La Double Maîtresse/Deuxième partie

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Société du Mercure de France (p. 171-270).

DEUXIÈME PARTIE


UN SOUPER AVEC L’ABBÉ HUBERTET

I


M. Laverdon était un homme important. On s’accordait à lui reconnaître de la mine, de la tournure et même du raisonnement, car il accommodait quelques-unes des meilleures têtes de Paris. Il ressentait vivement l’honneur qu’elles lui faisaient en passant par ses mains, qu’il avait belles et dont il prenait grand soin, disant qu’elles étaient l’outil même de son métier. Son mérite lui valait une clientèle illustre et considérable. Il se targuait de connaître les hommes et se prétendait philosophe. On lui en cédait la prétention, car personne ne savait mieux que lui disposer avantageusement une perruque, la boucler, la friser ou la rouler. S’il prenait quelque vanité de son adresse, il en tirait encore davantage de l’emploi qu’il lui avait été donné d’en faire ; et il énumérait avec complaisance les plus notables coiffures de sa longue carrière.

Entre elles, il en distinguait quelques-unes de particulièrement considérables et qui, selon son expression, importaient au salut de l’État. C’est ainsi qu’il rappelait volontiers qu’il avait eu l’honneur de coiffer de tout temps M. le maréchal de Bonfort dont les défaites célèbres assurèrent le rang et établirent la renommée, et que M. le chancelier de Valbin n’aurait point voulu laisser à personne autre le soin de l’accommoder aux jours de cérémonie. Comme tous les bavards, M. Laverdon avait son anecdote de prédilection. Elle touchait à M. le duc de Tardenois qui l’avait fait appeler un matin et qui fut ministre le soir, dura sept ans, jusqu’à la lettre de cachet qui l’exila en ses terres pour où partant il fit attendre son carrosse, malgré l’ordre pressant du roi, tant que Laverdon n’eut point fini de le poudrer et de le mettre à point.

Si M. Laverdon prenait vanité de ces hautes circonstances, il en était de moins publiques dont il se souvenait volontiers, et son peigne, pour avoir été au service de l’histoire, n’en restait pas moins au service de l’amour.

Il prisait sa clientèle d’hommes à la mode. Leurs bonnes fortunes le rendaient fier. Il les suivait d’un regard ému et s’en tenait fort au courant.

C’est en cette galante compagnie qu’il rangeait le jeune M. de Portebize. « Je ne crois pas qu’il aille bien haut dans la gloire », disait-il, « mais il ira loin dans l’amour » ; aussi mettait-il grand soin à le contenter, encore qu’il fût récent à la ville, sans aucune aventure marquée qui l’eût pu mettre en valeur, mais il augurait bien de lui, le jugeant jeune, bien tourné et passablement riche.

Si M. Laverdon aimait l’argent chez les autres, il ne le dédaignait pas pour lui. À l’aise, et tout en demeurant à son rang, il entendait le bien tenir. Il s’habillait avec recherche et décence et portait au petit doigt un solitaire de fort bonne taille.

C’était dans ce costume que M. Laverdon se tenait debout, ce jour-là, au dossier du fauteuil où François de Portebize était assis, en peignoir, à sa toilette. M. Laverdon tournait autour de lui, ajustait une boucle, clignait de l’œil ; puis il recula de trois pas. Il ne restait plus qu’à poudrer.

Laverdon y excellait. Certes ses perruques étaient bonnes et du meilleur goût, mais sa poudre surtout était incomparable. On reconnaissait un homme poudré par Laverdon à je ne sais quoi de discret et d’audacieux, de subtil et de hardi, d’improvisé et de définitif.

M. de Portebize se tenait le visage caché dans un long cornet de carton. Il attendait. M. Laverdon rôdait à pas furtifs, sa boîte à la main, la houppe levée.

Ce fut d’abord un voltigement impalpable. La perruque blonde blanchit légèrement. Laverdon allait et venait, tantôt avec de grands gestes, tantôt avec de petits mouvements. Ses escarpins craquaient. Un nuage blanc s’épaississait peu à peu, odorant et mobile ; la grosse houppe y produisait des tourbillons.

Lentement, délicatement, la nuée en suspens retombait et finit par se dissiper dans un silence sans lequel M. Laverdon eût craint sans doute de troubler cette magique opération. Puis, sur la pointe des pieds, il alla vers la toilette, y prit un petit miroir dont il essuya du coude la glace saupoudrée et, mystérieusement et à voix basse, dit un mot à l’oreille de M. de Portebize qui, le nez hors du carton, se leva et laissa tomber son peignoir, tandis que M. Laverdon, après avoir salué, s’esquivait, l’air encore tout pénétré du prodige qu’il venait d’accomplir.

François de Portebize restait toujours debout, le miroir à la main, et s’y regardait avec complaisance. Son visage soigneusement rasé lui parut agréable par sa peau fraîche et son teint vif. Il le jugea digne de plaire aussi bien aux autres qu’à lui-même, d’autant plus que son habit était du bon faiseur et sa coiffure réussie. Depuis son arrivée à Paris, il se sentait parfaitement heureux.

Sa mère avait refusé de l’y suivre et de quitter la solitude de Bas-le-Pré. Elle alléguait ses habitudes d’une vie rustique et tranquille ; de même, elle repoussa l’offre d’habiter Pont-aux-Belles où elle eût trouvé, en même temps qu’un séjour propre à ses goûts, des commodités de toutes sortes, tant en appartements qu’en jardins, que son fils proposait de faire remettre en état si elle voulait leur faire l’honneur d’en user à sa convenance. Il était encore tout plein de sa visite d’héritier à Pont-aux-Belles d’où il était venu droit à Bas-le-Pré et ne cessait de vanter à sa mère les avantages et les agréments du lieu, quand elle l’interrompit dans sa louange.

— « Ne me parlez pas de cet endroit, Monsieur, lui dit-elle ; je le connais d’avant que vous soyez né et ne me sens aucun désir de le revoir, même vide des sots qui l’habitaient. Votre grand-oncle Nicolas était du nombre et sa sotte mère aussi. Leur souvenir m’en gâterait le séjour et je reverrais toujours le spectre de cette vieille dévote et la mine de son jeannot de fils. Je me demande encore ce que pouvait bien lui avoir appris son précepteur, une sorte de gros abbé qui était là quand j’y vins petite et qui s’appelait, je crois, Hubertet. Il s’est, dit-on, par la suite, acquis quelque réputation dans les sciences.

