntaxe françaises, qu’on le goûte pleinement et qu’on en jouit. Nous ne nous en plaignons pas, car aucune poésie ne nous donne peut-être de jouissance plus fine, et plus intellectuelle.


Si j’avais à choisir un exemple de tous les plaisirs que nous procure La Fontaine, et un exemple qui résumât ce que j’aurais voulu mieux dire de lui, je prendrais La Jeune Veuve. Point de sujet, ou si peu ! Ce n’est ni une fable, ni un conte, ni une idylle, ni un poème : ce n’est rien, et c’est presque tout La Fontaine.

Dès les premiers vers, le La Fontaine de l’Adonis et du Songe de Vaux a posé sa touche légère :


Sur les ailes du Temps la tristesse s’envole.


Puis, voici le La Fontaine des Contes et de la Matrone d’Éphèse, mais en teinte adoucie :


L’époux d’une jeune beauté
Partait pour l’autre monde. A ses côtés sa femme
Lui criait : « Attends-moi, je te suis ; et mon âme
Aussi bien que la tienne est prête à s’envoler. »
Le mari fait seul le voyage.


La comédie commence. Le père, « homme prudent et sage, » essaie de la consoler. Il ne prétend point qu’elle se console trop vite :


Mais après certain temps souffrez qu’on vous propose
Un époux beau, bien fait, jeune et tout autre chose
Que le défunt. — Ah ! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l’époux qu’il me faut...
Le père lui laissa digérer sa disgrâce.


Ici le dur accent de La Fontaine qu’on saisit au passage.


Un mois de la sorte se passe ;
L’autre mois on l’emploie à changer tous les jours
Quelque chose à l’habit, au linge, à la coiffure,
Le deuil enfin sert de parure
En attendant d’autres atours.


Ces vers ne sont-ils pas du La Fontaine ami des femmes, de toutes les jeunes femmes, attentif à leur toilette, et qui suivait d’un œil amusé le cotillon simple et les souliers plats de Perrette, comme il suivait d’un œil charmé la robe de Conti triomphante et parée pour le bal ? Et les souvenirs mythologiques reparaissent avec la malice qui les accompagne toujours :


Toute la bande des Amours
Revient au colombier : les Jeux, les Ris, la Danse.


Le père, dont nous voyons le bon visage s’éclairer, ne craint plus « le mort tant chéri. »


Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m’avez promis ? » dit-elle.


Ah ! ce dit-elle : quel sourire dissimulé sous le battement de l’éventail ! Délicatesse mondaine, comique parfait, un fond de philosophie rabelaisienne, un tour d’esprit marotique, quelques paillettes de Voiture, mais des paillettes d’or, le plus tendre coloris, le mouvement le plus vif, une grâce enfin où l’on sent toute la force de la vie : le génie de La Fontaine se reflète dans cette perle.


ANDRE BELLESSORT.

  1. Louis Roche, La Vie de Jean de La Fontaine ; Plon-Nonrrit. — Bibliothèque Française, La Fontaine, Edmond Pilon ; Plon-Nourrit. — G. Michaut, La Fontaine ; Hachette. — E. Faguet, La Fontaine ; Société française d’Imprimerie et de Librairie.
  2. Il ne faut pas oublier que M. Hémon avait publié en 1894 chez Delagrave un délicieux recueil des Œuvres diverses de La Fontaine, précédé d’une introduction excellente sur La Fontaine en dehors des Fables.
  3. Voyez le très beau livre de M. Urbain Châtelain, Le surintendant Nicolas Fouquet (Librairie Perrin).