Réflexions sur l’esclavage des nègres/08 a 10

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Société typographique (p. 31-62).

VIII.

Examen des raiſons qui peuvent empêcher la puiſſance légiſlatrice des États où l’eſclavage des Noirs eſt toléré, de remplir par une loi d’affranchiſſement général le devoir de juſtice qui l’oblige à leur rendre la liberté.


Pour que l’affranchiſſement n’entraînât après lui aucun déſordre, il faudroit :

1.o Que le gouvernement pût aſſurer la ſubſiſtance aux vieux Negres & aux Negres infirmes ; que dans l’état actuel, leurs maîtres ne laiſſent pas, du moins abſolument, mourir de faim[1].

2.o Qu’on pourvût à la ſubſiſtance des Negres orphelins.

3.o Qu’on aſſurât, du moins pour une année, le logement & la ſubſiſtance à ceux des Negres valides qui, dans cet inſtant de criſe, n’auroient pas trouvé à ſe louer, par un traité libre, à des poſſeſſeurs d’habitations.

A la vérité, on auroit droit d’exiger que les frais de ces établiſſemens fuſſent faits aux dépens des maîtres. Ils doivent des alimens aux Negres qui ont perdu, à leur ſervice, ou leur ſanté, ou la partie de leur vie qu’ils pouvoient donner au travail. Ils doivent des alimens aux enfans, dont les peres morts dans leurs fers, n’ont pu laisser d’héritage. Ils doivent des alimens pour un tems à tous leurs eſclaves, parce que la ſervitude les a empêchés de ſe procurer les avances néceſſaires pour attendre le travail. Ces obligations ſont ſtrictes, indiſpensables ; & ſi le gouvernement s’en chargeoit, à la place des maîtres, ce ſeroit une ſorte d’injuſtice qu’il feroit au reſte de la nation, en faveur des colons, il aggraveroit le fardeau des impôts ſur des innocens, pour épargner les coupables. Auſſi, le ſeul moyen juſte & compatible avec l’état où ſe trouveroient alors les poſſeſſeurs des Nègres, ſeroit un emprunt public, rembourſable par un impôt, levé sur les ſeules terres des colons.

4.o Comme il ſeroit à craindre que les Negres, accoutumés à n’obéir qu’à la force & au caprice, ne puſſent être contenus, dans le premier moment, par les mêmes loix que les Blancs ; qu’ils ne formaſſent des attroupemens, qu’ils ne se livraſſent au vol, à des vengeances particulieres & à une vie vagabonde dans les forêts & les montagnes ; que ces déſordres ne fuſſent fomentés en ſecret par les Blancs, qui eſpéreroient en tirer un prétexte pour obtenir le rétablissement de l’esclavage : il faudroit aſſujettir les Negres, pendant les premiers tems, à une discipline sévere, réglée par des loix ; il faudroit confier l’exercice du pouvoir à un homme humain, ferme, éclairé, incorruptible, qui ſut avoir de l’indulgence pour l’ivresse où ce changement d’état plongeroit les Negres ; mais sans leur laiſſer l’eſpérance de l’impunité, & qui mépriſât également l’or des Blancs, leurs intrigues & leurs menaces.

5.o Il faudroit peut-être se résoudre à perdre, en partie, la récolte d’une année. Ce n’est point par rapport aux propriétaires que nous conſiderons cette perte comme un mal. Si un homme a labouré ſon champ avec des chevaux qu’il a volés, & qu’on le force à les reſtituer, perſonne n’imaginera de le plaindre de ce que ſon champ reſtera en friche l’année d’après. Mais il réſulteroit, de cette diminution de récolte, un enchériſſement de la denrée, une perte pour les créanciers des colons. Nous ſentons que de pareilles raiſons ne peuvent contre-balancer les raiſons de juſtice, qui obligent le légiſlateur, ſous peine de crime, à détruire un uſage injuſte & barbare. Qui s’aviſeroit de tolerer le vol, parce que les effets volés ſe vendent meilleur marché ? Qui oſeroit mettre en balance l’obligation rigoureuſe de reſtituer, qu’on force un voleur de remplir, avec le riſque que cette reſtitution pourroit faire eſſuyer à ſes créanciers ? Nous n’ignorons point enfin que cette perte, auſſi bien que le défaut d’ouvrages, qui pourroit, dans les premiers inſtans, exposer une partie des Negres à la miſere ou au crime, ſeroit, non l’effet nécessaire de la révolution, mais la suite de l’humeur des propriétaires, & nous n’en parlons que pour ne paſſer ſous ſilence aucun des inconvéniens dont un affranchiſſement général pourroit être ſuivi.

