Réfutation inédite de Spinoza/Mémoire sur la réfutation

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Je ne crois pas à l’influence de Spinoza sur Leibniz ; j’en donne les raisons dans l’avant-propos. Je crois, au contraire, trouver dans les principales opinions philosophiques de Leibniz et dans le lien systématique qui les unit, la trace d’une réaction puissante contre Spinoza. J’arrive donc de suite à la réfutation de Spinoza par Leibniz dans les termes où le manuscrit nous la donne [1].

Une réfutation de Spinoza peut sembler radicale et n’être que partielle ; on lui conteste son point de départ, et comme d’après l’hypothèse tout son système est renfermé dans la première définition de la première partie de l’Éthique, la première Proposition détruite, toutes les autres le sont. C’est là ce que j’appellerais volontiers la réfutation paresseuse du Spinozisme. Elle paraît la plus profonde et c’est la plus facile. La seconde méthode, moins brillante, est au fond plus solide, mais demande plus d’étude et plus de raison. Il faut appliquer l’analyse et critiquer chaque Proposition, ou du moins toutes celles qui paraissent dignes de l’être ; il faut surtout noter les contradictions. C’est la méthode de Leibniz. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Leibniz ne se contente pas de détruire, il fonde : à un système il en oppose un autre radicalement contraire et il l’applique à la réfutation de Spinoza : c’est là le côté original, imprévu, de son œuvre, celui qu’il faut restituer.

Enfin, bien qu’analysant minutieusement et avec détail, il caractérise l’ensemble de la doctrine qu’il attaque et il la caractérise tout différemment de notre manière moderne. Est-il plus vrai par la sévérité de sa critique qu’on ne l’a été de nos jours par l’excès de la louange ? Est-il au-dessous de la vérité en faisant du Spinozisme une théorie moins redoutable qu’on ne le croit d’ordinaire ? Entre Leibniz et ses modernes compatriotes chacun peut juger. Ce n’est ni le temps ni le lieu de lui opposer Hegel ou Jacobi.

J’ajoute que cette réfutation me paraît sincère : ce sont en effet de simples notes qui la renferment. Évidemment Leibniz ne les destinait pas à voir le jour. Ce n’est pas le besoin de mettre sa doctrine à couvert et de renier des opinions condamnables qui lui a mis la plume à la main. Il censure les propositions de Spinoza parce qu’il les croit fausses. Sa sincérité ne saurait être suspectée.

C’est une opinion généralement reçue que la Théodicée de Spinoza, ou son Traité de Deo, en un mot, la première partie de l’Éthique renferme toute sa doctrine. Leibniz cite dans sa réfutation neuf propositions tirées de cette première partie, et en démontre la fausseté. La première des propositions qu’il mentionne est la 13e de l’Éthique ; des douze premières il ne dit rien : non pas qu’il les approuve, mais il trouve les démonstrations qui s’y rattachent pitoyables ou non intelligibles[2].

Elles ont pour but d’établir :
1° Qu’il n’y a qu’une substance ;
2° Que l’existence appartient à sa nature ;
3° Qu’elle est nécessairement infinie ;
4° Qu’une substance ne saurait en produire une autre.

Leibniz, dans une lettre à Hugens, leur adresse le reproche très-général et très-fondé de ne rien nous apprendre sur la nature de la substance, qu’elles doivent expliquer ; et il n’admet pas qu’un esprit sérieux se puisse contenter de la définition nominale qui ouvre le premier livre de l’Éthique.

Après avoir posé la substance une, Spinoza en déduit les attributs. Les attributs sont ce que la raison saisit de la substance comme constituant son essence. La substance de Dieu enveloppe des infinités de tels attributs (Prop. XI). Elle a d’autant plus d’être qu’elle en a un plus grand nombre (Prop. IX). Ils sont sa nature (Prop. V) définie mais totale. On pourrait croire que Spinoza va développer toute la richesse de ces attributs infinis en une variété merveilleuse. Mais, par un brusque retour à la simplicité des voies et moyens qu’enseignait Descartes, dans le Coroll. de la Prop. XIV il borne tout le progrès de ses déductions à deux, qui sont la pensée et l’étendue.

Cette simplicité apparente cache bien de la confusion et de l’obscurité. Sur ces deux attributs il y en a un de trop : car ils sont hétérogènes, et mettre en Dieu, c’est-à-dire dans l’Être absolu et parfait des choses hétérogènes, telles que la pensée et l’étendue, c’est du même coup ruiner ses perfections, altérer sa simplicité, et cela, comme le dit Leibniz, par une imagination grossière dont il signale les dangereuses conséquences. La définition même de la pensée est la négation de l’étendue : et celle-ci implique à son tour la négation de la pensée. Nous concevons l’étendue sous le caractère de l'imperfection et comme dépouillée de raison. « Oui, répond Spinoza, mais cela n’empêche pas que l’esprit soit forcé, s’il s’élève au-dessus de la quantité divisible et finie, de la quantité imaginaire, d’accorder à l’étendue les caractères de l’Éternité et de l’Infinité. Quant à l’imperfection que vous lui reprochez, elle suit de sa nature, donc elle ne saurait l’altérer. »

C’est ici qu’avec une originalité merveilleuse, Leibniz lui oppose le plus subtil travail de sa métaphysique sur la matière et sur l’étendue. Spinoza met en Dieu l’étendue : Ce n’est pas, nous dit Leibniz, qu’il veuille faire son Dieu corporel. Nullement, il veut seulement qu’il enveloppe la substance étendue ; et il fait de cette dernière un attribut infini de Dieu[3] Mais, d’abord, l’étendue n’est pas une substance ; l’étendue seule est quelque chose d’incomplet, une pure puissance, ce qu’Aristote appelle : δυναμιϰὸν πρῶτον, παθητιϰὸν πρῶτον ὑποϰέιμενον (dunamikon prôton, pathêtikon prôton hupokeimenon), ce que moi j’appelle : Matière première.

Est-ce là ce dont Spinoza entend faire un attribut infini de Dieu ? « Je réponds que l’étendue, ou si l’on veut la matière première, n’est autre chose qu’une certaine répétition indéfinie des choses en tant qu’elles sont semblables entre elles ou indiscernables.

Mais de même que le nombre suppose des choses nombrées, l’étendue suppose des choses qui se répètent et qui, outre les caractères communs, en ont de particuliers. Ces accidens, qui sont propres à chacune, rendent actuelles, de simplement possibles qu’elles étaient d’abord, les limites de grandeur et de figure. La matière purement passive est quelque chose de très vil qui manque de toute vertu, mais une telle chose ne consiste que dans l’incomplet ou dans une abstraction. »

Ceux qui veulent qu’une telle chose soit une substance renversent l’ordre des paroles aussi bien que des pensées. Outre l’étendue, il faut avoir un sujet qui soit étendu, c’est-à-dire une substance à laquelle il appartient d’être répétée et continuée. La notion de la substance répandue ou répétée est donc antérieure à sa répétition.

Mais que serait-ce qu’un Dieu qui se répète et se continue sinon la matière ? Mais alors comment peut-on lui attribuer l’unité et l’indivisibilité ?

Elle est une, dites-vous : mais elle a des parties, ou elle n’est plus l’étendue. Elle est infiniment divisible est-ce pour cela que vous la déclarez indivisible ? Elle répète indéfiniment les choses en tant qu’elles sont semblables. Donc elle suppose les choses qu’elle répète. Donc elle n’en est pas la source infinie, mais l’indéfinie répétition dans l’espace et dans le temps.

C’est une pure puissance, vous en faites l’acte de Dieu ; c’est quelque chose de passif, vous en faites l’énergie des êtres, un principe d’action, la force de diffusion de la divinité, tandis qu’elle n’est que la matière diffuse en dehors de Dieu.

Spinoza appuie cette erreur sur une fausse manière de considérer la quantité. Dans le Schol. de la Prop. XV et dans sa Lettre 29 sur l’infini, il distingue deux sortes de quantités, l’une que l’on imagine, l’autre que l’on perçoit par l’entendement : la première, que l’imagination nous représente divisible et qu’un penchant naturel nous porte à diviser ; la seconde, que nous concevons comme indivisible à l’aide de l’ entendement qui nous en fait percevoir la substance et non plus les modes. Leibniz, dans la réfutation, se contente de faire remarquer ce qu’il y a d’étrange à dire que l’étendue n’est pas divisible : mais on peut, à l’aide de textes nombreux, reconstituer sa pensée plus développée sur ce point et l’opposer à Spinoza en ces termes : « Vous mettez en Dieu la quantité, mais c’est la quantité sans divisibilité. En effet, Dieu ou la substance est indivisible, donc en tant que substance la quantité l’est aussi. Mais en vérité ce n’est rien dire, et même il importe peu qu’il s’agisse d’une quantité réelle ou idéale. S’il s’agit de la première, elle est actuellement sous-divisée en une infinité de parties. Je dis une infinité parce qu’il n’y a pas de raison suffisante de limiter cette division et bien moins encore de déclarer l’indivisibilité. Entendez-vous parler au contraire de la seconde, c’est-à-dire de la quantité idéale : elle enveloppe la possibilité d’être divisée à l’infini. Prenons pour exemple la quantité de la matière : comme Descartes et comme vous, je ne vois pas de raison de la limiter. Mais je suis loin d’en conclure qu’elle est indivisible et infinie : j’en conclus, au contraire, qu’elle est infiniment divisible[4]. En effet, entendez-vous parler de la quantité réelle ou de la quantité idéale de la matière. Dans un cas, la division est actuelle ; dans l’autre, elle est possible. Dans les deux, il y a divisibilité. Ce ne peut donc être ni de l’une ni de l’autre que vous entendez parler quand vous parlez de la quantité indivisible et infinie, qui est Dieu. Il reste que ce ne soit d’aucune quantité connue. »

Les défenseurs de Spinoza insistent et voient là une belle application des mathématiques à la métaphysique : « Pour Spinoza, nous disent-ils, les quantités finies s’anéantissent, et ce qui reste est l’infini. C’est précisément la loi du calcul inventé par Leibniz. »

Il n’y a qu’un malheur : il est bien vrai que chez Spinoza les quantités finies s’annulent, mais ce qui reste n’est pas l’infini, c’est l’indéterminé.

Leibniz le lui prouve par son analyse si fine et si délicate de l’étendue : quand on en retranche toutes les déterminations, ce qui reste c’est quelque chose de très-vil et d’incomplet, une pure abstraction et non pas l’infini.

Or, Spinoza est forcé d’en retrancher toutes les déterminations pour en faire un attribut de Dieu, car dans sa philosophie, toute détermination est purement négative, et l’attribut, au contraire, doit être une affirmation absolue. Maintient-il la distinction de la pensée et de l’étendue, il détermine aussitôt l’étendue à une certaine manière d’être : in certo entis genere consistit : alors il est Cartésien, mais il doit l’être jusqu’au bout et ne pas mettre en Dieu l’étendue.

Veut-il, au contraire, à force d’indétermination, faire entrer l’étendue dans la notion de la substance avec la pensée, cette indétermination même la fait évanouir ; alors il n’est plus Cartésien, mais ce qu’il met en Dieu ou rien, c’est la même chose.

Que Spinoza renonce donc, enfin, à cet attribut qui n’exprime rien ; un étendu infini n’est rien que d’imaginaire ; un être pensant, infini, c’est Dieu lui-même. Telles sont les fortes paroles par lesquelles Leibniz conclut sa critique des attributs hétérogènes mis en Dieu pour être l’expression de sa nature. Dieu, suivant Spinoza, avait deux attributs qui l’expriment. L’un est tombé, l’autre demeure. La pensée a encore une fois triomphé de l’étendue.

Spinoza, cependant, ne renonce pas à composer le monde ; et si vous lui demandez : La création est-elle possible, il vous répondra qu’elle est nécessaire. Si l’on cherche quelle est la tendance philosophique de Spinoza au sujet de la création, c’est évidemment de reléguer parmi les fictions l’idée d’une création tirée du néant, en vertu du principe : Ex nihilo nihil. Le fameux Scholie de la Proposition XV, qui, en dernière analyse, a pour but de prouver que l’essence de la matière enveloppe son existence, prend une forme polémique insultante qui ne revient que dans les momens décisifs, et trahit, en même temps que les préoccupations du Kabbaliste, le secret et l’effort du Logicien.

Voici dans quelle alternative se trouvait Spinoza. Le principe ex nihilo nihil est un principe essentiellement matérialiste. On pourrait faire l’histoire de son origine, de ses développemens et de ses conséquences. C’est le principe employé par Lucrèce et toute l’antiquité païenne pour démontrer la nécessité de la matière et l’éternité du monde. Par ses conséquences il devait plaire à Spinoza, mais par ses origines il semble qu’il lui fut interdit de s’en servir.

Ce principe, en effet, est tiré de la loi même qui règle les générations dans l’ordre de la nature, où il est très-certain que rien ne se fait de rien, en ce sens que chaque chose a son germe. C’est donc un principe fourni par le spectacle des causes particulières et finies, et qui, jusqu’à preuve du contraire, ne vaut que pour les êtres finis et contingents, un principe qui d’ailleurs ne nous dit rien des âmes, et que Leibniz met au défi d’expliquer les modes de la substance, explication devenue cependant bien nécessaire dans un système qui ne voit partout que de tels modes.

Mais comment Spinoza, qui rejette dédaigneusement le secours de l’expérience et ne veut pas de la considération des causes secondes, pouvait-il admettre et employer l’existence d’une loi que l’expérience seule peut fournir, et que rien n’amène dans le progrès d’une déduction logique ? De quel droit pouvait-il enfin appliquer à la cause infinie un principe qui ne pouvait lui être suggéré que par le spectacle des causes secondes dont il prétend se passer ? Évidemment, pour l’admettre, il fallait que Spinoza sacrifiât sa méthode, que parti de la raison il revînt à l’expérience et renversât tout l’ordre de sa philosophie.

Que fait Spinoza : il transforme ce principe[5], il en fait un axiome de la raison. Ce principe, que lui fournit la grossière existence des êtres finis, il lui donne la valeur d’une cause efficiente, et il le formule ainsi : « Tout est en Dieu, c’est-à-dire Dieu renferme l’être et l’idée de chaque chose. » C’est la formule de son panthéisme, il ne dit pas : « Tout est de Dieu, ex Deo, c’est-à-dire Dieu produit l’existence de chaque chose conforme à son idée qui est en lui. Tout est en Dieu, in Deo. Dieu renferme l’être et l’idée de chaque chose. Donc toutes les choses qui sont produites sont le produit des seules lois de la nature infinie de Dieu, et ne sont que des suites de la nécessité de son essence. »

Telle est, dans Spinoza, la transformation inattendue du vieux principe sur lequel avaient vécu et disserté les matérialistes du monde païen. La déduction est plus savante : la conséquence est la même.