« Mais tout cela date de bien loin, Monsieur », avait ajouté Mme  de Portebize en posant sur son assiette l’aile d’une volaille que servait sur un grand plat Jean, le petit laquais, dont les doigts rouges se cramponnaient au rebord de la faïence.

M. de Portebize avait bien essayé de revenir sur le compte de M. de Galandot, mais sa mère y avait coupé court :

— « Laissons cela, Monsieur, et laissez-moi vous dire que votre oncle ne m’intéresse point et que nous en savons la seule chose qui nous puisse importer, puisqu’elle vous concerne. Il a fait, en mourant, ce qu’il pouvait faire de mieux, puisque sa mort fait de vous un seigneur d’importance. Et il me semble même, puisque nous en sommes là, que vous tardez bien à jouir de votre nouvelle fortune, car vous ne pensez pas employer les loisirs qu’elle vous donne à tenir compagnie à une vieille femme de province qui vit à la paysanne du produit de sa terre et du fruit de son jardin, non plus qu’à vous casser la tête au sujet d’un bonhomme que vous n’avez jamais vu. Vraiment, mon fils, vous vous embarrassez là de soins inutiles. Pour ce qui m’en regarde, je vous tiens quitte. Mais reprenez de cette volaille. Elle est cuite à point et le petit laquais vous la va repasser pendant qu’elle fume encore. Elle vient d’une de vos fermes ; c’est là que je l’ai fait prendre, car les miennes n’en nourrissent pas de pareilles et les domaines qui vous échoient de M. de Galandot valent mieux que ceux dont vous hériterez jamais de moi. »

L’oncle Galandot laissait en effet de fort bonnes terres, mais moins d’écus comptants qu’on y eût pu compter. M. Lobin, successeur de Me  Le Vasseur, en avait averti M. de Portebize, quand celui-ci le vint voir au sujet de la succession de son oncle. Le notaire lui apprit que M. de Galandot, après de longues années d’économie et une épargne considérable, l’avait presque entièrement dissipée sur la fin de sa vie en sommes à lui payées à Rome entre les mains d’un M. Dalfi, banquier. Malgré ces brèches, la cassette contenait encore de beaux deniers et la source en restait intacte. François se fournit du nécessaire, prit congé de sa mère et fit route vers Paris où il débarqua, le cœur léger et les poches pleines.

Son premier soin fut d’acheter une maison. Il la choisit rue des Bons-Enfants, proche le Palais-Royal, commode et point trop grande. Il en meubla l’intérieur de bons meubles, l’écurie de bons chevaux et la remise de bons carrosses. Son cocher fut gros et robuste, adroit à bien conduire et à éviter les embarras et les bourbiers. Ses deux laquais savaient leur métier. L’un se nommait Basque, l’autre Bourgogne, quoi qu’ils fussent l’un Picard et l’autre Auvergnat. Ils portaient bien la livrée et en montraient les vices ordinaires qui sont la platitude et la friponnerie, la sournoiserie et l’arrogance.

En cet équipage, M. de Portebize battait Paris à son gré, du cours aux boulevards et partout où il lui plaisait d’aller.

Il dormait tard dans un lit moelleux, étonné de ne plus entendre la cloche qui, au dortoir du collège de Navarre, le réveillait dès l’aube, ni la boute-selle qui, au régiment, le mettait debout à l’aurore, les pieds aux étriers, la bride en main, en compagnie de ses amis MM. de Créange et d’Oriocourt.

Tout lui semblait à souhait. D’ailleurs Paris, ce jour-là, était clair et pimpant. Un froid assez vif achevait de sécher la boue. Le soleil brillait. Les rues étaient animées. Il regardait, par les vitres givrées des portières, les carrosses qui croisaient le sien. Il apercevait des hommes élégants et des femmes parées. La disposition de sa journée lui paraissait particulièrement heureuse. Divers achats la devaient occuper. Il imaginait déjà les sourires engageants des jolies vendeuses. Ensuite il se rendrait chez Mme  la comtesse de Gurcy qui prétendait avoir des bontés pour lui.

Mme  de Gurcy demeurait rue des Filles-Saint-Thomas-du-Louvre. Il rencontrerait sans doute chez elle son amie Mme  de Meilhenc qui lui plaisait davantage et à qui il plaisait également, car on s’occupait beaucoup du cœur de M. de Portebize. Il se voyait l’enjeu de coquettes rivales et, sentant sa valeur de nouveau venu, il se marchandait fort et entendait bien ne débuter qu’avec un éclat que Mme  de Gurcy n’était pas plus en état de lui offrir que Mme  de Meilhenc ne se trouvait en mesure de le lui donner. Du reste, il ne se hâtait point et se contentait avec des filles.

C’est à elles qu’il dut la rencontre du chevalier de Gurcy et ce fut chez elles que les deux jeunes gens, en se retrouvant, tombèrent aux bras l’un de l’autre. Ils ne s’étaient point revus depuis le collège et, de ce jour, ne se quittèrent plus, si bien que le chevalier n’eut de cesse qu’il eût conduit son ami chez sa mère. M. de Portebize fut de la maison et il ne tenait qu’à lui d’être de la famille. Le chevalier trouvait la chose toute naturelle et en plaisantait son ami, qui, malgré les avances marquées de Mme  de Gurcy, ne se décidait point.

Toute la compagnie qui venait chez elle remarquait le cas que faisait Mme  de Gurcy de M. de Portebize et l’usage qu’elle en eût aimé faire. Il voyait là très bonne société. Il y plaisait. On s’y rappelait sa mère, la belle Julie, et son père, le gros Portebize ; mais personne n’en vint jamais à lui parler de M. de Galandot, et il savait, par M. Lobin, que son oncle avait passé à Paris plus de dix ans de sa vie. M. de Kerbis, lui-même, ne lui en fit aucune mention, quoique le vieux gentilhomme fût une gazette vivante et tint tablettes, depuis plus de cinquante ans, de tout ce qui concernait la cour et la ville, surtout en généalogie. Sa malice savait sur le bout du doigt les origines de tout ce qui comptait au monde et ne se gênait point pour servir aux gens, à l’occasion, les alliances mesquines et les parentés gênantes. Il venait justement aujourd’hui d’en dire une bonne à M. de Valbin qui ne voyait dans sa maison que feu M. le chancelier qui l’illustra et se taisait sur le Valbin qui vendait des herbes et des seringues, il y a cent ans, au coin de la rue des Trois-Pots, à l’enseigne du Pilon-d’Or.