6.o On ne peut diſſimuler que les Negres n’aient en général une grande ſtupidité : ce n’eſt pas à eux que nous en faiſons le reproche, c’eſt à leurs maîtres. Ils ſont baptiſés, mais dans les colonies romaines on ne les inſtruit point du peu de morale que renferment les catéchiſmes vulgaires de cette égliſe. Ils ſont également négligés par nos miniſtres. On ſent bien que les maîtres n’ont eu garde de ſ’occuper de leur inſpirer une morale fondée sur la raiſon. Les relations de la nature ou n’exiſtent point, ou ſont corrompues dans les eſclaves. Les ſentimens naturels à l’homme, ou ne naiſſent point dans leur ame, ou ſont étouffés par l’oppreſſion. Avilis par les outrages de leurs maîtres, abattus par leur dureté, ils ſont encore corrompus par leur exemple. Ces hommes ſont-ils dignes qu’on leur confie le ſoin de leur bonheur & du gouvernement de leur famille ? ne ſont-ils pas dans le cas des infortunés, que des traitemens barbares ont, en partie, privés de la raiſon ; & dès lors, quelle que ſoit la cauſe qui les ait rendus incapables d’être hommes, ce que le légiſlateur leur doit, c’est moins de leur rendre leurs droits que d’aſſurer leur bien-être.

Telles ſont les raiſons qui nous ont fait croire, que le parti de ne point rendre à la fois, à tous les Negres, la jouiſſance de leurs droits, peut n’être pas incompatible avec la juſtice. Ces raiſons paroîtront, ſans doute, très-foibles aux amis de la raiſon, de la juſtice & de l’humanité. Mais un affranchiſſement général demanderoit des dépenſes, des préparatifs ; il exigeroit, dans ſon exécution, une ſuite & une fermeté, dont un très-petit nombre d’hommes ſeroient capables. Cependant il faudroit que pluſieurs hommes réuniſſent à ces qualités le désintéreſſement, l’amour du bien & le courage, il faudroit que ſa révolution fût l’effet de la volonté propre d’un Souverain, appuyée par l’opinion publique, ou de celle d’un corps légiſlatif dont l’eſprit fût constant. Car ſi le plan, ſi l’exécution dépendent de la volonté d’un ſeul homme, de l’activité de quelques coopérateurs, bientôt tous éprouveroient le sort que le genre humain, toujours ignorant & barbare, a fait éprouver à quiconque a oſé défendre le foible contre le fort, & oppoſer la juſtice à l’eſprit d’avidité & d’intérêt ; & cet exemple effrayant, joint aux préjugés que les partiſans des abus ont ſu répandre contre les nouveautés, ſuffiroit pour prolonger de pluſieurs ſiecles l’esclavage des Negres.

IX.

Des moyens de détruire l’eſclavage des Negres par degrés.


Si les raiſons que nous venons d’expoſer paroiſſent ſuffiſantes pour ne point employer le ſeul moyen de détruire l’eſclavage, qui ſoit rigoureuſement conforme à la juſtice ; il y en a d’autres qui peuvent, du moins à la fois, adoucir l’état des Negres dès les premiers inſtans, & procurer la deſtruction entiere de l’eſclavage à une époque fixe & peu éloignée. Mais ſi nous les propoſons, c’eſt en gémiſſant ſur cette eſpece de conſentement forcé que nous donnons pour un tems à l’injuſtice, & en proteſtant que c’eſt la crainte ſeule de voir traiter l’affranchiſſement général comme un projet chimérique, par la plupart des politiques, qui nous fait conſentir à propoſer ces moyens.

1.o Il ne peut y avoir, pour les gouvernemens, aucun prétexte pour tolerer, ni la traite des Negres faite par les négocians , ni aucune importation d’eſclaves. Il faut donc défendre abſolument cet horrible trafic, mais ce n’eſt point comme contrebande qu’il faut le prohiber, c’est comme crime ; ce n’est point par des amendes qu’il faut le punir, mais par des peines corporelles & déſhonorantes. Celles que, dans chaque pays on décerne contre le vol, pourroient suffire. Nous ne faiſons, ſans doute, aucune comparaiſon entre un voleur, & un homme qui trafique de la liberté d’un autre homme, qui enleve de leur patrie les hommes, les femmes, les enfans ; les entaſſe, enchaînés deux à deux, dans un vaiſſeau, calcule leur nourriture, non sur leurs beſoins, mais ſur ſon avarice ; qui leur lie les mains pour les empêcher de mourir ; qui, s’il eſt pris de calme, jette tranquillement à la mer ceux dont la vente ſeroit le moins avantageuse, comme on ſe débaraſſe d’abord des plus viles marchandiſes. On peut commettre des vols & n’avoir point étouffé tous les ſentimens de l’humanité, tous les penchans de la nature, ſans avoir perdu toute élévation d’ame, toute idée de vertu ; mais il ne peut reſter à un homme qui fait le commerce des Negres, ni aucun ſentiment, ni aucune vertu, ni même aucune probité ; s’il en conſervoit quelque apparence, ce ſeroit de cette probité des brigands, qui fideles à leurs coupables engagemens, bornent leur morale à ne point ſe voler entr’eux. Cette premiere diſpoſition de la loi adouciroit le ſort des Negres dans le premier moment, parce que les propriétaires auroient un intérêt beaucoup plus grand de conſerver leurs eſclaves[2].