Mais comment attaquer, nous dit-on, un axiome reconnu pour une vérité éternelle ; comment en infirmer les conséquences ? Voulez-vous donc que la raison se refuse à l’évidence de ses lois, qu’elle se renie elle-même ? Dans la question si grave du rapport du fini et de l’infini, quel est le problème ? c’est d’expliquer la dépendance du monde, l’action de Dieu. Le dualisme explique cette dépendance, cette action, à sa manière ; le panthéisme à la sienne ; le système de la création ne l’explique pas.

Je ne dirai qu’une chose : Spinoza, nous l’avons vu, ne peut rien expliquer qu’en vertu de ces deux principes : ou bien le principe matérialiste dans son ancienne formule souvent rappelée par lui : Ex nihilo nihil, ou bien ce principe transformé, devenu une vérité rationnelle à priori, et la formule même du panthéisme : Dieu renferme l’être et l’idée de chaque chose.

S’il emploie le premier, il a tort d’appliquer à Dieu un principe qui n’est applicable qu’aux choses finies. S’il emploie le second, et c’est en effet celui qu’il emploie dans l’Éthique, il a tort d’appliquer aux choses finies un axiome qui ne s’applique qu’à Dieu et aux vérités éternelles infinies.

Leibniz s’attache à détruire la fausse application du second de ces principes, et signale avec une merveilleuse clarté le vice radical de la logique de Spinoza, qui est précisément de confondre les idées générales et les notions individuelles ; il ruine ainsi la prétendue impossibilité de la création. Bien loin d’y voir une impossibilité quelconque, Leibniz n’y voit que la réalisation des possibles, qui de simples prétendans qu’ils étaient d’abord arrivent à l’existence réelle sous le nom d’êtres contingents. Les idées de ces choses sont en Dieu leur auteur elles y forment ces grandes familles philosophiques des genres et des espèces de Platon ; elles sont les essences des choses coéternelles a Dieu, enveloppées dans son essence infinie, d’où elles jaillissent sans cesse comme le courant éternel qui porte les choses à l’existence. D’elles seules est vrai ce que Spinoza applique à tout, même aux individus et aux êtres contingents et finis, à savoir cet axiome : que l’essence de la chose renferme son être et son idée[6].

Spinoza suppose ici gratuitement l’identité des idées générales et des notions individuelles, et il applique aux unes ce qui n’est vrai que des autres ; Spinoza se trompe en les croyant identiques ; elles ne le sont pas. Ce qui convient aux espèces ne convient pas aux individus ; les caractères de ces notions diffèrent. Les premières ne suivent que l’ordre des idées, les secondes suivent de plus l’ordre des existences. On ne peut comprendre Dieu sans les idées ; on ne peut comprendre les existences sans Dieu. L’essence est simple, elle n’enveloppe que des vérités éternelles ou nécessaires. La notion de l’existence est complexe, elle requiert autre chose. Cette distinction se retrouve entre l’espèce et l’individu ; rien que d’abstrait et de théorique dans la notion de la sphère en général ; mais au contraire, la notion d’une certaine sphère donnée doit enfermer tout ce qui appartient au sujet de cette forme. La première n’exprime que les vérités éternelles, la seconde enferme quelque libre décret de Dieu, la suite de l’univers, l’ordre même de la création. Donc l’ordre de la création, le plan du monde, nié et méconnu par Spinoza, est d’une importance considérable même dans des méditations abstraites sur la nature des choses. La vraie philosophie le consulte, la fausse seule prétend s’en passer[7].

C’est pour ne l’avoir pas consulté ou même compris que Spinoza applique continuellement à faux l’axiome que l’essence de la chose renferme son être et son idée.

Axiome vrai pour les espèces, faux ou du moins inapplicable quand il s’agit des individus. Les individus ne sont pas le fondement des notions distinctes ou des idées claires de Descartes, comme les essences et les espèces ; ils ne sont donc pas en connexion nécessaire avec Dieu ; ils ne sont donc pas le produit de la nécessité, mais du libre décret et de l’inclination raisonnée de leur auteur. « Il est donc faux de dire Éth. p. 1 Prop. XXXIV, que Dieu est de la même nécessité cause de soi et cause de toutes choses. Dieu existe nécessairement, mais il produit librement. Dieu a produit la puissance des choses, mais elle est distincte de la puissance divine. Les choses opèrent elles-mêmes bien qu’elles aient reçu les forces d’agir. »

La réfutation abonde en textes où est énergiquement marquée la liberté de Dieu dans la production du monde. « Il a tort, nous dit Leibniz, parlant de Spinoza, il a tort de dire que le monde est l’effet de la nature divine, bien qu’il laisse entendre qu’il ne l’est pas du hasard. Il y a un milieu entre ce qui est nécessaire et ce qui est fortuit. C’est ce qui est libre. Le monde est un effet volontaire de Dieu, mais à cause de raisons inclinantes ou prévalentes. Quand bien même on en supposerait la perpétuité, il ne serait point nécessaire. Dieu pouvait ou ne pas créer ou créer autrement, mais il ne devait pas le faire (non erat facturus). »

Le Dieu de Leibniz a un rapport aux possibles et il les détermine. Il a donc un entendement qui en a les idées, et une volonté qui choisit. Son entendement est la source des essences et sa volonté la source des existences. C’est une cause intelligente et libre. Les traits de la personne humaine, agrandis, renouvelés, s’y montrent jusque dans la lumière inaccessible. De grands restes de l’image de Dieu dans l’homme servent à reconstituer son idéal. Leibniz y découvre des veines cachées en retranchant ce qui les empêche de paraître. On sent bien que Spinoza, en partant de l’immobile unité, ne pouvait admettre de telles conséquences. Pour lui, c’est de l’anthropomorphisme tout pur. En effet, son Dieu, réglé par le mécanisme de sa nature, est plus simple, et on ne saurait l’accuser de faire le personnage de la divinité. Il n’a ni l’entendement qui va au vrai, ni la volonté qui va au bien. Un Dieu relatif à son intelligence et à sa volonté, c’est pour lui quelque chose d’aussi étrange qu’un Dieu qu’on ferait relatif au mouvement et au repos. Les hommes ont cru pouvoir lui faire honneur de leurs perfections, ils ne savaient pas que l’entendement et la volonté qui constitueraient l’essence de Dieu n’auraient pas plus de rapport à leur intelligence et à leur volonté que le chien, signe céleste, et le chien, animal aboyant. Ni la volonté, ni l’intelligence n’appartiennent à la nature de Dieu. C’est ce que Leibniz exprime merveilleusement. « Spinoza, dit-il, cherchait une nécessité métaphysique dans les événemens, il ne croyait pas que Dieu fût déterminé par sa bonté et par sa perfection, mais par la nécessité de sa nature, comme le demi-cercle est obligé de ne comprendre que des angles droits, sans en avoir ni la connaissance ni la volonté. »

Toutefois, Leibniz reconnaît lui-même qu’il y a quelque chose d’obscur dans le sentiment de Spinoza sur ce sujet, et il exprime ainsi dans la Théodicée l’apparente contradiction qui s’y trouve : Cogitationem non intellectum concedit Deo. Dans la réfutation, il renvoie de plus aux textes. Par le Schol. de la Prop. XVII, p. 1 Spinoza refuse à Dieu l’entendement ; par la Prop. I de la 2e partie, il lui accorde la pensée. Wachter[8] prétendait tout expliquer par la distinction des deux verbes en Dieu : l’un, qui lui serait intérieur et dont Spinoza ne veut pas ; l’autre, qui lui serait extérieur et qu’il admet, au point que Wachter est persuadé que Spinoza a reconnu la création par le verbe ou intellect externe. On comprend que Leibniz ne se soit pas contenté de pareils commentaires, et qu’il ait maintenu la contradiction des deux Propositions.

Cependant, et malgré l’autorité de Leibniz, je ne crains pas d’affirmer qu’il n’y a là aux yeux de Spinoza aucune contradiction. Non, il est très vrai que dans son système, Dieu pense sans comprendre et qu’il agit sans vouloir. Voici comment : la pensée, prise au sens large, et jusqu’à un certain point au sens cartésien, cogitatio est une force infinie universellement répandue dans la nature des êtres. Tant qu’elle ne vient pas à la connaissance de soi, elle n’est ni entendement ni savoir (intellectus). Ne recevant aucune forme, elle ne perd rien de son infinité. L’être dont elle est l’attribut infini peut penser sans avoir la sagesse. Il peut agir sans vouloir le bien. À ce degré d’indétermination, la nature est naturante, c’est-à-dire libre[9].

Entendez-vous parler, au contraire, des déterminations de la pensée, et il y en a de toutes sortes : l’intellect en est une, la volonté une autre, le désir et l’amour également ; alors la nature est naturée, c’est-à-dire nécessaire ou fatale.

Si nous traduisons en un langage moins barbare cette Proposition fondamentale de l’Éthique, toujours invoquée pour établir la distinction de Dieu et du monde dans le système de Spinoza, voici ce qu’elle signifie : Dieu est la pensée sans conscience d’elle-même (ce qui est la négation même de la pensée aux termes de la définition de Descartes)[10]. Dans cet état d’indétermination, la pensée ne connaît point de bornes : elle est libre comme l’Océan. Si elle se détermine, les modes déterminés d’elle-même, c’est-à-dire les pensées, les volontés particulières, etc., etc., tout enfin n’est qu’une suite nécessaire de sa nature.

Mais comme la pensée n’est plus à l’état indéterminé, quand elle se détermine, il suit de là que, par l’acte créateur, la pensée infinie s’annule, et de même aussi la liberté. Et il ne reste qu’un monde nécessaire.

La nécessité des choses, tel est, en dernière analyse, le seul résultat de la Théodicée de Spinoza : « J’ai montré, nous dit-il, en concluant sa première partie, que tout a été prédéterminé par Dieu, non pas en vertu d’une volonté libre ou d’un absolu bon plaisir, mais en vertu de sa nature absolue ou de son infinie puissance. » Leibniz, avec une perspicacité merveilleuse, fait la part de l’erreur et de la vérité qui se mêlent dans cette conclusion. « Il a raison, nous dit-il, parlant de la polémique de Spinoza contre les partisans du bon plaisir et de l’absolutisme, il a raison de ne pas vouloir d’un Dieu indifférent, et décrétant toutes choses par une volonté absolue. Dieu décrète par une volonté qui s’appuie sur des raisons, voluntate rationibus innixa. »

Mais il a tort de ne point reconnaître de bonté en Dieu, et d’enseigner « que toutes les choses existent par la nécessité de la nature divine, sans que Dieu fasse aucun choix. »

« Entre ce qui est nécessaire et ce qui est fortuit, il y a un milieu, c’est ce qui est libre. »

Telle n’est pas la pensée de Spinoza. Après avoir expliqué, comme il le dit, la nature de Dieu, après lui avoir enlevé l’intelligence et la volonté, après avoir réglé sa vie du dedans par la nécessité sourde, sa vie du dehors par un mécanisme brut, il s’adresse aux hommes et il les engage à s’affermir de plus en plus dans la doctrine de la nécessité, à se faire un destin à la turque. Pour lui, il a tâché de déraciner des préjugés invétérés dans la race humaine. Il en est deux surtout qu’il a combattus, qu’il combat encore : le préjugé des causes exemplaires et celui des causes finales[11].

« J’avoue, nous dit-il, que l’opinion qui soumet toutes choses à une certaine volonté indifférente, et les fait dépendre du bon plaisir de Dieu, s’éloigne moins du vrai, à mon avis, que celle qui fait agir Dieu en toutes choses par la raison du bien. »

En effet, le principe des causes finales devait être impitoyablement exclu d’une philosophie, qui, en dernière analyse, arrivait à l’identité du bien et du mal, de la beauté et de la laideur, du vice et de la vertu ; et je comprends parfaitement que Spinoza les ait bannies comme des compagnes importunes dont la présence lui déplaît.

Mais ce dédain des causes finales sans lesquelles on prétendait tout expliquer, cachait plus d’ignorance qu’il ne décelait de véritable savoir. La nature, comme le dit fort bien Leibniz, a pris ses précautions contre les partisans exclusifs de l’application de la méthode des géomètres à la métaphysique. Elle a des voiles qui ne se laissent soulever que par des mains discrètes et pieuses. Et comme elle porte partout les traces de la sagesse et de l’harmonie, il faut recourir à d’autres principes qu’à ceux de la nécessité sourde des géomètres.

Les mathématiques elles-mêmes demandent de ces adresses : et, dans le calcul de l’Infini, on est arrêté à chaque pas si l’on ne sait manier une analyse supérieure qui donne de nouvelles ouvertures. La voie linéaire et purement géométrique où était entré Spinoza est une voie bornée, et ne mène pas aux découvertes : « Spinoza est mort cet hiver (écrit Leibniz à l’abbé Galloys, en 1677). Je l’ay vu en passant par la Hollande, et je luy ai parlé plusieurs fois et fort long-temps. Il a une étrange métaphysique, pleine de paradoxes. Entre autres, il croit que le monde et Dieu n’est qu’une même chose en substance, que Dieu est la substance de toutes choses, et que les créatures ne sont que des modes ou accidens. Mais j’ay remarqué que quelques démonstrations prétendues qu’il m’a montrées ne sont pas exactes. Il n’est pas si aisé qu’on pense de donner de véritables démonstrations en métaphysique. Cependant, il y en a, et de très belles. » Ce n’est donc pas pour avoir voulu démontrer et définir que Spinoza s’est trompé : mais il avait les vues courtes et bornées. Il s’est privé d’utiles auxiliaires, il a tout sacrifié aux apparences de la rigueur géométrique. Il a introduit en métaphysique, sans réserve et sans véritable connaissance, la nécessité sourde des géomètres. Il a négligé les principes de la convenance, de l’harmonie, de la sagesse, faute d’en comprendre la valeur et le légitime emploi. C’est pourtant, dit Leibniz, une belle rencontre que la nature porte elle-même dans ses lois générales, le témoignage de son souverain auteur, ce qui n’arriverait pas, s’il y avait toujours lieu à une démonstration de la géométrie.

La réfutation nous ramène à la seconde partie de l’Éthique et aux suivantes. Il faut poursuivre le résultat de ses erreurs sur Dieu, dans un autre domaine. Il faut voir à l’œuvre sur les vérités de fait ce théoricien célèbre, qui vient de mutiler si étrangement les vérités éternelles.

