L’Amphisbène/Épilogue

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Société du Mercure de France (p. 367-372).

ÉPILOGUE



Ce n’est pas mon amant, Julien Delbray, qui écrit ceci sur le gros cahier que lui a donné le relieur Siennois, Pompeo Neroli, c’est moi, Laure de Lérins, sa maîtresse.

Le sympathique valet de chambre Marcellin vient d’entrer, apportant le thé. Il a posé élégamment le plateau sur une petite table auprès du divan et il a mis deux bonnes bûches dans le feu. Avant de se retirer, il m’a adressé un coup d’œil bienveillant, puis il est sorti sur la pointe des pieds. Les deux bûches bien sèches se sont allumées en jolies flammes. La théière fait un gentil ronron. La lumière des lampes est douce et voilée. Il fait tiède et bon autour de moi. Je suis bien. J’ai enlevé mon chapeau et mon complet tailleur que j’ai remplacé par une robe de chambre ample et aisée. J’ai ôté mes bottines et j’ai glissé mes pieds dans de petites mules recourbées en cuir vert, pareilles à celles que je portais sur l’Amphisbène, et me voici prête à attendre que Julien veuille bien me faire l’honneur de rentrer. Il a été obligé à deux visites indispensables, l’une chez Jacques de Bergy, l’autre chez M. Feller. En revenant, il doit prendre des nouvelles d’Antoine Hurtin, qui est de nouveau assez malade. Peut-être tentera-t-il de dire un mot, en passant, au docteur Tullier, dont c’est le jour de consultation.

C’est aussi une espèce de consultation que Julien doit donner à Jacques de Bergy et à M. Feller. Pour la première fois de sa vie, Jacques de Bergy est vraiment amoureux, mais, cette fois, il ne s’agit plus d’une « indépendante ». La chose est infiniment plus sérieuse et ne finira pas par une fugue de six semaines vers la Côte d’Azur. Non, Bergy ne pense plus guère à appliquer ses théories sur l’amour. Il aime, et il aime une jeune fille, et cette jeune fille est Mlle  Germaine Tullier, la charmante nièce du docteur. Bergy en est fort épris et le voilà devenu, du coup, timide comme un collégien. Le docteur l’épouvante, et c’est Julien qui s’est chargé de faire les ouvertures d’usage. Quant à M. Feller, son cas est plus curieux encore. Lui aussi veut épouser, mais son choix s’est porté sur une petite modiste du quartier de l’Odéon, qui habite une chambre dans la maison de la rue de Condé. M. Feller a fait sa connaissance dans l’escalier. Il pourrait être son grand-père, mais il n’en a pas moins offert à Mlle  Lucile Lupin, — c’est le nom de l’héroïne de ce roman comique, — de devenir, pour de bon, Mme  Feller. La raison qu’il donne de l’insigne folie qu’il veut commettre est que Mlle  Lucile Lupin, quoique née rue des Quatre-Vents, ressemble traits pour traits à une dame polonaise, une certaine comtesse Janeska, de qui Feller fut fort amoureux en sa lointaine jeunesse.

J’avoue que la toquade de ce vieux fou de Feller m’est plutôt sympathique. Qui n’a pas, dans son existence, fait quelque folie, et moi-même n’ai-je pas été sur le point de commettre la plus irréparable ? N’étais-je pas folle, quand j’ai quitté l’Amphisbène et que j’ai écrit à mon pauvre Julien la méchante lettre que nous avons déchirée, l’autre jour ? Cependant, en accomplissant ce dangereux coup de tête, je croyais agir avec la plus irréprochable sagesse. Bien plus, j’étais fière de la décision que j’avais prise et je n’étais pas loin de me considérer comme une héroïne. J’éprouvais une sorte d’allégresse stupide, à la pensée que je venais de sacrifier mon bonheur à l’amour.

Ce fut dans ce sentiment que, de Marseille, où m’avait débarquée l’Isly, je revins à Paris. Ce fut dans la même persuasion que j’allai passer le mois d’août au château de Mme  de Glockenstein et qu’en septembre je m’arrêtai à Meudon, chez les Grinderel. Vers la fin de mon séjour chez eux, je reçus une lettre de Madeleine de Jersainville, qui me rappelait ma promesse de lui rendre visite aux Guérets. J’y retrouvai avec plaisir ma belle amie. Elle était toujours la même et me paraissait décidément une créature inférieure. Quelle singulière idée elle se faisait donc de l’amour ! Quoi, elle n’y voyait rien d’autre que le plaisir d’aller se dévêtir chez un monsieur plus ou moins quelconque !