La ſeconde diſpoſition auroit pour objet l’affranchiſſement des Negres qui naiſſent dans les habitations, & qu’on ne peut avoir aucun prétexte de ſoumettre à l’eſclavage. Un officier général de la marine de France, diſtingué par ſes lumieres & ſon humanité[3], a proposé de déclarer libres tous les enfans qui naîtroient mulâtres. En effet, ils n’ont été mis au nombre des eſclaves que par une application ridicule de la loi romaine, Partus ventrem sequitur.

Il est ſingulier peut-être qu’une loi tyrannique, établie par des brigands sur les rives du Tibre, renouvellée par le mari d’une courtiſane ſur les bords de la Propontide, faſſe encore au bout de deux mille ans, des malheureux dans les mers de l’Amérique. Mais enfin cette loi ne pouvoit avoir qu’un motif, la certitude de la mere, & l’incertitude du pere : ici le pere est aussi certain que la mere, on sait qu’il est blanc, & libre par conséquent. La maxime, Partus colorem sequitur, paroît donc bien plus juſte, & (puiſqu’il faut toujours citer quelques axiomes de droit) plus conforme à cette regle ſi ancienne, que, dans les cas douteux, la décision doit pencher vers la douceur & en faveur de l’opprimé.

Nous ne voyons à cette loi, juste en elle-même, qu’un ſeul inconvénient, les traitemens barbares dont on accableroit les Negreſſes ſoupçonnées de porter dans leur sein un enfant inutile à leur maître, les cruautés qu’on exerceroit sur celles qui auroient été convaincues de ce crime, & la néceſſité d’avoir un établiſſement public pour ces enfans.

L’affranchiſſement de tous les enfans à naître, noirs ou mulâtres, a les mêmes inconvéniens. À la vérité, dans ce cas, l’intérêt bien entendu des maîtres ne ſeroit pas d’empêcher de naître des gens dont les bras doivent un jour leur devenir utiles ; mais cette idée de ſe réserver, pour un temps éloigné, un homme dont il faudroit payer le salaire, frapperoit moins un colon que la perte du travail des Negreſſes groſſes. Ainſi ces loix juſtes, dictées par l’humanité, deviendroient une ſource de crimes.

Nous propoſerons donc, non d’affranchir les Negres à naître au moment de leur naiſſance, mais de laiſſer aux maîtres la liberté de les élever & de s’en ſervir comme eſclaves, à condition qu’ils deviendront libres à l’âge de trente-cinq ans ; le maître étant obligé, à cette époque de liberté, de leur avancer les vivres, l’entretien pour ſix mois, & une penſion alimentaire pour la vie, s’ils ſont eſtropiés ou jugés hors d’état de travailler, par un médecin chargé de cette inſpection. Si le maître refuſoit de se charger de l’enfant, il ſeroit déclaré libre, & porté à un établiſſement public. La mere ſeroit transportée au même établiſſement avant l’époque de ſes couches, & y reſteroit une année après l’accouchement ; terme auquel on fixeroit le tems néceſſaire pour allaiter ſon enfant ; cette perte de travail ſeroit un petit ſacrifice que les colons feroient à l’humanité, & une bien foible compenſation pour tant d’outrages.