Mais, d’abord, y a-t-il pour Spinoza des vérités de fait ? J’appelle ainsi, avec Leibniz ; celles qui enveloppent une existence[12] et forment une notion individuelle. Or, pour Spinoza, la substance est une notion accomplie par elle-même, et qui n’a besoin d’aucune autre idée qui la forme et qui l’achève. Il ne saurait y en avoir qu’une seule de cette nature, elle exclut toutes les autres. Et comme l’idée de celles qu’on nomme individuelles enveloppe toujours quelque existence et en reçoit sa forme et son achèvement, il en résulte qu’on demanderait vainement a Spinoza une réalité qu’il ne peut nous donner. Spinoza n’en convient pas ; il croit positivement que l’ordre de ce qui existe étant en proportion avec l’ordre des idées, on peut conclure de l’une à l’autre et raisonner sur la sphère particulière qui surmonte le tombeau d’Archimède, comme sur l’idée générale de la sphère. Par un procédé qui lui est habituel, il transforme les vérités de fait, et de ce nombre sont les âmes, les corps, la nature entière, en tant que créée de Dieu. Avec la pensée et l’étendue il lui semble, comme à Descartes, bien plus qu’à Descartes, que tout cela nous est donné dans la nature même de la substance. Et il va parler des âmes et des corps comme de modes de la pensée et de l’étendue. En vain Leibniz lui fait remarquer que ce sont les pensées particulières qui sont les modes de l’esprit, bien loin que l’esprit soit le mode de la pensée, que l’étendue suppose des choses qui se répètent, bien loin qu’elle les produise. Spinoza oppose à l’ordre adopté par Dieu, et reproduit par la nature, l’ordre adopté par lui.

Dans quel but renverse-t-il ainsi toutes les lois de la nature, et fait-il à ce point violence aux choses ? Ici j’ai besoin de rappeler et de mettre en présence le résultat final de la Théodicée de Spinoza et celui de la Théodicée de Leibniz : D’une part, un Dieu sourd, fatal, inexorable, qui tantôt nous apparaît comme l’indétermination de la pensée voisine du néant, tantôt comme le mécanisme logique de la nature à priori, sans égard aux choses ; de l’autre, au contraire, un Dieu bon, un Dieu sage, qui est le siège des vérités éternelles et la source des vérités de fait, dont l’intelligence est toujours une, toujours égale, toujours en acte, soit qu’elle porte au dehors des paroles de vie et qu’elle appelle les choses à l’existence, soit qu’elle reproduise éternellement au dedans les perfections de sa nature dans l’unité de sa substance.

Après cela, quand je dirai que tous deux cherchent dans les choses l’expression de la nature divine, on me comprendra, je pense, et l’on ne tombera pas dans l’erreur de ceux qui confondent leurs tendances. Tous deux, il est vrai, cherchent l’expression de Dieu dans les choses : mais l’un y cherche l’expression d’un Dieu intelligent et libre, l’autre celle d’un Dieu fatal et brut. L’un poursuit dans le monde la nécessité abstraite de la géométrie, l’autre la certitude réelle de la métaphysique, jointe à la morale. Pour chacun, le monde est un miroir, mais l’objet qu’il représente est différent.

Cette différence radicale va nous les montrer en opposition constante sur la question si grave des rapports de l’âme et du corps. Spinoza dit que l’âme et le corps sont la même chose, mais seulement exprimée de doux manières. De même que dans l’unité de la substance, nous avons vu l’étendue et la pensée se fondre et s’annuler comme différences pour demeurer comme principes élémentaires d’identité ; de même dans l’unité relative de ces modes de la substance que nous sommes, le corps et l’âme ne sauraient se distinguer l’un de l’autre. La substance de tous deux est identiquement la même. Ce que le corps est en étendue, l’âme l’est en pensée. Car, le rapport de la nature corporelle à Dieu, pris comme substance étendue, est le même que le rapport de la nature spirituelle à Dieu pris comme substance pensante.

Ce parallélisme de l’une et de l’autre, dont nous avons démontré la fausseté en théodicée, amène Spinoza par une pente naturelle à déclarer, non plus seulement l’union, mais l’unité de l’âme et du corps.

Il raisonne ainsi : « Il y a nécessairement en Dieu une idée, mais rien qu’une, de laquelle découlent une infinité de choses, dont les idées à leur tour doivent être contenues dans l’idée infinie de Dieu. Or, chaque objet a son idée : le cercle a la sienne, le corps humain également.

L’âme est l’idée du corps ; le corps est l’objet de l’âme. Et, généralement, tout a son âme : car il y a nécessairement de toutes choses en Dieu une idée dont il est la cause. »

Les hommes et les choses s’objectivent par une idée qui prend un corps.

L’idée d’un corps en Dieu est une âme en nous.

Leibniz s’étonne de cette manière d’animer la nature : « Il n’y a pas d’apparence de raison, selon lui, à dire que l’âme est une idée ; les idées sont quelque chose de purement abstrait, comme les nombres et les figures, et ne peuvent agir. Ce sont des notions abstraites et universelles. L’idée d’un animal quelconque est une pure possibilité. L’âme n’est point une idée, mais la source d’innombrables idées. Elle a, outre l’idée présente, quelque chose d’actif ou la production de nouvelles idées. »

Ce n’est pas seulement l’activité qui manque à cette âme tout idéale et tout abstraite, que Leibniz compare fort bien à un nombre, c’est aussi la simplicité, l’identité, la spiritualité et l’immortalité. Quoi de plus complexe, en effet, que cette âme de Spinoza, qui est l’idée d’un corps, c’est-à-dire une idée composée d’une foule d’autres idées qui répondent aux innombrables parties du corps, et dont la trame plus mince et plus déliée sans doute n’est pas moins compliquée que celle des tissus de ce corps qu’elle exprime ?

Mais aussi, quoi de plus changeant ? « Suivant Spinoza, l’âme change à chaque moment, nous dit Leibniz, parce qu’aux changemens du corps correspond un changement dans son idée. » Et plus loin « L’âme est pour lui tellement fugitive, qu’elle ne dure pas même dans la minute présente. »

Je ne m’étonne plus ensuite s’il fait des créatures autant de modifications passagères. En effet, une âme sans réelle unité, sans identité véritable, et tout à fait incapable de se suffire à elle-même, n’a rien de la substance et ne saurait demeurer même dans la minute présente [13].

Mais une telle âme n’a pas davantage les caractères de la spiritualité. Je sais bien qu’elle n’est pas corporelle, au sens où l’entend le vulgaire, puisqu’elle est l’idée d’une étendue qui n’a de matériel que le nom. Oui, sans doute, mais raffinez tant qu’il vous plaira. Idée d’étendue, elle est l’idée d’une chose passive ; idée d’étendue, elle n’est pas l’idée de l’esprit ; idée d’étendue, elle ne saurait exprimer Dieu ; idée d’étendue, elle n’a d’être que celui qu’elle emprunte au corps dont elle est l’idée. Non-seulement elle y est attachée, mais elle en dépend ; non-seulement elle lui est unie, mais elle lui est identique. Que ce soit le corps, que ce soit elle qui manque de réalité, peu importe, ils ne font qu’un.

L’immortalité que Spinoza laisse à cette âme ainsi dépouillée de force et de vie, n’est de même qu’une immortalité chimérique, un néant d’immortalité. Écoutons Leibniz : « Il est illusoire de dire que les âmes sont immortelles, parce que les idées sont éternelles, comme si l’on disait que l’âme d’un globe est éternelle, parce que l’idée du corps sphérique l’est en effet. L’âme n’est point une idée, mais la source d’innombrables idées. »

Spinoza dit : « Que l’âme humaine ne peut être entièrement détruite avec le corps, qu’il reste d’elle quelque chose qui est éternel, mais que cela n’a point de relation avec le temps ; car il n’attribue à l’âme de durée que pendant la durée du corps. » Dans le Scholie suivant, il ajoute « Cette idée, qui exprime l’essence du corps sous le caractère de l’éternité, est un mode déterminé de la pensée qui se rapporte à l’essence de l’âme, et qui est nécessairement éternel. » Tout cela est illusoire, reprend Leibniz, qui voit très bien que c’est une ombre et non pas un être que Spinoza recouvre d’une trompeuse enveloppe d’immortalité.

Ce n’est rien dire que de dire : « Notre âme est éternelle en tant qu’elle enveloppe le corps sous l’apparence de l’éternité. Elle sera tout aussi bien éternelle, parce qu’elle comprend les vérités éternelles sur le triangle. »

Spinoza anéantit dans l’âme ce qui vit, ce qui se souvient, ce qui dure ; et il ne lui laisse pour tout horizon qu’un point de vue sur l’éternité du corps, en tant que la substance de Dieu l’enveloppe.

En faisant entrer dans la notion de l’âme je ne sais quelle idée d’une étendue sans limites, Spinoza croit rendre l’âme éternelle, infinie : il la fait égale au corps. Il obéit à cette pente fatale qui l’entraîne à identifier l’un et l’autre. Et, en effet, dans son système, il y a un enchaînement constant entre les âmes et les corps, entre la substance pensante et la substance corporelle.

Mais alors la conséquence est facile à tirer.

Si l’on prouve que le corps n’a pas de réalité, il suit de là que l’âme n’en a pas non plus : si la substance corporelle ne peut arriver à une individualité véritable par la figure, la substance pensante n’y saurait arriver non plus par la personne. Si la physique de l’immortalité se trouve fausse, la métaphysique de l’immortalité ne saurait être vraie.

C’est sans doute le plus grand danger du Spinozisme, celui qui dut donner le plus à réfléchir à Leibniz, que cette solidarité mutuelle du corps et de l’âme, soumis dans son système à un même destin. On prouvait autrefois que l’âme était l’unité, en réduisant la matière à zéro. On admirait cette belle économie des êtres ainsi réglés par la Providence, que les corps s’écoulent et que les esprits demeurent. On insistait sur cette impuissance de la matière à s’élever au-dessus de son néant d’origine. On relevait d’autant plus à ses propres yeux la dignité de l’être spirituel.

Spinoza change tout cela : il déclare qu’il y a dans l’étendue, dans la matière, un fonds substantiel, aussi bien que dans la pensée ; que si la réalité du corps est égale à zéro, la réalité de l’âme doit être en vertu de la loi de l’unité de substance rigoureusement égale à zéro.

Or, dans son système, la réalité du corps est égale à zéro.

Mais, se demande Leibniz, pourquoi Spinoza a-t-il échoué dans ses tentatives pour établir la réalité du corps ?

Le voici : c’est qu’il a prétendu faire servir l’étendue toute seule à constituer le monde. Or, l’étendue toute seule n’explique rien, même quand il s’agit des substances corporelles. On aurait beau la modifier par le mouvement ou la déterminer par la figure, cela n’est point assez ; il y faudrait de plus l’unité qu’elle ne donne pas. Sans nous arrêter à ces êtres infimes, comme les métaux et les pierres, qui, totalement privés de sentiment et de vie, ne paraissent en effet qu’une portion d’étendue et sont cependant déjà quelque chose de plus, parcourons, si vous le voulez, l’échelle entière des êtres, depuis les plantes jusqu’à l’homme, à mesure que l’on s’élève, comme l’unité devient plus réelle, l’impuissance de l’étendue devient plus grande jusqu’à ce qu’elle éclate dans les merveilles et l’organisation si délicate et si variée de l’homme et des animaux dont la vie dépasse, excède l’étendue, comme l’activité dépasse la passivité.

L’étendue est insuffisante à tout expliquer : mais si je puis le dire, elle l’est doublement dans le Spinozisme. En effet, Spinoza, comme on sait, en retranche la divisibilité ; or, c’est la divisibilité même de la matière qui, poussée comme il faut, nous dévoile les incomparables richesses de ce monde des infiniment petits que l’étendue enveloppe sans l’expliquer. La divisibilité est le véhicule qui porte à l’infini toutes les puissances de la nature en montrant dans chaque portion de matière le détail incalculable d’êtres, de forces et de vie qu’elle renferme sans le savoir. Elle communique à toute distance les moindres effets ; et les ondes de lumière, arrivant à notre œil avec la prodigieuse vitesse que nous savons, sont une des images qu’on pourrait appliquer à la propagation des effets naturels par l’étendue. En retranchant la divisibilité, Spinoza retranche donc à l’étendue sa qualité principale ; et il est bien certain que dans son système encore moins que dans celui de Descartes, l’étendue ne pourra rendre compte des plus belles propriétés que nous révèle la nature des corps ; surtout elle ne nous dira jamais s’il y a en eux quelque chose d’indestructible et d’ingénérable, un principe de vie. Elle ne fera jamais la physique de l’immortalité.

Il serait bon cependant de faire une telle physique, suivant Leibniz : cela fermerait la bouche aux matérialistes et l’on y pourrait arriver en poussant plus avant que n’a fait Spinoza. C’est ici qu’apparaissent pour la première fois les monades dont Leibniz indique, sans les développer, les plus fécondes applications, au corps, à l’âme, à la nature entière ; applications merveilleuses, fournies par une physique et une géométrie supérieures, et qui ne laissent rien subsister de l’erreur fondamentale du Spinozisme, relative à la substance[14].

L’étendue suppose les corps. Les corps ne supposent-ils pas les esprits, se demande Leibniz ?

Par elle-même l’étendue n’est rien, mais le corps n’est pas davantage. L’existence du monde extérieur, scientifiquement parlant, n’a rien d’effectif et de réel, tant que ne sera pas trouvée la loi qui préside à sa formation.

Considérez une ligne cette ligne peut être regardée comme composée d’une infinité de points. Les points ne sont pas des parties de la ligne ; car la partie doit être homogène au tout, et le point n’est pas homogène à la ligne. De même on peut considérer le corps comme un aggrégé de substances ; mais ces substances ne constituent point les corps comme des parties, car elles ne lui sont pas homogènes.

Ce parallélisme de la ligne et du corps est poussé plus loin. De même qu’il n’y a aucune portion de la ligne dans laquelle il n’y ait des points à l’infini, de même il n’y a aucune portion de matière dans laquelle il n’y ait une infinité de substances.

La matière est donc composée d’une infinité de substances ; mais ces substances ne sont point ses parties, elles sont ses principes constitutifs, ses requisits immédiats.

Elles ne sont pas ses parties ; on ne saurait donc y arriver par la division de ses parties. Il y faut un calcul qui nous mène aux extrémités de la quantité, non pas à celles que la quantité renferme, mais à celles qui sont par delà la quantité même : à l’indivisible, à l’ingénérable, à l’indestructible.