Ces réflexions m’occupaient, et la vie, aux Guérêts, passait monotone et douce. Pas une fois, Madeleine ne me parla de Julien. Elle avait sans doute complètement oublié son échec de la rue de la Baume. De mon côté, je m’abstins de prononcer le nom de M. Delbray. Pourtant il m’arrivait parfois de penser à lui. Souvent, quand je me promenais seule dans la forêt d’Amboise et que mon pied foulait les premières feuilles mortes, il me semblait entendre un pas derrière le mien. Un jour que j’étais montée à la pagode de Chanteloup, et que, d’étage en étage, j’étais arrivée au haut de ce bizarre bibelot, j’éprouvai une sourde tentation d’enjamber la mince balustrade et de me laisser tomber en bas. Ce soir-là, je demandai à Jersainville de m’accorder l’hospitalité de son boudoir à opium. Étendue sur l’ottomane, en regardant vaguement les gentils chinois et les bons turcs qui, en compagnie des singes-médecins, décorent la pièce, j’aspirai longuement dans le boudoir consolateur la fumée d’oubli.

De retour à Paris, il me fallut bien aller voir Mme  Bruvannes, sous peine d’ingratitude. Mme  Bruvannes me témoigna grand plaisir de ma visite. J’appris d’elle que Julien avait passé la fin de l’été et l’automne à Clessy-le-Grandval, chez sa mère. Mme  Delbray avait écrit récemment à Mme  Bruvannes que son fils ne tarderait pas à la quitter. Quelques jours après, les Jersainville annoncèrent leur arrivée.

Je revois encore Madeleine — il y a juste quinze jours aujourd’hui — entrant dans mon petit salon. C’était une après-midi de soleil, mais comme il commençait à faire froid, elle était vêtue d’un grand manteau de loutre. Elle s’est assise auprès du feu et elle a tendu ses fines semelles à la flamme. Nous avons causé de choses et d’autres, puis tout à coup elle m’a dit en riant :

— Tu sais, ton monsieur Delbray, eh bien, il s’est joliment apprivoisé !

Je fis un involontaire mouvement de surprise. Elle continua :

— Mais, oui, ma chère, je l’ai rencontré au Bois, ce matin. Nous nous sommes promenés ensemble et il a été fort gentil avec moi, si gentil que nous avons rendez-vous pour demain cinq heures.

Elle baissa ses beaux yeux et soupira :

— Que veux-tu, il me plaît, décidément, ce garçon, et puis, je ne suis pas rancunière…

Lorsque Madeleine a été partie, je suis restée longtemps à regarder le feu.

Les bûches brûlantes mêlaient leurs flammes serpentines qui s’enlaçaient, s’étreignaient, se séparaient, reculaient pour se reprendre. Alors, j’ai songé à l’amphisbène qui était brodé sur le pavillon du yacht, j’ai songé à Julien, j’ai songé à moi-même et longtemps, la tête entre mes mains, j’ai pleuré.

Le lendemain, à quatre heures, j’ai fait arrêter mon fiacre, devant l’Église Saint-Philippe du Roule. J’ai gagné la rue de la Baume. J’ai passé devant le concierge, sans qu’il m’interrogeât. J’avais une voilette épaisse. Dans l’escalier, je l’ai enlevée. Mon cœur battait si fort que je pouvais à peine monter les marches. Devant la porte, je me suis adossée à la muraille pour essayer de respirer. Puis j’ai approché mon doigt du bouton de la sonnette. J’ai entendu des pas. La porte s’est entr’ouverte. C’était Julien. En me voyant, il est devenu très pâle. Déjà ma bouche était sur la sienne. Puis j’ai fermé les yeux. Quand je les ai rouverts, j’étais étendue sur le divan. Julien était agenouillé près de moi.

La pendule a tinté cinq heures. À peine avait-elle fini de sonner que le timbre de la porte a retenti. Julien a fait un mouvement de contrariété. Je lui ai dit à l’oreille :

— Elle est exacte.

Il m’a regardé avec surprise. Alors j’ai ri.

Le timbre a retenti plusieurs fois, puis le silence s’est rétabli. Nous avons entendu dans la rue, en bas, le ronflement d’une auto.

Je l’aime....