Le chevalier, qui goûtait peu ces entretiens, avait pris à part François, et ils liaient partie d’aller souper le jeudi suivant chez Mlle  Damberville, de l’Opéra, au lieu d’écouter le petit Valbin rouge de colère, qui ripostait à M. de Kerbis par quelque aigre propos que le bonhomme se dispensait d’entendre en faisant le sourd, selon sa coutume, ce qui lui permettait de feindre d’ignorer les bruits qui couraient presque à haute voix sur les frasques de Mme  de Kerbis dont les quarante ans grassouillets rivalisaient avec ceux, plus plantureux, de Mme  de Gurcy, en combats de minauderies auxquelles M. de Portebize s’obstinait par trop à ne point répondre. Aussi fut-ce sous leurs œillades irritées qu’il prit congé d’elles, sans attendre l’entrée de Mme  de Meilhenc qu’il rencontra justement dans l’escalier.

M. de Portebize descendit d’un pas alerte jusqu’au vestibule où il vit au cadran de l’horloge qu’il était encore de bonne heure et qu’il lui restait le temps d’aller faire visite à cet abbé Hubertet dont lui avait parlé sa mère et dont il s’était procuré l’adresse. Il la dit à Basque qui fermait la portière et remontait le marchepied. Les chevaux partirent. Le carrosse passa le Pont-Neuf et, par la rue Dauphine, s’achemina vers la rue Saint-Jacques où demeurait le savant homme.

II


M. l’abbé Hubertet, de l’Académie des Inscriptions, à Paris, et de celle des Arcades, à Rome, commençait à ressentir les atteintes de l’âge, bien qu’il eût conservé dans le sien encore beaucoup des avantages de celui qu’il n’avait plus. À soixante-dix-neuf ans il en paraissait neuf ou dix de moins. Quoique alerte et ingambe, et resté tel par le mérite d’un corps excellent et d’un appétit soutenu, il éprouvait pourtant une certaine lourdeur des membres et supportait moins aisément le poids de toute sa personne. Il trouvait parfois un peu roide à remonter la pente de sa rue et à grimper l’échelle de ses étages quand il revenait de quelque longue course à pied par la ville.

Si la pratique de la vie lui avait fourni la tête de toutes sortes d’idées sur toutes choses, et qu’il tenait en bon ordre, elle avait manqué à lui remplir les poches. Aussi ne possédait-il ni chaise, ni carrosse et il ne comptait guère, pour le mener où il voulait, que sur ses larges pieds chaussés de souliers à boucles et à semelle garnie de clous. Son pas lourd retentissait aux escaliers et se décrottait aux paillassons, car rien n’arrêtait l’abbé, ni la neige, ni la boue, ni aucune intempérie. Il restait imperturbable à la saison et, d’après elle, réchauffé ou rafraîchi par son égale bonne humeur.

Ses collègues des Inscriptions l’estimaient pour cette heureuse disposition, et les amateurs prenaient plaisir à voir dans leur cabinet sa figure s’éclairer à la vue de quelque pièce rare dont il savait vanter, mieux qu’eux-mêmes, le mérite et le prix. Il se connaissait particulièrement en médailles. Sa main semblait réjouie d’en toucher le beau métal numismatique. Il faisait bon le voir, pour en mieux apprécier le relief, pencher sa grosse tête sur sa paume ouverte et courber le dos avec respect et curiosité. Il en possédait lui-même d’assez bonnes et en grand nombre, mais le fait qu’elles lui appartinssent ne lui faisait leur attribuer aucune valeur particulière, sinon celle due strictement à leur perfection ou à leur singularité.

L’abbé Hubertet avait vieilli depuis l’époque où, de Pont-aux-Belles, il partit pour l’Italie à la suite de son évêque. Pendant que M. de la Grangère intriguait aux antichambres et aux sacristies, prêt à mener à bien les affaires du roi dès qu’il aurait assuré les siennes, l’abbé se donnait du bon temps. Il visitait Rome en tous sens. Il s’y lia avec les principaux amateurs d’antiques.

M. Hubertet put ainsi en réunir un assez bon nombre. Mais tout finit, et il fallut revenir. On partit. Rome disparut à l’horizon. M. Hubertet en emportait un grand souvenir. Elle lui apparaissait, avec ses dômes et ses clochers, au milieu de sa campagne déserte. Des voies pavées la parcourent ; de longs aqueducs la traversent de leurs enjambées de pierres, et on croit entendre le pas éternel de leur marche gigantesque et immobile.

Le retour fut morose. Il fallut subir en route les dépits et les plaintes de M. de la Grangère et de ses ambitions déçues. L’évêque garda de son échec une plaie et une aigreur d’esprit dont se ressentit cruellement son diocèse et dont lui finit par mourir.

L’abbé Hubertet, pour sa part, semblait ne point se lasser de vivre. Avec l’âge son embonpoint naturel s’accrut jusqu’à l’obésité. Ses jambes courtes travaillaient à porter son gros ventre. Son quadruple menton retombait sur son rabat ; mais, malgré sa panse et sa lippe, il n’en restait pas moins de sens clair et prompt. Il avait conservé ses habitudes laborieuses. Sa corpulence tonnelait une malice de vin vieux, une odeur de bon cru. Sa bonhomie fleurait fin.

Il devait sa graisse plutôt à une disposition de nature qu’à une existence particulièrement sédentaire. Ses longs voyages ultramontains l’habituèrent à supporter le froid et le chaud en toutes leurs intempéries.

Partout il vécut sainement et gaillardement et sans que les moustiques même entamassent la peau qui tendait ses larges joues. « Je leur pardonnais, disait-il, car ils me rappelaient assez bien ce que j’étais moi-même. Je m’y comparais volontiers et, tout en chassant de la main leur vol importun, j’en excusais l’insistance. Nous les haïssons à tort pour leurs bourdonnements et leurs piqûres. Nous attribuons une tracasserie exaspérante à ce qui n’est que la suite de leur instinct. Ils cherchent en notre sang la substance de leur vie et l’énergie ailée qui la rend heureuse, mobile et, si l’on peut dire, universelle. Ils font ce que je fais. Mon esprit bourdonne comme eux sur toute chose, y revient, la guette, l’environne, s’y obstine, s’en nourrit et promène en son vol léger sa curiosité continuelle. »

L’abbé Hubertet disait vrai. Né curieux, il le resta avec un goût toujours nouveau et toujours durable pour le spectacle des choses. Leur répétition quotidienne ne le lassait point.