On auroit ſans doute tout lieu de craindre, que les maîtres qui ne voudroient pas ſe charger d’enfans, ne fiſſent avorter les Negreſſes à force de travaux ou de mauvais traitemens. On peut diminuer ce danger, en ordonnant, chaque deux mois, une viſite dans toutes les habitations ; cette viſite, faite par un médecin ou un chirurgien, accompagné d’un homme public, conſtateroit l’état de groſſeſſe de chaque Negreſſe. Dans le cas où l’avortement auroit lieu, ſi les gens de l’art, deſtinés à cette fonction, étant appellés à tems, le jugeoient produit par la fatigue ou par les mauvais traitemens, la Negreſſe ſeroit guérie aux dépens du maître, déclarée libre, & le maître condamné à lui payer des alimens, ſoit pour le temps où il ſera jugé qu’elle eſt hors d’état de travailler, & pour ſix mois de plus ; ſoit pour la vie, si ſes infirmités sont incurables. Si l’on ne repréſentoit point l’enfant d’une Negreſſe, inſcrite parmi les femmes groſſes, & que le médecin n’eut pas été appellé pour conſtater la naiſſance ou l’avortement ; la Negreſſe ſeroit déclarée libre. Il n’y auroit point d’injuſtice dans cette loi, le légiſlateur ayant non-ſeulement le droit, mais étant obligé, par la juſtice, de détruire tout eſclavage. L’affranchiſſement d’une Negreſſe, fait sans motifs, ou même en vertu d’une erreur, eſt toujours une choſe juſte. Le maître eſt dans le cas d’un homme à qui l’on auroit permis de voler, sur un grand chemin, toutes les femmes qui ne ſeroient pas groſſes, & à qui on feroit reſtituer ce qu’il a volé à l’une d’elles, parce qu’on ſe ſeroit trompé sur ſon état. Quant aux alimens exigés du maître, quelle que ſoit la cause de l’état d’infirmité où ſe trouve un eſclave, il eſt de l’exacte juſtice d’obliger le maître à lui donner des alimens, parce que l’on peut toujours ſupposer que ſi l’eſclave eût été libre, & né de parens libres, il eût pu épargner ou hériter un pécule ſuffisant pour ſubvenir à ſes beſoins.

On déclareroit libres à quarante ans, les Negres qui ſeroient au-deſſous de quinze ans, au moment de la publication de la loi. Quant à ceux qui ſeroient alors au-deſſus de quinze ans, du moment où ils auroient atteint cinquante ans, il leur ſeroit demandé, à une visite générale faite deux fois chaque année, ce qu’ils préferent, ou de reſter chez leur maître, ou d’entrer dans un établiſſement public, dans lequel ils ſeroient nourris ; & s’ils choiſiſſent cette maiſon, leur maître qui a profité du travail de toute leur vie, ſeroit obligé de payer une pension annuelle, fixée par la loi. Cette condition ne ſeroit pas injuſte à l’égard du maître ; après avoir exercé, pendant cinquante ans, une injuſtice horrible sur ces malheureux, après avoir profité plus de trente ans de leur travail, il leur doit, en vertu du droit de la nature, & indépendamment de toute loi, non-ſeulement la nourriture, mais un dédommagement. Cependant nous reſpectons trop l’avarice des maîtres pour rien demander au-delà de la plus ſimple nourriture.

On pourroit craindre que ce changement ne rendît plus dur le ſort des Negres actuellement eſclaves. Ainſi il y faudroit pourvoir par une autre diſpoſition de la loi. Dans les viſites faites chaque deux mois, tout Negre, sur le corps duquel le médecin trouveroit des marques de mauvais traitemens, ſeroit déclaré libre, tout Negre malade, & qui manqueroit des ſecours néceſſaires, d’après l’examen du médecin, ſeroit déclaré libre, tranſporté hors de l’habitation, guéri aux dépens du maître, & nourri à ſes frais, juſqu’à ce qu’il fût en état de travailler. En général, la penſion de tout Negre hors d’état de travailler, ſeroit toujours, ou pour tout le tems que peut durer ſon infirmité, ou pour la vie, s’il eſt aſſez malheureux pour que ſon infirmité ne puiſſe avoir d’autre terme. Si le Negre déclaré libre eſt encore enfant, ou s’il eſt au-deſſus de quarante-cinq ans, le maître ſera condamné à lui payer chaque année la ſomme que peut valoir la nourriture d’un Negre, ou juſqu’à l’âge de quinze ans, ou juſqu’à ſa mort.

Nous ne parlons, dans ce dernier article, que des Noirs qui peuvent reſter eſclaves à perpétuité, & de leurs enfans. Les eſclaves engagés juſqu’à trente-cinq ans ſont des citoyens capables d’avoir action devant les tribunaux, pour forcer leurs maîtres à tenir les conventions faites en leur nom par la loi, ou de les faire punir de les avoir violées ; ils peuvent donc demander également juſtice pour leurs enfans. Ainſi, non-ſeulement il faudroit que cette claſſe de Negres obtint la liberté & les dédommagemens dans le même cas que les autres, mais on ne pourroit leur ôter le droit d’appeller leurs maîtres devant les tribunaux lorſqu’ils ſe croiroient lézés. En effet, ils ne ſont point réellement eſclaves, ils ne ſont que des domeſtiques engagés à tems.