De telles substances sont les principes constitutifs, les requisits immédiats de la matière : je les appelle monades.

Mais à ce degré d’abstraction les monades peuvent entrer dans un calcul comme infiniment petits, elles ne sauraient contenir un monde. Leibniz les organise : Chacune a une portion de matière qui lui est jointe, car naturellement il n’y a point d’âme sans corps animé, ni de corps animé sans organes. Chaque substance corporelle a donc une âme et un corps organique ; et il est très-vrai que c’est la même substance qui pense et qui a une masse étendue qui lui est jointe, mais point du tout que celle-ci la constitue, car on peut très-bien lui ôter tout cela sans que la substance en soit altérée. Le tort de Spinoza n’est donc pas de dire que l’âme exprime le corps, mais c’est de croire que l’âme n’exprime que cela. Ce n’est pas d’attacher une âme à chaque corps, mais c’est de l’identifier avec lui.

On ne saurait trop admirer l’art infini avec lequel Leibniz conduit sa théorie des monades, et la substitue à l’étendue pure de Spinoza. Avec de l’étendue, de la matière, Spinoza a voulu faire un monde, il n’en a composé que la masse informe : Rudis indigestaque moles. Prenez au contraire une substance simple avec le peu d’étendue qui lui revient comme dépendance, attachez-y la perception, déjà vous avez tout un monde dans ce point métaphysique car la perception nous représente dans l’unité le divisible et le matériel répandu dans une foule de corps. Variez les points de vue, multipliez les substances simples : quelle prodigieuse variété va naître aussitôt au sein de la masse étendue ! Que sera-ce si vous y attachez non plus la seule perception, mais la pensée ; quel monde nouveau, quelles infinités de mondes infinis !

Les caractères des monades nous sont donnés avec leur constitution ; elles sont indivisibles, indestructibles et ingénérables.

Forces impalpables qui soutiennent et vivifient le monde, et qui le peuplent de leurs invisibles multitudes, un calcul supérieur nous révèle leur existence : un miracle de Dieu pourrait seul les anéantir. Dans l’ordre de la science, elles sont donc possibles, et indestructibles dans celui de la nature. La mort même qui, par ses transitions soudaines, parait nous ramener en arrière, peut nous faire aller plus avant. Elle laisse entière dans la nature la force de suivre le cours de ses transformations, de faire ses recrues, et de garder jusque dans ses plus petites parties de quoi revivre et de quoi s’étendre. Que faut-il de plus pour que celle-ci soit indestructible ?

Ainsi raisonne l’auteur de la Monadologie.

La conséquence principale que je veux tirer de cette théorie des substances simples contre Spinoza est celle-ci : la matière elle-même n’a de réalité et de vie que par les monades, c’est-à-dire par des substances immatérielles ; elle ne saurait donc par elle seule rendre compte d’aucun des phénomènes de la vie animale, et à plus forte raison elle ne saurait nous donner aucune aide pour établir l’indestructibilité ou l’immortalité physique de ces mêmes substances.

Mais le pourrait-elle, Spinoza n’aurait encore rien fait : car il lui resterait à expliquer tout entière cette immortalité supérieure, qui ne convient qu’aux créatures raisonnables. Si Leibniz accorde l’indestructibilité aux substances corporelles, c’est qu’il réserve quelque chose de plus relevé pour les spirituelles. Chez lui, après la physique, vient la métaphysique et la morale de l’immortalité ; car enfin, qu’est-ce, après tout, que l’immortalité physique ou indestructibilité des êtres en tant que substance, sinon l’impossibilité du retour au néant, et rien de plus ? Mais les esprits requièrent autre chose : ils demandent la possibilité de monter à Dieu, qui constitue leur plus belle prérogative et fait le domaine propre de la philosophie. En philosophie, on juge un système par le prix qu’il attache aux âmes. Dans celui de Spinoza, que deviennent-elles ? Compagnes du corps, asservies à ses lois, dépouillées de qualités morales, dépossédées de leurs plus nobles privilèges, sans beauté ni laideur, sans vice ni vertu, elles croupissent dans l’inaction, et vont se perdre dans une éternité chimérique, où elles portent avec elles les infirmités de la vieillesse, et les symptômes de l’imbécilité, je veux dire : le défaut de conscience et celui de mémoire que, suivant Spinoza, la mort leur enlève par un bienfait.

Pour Leibniz, au contraire, l’immortalité de l’âme enveloppe le souvenir et la connaissance de ce que nous sommes, c’est-à-dire la personne humaine. « Je pense, nous dit-il, contrairement à Spinoza, que toujours quelque imagination et quelque mémoire demeurent, et que sans elle, l’âme serait un pur néant. Il ne faut pas croire que la raison existe sans le sentiment ou sans une âme. Une raison, sans imagination ni mémoire, est une conséquence sans prémisses. »

Telle est, sur l’immortalité, la doctrine de nos deux philosophes ; leurs voies sont diverses, leurs mérites ne le sont pas moins. On ne voit pas, en effet, que Spinoza ait rien fait en philosophie pour maintenir la prérogative des esprits et faire éclater leur excellence, prouvée par les préférences de Dieu et par les lois d’amour et de justice, que Leibniz maintient contre lui. On ne voit pas non plus qu’il ait rien fait pour étendre au-delà de la vie présente cette force de la pensée qu’il invoque, et cette raison dont Leibniz rétablit les titres et les privilèges niés, méconnus, abolis par le Spinozisme.

En opposition constante sur la nature de l’âme et du corps, et sur les lois qui régissent ces deux mondes, on a voulu du moins nous les montrer d’accord, sur celles qui les unissent. Leibniz, on le reconnaît, se sépare de Spinoza par les monades, mais il s’en rapproche par l’harmonie préétablie : on le croit du moins.

C’est un malentendu. L’harmonie préétablie n’étant qu’une suite de la théorie des monades, si la Monadologie a été spécialement dirigée contre le Spinozisme, ainsi qu’on l’accorde généralement, il est impossible que l’harmonie préalable, qui n’en est qu’une suite, soit la confirmation d’un système dont la Monadologie est le renversement.

La réfutation est sur ce point très explicite : « Les hommes, dit Spinoza, se considèrent dans la nature comme un empire dans un empire ils ont tort. »

« À mon avis, dit Leibniz, reprenant les expressions mêmes de Spinoza, chaque substance est un empire dans un empire, mais dans un juste concert avec tout le reste. »

À ces textes précis, irrécusables, que pourrait-on répondre ? On veut que l’harmonie préétablie rappelle les deux ordres soi-disant proportionnels, mais réellement identiques de Spinoza, tandis que Leibniz, dans une réfutation de ce dernier, l’oppose résolument au Spinozisme, qui, suivant lui, n’explique pas l’accord ou communication des substances. Et, en effet, là où il n’y a qu’une substance, où peut être l’accord, l’harmonie, le nombre[15] ?

Mais, admettons que cette différence radicale entre les deux systèmes ne soit pas suffisante. Allons plus avant, posons nettement la question :

Quel est le véritable sens de l’harmonie préétablie ? En quoi peut-elle être rapprochée du système imaginé par Spinoza pour rendre compte de l’accord des êtres, pour expliquer l’union de l’âme et du corps ?

L’harmonie préétablie est un système qui accorde aux êtres trop de spontanéité intérieure, et ne leur laisse pas assez d’influence au dehors. Il recourt, en dernier ressort, à la considération de l’infini comme au principe supérieur et réel d’harmonie.

Je ne reviendrai pas sur la question de spontanéité intérieure. C’est le caractère propre des monades. C’est afin de mieux l’établir que Leibniz pousse la réaction contre le Spinozisme jusqu’à l’invraisemblance et au paradoxe, qu’il va jusqu’à réhabiliter, sous le nom de ses monades, les formes substantielles des scolastiques, sans se soucier des clameurs que cela peut soulever dans le camp des Cartésiens. Sur ce point, un abîme sépare Spinoza de Leibniz.

Mais non-seulement Leibniz maintient la spontanéité intérieure de chaque monade, il veut de plus que l’accord de ces monades entre elles soit également spontané, c’est-à-dire qu’il naisse du fond d’activité propre à chacune. Le principe interne des changemens de la monade est aussi un principe d’harmonie. Car c’est une concentration de l’univers en un, une représentation du divisible dans l’indivisible, la réalisation même des conditions de l’harmonie : l’unité dans la variété. Par la même force dont elle est douée pour agir, la monade est réglée : elle reçoit avec son efficacité propre des délinéations primitives et des limitations originelles conformes à sa nature d’être créé. La portion de matière qui lui est affectée comme élément de passivité la fait sympathiser avec l’Univers et l’empêche de se soustraire à l’ordre général. Une loi que ne viole jamais la nature et que l’on pourrait appeler l’art des transitions insensibles, la fait passer doucement d’un état à un autre et met de la continuité dans la série de ses opérations, en sorte que tout lui arrive avec ordre et que tout s’enchaîne dans ses états.

Assurément, un tel système respire la tendance à l’harmonie, et bien qu’il y ait une variété infinie, il y a de l’unité.

Au lieu de cette sorte d’accord spontané qui saisit l’âme et le corps, au lieu de cette richesse d’organisation qui, sans cesse ramenée sur elle-même comme un sang qui circule, se déploie et se tempère avec ordre, au lieu de ces limites salutaires qui nous rappellent notre dépendance, que trouvons-nous chez Spinoza ?

Deux ordres simultanés, nous dit-il, l’un d’actions et de passions des âmes, l’autre d’actions et de passions des corps [16]. C’est-à-dire, à première vue, le dualisme cartésien, qui consiste à mettre d’un côté la pensée et de l’autre l’étendue, à distinguer l’esprit et la matière.

Mais je ne ferai pas difficulté d’avouer que dans le système de Spinoza, ce dualisme n’est qu’apparent, et que de fait il le supprime. En effet, d’après la Prop. VII, p. 2, ces deux ordres simultanés ne sont que deux suites de la nature divine, qui au fond sont identiquement les mêmes, quoique exprimées de deux manières.

Chez Spinoza, il y a donc bien plus que l’accord, il y a l’unité de l’âme et du corps.

Mais ce n’est pas la seule différence. Cet accord de l’un et de l’autre est spontané chez Leibniz : leur union dans le Spinozisme est forcée. Chez Spinoza elle exclut la variété, chez Leibniz elle l’exprime. Le sentiment des limites naturelles à la créature, conservé par le second comme un principe de distinction, est méconnu par le premier, qui se jette dans le vague et l’illimité. Un mécanisme brut, prend la place de cette organisation variée, qui atteste un si grand art. Spinoza efface les délinéations primitives, les traces d’ordre et de sagesse, et les remplace par des rouages, dont l’effet comme la cause est machinal.

Les monades de Leibniz ont le sentiment de l’harmonie, mais rien dans la substance unique de Spinoza ne peut expliquer pourquoi ses modes se succèdent.

On a voulu voir cependant chez Spinoza une sorte d’harmonie préétablie que je vais dire, et qui tient à la grossière imagination que voici : « Toute la chaîne des étendues forme un seul individu appelé nature. Toute la chaîne des pensées lui forme une âme qui s’appelle l’âme du monde. Il y a donc un accord mutuel des parties de l’étendue et des parties de l’entendement infini, les âmes et les corps. »[17]

Or, et c’est là sans doute la preuve la plus convaincante, contre le rapprochement forcé des deux systèmes, cette hypothèse est ruinée de fond en comble par la plus simple application de la monadologie. En effet, ni les corps ne sont pas que des parties de l’étendue, ni les âmes ne sont pas que des parties de la pensée, à moins que vous ne domptiez d’abord la résistance infinie de la multitude des monades que Leibniz a partout semées pour être l’écueil du Spinozisme. On peut bien localiser l’âme du monde dans un entendement infini, quand on fait des âmes les modes fugitifs de la pensée. Mais les monades offrent une résistance indomptable à cette violente assimilation.

L’harmonie préétablie qui développe dans les êtres la spontanéité du dedans, restreint, disons mieux, annule leur influence au dehors. C’est une suite de la notion que Leibniz a de la substance. Pour lui, chaque substance est si bien un être proprement dit, organisé comme dans un petit monde à part, avec le pouvoir de se suffire et de tirer de sa nature la suite de ses événements qu’il nie positivement, l’action d’une substance sur une autre. Une telle influence, nous dit-il, physique ou réelle, dans la rigueur des termes, outre qu’elle est inexplicable, est inutile. C’était l’erreur de son siècle, partagée par Descartes, de la croire inexplicable, mais c’est un trait propre au génie de Leibniz de la supposer inutile.

Au XVIIe siècle, par influence physique, on entendait quelque chose d’analogue à la transmission des espèces intentionnelles voiturées dans les sens, ou bien encore comme si un courant parti du corps fût venu traverser l’âme. À quoi Leibniz objecte avec esprit que ses monades n’ont point de fenêtres, qu’elles ne laissent rien entrer ni sortir.

Pour se passer d’une telle influence et la croire inutile, il fallait que Leibniz eût une foi bien robuste dans la virtualité de ses monades, ou qu’il eût bien peur de les laisser pénétrer par des influences étrangères.

Cette crainte, comme on le verra bientôt, n’était pas sans fondement.

Mais Spinoza, nous dit-on, pas plus que Leibniz, pas plus que le maître commun, Descartes, n’admettait cet influx physique d’une substance sur une autre.

Sans doute Spinoza n’admettait pas une telle influence, il ne pouvait pas l’admettre, mais il faut savoir pourquoi ?

Le Spinozisme est un système qui prétend tout expliquer par l’action de Dieu. Spinoza comparait Dieu à un potier qui tient dans ses mains la boue dont il pétrit des vases, les uns pour la gloire et les autres pour l’infamie. Ces vases tout ouverts, qui laissent couler la liqueur vile ou précieuse dont Dieu les emplit, sont une belle image de ce que deviennent les âmes et les corps dans un système qui leur enlève toute action et n’en laisse qu’à Dieu seul.

Voici maintenant ce qu’il faut bien comprendre. Pour Spinoza, la puissance d’agir en Dieu, c’est l’étendue. Dieu agit, c’est-à-dire il s’étend, et son étendue répète indéfiniment son action suivant le cours interrompu des choses.

Les choses sont les modes de cette action, de même que les idées sont les modes de la pensée. Il n’y a que des modes pour exprimer l’action de Dieu, ce qu’on rend d’une manière triviale, mais vraie, en disant que c’est Dieu qui fait tout.