Une fois son travail achevé, il descendait, d’habitude, des hauteurs de son quartier vers quelque point de la ville choisi d’avance ou qu’il laissait le plus souvent au hasard le soin de déterminer pour lui.

L’abbé Hubertet était un promeneur infatigable. Il marchait à son pas et s’arrêtait à son gré, sans aucune honte à rester planté là, pour peu que l’envie lui avait pris. Il regardait les passants et les boutiques. Toutes choses ont des rapports imprévus.

C’est ainsi que le fruitier, derrière son étalage, lui apparaissait plaisamment, comme un marchand de masques en plein vent. La mine allongée des poires n’y voisine-t-elle point avec la face joufflue des pommes ? Les coings ne portent-ils pas sur la joue un duvet de jouvenceaux ? L’aubergine a la trogne vineuse d’un vigneron. La pêche offre son fard de grande dame. La citrouille représente le Grand Turc lui-même. Les fruits grimacent, ricanent, sourient, et l’abbé se plaisait à considérer que la nature déguise en leurs nombreux visages sa figure invisible qu’ils diversifient de la leur.

Et il marchait en philosophant de la sorte à sa façon. Une grande rumeur montait de tant de bruits divers où se mêlaient le grincement des roues et le claquement des fouets, et tout ce murmure qui est comme la respiration même de la cité, et dont il aimait à se sentir un des souffles passagers.

L’abbé Hubertet aimait Paris et tout ce qui pouvait contribuer à l’embellir et à l’augmenter. Chaque maison qu’il voyait bâtir le réjouissait. Il prisait la bonne entente des échafaudages. La scie du tailleur de pierre, le rabot du menuisier, le maillet du charpentier étaient doux à ses oreilles. La truelle du maçon gâchant son plâtre lui caressait l’ouïe. Certes, il estimait les arts de la peinture et les toiles où les peintres représentent des nymphes et des dieux, mais il ne méprisait point ce que de plus humbles artisans tracent d’un pinceau naïf sur les enseignes de la rue et où ils figurent de leur mieux l’image des industries et des professions dont ils signalent à tout venant la présence et la nature.

L’abbé ne dédaignait rien. La promenade des Remparts valait à ses yeux celle de la Râpée. Il descendait la Courtille du même pas que le Cours-la-Reine et regardait l’eau couler aux fontaines, pensant que nos jours n’ont guère d’autre but qu’elle. Ils emplissent notre mémoire de leur fluide transparence et en font comme un frais bassin où nous buvons avec elle les mirages que notre vie y reflète.

Avec cela, pour rien au monde, l’abbé Hubertet n’eût manqué aucune des cérémonies qui sont les fêtes publiques de la cité. Il était au premier rang les soirs de feux d’artifice où l’on respire cette bonne odeur de poudre qui, même pacifique, flatte l’odorat populaire.

Il se mêlait volontiers à la foule, pour écouter avec soin les propos qui se tenaient autour de lui. Il en savourait la verdeur et le pittoresque et l’attrait d’y retrouver, plus crues et comme toutes neuves, les images qui commencent par courir la rue avant de chercher logis et d’acquérir état dans la langue qui plus tard les épure et les poinçonne. Il estimait ce fond fruste et trivial du langage ; aussi disait-il assez bien que l’effigie commune d’une monnaie n’empêche pas la bonté de son métal, qu’il faut prendre à la vie de toutes mains, que le gros sol du faubourg a sa vertu propre non moins que la plus fine médaille d’Agrigente et de Syracuse. De sorte que l’abbé, par principes, mêlait volontiers en ses propos le langage des écoles à celui des halles. Il eût pu dîner, selon l’occurrence, chez Lucullus ou chez Ramponneau, aux Porcherons ou à Tivoli. Quand il avait discuté doctement avec ses collègues de l’Académie quelque point de science ou d’histoire, il se plaisait, au retour, à voir charger un chariot ou démarrer un fardier et, tout en soufflant, il remontait la pente de sa rue en se remémorant une ode d’Horace ou le juron d’un ivrogne rencontré.

III


Le carrosse de M. de Portebize rabotait le pavé de la rue Saint-Jacques. Les chevaux tiraient sur les traits. La mèche du fouet touchait en voltigeant leurs croupes lisses et sensibles où l’effort tendait les muscles. Enfin les deux bêtes s’arrêtèrent et M. de Portebize descendit. La maison était de petite apparence et de façade étroite, haute avec ses trois fenêtres par étage. Une sorte de couloir humide conduisait dans une cour carrée de médiocre étendue. Au bas d’un escalier jouait une fillette déguenillée.

— « Est-ce bien ici que demeure M. l’abbé Hubertet ? » dit M. de Portebize.

La fillette ne répondait pas. Elle n’était point laide, mais ses joues fraîches et barbouillées luisaient toutes crues dans son visage. Elle fit le geste de les protéger d’une de ses mains contre un soufflet, tandis que de l’autre elle cachait une lettre derrière son dos.

À peine engagé dans l’escalier, M. de Portebize s’entendit crier :

— « M. Hubertet, c’est tout en haut à la porte peinte. »

La porte de l’appartement de M. l’abbé Hubertet présentait un aspect assez singulier. Elle était colorée en rouge brun et, au milieu du panneau, montrait, dessiné assez grossièrement, un masque antique. Sa grosse face, aux yeux en boule et au nez camard, riait, du vermillon aux joues. La grotesque figure faisait judas. On pouvoir voir du dedans par sa bouche grillée. La porte d’ailleurs était entr’ouverte. M. de Portebize, sans autre façon, donna du poing dans le nez du mascaron et se tint sur le seuil sans entrer.

On apercevait une assez vaste pièce carrée. Le carreau luisait. Des livres sur des rayons de bois garnissaient les murs de haut en bas. Une petite odeur d’oignon avertissait l’odorat que la cuisine n’était pas loin et que la nourriture du corps voisinait avec celle de l’esprit. L’appartement devait être assez resserré puisque les parfums du fourneau pénétraient jusque dans la bibliothèque. M. de Portebize fit quelques pas et se mit à regarder autour de lui.