On régleroit pour eux une forme de mariage, pour laquelle, pendant le tems de l’engagement, le conſentement du maître ſeroit néceſſaire ſi les deux époux n’étoient pas ſur ſon habitation, ou que l’un d’eux fût eſclave non engagé. La naiſſance, la mort de chaque Negre ſeroit conſtatée légalement ; tout Negre que l’on trouveroit dans une habitation, sans que sa naiſſance fût conſtatée, ſeroit déclaré libre. Si un Negre, homme ou femme, a diſparu, ſans que le maître puiſſe prouver qu’il a pris la fuite, l’officier public délivrera, à ſon choix, deux eſclaves du même sexe, entre vingt et trente ans[4]. Le maître ſera tenu de nourrir les enfans des eſclaves engagés à tems, puiſqu’il a profité & qu’il profite encore du travail de leurs parens. Ces enfans deviendroient libres à l’époque de la liberté de leur pere ; & à celle de la liberté de leur mere, ſi le père étoit mort eſclave, ou qu’il fût de la claſſe des eſclaves perpétuels ; ou enfin, que l’enfant fût illégitime.

Ce ſeroit à l’âge de dix-huit ans qu’on accorderoit aux enfants mâles ou femelles des Negres eſclaves perpétuels, le droit d’intenter une action personnelle contre leur maître.

Si l’action étoit admise, ils ſeroient, pendant la durée de l’action, placés aux dépens du maître, dans un établiſſement public.

Il y auroit dans chaque colonie, ou dans chaque canton, un officier public chargé ſpécialement de défendre les cauſes des Negres, & le même officier ſeroit le tuteur des enfans des Negres eſclaves au-deſſous de dix-huit ans, & pourroit pourſuivre les maîtres lorſqu’il jugeroit que leur délit ne ſeroit point assez puni par l’affranchiſſement de ces enfans engagés, & la condamnation à leur payer des alimens.

Enfin, on formeroit un tarif, fixant le prix moyen de la valeur d’un Negre, ſuivant les differens âges, pour les differentes époques d’engagement ; & tout Negre qui offriroit, ou pour qui on offriroit à ſon maître la ſomme fixée par le tarif, ſeroit libre du moment où l’offre ſeroit dépoſée chez un officier public. Cet article auroit ſur-tout l’avantage de délivrer les Negreſſes de tout ce que la débauche & la férocité de leurs maîtres les expoſent à ſouffrir. L’humanité ou même l’incontinence les auroient bientôt délivrées ; car ce ne ſeroit point pour les faire changer d’eſclavage, mais ſeulement pour les affranchir, qu’il ſeroit permis de les racheter. Si, après avoir eu connoiſſance du dépôt fait chez l’officier public, un homme détenoit l’eſclave contre ſa volonté ; s’il retenoit un eſclave au-deſſus du terme que la loi a fixé à l’eſclavage, alors, & dans tous les cas ſemblables, le maître ſe ſeroit rendu coupable du crime de retenir un homme libre dans l’eſclavage, & devroit être puni comme pour un vol.

Cette légiſlation n’auroit aucun des inconvéniens qu’on ſuppoſe toujours aux changemens trop bruſques, puiſque les affranchiſſemens ne ſe feroient que peu à peu. Elle donneroit à la fois, aux colons, le tems de changer inſenſiblement leur méthode de cultiver, de ſe procurer les moyens de faire exploiter leurs terres, ſoit par des Blancs, ſoit par des Noirs libres, & au gouvernement, celui de changer le ſyſtème de la police & de la légiſlation des colonies.

Il en réſulteroit, qu’en portant à cinquante ans le terme de la fécondité des Negreſſes, & à ſoixante-cinq celui de la vie des Negres, il ne reſteroit plus aucun eſclave dans les colonies au bout de ſoixante & dix ans ; que la claſſe des Negres, eſclaves pour leur vie, finiroit au bout de cinquante ; qu’à cette époque même, celle des Negres engagés ſeroit peu nombreuſe ; qu’enfin, après trente-cinq à quarante ans, le nombre des Negres eſclaves ſeroit preſque anéanti, & même celui des Negres engagés dans l’eſclavage pour un tems, réduit tout au plus au quart du nombre actuel.

X.

Sur les projets pour adoucir l’eſclavage des Negres.


Nous avons propoſé les loix qui nous ont paru les plus ſûres pour détruire graduellement l’eſclavage, & pour l’adoucir tant qu’il ſubſiſtera. On pourroit imaginer que des loix ſemblables aux dernieres ſeroient capables, non de rendre l’eſclavage légitime, mais de le rendre moins barbare & compatible, ſinon avec la juſtice, du moins avec l’humanité.