Mais alors, cet influx physique, rejeté tout à l’heure par Spinoza comme une incroyable grossièreté des scolastiques, quand il s’agit d’expliquer l’union de l’âme et du corps, Spinoza ne vient-il pas à son insu de l’attribuer à Dieu, agissant sur le monde ? Qu’est-ce, en effet, que l’action de Dieu dans son système, si ce n’est une véritable influence physique de la divinité ? Non-seulement cette action s’étend aux choses, mais elle s’étend dans les choses. Ce n’est pas seulement par l’efficacité de sa puissance qu’il agit il y a transfusion de ses réalités dans la nature.

Le caractère propre d’une telle influence, c’est que la substance perd nécessairement quelque chose d’elle-même, qu’elle s’altère en se communiquant. Elle quitte une forme, et en prend une autre. Elle change, disons mieux, elle se dénature.

Il le faut bien, puisque Spinoza fait entrer Dieu dans la nature des choses comme un élément, puisqu’il le fait influer sur elles physiquement avec une telle force, que toute autre influence devient superflue.

Cette influence physique de la divinité dans la nature est telle, suivant Spinoza, qu’il prétend expliquer par elle la connaissance que l’âme a de son corps et de tous les autres. Une âme qui perçoit un corps, c’est Dieu qui met dans l’âme la connaissance de ce corps. Malebranche y voyait une sorte d’opération divine, surnaturelle, presque miraculeuse. Spinoza y voit, au contraire, une opération divine, naturelle ou physique. Voici comment : Dieu entre dans la nature de l’âme par les idées : en tant qu’il la constitue et qu’il s’exprime par cette nature, il a des idées : donc l’âme perçoit[18].

Mais ce même Dieu, qui entre dans la nature de l’âme par les idées, pénètre la nature du corps par l’étendue. Il se fait sensible, il prend la forme corporelle, pour approcher de l’âme ce qu’il faut qu’elle perçoive de l’univers matériel ; il devient la matière de ses perceptions. Étant dans l’âme par la pensée, et dans le corps par l’étendue, Dieu est tout à la fois le sujet et l’objet de la connaissance, le miroir et l’image de l’Univers. Quand il y a perception du corps par l’âme, c’est le Dieu étendu qui se fait sensible au Dieu pensant qui est en nous. Ce sont les deux parties d’un même Dieu qui se rejoignent.

Cette persuasion où était Spinoza, que Dieu influe physiquement sur nos âmes et sur nos corps, lui donnait l’assurance qu’il y a dans les choses de l’ordre et de l’enchaînement. On voit même qu’il rêvait un ordre universel découlant des propriétés générales des choses, facilement explicable suivant les seules lois de la mécanique et de la géométrie. Il avait cru trouver dans les âmes et dans les corps d’égales traces d’une activité fatale et d’une nécessité mathématique. En faisant des premières les modes de la pensée, et des seconds les modes de l’étendue, il obéissait à cette tendance qui le portait à les identifier et qu’il prenait pour le moyen de les unir. Spinoza croyait arriver sûrement par la voie du panthéisme à la solution du problème de l’accord et de l’ensemble des êtres.

Spinoza se trompait : l’influence outrée de Dieu sur les choses ne vaut rien pour le monde. L’ordre et l’arrangement de l’Univers, ce qu’on appelle le Cosmos, ne saurait être produit par une série d’effets mécaniques fatalement enchaînés les uns aux autres. Le règne des causes efficientes ne suffit pas il faut de plus celui des causes finales, ou la morale est détruite. Les instincts, les penchans, les désirs révèlent de hautes tendances, et ne sauraient ployer sous la force. À un corps agissant suivant les lois du mouvement, répond une âme agissant suivant les lois du bien, et à tout ordre physique un ordre moral correspondant. C’est précisément dans l’accord de ces deux règnes que consiste l’ordre et l’harmonie. Supprimer l’un des deux, comme fait Spinoza, c’est mutiler le monde et ne point résoudre le problème.

Leibniz le lui fait sentir en termes forts et mesurés dans la réfutation. Il ramène contre lui les règles de la bonté et de la perfection dans la nature des choses : Si la nature est pleine des effets de la puissance, elle ne l’est pas moins de ceux de la bonté de son auteur. L’opinion contraire détruit tout l’amour de Dieu et toute sa gloire.

On n’a pas toujours bien vu le caractère de cette critique pénétrante et subtile, qui, tout en ayant l’air d’accorder beaucoup au mécanisme et à la physique, finit par les résoudre dans la métaphysique, montrant que les principes mêmes de la mécanique corporelle sont concentrés dans les âmes et y prennent leur source, cherchant la loi du changement des êtres dans les raisons idéales qui ont dû déterminer l’auteur des choses, s’élevant enfin à un ordre de considérations supérieures où entre nécessairement l’infini.

Ceux qui ont cru découvrir des traces de Spinozisme dans l’harmonie préétablie, se sont donc trompés.

La considération de l’infini que Leibniz emploie comme principe supérieur d’harmonie est un élément nouveau et qui lui appartient en propre. C’est une des applications de son calcul de l’infini à la nature. C’est l’élimination, par les monades, du mécanisme exclu du premier commencement des choses. Jamais Spinoza ne s’est élevé à de telles considérations. Il a employé la voie d’une influence physique de la divinité et le pouvoir de la nature. Il a mis l’action au-dessus ou en dehors des êtres, jamais au dedans. Il croyait régler une fois pour toutes l’empire des changemens, il n’a fait qu’étendre au-delà des bornes celui de la passivité.

Nous arrivons au bout de la réfutation de Spinoza par Leibniz, nous croyons n’avoir rien omis d’essentiel ; plus de vingt propositions tirées de l’Éthique ont été analysées, censurées ; c’est assurément plus qu’il ne faut pour que la réfutation soit complète, si le mot de Fénelon est vrai, que dès qu’on entame ce système par quelque endroit, on en rompt toute la prétendue chaîne.

Leibniz nous apprend dans la Théodicée[19] qu’à son retour de France par l’Angleterre et la Hollande, il vit Spinoza et qu’il s’entretint avec lui. Ce voyage à La Haye, où résidait alors Spinoza, et les entretiens qui en ont été la suite, avaient échappé aux biographes de Spinoza et à ceux de Leibniz, excepté M. Guhrauer ; mais il faut avouer que Leibniz en parle dans sa Théodicée en des termes qui paraîtraient devoir ôter toute valeur à ce fait d’une entrevue des deux philosophes. Si la conversation avait pris et gardé le tour purement anecdotique que semble insinuer Leibniz, il n’y aurait pas lieu d’y attacher un grand prix ; mais Leibniz n’a pas tout dit dans la Théodicée : Spinoza était au XVIIe siècle, un philosophe compromettant, et c’était déjà pour beaucoup être suspect que de l’avoir visité.

Leibniz, toujours prudent, quelquefois même un peu diplomate, savait donner aux choses un tour fin auquel on se laisse prendre. « Je vis M. de la Court aussi bien que Spinoza : j’appris d’eux quelques bonnes anecdotes sur les affaires de ce temps-ci. » Mais si l’on croit que l’entretien ne fut qu’anecdotique et plaisant, on se trompe : Leibniz s’est chargé lui-même de nous apprendre qu’il fut aussi et surtout philosophique, par une confidence inattendue, extraite de quelques notes informes écrites de sa main, où il s’est montré plus explicite, et qui jettent quelque lumière sur l’histoire et le commerce de leurs philosophies.

« J’ay passé quelques heures après dîner avec Spinoza [20], il me dit qu’il avait esté porté, le jour des massacres de MM. de Witt, de sortir la nuit et d’afficher quelque part, proche du lieu (des massacres), un papier où il y aurait ultimi barbarorum. Mais son hôte luy avait fermé la maison pour l’empêcher de sortir, car il se serait exposé à être déchiré. »

« Spinoza ne voyait pas bien les défauts des règles du mouvement de M. Descartes, il fut surpris quand je commençai de lui montrer qu’elles violaient l’égalité de la cause et de l’effet. »

Ainsi, cette note nous montre Leibniz faisant toucher du doigt à Spinoza, qui a quelque peine à comprendre, le côté faible du Cartésianisme, sur un point où Leibniz l’avait déjà entamé. Mais alors, si Spinoza écrit plus tard : « Quant aux principes de M. Descartes, je les trouve absurdes, » il faut bien reconnaître que ce n’est pas de lui-même qu’il en a découvert la faiblesse, et que Leibniz y est du moins pour quelque chose.

Spinoza manquait de critique, et à défaut de la note manuscrite de Leibniz, ses œuvres nous en fourniraient la preuve. Dans ses principes, démontrés à la manière géométrique, il suit assez aveuglément Descartes, et il ne le comprend pas toujours. Notamment, il n’a jamais compris le Cogito : ergo sum. Dans ses lettres à Oldenburg, il veut le critiquer, et ce qu’il dit est misérable. Descartes s’est éloigné de la première cause et de l’origine de toutes choses. Il a ignoré la véritable nature humaine, il n’a pas saisi la véritable cause de l’erreur Quoi de plus vague qu’une pareille critique ?

Plus tard, et mieux informé (en 1676), un an avant sa mort, trois ans après l’entretien avec Leibniz, dans une lettre à un inconnu, le ton change, Spinoza met le doigt sur la difficulté : « Vous pensez qu’il est difficile, en partant de la notion de l’étendue, telle que Descartes la conçoit, c’est-à-dire comme une masse en repos, de démontrer l’existence des corps. Pour moi, je ne dis pas seulement que cela est difficile, je dis que cela est impossible. » On le voit, Spinoza avait fait son profit des entretiens avec Leibniz.

Par malheur, il n’en a profité qu’à demi, et même à cette époque il est incertain et vacillant. Quand on l’interroge, il répond d’une manière évasive, et la mort le surprend annonçant à ses disciples et à ses admirateurs une physique générale qu’il n’a point faite et l’explication de la vraie nature du mouvement qu’on chercherait vainement dans ses œuvres[21].

La question étant d’importance, nous tâcherons d’éclairer ce point, resté fort obscur pour les derniers éditeurs de Spinoza.

Leibniz, qui s’est beaucoup occupé des côtés faibles du Cartésianisme, a montré qu’il n’avait pas suffisamment connu ce qu’il appelle les grandes lois du mouvement.

Mais ce qui est encore plus précis, et ce qui tombe en plein sur Spinoza il a montré que l’erreur du Cartésianisme, sur ce point comme sur tous ceux qui intéressent le monde corporel, était d’avoir voulu tout expliquer par l’étendue.

Si ce reproche s’applique à Descartes, il s’adresse bien plus encore à Spinoza. Spinoza prétend recourir à la notion de l’étendue toute nue pour tout expliquer dans les corps. Le mouvement, qui est un mode de l’étendue, doit l’y aider. Et, en effet, il reproche très-fort à Descartes d’avoir mis la nature dans le repos. On conçoit fort bien qu’il lui faut du mouvement. Mais s’il lui faut un principe de mouvement, qu’il cherche dans l’étendue pour rendre compte des modifications de la matière, il lui faut aussi un principe conservateur de la même quantité de mouvement afin que le monde soit réglé d’une manière immuable, éternelle. Il emprunte donc aux Cartésiens, et non pas à Leibniz, comme on l’a cru à tort, la maxime que la même quantité de mouvement et de repos se conserve. Et, dans une lettre à Oldenburg, il s’en sert pour établir l’accord des parties de l’univers. D’autre part, il rejette le vide et les atomes.

Jusqu’ici, Spinoza ne fait qu’emprunter à Descartes, et déjà cependant l’altération du Cartesianisme est profonde[22]. En effet, quand Descartes propose son hypothèse des tourbillons, il prend comme accordées deux choses : la divisibilité et le mouvement de la matière. Comme la Genèse, il suppose une division initiale faite par Dieu lui-même au sein de la masse étendue. Spinoza, plus hardi que son maître, prétend s’en passer, il ne garde que le mouvement. À l’en croire, la divisibilité, aussi bien que l’idée du vide, naît d’une fausse manière de considérer la quantité. Qu’est-ce, en effet, que le vide, sinon la quantité séparée de la substance ? et qu’est-ce que la divisibilité, sinon la quantité prise à part de la substance, d’une manière abstraite et superficielle ? Si la divisibilité de la matière n’est qu’une faiblesse de l’esprit, il faut donc s’élever au-dessus du divisible, à l’indivisible, c’est-à-dire à l’idée de cet univers pris comme un tout indivis et complet, sans distinction réelle. D’où il suit que la vraie science consiste à effacer de plus en plus les distinctions modales afin de revenir au fond commun et identique : la substance ou la matière. Tel est le point de départ de Spinoza.

J’ai déjà dit ce que pensait Leibniz de l’étendue nue et indivisible de Spinoza, et de cette synthèse chimérique de la matière. Les sciences positives de nos jours y ont percé par des divisions fécondes qui accusent mieux que tous les raisonnemens des distinctions réelles au sein de la masse étendue.

Mais, il y a plus : le mouvement lui-même que Spinoza conserve lui échappe comme l’étendue lui échappait naguère. Et, sur ce point encore, les savantes analyses de Leibniz lui ôtent toute ressource.

Spinoza veut tout expliquer mécaniquement, et Leibniz pousse les explications mécaniques encore plus loin que Descartes. Il prend cette matière première, cette passivité pure d’où Spinoza a voulu déduire les corps et leurs mouvemens, et il la montre impuissante non-seulement à commencer un mouvement nouveau, mais même à changer la direction du mouvement reçu : Il y faut tout expliquer mécaniquement, nous dit-il, car ce sont là des machines, et pour qu’il s’y produise un mouvement naturel, il y faut le tact. « Un corps n’est jamais mu naturellement que par un autre qui le pousse en le touchant.[23] »

Spinoza doit être satisfait. Mais attendons la suite : de l’impuissance de la matière première à rien changer au mouvement, que conclut Leibniz ? C’est que la matière ne suffit pas, et que le mouvement par lui-même ne suffit pas non plus à rien expliquer.

Analysez le mouvement, dit Leibniz, réduisez-le à ses élémens les plus simples. Qu’y trouverez-vous de réel ? Si vous ne considérez que ce qu’il comprend précisément et formellement, c’est-à-dire un changement de place, sa réalité est bien petite, et cette notion a très certainement quelque chose d’imaginaire, et qui n’est pas entièrement fondé dans la nature des choses.

Pour en faire quelque chose de réel, il y faut de plus un détail de ce qui change et la force de changer, et en dernière analyse, la réalité du mouvement est dans un état momentané du corps, qui, ne pouvant pas contenir de mouvement (car le mouvement demande du temps), ne laisse pas de renfermer de la force, et qui consiste même dans la force faisant effort pour changer[24]. Le mouvement suppose donc la force, ou cause prochaine du changement. C’est elle qui a le plus de réalité elle est fondée dans un sujet, par elle on peut connaître à qui le mouvement appartient.