Au bas des murs s’alignaient des fragments de vieilles pierres. On trouvait là des débris de chapiteaux où se distinguait encore la volute d’une acanthe, des morceaux de statues et d’autres restes de sculpture et, dans un coin, debout, en sa corpulence élégante, une grande urne de bronze verdâtre. M. de Portebize, de la pomme de sa canne, frappa la panse rebondie du vieux vase, il en sortit un son mélangé de cloche et de chaudron auquel M. de Portebize s’attendait à voir apparaître quelque servante bougonne ou quelque bedeau crasseux.

On venait au bruit. C’était une fort jolie personne de quinze ans, brune et vive. Un fichu se nouait à sa taille mince. Son bonnet blanc coiffait une mine spirituelle et naïve. Une courte jupe ronde laissait voir ses pieds chaussés de mules sur un bas à coins. Elle tenait à la main un médailler et un chiffon de laine. Elle fit une belle révérence à M. de Portebize.

— « Est-ce que M. l’abbé Hubertet n’est point chez lui ?

— Non, Monsieur, il est sorti, mais je ne crois pas qu’il tarde à rentrer. »

M. de Portebize la regardait, surpris de sa jeunesse et de sa beauté. « Ce diable d’abbé Hubertet, se disait-il, doit bien avoir au moins soixante-quinze ans, mais cette petite gouvernante est tout de même inattendue. L’usage les veut laides et vieilles et celle-ci n’est ni l’un ni l’autre. Point ; elle est charmante ; les plus jolis pieds du monde et des yeux à vous mettre à ses pieds. Le bon abbé a dû jadis aimer la cotte et je gage qu’il a dû enseigner de curieux principes à feu mon digne oncle Galandot. »

— « Monsieur semble contrarié de ne pas trouver au logis M. l’abbé Hubertet. Il ne le faut point. Si monsieur veut voir le cabinet, je saurai le lui montrer. »

Certes, M. de Portebize ne se sentait en venant aucune envie d’admirer des médailles rouillées, des vases peints, des colliers de bronze et tout ce qui composait le cabinet de M. Hubertet. L’abbé était riche en antiques d’assez bon choix. Ils remplissaient tout son appartement qui consistait, outre la bibliothèque, en deux autres pièces et en un réduit où couchait M. Hubertet dans un grand lit de cotonnade rouge dont le haut édredon semblait une allusion à la protubérante personne du dormeur.

M. de Portebize regardait avec distraction les objets que lui désignait la jeune fille. Elle l’intéressait beaucoup plus qu’eux. Comme il commençait à faire sombre, elle avait allumé un bougeoir dont elle les éclairait. Elle allait ainsi, familière et vive, puis courait à la porte, disant : « Ah ! j’entends le pas de M. l’abbé », pour revenir ensuite vers M. de Portebize.

— « Faites excuse, Monsieur, j’ai bien cru que c’était lui. Mais il est si lambin, le cher homme ! Une fois dehors, il va, il va… Sans compter qu’il s’arrête pour parler au premier venu. C’est comme cela, du reste, que je l’ai connu. J’étais toute petite. On m’envoyait chez la laitière. Je rapportais mon petit pot. Mais je ne revenais pas tout droit et je courais avec les polissons du quartier. Je posais mon pot à terre. C’est ainsi qu’un gros chien qui passait s’avisa une fois de boire le lait. Je n’osais plus rentrer et je pleurais sur la borne devant ma cruche vide. Je serais restée là jusqu’au jugement sans l’abbé Hubertet qui me ramena par la main chez mes parents. »

Au bout d’assez peu, M. de Portebize sut beaucoup de choses sur elle-même par Mlle  Fanchon : que l’abbé Hubertet avait fini par prendre chez lui, l’orpheline, et qu’elle y demeurait depuis six ou sept ans, son père et sa mère morts. Et M. de Portebize admirait que la petite laitière fût devenue cette agréable personne debout devant lui, qui babillait si gentiment tout en courant de temps à autre à l’escalier voir, par-dessus la rampe, si M. l’abbé ne se montrait point.

M. de Portebize se divertissait fort à tout cela et d’une idée qui le faisait sourire à la dérobée. Où pouvait bien coucher Mlle  Fanchon ? L’appartement ne contenait pas d’autre lit que celui de l’abbé et M. de Portebize ne pouvait s’imaginer décemment que la jeune fille pût en partager l’oreiller carré et l’édredon rouge avec le respectable M. Hubertet, d’autant plus qu’elle parlait de son vieux protecteur avec une simplicité toute filiale et qui ne laissait rien à penser.

— « Vous ne saurez jamais, Monsieur, combien l’abbé Hubertet fut bon pour moi. Il m’emmenait avec lui à la promenade. Quelquefois il m’oubliait bien dans la boutique d’un libraire, car il était distrait, mais il revenait bientôt m’y reprendre. Quand il me laissait à la maison, il ne manquait guère de me rapporter des cornets de dragées ou des moulins à vent en papier. Je soufflais dessus pour les faire tourner ; alors il riait de voir mes joues gonflées et il semblait s’amuser fort d’entendre les bonbons craquer sous mes dents, et, comme il se défendait quand je voulais l’embrasser avec ma bouche toute sucrée !

— Mais, Fanchon, quand vous étiez petite fille, qui donc vous passait votre robe, vous lavait le visage et vous peignait les cheveux ?

— C’était lui-même, Monsieur ; je le vois encore. Il apportait une grande cuvette d’eau avec un savon qui moussait. Je criais pour mon nez et mes yeux et je tâchais de sauver mes oreilles. Puis il prenait mes mains dans les siennes et me les frottait jusqu’à ce qu’elles fussent propres. Il me les regardait jusqu’aux ongles. C’est à lui que je dois le goût de les porter nets, quoique je n’hésite pas à décrasser les vieilles médailles et à toucher aux fourneaux, car M. Hubertet est gourmand et il est bien juste que je lui rende un peu les soins qu’il m’a donnés et que je tâche d’être serviable à ses manies et utile à ses plaisirs. »

M. de Portebize commençait à très bien connaître Mlle  Fanchon et tout le détail de sa personne. Il y avait en elle je ne sais quoi de léger, de souple et de fin. Cela formait une sorte de grâce juvénile qui fût aisément devenue voluptueuse, si un air de franchise et de naïveté n’eût répandu sur elle la charmante fraîcheur de l’innocence qui empêchait véritablement de prêter aucun faux sens à ses propos et de se demander ce qu’elle entendait au juste par les plaisirs de l’abbé.