Nous croyons de pareilles précautions inſuffiſantes pour adoucir l’eſclavage, elles ne peuvent être utiles qu’autant qu’elles ne ſeront établies que pour un eſpace de tems limité, & qu’elles ne feront qu’accompagner un ſyſtème d’affranchiſſement. Dans les moyens que nous avons employés, la ſeule peine du maître est la liberté de l’eſclave, ou tout au plus une petite penſion ; & comme nous l’avons dit, l’une & l’autre ſont exigibles dans l’ordre de la juſtice naturelle, quand même le maître n’auroit jamais abuſé de son pouvoir. Ce ſont des dédommagemens néceſſaires du tort qu’il a fait à ſon eſclave en le retenant dans l’eſclavage, crime qui n’a pas beſoin d’une information pour être conſtaté. Cette néceſſité de reparer le crime qu’on a commis eſt une conſéquence du droit naturel, & n’a besoin d’être reglée d’avance par aucune loi. Ainſi il eſt juſte de condamner celui qui enleve à ſon ſemblable l’uſage de la liberté, à reparer ſon tort, ſans qu’il ait été néceſſaire de l’avertir par aucune loi qu’il s’expoſe à cette condamnation en commettant le crime ; ou de prouver qu’il a joint à ce premier crime, ou des outrages, ou de mauvais traitemens. Mais pour infliger d’autres peines que cette réparation, il faut, 1o. qu’elles aient été établies par une loi expreſſe, antérieure au crime, 2o. que l’action particuliere pour laquelle on les inflige, ait été légalement prouvée. Cependant ces ſimples reparations ne ſeroient pas une peine ſuffiſante pour arrêter les violences des maîtres. Un homme qui aura fait donner la question à ſes Negres, qui les aura fait brûler à petit feu, mérite des punitions d’un autre ordre ; or, pour lui infliger ces punitions, il ne ſuffit point de les établir par une loi, il faut que le crime ſoit prouvé. Seroit-il juſte d’admettre, dans ce cas, le témoignage des Negres contre leurs maîtres. Quelques publiciſtes pourroient le penser. Ils diroient : Les maîtres n’ont aucun droit d’avoir des eſclaves ; on conſent qu’ils en aient, à condition que, s’ils ſont accuſés d’un crime contre un de leurs eſclaves, ils pourront être condamnés par le témoignage des autres. C’eſt librement, c’eſt pour ſe conſerver le droit, ſi cher à leurs yeux, de violer tous les droits de la nature, qu’ils s’expoſent à ne plus jouir des précautions que la loi a priſes pour défendre la ſureté des citoyens. Qu’ils affranchiſſent leurs eſclaves, qu’ils ſoient juſtes, & la ſociété le ſera avec eux. Nous croyons qu’on peut oppoſer à ce raiſonnement, non-ſeulement l’injuſtice d’une telle loi, qui ſuit évidemment des principes que nous avons établis page 8, mais l’encouragement qu’elle donneroit aux vices des eſclaves. D’un autre côté, ſi on n’admet pas le témoignage des Negres, toute preuve de délits commis par le maître devient impoſſible.

D’ailleurs, toute loi qui tendra à adoucir l’eſclavage, tombera en déſuétude : les hommes chargés de veiller à ſon exécution, iront-ils pourſuivre le colon dont ils veulent épouſer la fille, avec qui ils paſſent leur vie, pour ſoulager de miſerables Negres ? A-t-on vu quelque part le pauvre obtenir juſtice contre le riche, toutes les fois qu’il n’y a point plus à gagner à pourſuivre le riche qu’à ſe laiſſer corrompre ? A-t-on vu ailleurs que dans les gouvernemens populaires, le foible obtenir juſtice contre le fort ? Plus la loi ſeroit ſévere contre le maître, moins elle ſeroit exécutée.

Les hommes (s’il peut être permis de leur donner ce nom) les hommes qui oſent aſſurer dans des livres, & ſur-tout dans des mémoires préſentés aux gouvernemens, que l’eſclavage des Negres eſt néceſſaire, ne manquent guere d’ajouter à leurs ouvrages un petit projet de loix, pour adoucir le ſort des malheureux qu’ils outragent : mais eux-mêmes ne croient pas à l’efficacité de ces loix, & ils ajoutent l’hypocriſie à la barbarie. Ils ſavent bien que tout cet appareil ne ſauvera pas aux Negres un ſeul coup de fouet, n’augmentera point d’une once leur miſerable nourriture. Mais, colons eux-mêmes, ou vendus aux colons, ils veulent du moins endormir les gouvernemens, arrêter le zele de ceux des gens en place dont l’ame ne s’eſt pas dégradée au point de regarder comme honnête tout ce qu’il est d’uſage de laiſſer impuni. Ils ſemblent craindre, tant ils font honneur à leur ſiecle, que les gouvernemens n’aient pas aſſez d’indifférence pour la juſtice, & que la raison & l’humanité n’aient trop d’empire.