Cette force est différente du mouvement c’est elle qui se conserve égale dans le monde, et non pas le mouvement, comme le disent les Cartésiens, pour avoir considéré l’étendue, abstraction faite de la force.

La notion de la force manque à Spinoza : s’il l’eût comprise, c’en était fait du Spinozisme, car il lui fallait renoncer à son système et accepter celui de son adversaire.

Mais, on sent que Spinoza ne pouvait pas davantage arriver aux véritables lois du mouvement, puisqu’il n’avait pas même la véritable notion du mouvement et qu’il manquait d’êtres susceptibles de ces lois. Nous avons vu Leibniz lui démontrer la fausseté de la plupart de celles inventées par Descartes : Spinoza, dans une lettre à Oldenburg[25], reconnaît que la sixième lui semble fausse ; mais d’ailleurs il ne paraît pas avoir de vues d’ensemble à cet égard ; et, en somme, il suit assez aveuglément son maître.

Leibniz, en l’entreprenant sur ce sujet, avait évidemment pour but de détromper le Cartésien. Il ne savait pas qu’il renversait le Spinozisme encore à naître, et, cependant, il l’attaquait par la base.

« Spinoza ne voyait pas bien le défaut des règles du mouvement de M. Descartes, nous dit-il, il fut surpris quand je commençay de lui montrer qu’elles violaient l’égalité de la cause et de l’effet. »

Spinoza voyait si peu le défaut de ces règles appliquées à l’univers matériel, que, suivant une pratique qui lui est familière, il les transporte en pleine métaphysique, et qu’il règle, d’après ces lois purement physiques, le développement de Dieu dans l’ordre de la pensée. On ne s’est pas encore avisé de cette incroyable et dernière transformation que Spinoza fait subir à la physique cartésienne, appelée à de plus hauts emplois. Elle mérite quelque attention.

On se rappelle que Spinoza, en Théodicée, pressé de tous côtés par les difficultés qui l’assiègent au sujet de la création, se dégage par une transformation soudaine, inattendue du vieux principe matérialiste « Ex nihilo nihil, » en un axiome évident par lui-même, se proclamant loi de la raison et s’imposant à titre de vérité éternelle.

Cette transformation n’était rien cependant au prix de celle que Spinoza préparait dans le premier livre de l’Éthique, et qu’il achève dans les suivans. Transformation radicale cette fois, et qui n’allait pas moins qu’à changer la face de la science. Car il s’agissait, pour écarter les difficultés sans cesse renaissantes de la métaphysique, d’emprunter la physique cartésienne son principe et ses lois du mouvement qui règlent l’univers matériel, et de les transporter dans le monde des âmes, afin que, soumises aux mêmes lois, les âmes gardassent le même ordre que les corps.

De la sorte, Dieu qui fait tout dans les corps, faisant tout dans les âmes, il aurait bien fallu que tout marchât suivant ses lois, et qu’un accord forcé s’établît entre les modes de la pensée et les modes de l’étendue.

La physique cartésienne, il faut l’avouer, offrait de merveilleuses facilités pour une telle entreprise. On conçoit que cette idée d’une matière homogène partout également répandue, qui ne se diversifie dans les corps que par le mouvement, idée qui fait le fondement de la physique de Descartes, ait séduit Spinoza. Un monde nous est donné d’une simplicité admirable, qui n’a besoin pour être diversifié de mille manières que des seules lois du mouvement. Pour le conserver, Dieu n’a qu’à y maintenir toujours une égale quantité de mouvement et un même rapport du mouvement au repos.

Cette manière d’ordonner l’empire passif de la matière, suivant les lois générales et immuables de la géométrie, devait plaire au génie de Spinoza. Et, en effet, nous voyons dans une lettre à Oldenburg qu’il accepte pleinement et même aveuglément la loi de Descartes.

Mais, pour lui, cette loi même n’est qu’un cas particulier d’une loi infiniment plus générale et qui s’applique, non-seulement aux corps, mais aux esprits. La loi de Descartes « que la même quantité de mouvement et de repos se conserve dans le monde, » devient à ses yeux un axiome très clair et très vrai, même en métaphysique.

Descartes avait dit : « C’est Dieu seul qui peut conserver dans le monde le même rapport du mouvement au repos. »

Spinoza dit : « C’est Dieu seul qui peut conserver dans le monde le même rapport de la pensée à l’étendue, de l’esprit à la matière, du corps à l’âme. »

Cette loi est une règle universelle, vraie pour les âmes comme elle l’est pour les corps : c’est la première loi de la physique générale, imaginée par Spinoza.

Descartes a bien vu que Dieu est indifférent aux déterminations de l’étendue, à savoir le mouvement et le repos, ce qui fait qu’il les conserve effectivement dans le même rapport.

Mais Descartes n’a point vu que Dieu n’est pas moins indifférent aux déterminations de la pensée, à savoir l’entendement et la volonté, et que le rapport est le même[26].

Cela ne peut être autrement, car il entre dans la constitution de la substance de Dieu la même quantité de pensée et d’étendue.

Il est donc naturel que les modes de la substance, aussi bien les esprits que les corps, gardent le même rapport.

C’est ce que Spinoza exprime ainsi « La pensée ne peut concevoir plus que la nature ne peut fournir. »

« La nature rend en étendue ce qu’elle rend en pensée. »

« Le rapport de la pensée à l’étendue, ou de l’étendue à la pensée, ne varie pas dans le monde. »

Cette loi générale comprend tous les cas.

Comme étendue, le monde se règle par la loi de Descartes : Dieu conserve la même quantité de mouvement et de repos. »

Comme pensée, il se règle par la loi de Spinoza : « Dieu conserve le même rapport de l’intelligence à la volonté. »

L’intelligence et la volonté sont le mouvement et le repos des esprits : Elles ont besoin, pour exister et pour agir d’une certaine façon, que Dieu les y détermine, absolument comme les corps pour se mouvoir et rester en repos.

On aurait peine à croire que Spinoza ait poussé si loin cette grossière application de la physique cartésienne, s’il n’avait pris soin lui-même de lever tous les doutes et de multiplier les preuves. Il ne se contente pas, en effet, de prendre à Descartes la première de ses lois du mouvement, n° 30 de ses principes, il lui prend aussi la suivante, n° 37, que Descartes exprime ainsi : « Chaque chose, autant qu’il est en elle, persévère toujours dans le même état ; » loi très belle et incontestable, dit Leibniz, que Galilée, Gassendi et bien d’autres ont observée.

Seulement, ce dont ni Galilée, ni Gassendi, ni Descartes ne se fussent avisés, Spinoza la transporte de même en métaphysique et l’applique à la volonté, qu’il définit l’effort de chaque chose pour persévérer dans son être. Et comme la volonté n’est rien de distinct, suivant lui[27], des volitions particulières par lesquelles on affirme ou l’on nie quelque chose, il l’applique aux affirmations et aux négations. Ainsi, l’affirmation n’est que l’effort de la raison pour persévérer dans son être, c’est-à-dire pour conserver ses idées. Enfin, comme la volonté et l’entendement sont une seule et même chose, c’est-à-dire des déterminations de la pensée, de même que le mouvement et le repos sont des déterminations de l’étendue, cette loi s’applique à l’entendement comme à la volonté.

Mais cette loi, observée par Descartes dans l’univers matériel, n’est que la loi de l’inertie naturelle des corps. Suivant Descartes, les corps reçoivent une force pour résister aussi bien que pour agir. L’une et l’autre sont l’effet de la volonté divine qui investit la matière passive d’un pouvoir de résistance. Suivant Spinoza, il y a une inertie naturelle des âmes aussi bien que des corps. Et la loi de Descartes n’est pas moins applicable aux unes qu’aux autres[28].

On pourrait suivre plus loin ces étonnans rapports. La physique du mouvement, imaginée par Descartes, a deux parties. Nous n’avons indiqué que quelques emprunts faits à la première par Spinoza. Ce n’est pas ici le lieu de suivre son maître dans les détails des règles inventées pour la communication du mouvement des corps, il suffira de dire que les points de contact ne sont pas moins évidens. Spinoza rend compte des changements dans les âmes, comme s’il s’agissait de choc et de rejaillissement, de vitesse ou de tardivité. L’homme qui se croit libre, nous l’avons vu, est soumis à l’impulsion des causes extérieures, comme la pierre du chemin qui reçoit un choc et qui se meut. Je ne m’étonne plus, après cela, qu’il entreprenne de déduire la série des pensées de celle des mouvemens corporels qui lui correspondent. Je ne m’étonne plus de la manière dont il définit les mots d’agir et de pâtir[29].

Les actions sont les mouvemens dont nous sommes causes, et les passions ceux que nous subissons. Tout cela se communique dans des proportions déterminées : la variété des déterminations n’empêche pas que la quantité d’activité ou de passivité dans les âmes reste toujours égale. Ces déterminations mêmes s’effectuent suivant les lois de la physique cartésienne.

La physique cartésienne tend à renouveler la médecine : Pourquoi ne renouvellerait-elle pas la morale ?

La loi de l’égale quantité de mouvement et de repos appliquée au corps en détermine l’équilibre ou la santé.

Cette même loi, appliquée aux âmes, en détermine aussi l’équilibre ou la santé. Il n’est pas plus en notre pouvoir de nous procurer celle de l’esprit que celle du corps[30].

Toutes deux dépendent des lois mécaniques observées par Descartes[31].

Spinoza triomphe d’avoir découvert cette nouvelle application des lois de la physique aux esprits : « Les anciens, nous dit-il, n’ont jamais que je sache, conçu comme nous l’avons fait ici, l’âme agissant selon des lois déterminées[32]. »

L’énoncé de ces lois et leurs applications remplissent tout le second livre de l’Éthique, et presque en entier les trois autres.

La Proposition VII de la 2e partie énonce le principe en termes exprès : « L’ordre et la connexion des idées est identique à l’ordre et à la connexion des choses. » C’est cette même pensée qui soutient les démonstrations des Propositions IX, X, et XII. La XIIIe, jointe à la VIIe, contient le principe de l’identité de l’âme et du corps, d’où suit bien clairement cette conséquence que les lois du corps sont applicables aux esprits. Les XIV, XV, XIX, XXI y renvoient. Toute la Théorie de la volonté, Part. I, Prop. XXXI et XXXII, Part. II, Prop. XLVIII et XLIX s’y rapporte. Le mécanisme des passions est expliqué suivant ce principe[33]. C’est sur lui que reposent les deux tiers de l’Éthique.

Ce n’est donc pas un rapport fortuit et sans conséquence que celui que nous signalons ici entre les lois du mouvement des corps observée par Descartes, et les lois régulatrices du mouvement des âmes appliquées par Spinoza.

Spinoza a transporté en pleine connaissance de cause les lois des corps aux esprits.

C’est une des entreprises les plus insensées, mais les plus violentes de la physique sur la métaphysique. Et je ne m’étonne plus que Spinoza ait été surpris, quand Leibniz, dans les entretiens de La Haye, entreprit de lui démontrer que la physique cartésienne était fausse. Il avait passé sa vie à l’étendre aux âmes.

Nous n’avons pas l’intention de suivre Leibniz, essayant de montrer à Spinoza la fausseté de ses règles. Nous avons plus haut rappelé l’essentiel, mais on ne saurait trop insister sur ce qu’il y a de piquant et d’imprévu dans cet entretien des deux philosophes et surtout dans le choix du sujet : Leibniz venant visiter Spinoza dans sa chambre d’auberge, et passant à point nommé par La Haye pour lui apprendre qu’on peut aller plus loin que Descartes en physique : Spinoza, étonné, surpris, par la venue de son hôte, mais encore bien plus par le sans gêne avec lequel il retouche et il corrige les lois du mouvement de M. Descartes : Leibniz insistant et essayant de lui démontrer qu’elles violent l’égalité de la cause et de l’effet.

Ce principe que Leibniz met en avant étonne Spinoza ; on le conçoit sans peine. À première vue, on n’en saisit pas l’à-propos, et l’on se demande ce que Leibniz veut dire. Ses lettres à l’Hôpital nous l’apprennent : « C’est le fondement de ma Dynamique, lui écrit-il. » En effet, sur ce principe, Leibniz élève une science où l’étendue n’est rien, où la force est tout.

Mais c’est aussi le renversement de la physique de Spinoza : et par là Leibniz, conversant avec lui, a quelque chose de l’ironie de Socrate s’entretenant avec Parménide. Qu’est-ce, en effet, que ce principe nouveau que Leibniz oppose aux Cartésiens et au plus déçu de tous, à Spinoza. C’est un principe qui n’a rien de cette nécessité métaphysique que Spinoza cherche partout. Leibniz, au contraire, nous l’annonce d’un air modeste, comme une règle qu’il s’est faite faute de mieux, en attendant. C’est, dit-il, une maxime subalterne, une loi conforme à la sagesse de Dieu et fournie par l’observation de la nature. Par exemple, elle convient bien aux lois du mouvement : elle y est mieux appropriée que les principes nécessaires rêvés par Spinoza. Si elle exclut la nécessité, elle a de la convenance. Il s’en faut de beaucoup en effet qu’on trouve dans les lois du mouvement cette nécessité géométrique que Spinoza cherche en tout et partout. Et c’est précisément parce que ces lois ne sont ni tout à fait nécessaires, ni entièrement arbitraires, qu’elles révèlent la perfection de leur auteur. Si elles dépendaient du hasard, on y chercherait vainement la sagesse ; mais si elles dépendaient de la nécessité, où serait la bonté ? Dieu, infiniment bon et infiniment sage, les fait dépendre du principe de la convenance ou du meilleur, qu’il ne viole jamais, et de celui de la continuité que ne viole jamais la nature.

Mais, je le sais, de tels principes devaient faire sourire Spinoza de pitié, et, si devant Leibniz, il ne fut que surpris, c’est assurément par politesse envers son hôte. Ouvrez l’Éthique, vous y verrez quelle estime il fait de ces principes d’ordre, de beauté, d’harmonie et de sagesse que Leibniz veut réhabiliter. Spinoza les traite de préjugés, et veut les déraciner à tout prix parce qu’il les croit contraires à la véritable méthode de philosopher. Leibniz a beau les lui exposer, et lui faire pressentir quelques-unes de leurs plus heureuses applications. Spinoza ne comprend pas.