Mlle  Fanchon, durant les absences de M. Hubertet, avait souvent répondu aux visiteurs, mais il s’en trouvait peu d’aussi bonne mine que M. de Portebize ; aussi admirait-elle fort les fines dentelles de ses manchettes et l’étoffe brillante de son habit, sans ressentir à cette vue aucun malaise et plutôt flattée de l’attention souriante que le beau gentilhomme prêtait à son minois et à ses discours.

— « Tout de même, mademoiselle Fanchon, votre abbé dut être quelque peu embarrassé de vous dans les premiers temps, car vous n’étiez pas encore grande ménagère, si j’en juge par la façon dont vous laissiez boire le lait par le gros chien ?

— Oui, Monsieur, d’autant plus que j’étais peureuse, peureuse… Le premier soir, il me coucha dans la bibliothèque. La chandelle éteinte, je restai les yeux ouverts. Les vieux livres se mirent à craquer ; les souris leur répondirent. Je les entendais trotter menu, çà et là et tout près de moi. Il y en avait une qui grignotait avec ses petites dents fines. J’aurais crié. Enfin, n’y tenant plus, je me lève pieds nus, en chemise, et je me glisse dans la chambre de M. l’abbé où je voyais de la lumière par les fentes de la porte. Il dormait dans son grand lit. Son gros souffle faisait s’abaisser et remonter le drap qui lui venait jusqu’au menton. Je me rassurai à l’écouter ronfler. Le matin, à son réveil, il me trouva blottie dans un fauteuil. J’avais les pieds glacés et, le lendemain, un gros rhume.

— Et qu’a dit l’abbé ?

— Le lendemain soir, je trouvai mon petit lit dressé dans un coin de sa chambre. Pour lui faire place, il avait déménagé ses potiches et ses vieilleries. Ah ! le bon lit, Monsieur ! Je m’y étendais en me faisant bien longue et je m’endormais aussitôt et, si je me réveillais dans la nuit, je me rendormais sans peur. Il y avait au plafond une mèche qui brûlait dans l’huile d’une lampe à trois becs. Quelquefois encore, j’avais peur tout de même ; mais il suffisait de me lever sur mon lit pour voir M. l’abbé dans le sien et être sûre qu’il était bien là sous l’édredon. Les pointes du foulard qu’il se nouait autour du front dessinaient sur le mur deux cornes d’ombre. Ah ! Monsieur, je les vois encore !

— Vous les voyez encore, mademoiselle Fanchon ?

— Ah ! Monsieur, quand j’ai eu treize ans, M. l’abbé m’a mise dans mes meubles. Jugez plutôt. »

Elle avait ouvert une porte assez bien dissimulée par la boiserie, et M. de Portebize aperçut là une jolie chambre, avec des miroirs et un lit drapé.

— « Il m’a dit : « Fanchon, te voilà grande. Tu seras là chez toi. » Et il me montra la toilette, m’ouvrit l’armoire qui contenait des robes et du linge. Il avait profité, pour aménager tout cela, d’une petite maladie qui venait de me tenir au lit une semaine et d’où je sortis grandie et formée. À partir de ce jour, je quittai mes galoches de fillette pour des souliers à talons. J’eus ma clé. M. Hubertet me traita en personne sérieuse. Sa familiarité resta paternelle et devint plus délicate. Il frappe avant d’entrer. Pourtant, le matin, quand je dors encore, il arrive quelquefois sur la pointe des pieds. Il croit que je ne le vois point et je le lui laisse croire. Il s’approche en tapinois et me regarde dormir. Il y semble prendre plaisir, Monsieur, et j’en suis aise, car n’est-il point juste que ma couette de nuit et mon visage du matin distraient ses yeux ? Je leur dois bien cela. Les deux cornes d’ombre de son foulard n’ont-elles point assez souvent rassuré mes peurs pour que ma cornette réjouisse sa vue ? Aussi je m’arrange, quand je l’entends venir, pour montrer, sans en avoir l’air, un rien de mon bras nu et un peu de mon épaule découverte.

— Vous parlez bien, Fanchon, et en fille sage et avisée, dit en riant M. de Portebize, et je vois que M. Hubertet peut compter sur votre esprit comme sur votre cœur. L’un et l’autre sont bons ; mais, si heureux que M. l’abbé puisse être de votre compagnie, il ne s’en absente pas moins quelquefois, si j’en juge par aujourd’hui, et vous laisse seule comme je vous ai trouvée. À quoi pouvez-vous bien occuper vos journées ?

— Mais je danse, Monsieur.

— Vous dansez, fort bien, mademoiselle Fanchon, mais qui donc vous fait vis-à-vis ? Vous avez un amoureux et l’abbé paye les violons. »

Mlle  Fanchon se mit à rire si franchement et si fort que M. de Portebize, sûr au moins de ne point l’avoir offensée, ne se voyait pas loin de se sentir mortifié de cette gaieté.

— « Que non, Monsieur ! vous n’y êtes guère et ce n’est point ce que vous pensez. Pour tout vous dire, M. l’abbé aime la danse. Il va souvent à l’Opéra et a pris l’ambition de m’y voir un jour faire figure. Pour m’en donner les talents, il m’a fourni les meilleurs maîtres, et leurs leçons m’ont profité. Ils vantent mes progrès et, déjà maintenant, on me confie des entrées et des petits rôles. Mlle  Damberville, à la prière de M. Hubertet, a bien voulu m’aider de ses conseils. Je ne cesse de travailler pour mériter l’intérêt qu’elle me témoigne et pour plaire à M. Hubertet. Il aime la danse, et il fait bon d’entendre, Monsieur, les belles choses qu’il en dit. »

M. de Portebize écoutait avec stupéfaction les discours de Mlle  Fanchon. Depuis un instant, une forte odeur de roussi se sentait dans l’air. Fanchon courut et revint vite. Elle semblait fâchée, et une moue de dépit abaissait les coins duvetés de sa bouche.

— « Voilà le dîner de M. l’abbé brûlé plus qu’à moitié. Ah ! mon Dieu ! Et M. l’abbé qui ne rentre toujours point ; il y a tant de carrosses par les rues ! Pourvu qu’il ne lui soit pas arrivé malheur ! Sans compter qu’il rapporte souvent des livres plus gros que lui !

Elle se lamentait et pleurait presque et tenait des deux mains son tablier dont elle s’essuyait délicatement le coin de l’œil quand on gratta à la porte.

La fillette que M. de Portebize avait vue, en entrant, au bas de l’escalier, montrait sa figure barbouillée et rouge et présentait une lettre au bout de ses doigts sales.