Les loix mêmes que nous avons propoſées, quelques douces qu’elles ſoient, ne ſeroient pas exécutées si elles étoient perpétuelles, si elles exigeoient d’autres preuves qu’une ſimple inſpection, ou l’avis d’un médecin. Ce n’eſt pas au haſard que nous avons fait dépendre, d’un homme de cet état, l’exécution de cette partie des loix. C’eſt dans cette claſſe ſeule, qu’on peut eſpérer de trouver dans les colonies, de l’humanité, de la juſtice, des principes de morale. Les magiſtrats, les employés des différentes puiſſances, ſont tous des hommes qui vont chercher aux Iſles une fortune à laquelle ils ne peuvent prétendre en Europe[5]. S’ils ne ſont pas des intriguans déjà déſhonorés, du moins ils ſont tirés de cette claſſe d’hommes avides, remuans & ſans moyens, qui produit les intriguans.

Quelques officiers François ont apporté dans leurs colonies une ame pure ; mais plus occupés du militaire que des loix, faciles à ſe laiſſer ſéduire par l’hypocriſie des colons, révoltés par la corruption des Negres, qui ſavent moins cacher leurs vices, et trop peu philoſophes pour ſentir que cette corruption n’eſt qu’une raiſon de plus pour les plaindre & pour haïr leurs tyrans ; liés à ces tyrans par le ſang, par l’intérêt, par l’habitude, ils ont, ou cédé au préjugé qui fait croire l’eſclavage néceſſaire, ou manqué du courage qu’il faut avoir pour s’occuper des moyens de détruire la ſervitude des Negres. Tel ne craint point la mort, qui craint de déplaire à ceux dont il est entouré ; tel brave le canon dans une bataille, qui n’oſera braver des ennemis ſecrets, accoutumés à ſe jouer de l’humanité. Les Prêtres chrétiens, établis dans les Iſles, soit Évangeliques, soit Romains, sont des intrigans, des fanatiques ou des ignorans. S’ils connoiſſoient les principes de leur religion, s’ils avoient le courage de les ſuivre dans la pratique, les miniſtres du Saint Évangile recevroient-ils les colons à la ſainte-Cene ? Les prêtres de l’église romaine les admettroient-ils à l’Euchariſtie, leur donneroient-ils l’abſolution ? Eſt-ce que les colons, poſſédant des eſclaves, ne ſont pas des pécheurs publics, des hommes ſouillés d’un crime public, qu’ils renouvellent tous les jours. Il n’y a pas de milieu, tout prêtre chrétien qui ne refuſe pas, ſoit la ſainte Cene, ſoit l’abſolution à un poſſeſſeur d’eſclaves, ou n’a point l’idée des devoirs de ſon état, ou a vendu sa conſcience à l’iniquité[6].

Parmi les médecins qui paſſent la mer, il y en a un grand nombre qui n’ont été entraînés que par l’envie de voir des choſes nouvelles, & ſi le gouvernement les choiſit avec ſoin, il peut trouver parmi eux des véritables amis de l’humanité. Il ſuffiroit enſuite d’avoir, dans chaque colonie, un défenſeur de la cause des Negres, & alors l’on pourroit ſe flatter que les loix, en leur faveur, ſeroient exécutées. Cette derniere condition ſeroit-elle impoſſible à remplir, & ne trouveroit-on pas, dans toute l’Europe, une douzaine d’hommes qui n’aimaſſent point l’or, & qui ne craigniſſent point le ſuc de manioc ?

D’ailleurs, en ſupposant que les colons trouvâſſent des moyens d’éluder, en grande partie, les loix que nous avons propoſées, du moins la durée de l’eſclavage ne peut ſe prolonger au-delà de ſoixante & dix ans. La loi qui permettroit aux Negres d’acheter leur liberté, & aux hommes libres de racheter les Negres, ſuivant un tarif ; la loi qui déclareroit libres les Negres à un certain âge, celle qui affranchiroit leurs enfans avec eux, toutes ces dispoſitions ne peuvent être éludées que par une prévarication ouverte de la part des juges ; & le crime que commettroit le colon, en retenant des Negres libres, pourroit être prouvé par des preuves juridiques, ſans avoir recours, ni aux témoignages des Noirs, ni aux dépoſitions plus ſuſpectes encore, des Blancs. Ainſi, du moins les maux que les autres diſpoſitions de la loi n’auront pu empêcher, auront un terme ; le nombre des Negres eſclaves, & par conſéquent le nombre des crimes, diminueroit chaque année, & les loix d’adouciſſement, ne ſauvaſſent-elles qu’une seule victime, elles auroient encore produit un grand bien. En un mot, ſi l’eſclavage reſte perpétuel, l’appareil d’une légiſlation douce, en faveur des Negres, peut produire un bien momentané & foible, mais le mal demeure éternel : ici au contraire c’eſt le bien qui ſera éternel, & le défaut d’exécution dans la loi peut rendre les progrès du bien plus ou moins lents, mais non les arrêter.