Plus tard, après la mort de Spinoza, Leibniz reçoit l’Éthique, et il s’étonne à son tour. « L’Éthique, dit-il, en fermant le livre, cet ouvrage, si plein de manquemens que je m’étonne. » Évidemment, Leibniz attendait mieux. Et il appliquerait volontiers à l’auteur le mot d’un ancien « Oleum perdidit. »

Pour Leibniz, l’Éthique est un ouvrage manqué, et rien de plus.

Il resterait cependant quelque chose à désirer dans la réfutation de Spinoza par Leibniz, s’il s’était contenté d’analyser une à une les propositions de son livre, sans caractériser l’ensemble de la doctrine qu’il attaque.

Mais la réfutation est complète, et après les détails, elle nous donne aussi le jugement sur l’ensemble.

Ce jugement, sous forme de paradoxe, est renfermé dans une parole que je crois sévère pour Descartes, mais vraie pour Spinoza. Et, comme nous n’avons à nous occuper ici que du côté par où elle se trouve vraie, nous la citerons avec une entière confiance : « Spinoza, dit Leibniz a commencé par où a fini Descartes, par le naturalisme : in naturalismo. »

Au XVIIe siècle, le naturalisme c’est le matérialisme : Mais il faut bien s’entendre sur le sens du mot matière et du mot nature.

La matière n’est pas pour Spinoza je ne sais quel être corporel immense qui se nourrit du sang de la masse, bien qu’il ait dit quelque part que nous vivons dans le tout comme des petits vers qui vivraient dans le sang. La nature n’est pas non plus une telle masse corporelle. « Par nature, dit Spinoza ; j’entends une infinité d’êtres. » Et ailleurs, il ajoute « L’être infini que nous appelons Dieu, ou Nature[34]. »

La matière est l’étendue de Dieu, la nature est la puissance de Dieu.

Le naturalisme ou le matérialisme de Spinoza, c’est donc de voir dans les choses le développement nécessaire de Dieu.

La nature est toujours la même : partout elle est une, partout elle a même vertu et même puissance. Elle ne connaît ni langueur ni défaillance, et quant à cette pensée du vulgaire qu’elle peut manquer son ouvrage et produire des choses imparfaites, elle doit être mise au nombre des chimères. Éternellement employée à fournir à la pensée sa matière, elle rend incessamment en étendue ce qu’elle rend en pensée, et par un jeu de son mécanisme, elle fait incessamment la balance de l’esprit et de la matière, sans permettre jamais à celui-là de surpasser celle-ci[35].

Que vient-on parler après cela de désordre ou de manquement dans ses opérations ? Elle opère sur Dieu même, elle distille dans le monde les propriétés de sa substance, les perfections de son être très parfait. Et comme il entre la même quantité de pensée et d’étendue dans la substance de Dieu, ses mélanges et ses combinaisons rendent toujours la même quantité de l’une et de l’autre.

La nature est (qu’on me passe l’image moins grossière que la pensée), la nature est le rendement de Dieu en esprits et en corps. Le monde pense et il s’étend d’un égal accroissement d’étendue et de pensée. Les corps, tout aussi bien que les âmes, expriment sa puissance. Et même la science de l’esprit humain dépend de celle de son objet, qui est le corps. La série des pensées peut être déduite de celle des mouvemens corporels. Ce sont les corps qui nous fournissent l’élément de généralité nécessaire pour expliquer les notions universelles. Ils réfléchissent un maximum d’images au-delà duquel l’esprit s’embrouille et se jette dans le vague de ces notions. L’âme a des connaissances adéquates d’autant plus étendues, que son corps a plus de points communs avec les corps extérieurs. Et l’esprit s’accroît d’autant plus, que sa surface extérieure, appelée corps, est plus ample.

Non-seulement chez Spinoza, le naturalisme ainsi compris est une doctrine. : C’est une méthode. Quand Spinoza a dit « Il est dans la nature de la chose d’être ainsi, » il a tout dit. Quand il met l’étendue en Dieu, il se fait à lui-même l’objection qu’elle est imparfaite. Qu’importe, répond-il, puisqu’il est dans sa nature d’être ainsi, et dans celle de Dieu d’être étendu ? Ailleurs, et c’est là l’exemple le plus curieux de l’application de cette méthode, quand il s’agit d’expliquer les passions, les vices et les folies des hommes, il prend son lecteur à partie, il nous le montre étonné, stupéfait, qu’il les veuille déduire à la manière des géomètres, suivant un principe de développement nécessaire qui n’est autre que la nature. « Mais qu’y faire, répond-il, d’un ton voisin de la raillerie, cette méthode est la mienne... Les lois et les règles de la nature suivant lesquelles toutes choses naissent et se transforment sont partout et toujours les mêmes, et en conséquence on doit expliquer toutes choses quelles qu’elles soient, par une seule et même méthode, je veux dire par les règles universelles de la nature.[36] »

Mais du moins, Spinoza en a-t-il profondément interrogé les lois, en comprend-il l’organisme vivant, animé, en pressent-il la grandeur et l’infinie variété.

Sans doute Spinoza la croit féconde. Trop sec et trop abstrait pour se passionner à la vue des spectacles qu’elle lui offre, elle a du moins pour lui l’attrait d’une science et la beauté d’un problème. Il y a même certains passages de l’Éthique où le goût des recherches naturelles l’emporte sur la ligne et le compas. Alors Spinoza indique en passant les merveilles du monde des corps : il parle des capacités latentes de la matière, qui sont pour l’observateur attentif une raison de croire la puissance des corps incomparablement plus grande que nous ne pensons ; il fait même allusion à ces facultés mystérieuses du corps, agissant dans l’état de sommeil ou de somnambulisme[37] par les seules lois de la nature, de manière à être un objet d’étonnement pour l’âme qui lui est jointe.

Du monde des corps, il passe au monde des esprits, et il nous montre, par une analogie qui lui est familière, l’entendement lui-même se faisant ses instrumens par une force de nature[38] et la volonté qui n’est que l’inertie naturelle des corps transportée dans les âmes, les faisant persévérer dans leur état, conformément à une loi de la physique.

Dans un autre passage de l’Éthique, il emploiera même des images matérielles qu’on ne s’attend guère à trouver sous la plume du géomètre, pour rendre sensible ce que la raison toute seule ne saurait faire concevoir. La nature prend les proportions colossales d’un individu composé de tous les corps comme de ses parties, que rien n’entrave dans son développement, et qui contient dans son vaste sein tous les changemens, sans rien perdre de son immutabilité[39]. Des infinités d’infinis, nous dit-il, découlent de la nature de la substance comme ses propriétés et l’inépuisable richesse de ses formes est telle, qu’elle les revêt toutes successivement. Il y a en elle un fond matériel qui suffit à toutes ses transformations. Et comme l’ordre de la nature ne saurait souffrir de création et ne comporte que des générations, tout s’y engendre suivant la loi du progrès à l’infini. Ainsi se compose la grande face de l’univers, à laquelle est jointe une sorte d’âme du monde également infinie.

Je ne relèverai pas ce que cette image contient de périls et d’erreur. Mais, en vérité, Spinoza croit-il que pour expliquer l’organisation et la vie dans la nature, il suffit de revenir à l’âme du monde des stoïciens, et de déclarer le progrès à l’infini. L’âme du monde ! le progrès à l’infini ! Deux grands mots vides de sens, dont Leibniz n’est pas la dupe. Et, en effet, qu’est-ce que cette âme du monde dans le système de Spinoza ? d’où vient-elle ? comment en pourra-t-il rendre compte ? Excès d’idéalisme, ou matérialisme extrême, des deux côtés l’erreur est égale. Si c’est une pure abstraction, une idée, comme on l’a soutenu, quoi de moins réel et de plus insuffisant pour être la souree de toutes les âmes, et le canal de l’infini ? Ne sera-ce pas d’ailleurs le plus actif dissolvant des corps, une manière de faire évanouir l’univers en fluide, de repomper la substance des êtres ? Si c’est au contraire une sorte d’émanation ou de courant physique de la nature naturante, quel naturalisme et quelle dégradation de l’infini ! En vain l’on dit : c’est la forme infinie de l’éternelle matière. Cela veut dire : qu’il y a une matière préexistante qui revêt successivement toutes les formes. Et c’est un Cartésien, un partisan des explications mécaniques qui, dans un jargon barbare, parle de nature naturante et ramène le fléau de l’animisme dont son maître Descartes avait purgé la science !

La fiction d’un progrès à l’infini, sans cesse invoquée par Spinoza, ne fait que reculer les origines des choses, dont l’existence est ainsi rattachée à une série infinie de causes qui ne permettent de s’arrêter nulle part. C’est un nouvel essai pour faire évanouir la limite des êtres finis, briser les liens de l’individualité qui s’écoule et absorber le particulier dans le général. Les individus ne sont plus qu’une certaine union des parties. Les espèces, dépouillées de leurs différences, vont se réduire aux divers ordres d’infinis que comporte la nature. L’âme du monde et l’individu Nature remplissent toute la scène, et ce n’est qu’en passant par la série de ses déchéances que l’Infini traverse les phases de son développement.

Jamais donc mot plus juste que celui de Leibniz ne fut appliqué à Spinoza : « Il a commencé dans le naturalisme. » Mais Leibniz ajoute « Dans le naturalisme où a fini Descartes. » Et il faut montrer en terminant comment cette seconde partie de la phrase peut être adoucie et recevoir un sens vrai.

Quand Descartes se passionne pour l’anatomie et les recherches naturelles, il obéit à cette tendance de son génie qui ouvre des voies et des directions en tous sens. On ne se douterait guère que c’est précisément la physique cartésienne qui égare Spinoza. Et cependant rien n’est plus vrai, nous l’avons montré pour les lois du mouvement que, par une tentative insensée, mais hardie, Spinoza transporte en métaphysique. Si l’on se demande qu’elle est l’idée fondamentale de la physique cartésienne, c’est de tout expliquer mécaniquement. Jamais entreprise ne fut plus légitime dans la sphère où Descartes s’est renfermé. Les anciens avaient multiplié les intelligences célestes et les forces animales pour soutenir et vivifier le monde. Descartes chasse au tombeau toutes ces larves de l’ancienne physique : et il nous montre des lois où nous voyions des phantômes. Pressé d’en finir comme tous les réformateurs, il sacrifie un peu trop vite aux mânes de la physique qu’il renverse toutes les races d’animaux que produit le globe.

Spinoza se passionne à son tour pour la physique cartésienne. Il prend à Descartes cette idée d’une matière homogène, qui réduit tout à l’état moléculaire et à la passivité pure. Il pousse cette élimination de l’activité à ses conséquences extrêmes. Déjà il fait appel à ce qu’il nommera, dans une lettre à Oldenburg, d’un mot superbe qu’on dirait emprunté à Newton : les principes mécaniques de la philosophie, « Principia philosophiæ mechanica. »

Je ne crains pas de dire que l’Éthique de Spinoza n’est qu’une application de ces principes de la mécanique à la morale.

Une phrase peu connue de Descartes pourrait faire croire que c’est de Descartes lui-même que Spinoza tient l’idée fondamentale de l’Éthique.

« Ces vérités de la physique, écrit-il, sont le fondement d’une Éthique supérieure.[40] » Quand de telles pensées d’un tel maître tombent entre les mains d’un disciple intrépide, elles peuvent mener loin : l’Éthique de Spinoza en est la preuve.

Le jugement de Leibniz, sauf sa partialité connue contre Descartes, mérite donc de devenir historique.

On peut appliquer à la philosophie tombant des mains de Descartes dans celles de Spinoza, ce que disait un auteur de la chirurgie de son temps. « Delapsa est in manibus mechanicorum inter quos primus Rogerus. » Elle est tombée dans les mains des mécaniciens dont le chef est Spinoza.

Le Spinozisme est la fausse application des principes mécaniques ou de la physique cartésienne à la morale.

La Monadologie, au contraire, est la réaction puissante de la métaphysique contre la physique et le mécanisme de Descartes, outrés par Spinoza. C’est la pensée qu’on opprime et qui se venge sur l’étendue.

Cette conclusion générale en renferme bien d’autres. Il suffira de rappeler les principales et de les classer en deux ordres, suivant qu’elles se rapportent à Spinoza ou à Leibniz.

1o Dans la première partie de l’Éthique, Spinoza cherche à démontrer l’unité de substance, d’où suit l’impossibilité de la création.

Il reconnaît en Dieu deux attributs : la pensée et l’étendue. Mais, en vertu de la nature de la substance, il est forcé de les identifier tous deux, bien qu’hétérogènes.

Son Dieu pense sans comprendre et agit sans vouloir, en vertu de l’indétermination de sa nature. Il n’a donc ni volonté, ni intelligence, ni bonté, ni sagesse.

Conséquent à cette doctrine, Spinoza déduit le monde de la nécessité et écarte les idées du beau, du bien, de l’ordre et de l’harmonie de cette déduction fatale.

2o Dans la seconde partie de l’Éthique et suivantes :

Spinoza, après avoir déduit le monde, en règle ainsi le mécanisme :

Il n’y a qu’une substance unique des âmes qui sous des formes infiniment variées souffre ou agit dans l’humanité : voilà l’unité de substance, base de la morale.

Il n’y a qu’une substance unique des corps dont tous les phénomènes de la nature ne sont que des combinaisons et des états différens : voilà l’unité de substance, base de la physique.

En vertu de ce principe, Spinoza identifie l’esprit et le corps comme il avait identifié la pensée et l’étendue.

Il supprime de fait les individus dont il avait d’abord supprimé les notions.

Il confond les espèces, dont il ne reconnaît ni les ordres particuliers, ni les différences.

Il se trompe sur les lois du mouvement, qui ne s’expliquent pas sans les causes finales.

Il met l’infini actuel dans la nature, et revient à la doctrine stoïcienne de l’âme du monde.

À ces erreurs si graves dans l’ordre de la logique, répondent des erreurs analogues en morale.

Spinoza supprime les individus, par là il arrive à nier l’identité de la personne humaine, et ne lui laisse qu’une immortalité dérisoire.

Il confond les espèces, et en même temps il est amené à nier les idées d’ordre, d’harmonie, de connexion graduelle, à détruire la morale elle-même.

Ses erreurs, sur les lois du mouvement, régulatrices de l’univers matériel, se reproduisent dans le monde intellectuel et moral, en vertu de la fausse application qu’il en fait aux esprits.

Il réduit le bien et le mal à n’être que des rapports analogues à ceux du mouvement au repos.

Il ramène toutes les passions à une seule idée, comme tous les métaux à un type commun.

Le résultat de sa physique, en partant de la matière homogène propre à tout, est de nier l’activité des corps.

Le résultat de sa morale, en partant de la pensée universelle, indifférente à tout, est de nier l’activité des âmes.