— « Donne, Nanette ; qui t’a remis cela ?

— Un gros laquais.

— Il y a longtemps ?

— Tout de suite.

— Tu mens. Vous permettez que je lise, Monsieur ?

« Fanchonnette, ne m’attends point. Je souperai chez Mlle  Damberville. Je te rapporterai des croquignolles et de l’angélique. Tu auras ceci assez tôt pour pouvoir aller chez M. Darledel étudier ton pas. »

— Tu vois bien que tu as menti, Nanette. Pourquoi n’es-tu pas montée de suite ? Pourquoi as-tu sali le billet ?

Nanette ne répondait rien. Elle tira la langue et la rentra juste pour recevoir sur la joue le soufflet qu’y appliqua la main leste de Mlle  Fanchon.

Nanette pleurnichait.

— « Maintenant, donne ton nez, dit Mlle  Fanchon, devenue subitement maternelle, qui tira son mouchoir et moucha la morveuse, et déguerpis ! »

Nanette dégringola l’escalier ; on entendit s’éloigner le galop de ses gros souliers.

— « Elle est méchante, Monsieur, et n’en fait jamais d’autres et, avec cela, sournoise. M. l’abbé a voulu l’envoyer à l’école. Ah ! bien oui, elle apportait du crottin dans son panier pour empester la classe. Elle passe ses journées dans la cour ou sur la porte. Elle ne rit que quand elle voit un boiteux ou un bossu ou un cheval qui tombe ou un chien battu. Elle fait la nique aux passants. Alors on la gifle. Elle aime cela. Elle tire des taloches de tout le monde. On finit par les lui donner comme une aumône. M. l’abbé Hubertet lui-même lui en accorde quelques-unes et, comme vous voyez, j’achève le nombre de celles qu’elle reçoit et qui, quoi qu’on fasse, ne dépasse pas celui de celles qu’elle mérite.

— Elle aura du bâton de ma part, dit M. de Portebize en reprenant sa canne qu’il avait posée dans un coin. D’autant plus que je me souviens fort bien maintenant lui avoir vu aux doigts cette lettre qui m’eût évité de vous importuner si longtemps, Mademoiselle, et qui m’eût permis de suite de vous prier de dire à M. l’abbé Hubertet mon regret de l’avoir manqué. »

M. de Portebize était debout sur le seuil, juste à côté de cette grande urne de bronze vert où il avait heurté en entrant et au bruit de laquelle lui était apparue la singulière petite personne qui maintenant le saluait d’une belle révérence et d’un sourire familier.

— « M. l’abbé se pardonnera mieux de ne se point être trouvé là, Monsieur, si vous avez été content de moi ; mais je ne le serais point si je manquais à vous faire remarquer ce vase qui est fort antique et auquel M. Hubertet attache un grand prix. »

Mlle  Fanchon avait entouré le flanc de l’urne de son joli bras. Sa main blanche caressait le bronze verdâtre. Elle y appuya sa joue fraîche d’un geste coquet et tendre. Il était sur son socle aussi haut qu’elle et il portait, comme un collier, une pancarte où M. de Portebize put lire cette inscription : « Trouvé par M. de Galandot à Rome, l’an 1768… »

La porte refermée, M. de Portebize chercha la rampe à tâtons. « Voilà qui est singulier, pensait-il. Je viens ici pour voir un savant homme qui a connu feu mon oncle et m’en peut renseigner, et je tombe chez un vieux fou d’abbé qui ramasse des petites filles dans la rue, les fait coucher dans sa ruelle et les dresse pour l’Opéra. Tout cela mérite peut-être quelque étonnement, mais, je dois le dire, m’a au moins fort diverti. »

Il continuait à descendre quand il entendit la voix de Mlle  Fanchon. Elle se penchait sur la rampe.

— « Monsieur, Monsieur, si vous allez au ballet d’Ariane, ne manquez pas de regarder au chœur des Athéniennes celle qui porte une guirlande et une colombe et applaudissez-y Fanchon votre servante. »

Un éclat de rire clair illumina l’escalier ténébreux et M. de Portebize qui avait levé la tête fit un faux pas où il aurait bien pu se casser le nez et où il risqua de se rompre le cou.

IV


M. de Portebize se sentait fort curieux de voir de près Mlle  Damberville, de l’Académie royale de musique et de danse.

Il l’avait entrevue au théâtre, à travers les lumières de la scène, sous le fard, dans les costumes divers de ses rôles, avec ses amples paniers enguirlandés, sa coiffure élevée, parmi l’entrecroisement gracieux des figures de ballet qu’elle animait de sa danse élégante, spirituelle, noble ou passionnée. Elle se confondait dans son esprit avec la clarté des lustres, le mouvement de la musique et les événements fabuleux qu’elle représentait et dont elle débrouillait les intrigues de ses pointes promptes et légères. Elle était, en son souvenir, instable, changeante et fugitive, toute vaporeuse de gazes, tout illuminée du feu des diamants et comme volante de rythme et d’agilité, en une sorte de prestige mobile dont elle était le centre lumineux et qui rayonnait autour d’elle.

La célèbre actrice lui avait paru ainsi délicieuse dans l’activité de sa grâce qui se renouvelait à chacun de ses gestes et de ses pas. Mais M. de Portebize savait le peu de réalité dont parfois les comédiennes façonnent le masque apparent de leur illusion, le tout petit peu de chair, de nerfs et d’os dont elles composent leur fantôme charmant et ce qu’y ajoutent les aides matériels de la parure, l’appoint des fards et le secours des étoffes, dont elles se rehaussent, se griment ou se vêtent.

C’est cette différence et cette surprise qui intéressaient M. de Portebize. Il était fort impatient de pouvoir mesurer l’écart qui existait entre la brillante et la fallacieuse sylphide qui avait charmé ses yeux et la créature certaine qui allait lui offrir la simple vue d’elle-même.

Ce qui le rassurait le mieux en cette épreuve était que Mlle  Damberville avait été beaucoup aimée. De ses nombreux admirateurs, il lui restait des amants et, de ses amants, des amis, ce qui laissait à penser que, derrière l’apparition aérienne existait une femme terrestre et, sous le masque, un visage. En attendant de pouvoir vérifier son désir, il se rappelait avec délices l’image de Mlle  Damberville, dansant en ce ballet d’Ariane qui faisait vogue en ce moment et où, au dire des amateurs et des gazettes, la belle Nymphe s’était surpassée.