  1. Voyez l’ouvrage intitulé, Voyage à l’Isle de France, par un Officier du Roi : c’eſt un des ouvrages où la maniere dont les Negres ſont traités eſt expoſée avec le plus de vérité.
  2. Pluſieurs des colonies Angloiſes de l’Amérique Septentrionale ont prohibé l’importation des Negres, il y a déjà quelques années. Ce n’eſt pas le ſeul exemple d’humanité & de raiſon qu’elles donneront à l’Europe, ſi leurs préventions en faveur de la conſtitution & des principes politiques de l’Angleterre, ſi les préjugés de l’eſprit mercantile, ſi la fureur pour le papier-monnoie & l’agiotage des effets de banque, n’y viennent pas détruire les ſentimens d’amour de la paix, de reſpect pour l’humanité, de tolérance, de zele pour le maintien de l’égalité, qui paroiſſent caractériſer ce bon peuple.
  3. M. de Bori, chef d’eſcadre, ci-devant gouverneur des Iſles françoiſes. Il y a quelques tems que les habitans de la Jamaïque s’aſſemblerent pour prononcer ſur le ſort des mulâtres, & pour ſavoir ſi, attendu qu’il étoit prouvé phyſiquement que leur pere étoit Anglois, il n’étoit pas à propos de les mettre en jouiſſance de la liberté & des droits qui doivent appartenir à tout Anglois. L’aſſemblée penchoit vers ce perti, lorſqu’un zélé défenſeur des privileges de la chair blanche s’aviſa d’avancer que les Negres n’étoient pas des êtres de notre eſpece, & de le prouver par l’autorité de Monteſquieu ; alors il lut une traduction du chapitre de l’Eſprit des loix sur l’eſclavage des Negres. L’aſſemblée ne manqua point de prendre cette ironie ſanglante contre ceux qui tolerent cet exécrable uſage, ou qui en profitent pour le véritable avis de l’auteur de l’Eſprit des loix ; & les mulâtres de la Jamaïque reſterent dans l’oppreſſion. Cette anecdote m’a été certifiée par M. d’Hele, officier Anglois, connu en France par pluſieurs pieces qu’il a données à la comédie de Paris.
    Chez les habitans des Philippines, les enfans naturels des femmes eſclaves naiſſent libres, & la mere le devient. A l’Iſle de France l’un & l’autre sont eſclaves. M. le Gentil y a vu avec horreur des peres vendre leur propre enfant avec la mere. Le Gentil, Voyage dans les mers de l’Inde, Tome II, page 72. Voyez ce qu’il dit dans le même volume des habitans de Madagaſcar ; c’est un nouveau déclamateur, dont il faut augmenter la liſte de ceux qui ne trouvent pas que l’eſclavage des Negres soit une invention fort juſte, fort humaine & fort utile.
  4. Il n’eſt peut-être pas inutile de répéter ici que cette diſposition n’eſt point injuſte, quand même le maître seroit innocent de la disparition de l’eſclave ; en effet, comme on l’a déjà dit, ce n’est pas seulement deux eſclaves, mais tous les eſclaves, que le légiſlateur a droit, & même est dans l’obligation d’affranchir.
  5. Tout homme né ſans bien, & qui acquiert une grande fortune, eſt néceſſairement un homme avide, peu délicat sur les moyens d’acquerir, qui a ſacrifié ſon plaiſir & ſon repos à ſon avarice ; plus les moyens de s’enrichir lui ont couté de ſoins, plus il a été obligé de s’occuper d’affaires d’argent ; plus il eſt certain que l’amour des richeſſes eſt ſa paſſion dominante. Or les ames attaquées de cette paſſion peuvent prendre le maſque de toutes les vertus, & même du déſintéreſſement, mais elles n’en ont réellement aucune. Si vous n’avez beſoin que d’une probité commune, on en trouve dans tous les états, dans toutes les fortunes, mais si vous exigez quelque choſe de plus, ne le cherchez jamais parmi les hommes, qui ayant paſſé de l’indigence à une fortune médiocre pour leur état, ne s’y ſont pas arrêtés.
    Nous ne parlons point ici des hommes qui doivent l’augmentation de leur fortune à l’économie.
  6. Quoique miniſtre d’une autre communion, nous croyons devoir rendre justice à un moine François, de l’ordre des freres prêcheurs. Dans un ouvrage publié il y a quelques années, ſur la colonie de St. Domingue, il a eu le courage de préſenter un tableau vrai de l’horrible barbarie exercée contre les Negres, & une réfutation des calomnies que leurs maîtres s’occupent d’accréditer contre eux en Europe.