La caractéristique de l’ensemble est le naturalisme, ou fausse application de la physique à la morale.

Quant à Leibniz :

1o En Théodicée, il reproche à Spinoza de n’avoir pas suffisamment défini la substance, et de n’avoir fait que des essais pitoyables ou inintelligibles de démonstrations pour en prouver l’unité.

Il montre, par de savantes analyses, que Dieu ne renfermant pas l’étendue, on ne doit pas chercher l’origine des choses dans la matière ou étendue.

Il rétablit contre Spinoza l’intelligence et la volonté de Dieu ; il montre sa sagesse et sa bonté dans l’ordre même de la création ou plan du monde, nié et méconnu par ce dernier.

2o Dans l’ordre la création :

Il maintient la distinction de l’esprit et du corps, comme il avait maintenu celle de la pensée et de l’étendue, il fait ressortir la supériorité de la première.

Il rétablit la réalité des êtres en la rattachant à l’idée ontologique de la monade ou substance simple, douée d’activité propre.

Il nous montre ainsi dans les notions individuelles distinctes des notions spécifiques, tout un monde inconnu à Spinoza, sans connexion nécessaire avec Dieu, mais capable d’être le support de tous les accidens, et le fondement de tous les phénomènes, et exprimant à sa manière la substance infinie.

Il prend le grand exemple des lois du mouvement pour montrer l’utilité des causes finales bannies par Spinoza, et l’impossibilité de rien expliquer par l’étendue seule.

Il n’admet qu’un seul infini réel, à savoir Dieu, et ne voit dans les différens ordres d’infinis relatifs constatés dans la nature que des raisons idéales sans réalité dans les choses.

En morale, il s’efforce toujours de relier à l’idée ontologique de la monade l’indépendance et la liberté individuelle.

En physique, il réagit avec force contre la matière homogène et l’étendue pure, et il rattache le mouvement et la vie des créatures à l’indivisibilité, et à l’indestructibilité des formes substantielles éliminées par Descartes et Spinoza.

La caractéristique de sa théorie de la substance est la force faisant effort pour agir.

Les ressemblances entrevues entre deux systèmes, dont l’un a pour but unique de renverser l’autre, tombent devant ces conclusions précises.

Ni les fulgurations du Dieu de Leibniz ne sont identiques aux modifications de la substance de Spinoza.

Ni l’orientation des monades se tournant vers leur pôle dans la doctrine Leibnitienne n’est l’équivalent de la liberté pétrifiée du Spinozisme.

Ni l’automate de Leibniz doué d’intelligence et de spontanéité, n’est comparable à celui de Spinoza[41].

L’harmonie préétablie elle-même, nous l’avons vu, bien qu’inadmissible, s’efforce de maintenir deux règnes que confond Spinoza.

Enfin, de l’optimisme au fatalisme, il y a tout l’abime qui sépare un Dieu libre dans son choix, réalisant des possibles, d’un Dieu fatal, produisant le nécessaire.

Les deux mondes imaginés par ces deux hommes reproduisent, comme deux miroirs, l’expression si diverse du Dieu qu’ils enseignent.

Il resterait à poursuivre dans la religion les applications si diverses de leurs doctrines, et à montrer les rapports de leur philosophie avec la théologie. On verrait Spinoza, proclamant le divorce des deux sciences, éconduire l’une avec ces honneurs dérisoires que l’on rend à ceux que l’on enterre[42]. Leibniz, au contraire, relevant avec respect les destinées de la théologie, montrer ses conformités éclatantes avec la philosophie, et conclure sa réfutation en ces termes :

« La philosophie et la théologie sont deux vérités qui s’accordent : le vrai ne peut être ennemi du vrai, et si la théologie contredisait la vraie philosophie, elle serait fausse. On dit que plus grand sera le désaccord de la philosophie et de la théologie, d’autant moindre sera le danger que la théologie soit suspecte. C’est tout le contraire. En vertu de l’accord du vrai avec le vrai, sera suspecte toute théologie qui contredit la raison. »

« Voyez les philosophes averroïstes du XVIe siècle, qui prétendaient qu’il y a deux vérités. Ils sont tombés il y a long-temps. Ils ont soulevé contre eux les philosophes chrétiens, toujours là pour montrer l’accord de la philosophie et de la théologie. »






NOTICE

SUR LE

DE RECONDITA

HEBRÆORUM PHILOSOPHIA

De WACHTER.



La bibliothèque de Hanover, dont le directeur, a bien voulu faciliter mes recherches, possède dans ses archives un manuscrit de Leibniz, intitulé : Animadversiones ad Joh. Georg. Wachteri librum de recondita Hebræorum philosophia.

Cette critique inédite, entièrement de la main de Leibniz, renferme une réfutation de Spinoza par Leibniz. On pourrait s’étonner de la trouver dans une liasse qui porte le nom de Wachter, si l’on ne savait que celui-ci, philosophe et théologien, très accusé dans son temps de Spinozisme et assez versé dans la Kabbale, a justement entrepris de comparer la Kabbale et Spinoza, et d’en démontrer les ressemblances dans un livre intitulé : De Recondita Hebræorum philosophia ou Elucidarius Kabbalisticus.

Le livre de Wachter a pour but, comme le titre l’indique, de dévoiler la philosophie secrète des Hébreux, et surtout de déterminer la part de légitime influence que peut revendiquer la Kabbale sur le plus douteux de ses adeptes, Benedict de Spinoza.

Si l’on en croit Wachter, cette part est immense. La Kabbale portait déjà dans ses flancs tout le panthéisme de Spinoza.

L’auteur d’un livre estimé sur la Kabbale, M. Frank, a déjà fait ressortir l’invraisemblance de ce mythe imaginé par Wachter, et d’après lequel l’ennemi de la tradition n’aurait fait que suivre la philosophie traditionnelle des auteurs de sa nation. Suivant M. Frank, l’influence prépondérante du Cartésianisme a effacé toutes les traces kabbalistiques, et suffit à tout expliquer.

Leibniz me paraît prendre un milieu entre ces deux opinions si nettement tranchées. Après avoir, dans sa lettre à l’abbé Nicaise, de 1697, parlé des semences de Cartésianisme cultivées par Spinoza ; plus tard, et mieux informé, il ne peut s’empêcher de reconnaître dans sa Théodicée, que Spinoza était versé dans la Kabbale des auteurs de sa nation, et il le mêle à une tradition toute kabbalistique que Spinoza, en effet, paraît avoir suivie.

Je pencherais en faveur de l’opinion de Leibniz. L’œuvre de Spinoza, sous une apparence de rigueur scientifique, est loin d’être une œuvre homogène. Sa Théodicée porte partout le souvenir de rêveries embarrassées sur Dieu et la production du monde, dont la physique cartésienne n’a pu le dégager complétement. Et l’on conçoit fort bien que cet accouplement du Cartésianisme et de la Kabbale dans un cerveau vigoureux, mais difforme, ait produit l’Éthique.

Qu’il me soit permis, en terminant cette courte notice, de rendre un hommage mérité au gouvernement de Hanover qui, révérant dans Leibniz le maître de Sophie Charlotte, et le conseiller d’Ernest Auguste, entoure d’une sorte de vénération la mémoire de ce grand philosophe, et qui a élevé un monument digne de Phidias à ce digne émule de Platon.

  1. Voir ce manuscrit et la traduction à la suite de ce Mémoire.
  2. Voir Leibniz. Ed. Erdmann, p. 179.
  3. Voir Schol. de la Prop. XV et Lettre 72, où il avoue qu’il n’a pas encore pu mettre en ordre ses pensées sur ce sujet, et cela en 1676, une année avant sa mort.
  4. Nous nous réservons de revenir sur cette opinion de Leibniz, que paraissent contredire les résultats acquis de la science. Nous insistons seulement sur un point : c’est qu’elle contredit certainement l’opinion de Spinoza.
  5. Voir sa Lettre XIX.
  6. Malgré le Schol. de la Prop. X, cet axiome que Spinoza paraît désavouer lui appartient en propre ; car après l’avoir rejeté en commençant il revient en finissant. Voir Prop. X, p. 2.
  7. Sans doute Spinoza connaissait la distinction entre le général et le particulier. Il l’énonce dans ses Lettres, mais il l'a méconnue dans le Scholie de la Prop. XV, et généralement dans toute l’Éthique ; et Leibniz a bien raison de la rétablir contre lui.
  8. Voir pour Wachter la Notice qui précède le manuscrit de Leibniz.
  9. Voir Schol. de la Prop. XL.
  10. Cogitationis nomine intelligo illa omnia quæ nobis consciis in nobis sunt, quatenus eorum in nobis conscientia est. Voir aussi les Lettres 27 et 41 de Spin.
  11. Voir Schol. 1 de la Prop XXXIII et l’appendice de la première partie.
  12. Lettres à Arnauld. Existentia, est essentia rerum extra Deum. L’existence de l’homme n'est pas une idée, mais un fait.
  13. Dans le Spinozisme, il n’y a pas de substance individuelles, parce qu’il n’y a pas d’individus véritables, et qu’il ne saurait y avoir de principe d’individuation. Pour Spinoza, l’individu n’est qu’une certaine union des parties, et non pas le fondement des accidens de la substance. Or, les parties sont divisibles, partageables, corruptibles. Donc, il n’y a pas de véritable individualité dans le corps. Quant à la figure, ce n’est pas davantage un principe d’individuation dans le Spinozisme : car il en fait une négation pure, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de plus contraire à la définition de la substance.
  14. Nous n’avons à nous occuper ici de la Monadologie que dans la mesure où Leibniz l’oppose à Spinoza. On peut voir à ce sujet les lettres à l’abbé Bourgnet. On sait que Gœthe, d’abord admirateur passionné de l’Éthique, avait fini par se convertir à la Monadologie, exemple illustre de l’attrait et de l’empire exercé par le spiritualisme de Leibniz sur un des plus grands esprits du XIXe siècle, d’abord fasciné par le panthéisme.
  15. Le système de l’harmonie préétablie a été comparé, en Allemagne, par Mendelssohn et Jacobi ; en France, par le seul éditeur et traducteur complet des œuvres de Spinoza, avec le système imaginé par ce dernier pour rendre compte de l’accord et de l’ensemble des êtres. Je réclame avec Lessing contre ce rapprochement forcé.
  16. Prop. XI, p. 3.
  17. Voir Spinoza, trad. française, partie 2, Schol. du lemme VII.
  18. Coroll. Prop.  XI et Prop. XII, XIII, p. 2.
  19. Théodicée, 3e p. p. 376.
  20. Nous avons retrouvé cette note de la main de Leibniz parmi des papiers où on ne s’attendrait guère à la rencontrer. Elle est inédite, ainsi que le manuscrit que nous publions à la suite de ce mémoire.
  21. Voir Lettres LXIII et LXIV.
  22. V. Sch. Prop. XV, p. 1, et Lett. 25 sur l’infini.
  23. Dut. II, p. 150.
  24. Dut. II, p. 45.
  25. Lettre XV, p. 441.
  26. Éth. I, Prop. XXXII, Coroll. La volonté et l’intelligence sont dans le même rapport avec la nature de Dieu que le mouvement et le repos. Cf. p. 5, Prop. XXXIX.
  27. Prop. XLVIII et XLIX, p. 2.
  28. P. 3, Prop. VII, VIII et IX. Voir aussi p. 1, Prop. XXXI et XXXII, et p. 2, Prop. XLVIII, XLIX.
  29. Éth. Déf. II et Prop. I, p. 3.
  30. Tract. polit. C. II, p. 271.
  31. De Emend. Intel., p. 361.
  32. De Emend. Intel., p. 383.
  33. Voir p. 3, Prop. VI, VII, VIII, et surtout la Proposition XI.
  34. Eth. IV, Præf. p. 162.
  35. Si Dieu n’existait pas, la pensée pourrait concevoir plus que la nature ne sautait fournir. (De Intell. Emend. 431), et (dans la Lettre 45) : que la puissance de penser ne se porte pas à penser avec plus de force que la puissance de la nature ne se porte à exister et à agir, c’est un axiome très clair et très vrai, d’où suit très réellement l’existence de Dieu comme produit de son idée.
  36. Préf. de la 3e partie. Trad. fr.
  37. Personne n’a déterminé ce dont le corps est capable, dit Spinoza Eth., p. 3, Sch. Prop II. Et il ne faut pas s’en étonner, puisque personne encore n’a connu assez profondément l’économie du corps humain pour être en état d’en expliquer toutes les fonctions : je ne parle pas de ces merveilles qu’on observe dans les animaux et qui surpassent de beaucoup la sagacité des hommes, ni de ces actions des somnambule qui s’ils n’oseraient répéter dans la veille. Trad. fr.
  38. Intellectus sibi facit instrumenta vi nativâ.
  39. Eth., p. 2, Prop. XIII, Lemma 7, Schol. Ep. 66, p. 593.
  40. Ep. I, 38, p. 86, Physicæ hæ veritates fundamentum, altissimæ et perfectissimæ Ethicæ.
  41. Ces mots d’automate spirituel qui se rencontrent chez Leibniz se retrouvent chez Spinoza ; ils viennent de Dcscarles. (De Passionibus, art. 16.). On aurait dû s’en souvenir avant d’ajouter un chapitre de plus aux étonnans rapports de Leibniz avec Spinoza. Leibniz et Spinoza empruntent tous deux à Descartes son idée de l’homme-machine, de l’homme-automate ; seulement Spinoza ne la reçoit sans doute que de seconde main et par la filière des Cartésiens de Hollande ; comme il ne sait pas le grec, il emploie le mot de confiance sans lui demander d’où il vient, ni ce qu’il veut dire, et il le défigure. MM. Paulus, Gfrœrer et Saisset ont cru que le texte du de Emendat. intellectus, où il se trouve, portait automatum spirituale. Leibniz, plus exact que les éditeurs mêmes, restitue la vraie leçon du texte original, celle de l’édition princeps de 1677, faite d’après les manuscrits de Spinoza qui porte en toutes lettres, p. 384, le barbarisme étrange automa pour automatum. Il a voulu dire automate, reprend Leibniz, qui lui vient en aide. Toujours est-il qu’il a écrit : automa. Ce qui est absurde et prouve à quel point la pensée et l’expression de Descartes, le fond comme la forme, pouvaient s’altérer en passant par le canal d’un juif hollandais. (Voir le manuscrit, p. 61 )
  42. Entre la Théologie et la Philosophie, il n’y a aucun commerce, aucune affinité. Tract. Theol. Pol. praef., p. 150, Paul. 14, p. 165.