La scène représentait un lieu champêtre, sauvage, avec de grands rochers couverts de lierre. C’était en ce paysage crétois que les cent jeunes gens et les cent jeunes filles, amenés par Thésée en sacrifice au Minotaure, se lamentaient de leurs funestes destins. Les évolutions des groupes mêlaient les figures. Puis chacun des adolescents choisissait une des vierges, et les couples, unis dans une même infortune, adressaient leurs adieux à la vie et mimaient leur désespoir. L’orchestre traduisait leur terreur. Les flûtes rappelaient les plaisirs pastoraux dont un sort cruel allait priver à jamais ces jeunesses offertes et votives. Les violons disaient la plainte des filles ; les violoncelles, plus graves, celle des garçons, et le grondement sourd des contrebasses annonçait les mugissements proches du monstre à tête de taureau.

C’est alors qu’apparaissait Thésée, guidé par Ariane. Il portait une soubreveste d’argent moiré avec un dolman. Sa coiffure se composait de cinq boucles de cheveux, poudrées à blanc et surmontées d’un toupet à la grecque. Ses bottines argentées lui montaient à mi-jambes. Ariane le conduisait par la main.

Mlle  Damberville était réputée pour la richesse et le bon goût de ses costumes. Sur un fond de taffetas blanc s’ouvrait une jupe couverte d’argent, retroussée par des nœuds en diamants. Une mante formait draperie aux épaules, parsemée de paillettes, imprimée de fleurs et bordée de franges légères. Ariane s’avançait à petits pas. Tout l’édifice scintillant de sa parure tremblait de feux. Une sorte de poussière de givre semblait s’évaporer autour d’elle. Son visage souriait, rose aux joues et rouge à la bouche.

La délicate statue lumineuse, immobile un instant, s’animait peu à peu. À pas légers, elle allait de groupe en groupe, rassurant les tendres victimes qui l’interrogeaient anxieusement ; puis, au milieu d’elles, dressée sur ses pointes, elle s’arrêtait, tous les regards fixés sur son geste.

De sa main haute, elle laissait lentement se dérouler le long fil d’or, puis elle l’enroulait gracieusement au poignet de Thésée et lui montrait l’entrée du labyrinthe, en lui faisant signe de s’y engager. Les chœurs prosternés imploraient. Les contrebasses mugissaient sourdement, les trompettes éclataient en fanfares guerrières, et le héros disparaissait entre deux rochers par l’ouverture béante du funeste repaire.

Alors commençait une danse qui était, au dire de tous, le triomphe de Mlle  Damberville.

Les pas compliqués d’Ariane indiquaient les détours du labyrinthe. Elle avançait avec précaution ou reculait brusquement comme devant quelque obstacle, puis repartait, s’arrêtait de nouveau, pirouettait dans un tourbillon argenté. Elle imitait les tâtonnements de la marche dans les ténèbres, les hésitations de la route ; elle exprimait les terreurs de la nuit, les embûches souterraines, et enfin la rencontre monstrueuse, la lutte, la victoire et le geste du pied foulant la tête bestiale, le retour à la lumière. Elle se précipitait haletante et avide à l’entrée du labyrinthe, les bras tendus vers le vainqueur qu’on ne voyait pas encore, mais dont la musique annonçait par sa joie l’exploit héroïque et sauveur.

Mlle  Damberville ne se montrait pas moins admirable au troisième acte quand Neptune amène Bacchus vers Ariane. Le monde marin se mêle alors au peuple rustique. Tritons et Silènes dansaient côte à côte. Les Néréïdes et les Nymphes versaient à la même urne leurs eaux douces et salées. La mer elle-même déposait sur la rive le char du dieu vigneron. Cela formait un spectacle bigarré et dansant, magnifique par la diversité des attitudes, l’entente des décors et l’excellence des machines. Des divinités disparates représentaient le double élément, terrestre ou maritime. Les Faunes portaient des masques terreux et les Tritons des masques glauques. Ils composaient un divertissement comique où ils houspillaient le Mensonge laissé à Ariane par l’infidèle Thésée et que représentait un personnage grotesque, avec une jambe de bois, un habillement couvert de petits masques et une lanterne sourde ; et la pièce finissait par une bacchanale dansée où, au milieu des figures de toutes sortes, Ariane apparaissait, montée sur le char du dieu, parmi les pampres, les thyrses et les tambourins. Elle était debout, vêtue d’une robe moirée d’or et d’une draperie tigrée et coiffée de grappes. Le souffle orgiaque faisait palpiter sa gorge, et elle recevait des mains d’Hébé la coupe de la jeunesse divine et de l’ivresse éternelle.

Le public, qui avait distingué, dès ses débuts, Mlle  Damberville, l’idolâtrait. Sa carrière avait été heureuse et rapide. Figurante, puis danseuse en double et danseuse seule, elle connaissait ce que la gloire du théâtre offre de plus bruyant et de plus délicat en applaudissements et en renommée. Elle avait excité l’enthousiasme de la foule et mérité le suffrage des amateurs. Son existence de Déesse et de Fée lui donnait sur les hommes un pouvoir irrésistible. Ils s’empressèrent, à l’envi, de satisfaire ses moindres caprices. Elle eut tout de l’amour, même de la richesse.

Chacun voulait pour lui seul de Mlle  Damberville, car les hommes prennent un grand plaisir à toucher les éléments naturels qui ont contribué à leur illusion et l’étreindre, si l’on peut dire, en sa nudité. Ils recherchent l’intimité d’un corps dont la vue a été la raison de leur volupté.

Aussi, Mlle  Damberville, célèbre au théâtre, fut-elle courue au boudoir. L’histoire de son lit et les anecdotes de son sopha défrayaient la chronique galante, de sorte que M. de Portebize enjoignit à M. Laverdon de se surpasser, car il savait que parfois Mlle  Damberville ne se montrait pas insensible à la bonne mine et, tout en suivant le plus souvent son intérêt, ne dédaignait point, de temps à autre, satisfaire son caprice.

C’est ainsi qu’on lui attribuait en ce moment M. de Valbin, le neveu du chancelier, qui se ruinait pour elle, et M. le chevalier de Gurcy qui ne dépensait que ce qui ne coûte guère aux jeunes gens de son âge. Cette bonne fortune, due à des qualités, disait-on, exceptionnelles, rendait M. de Gurcy le plus fat des hommes. Il se croyait tellement sûr de sa valeur qu’il ne voyait aucun danger à introduire auprès de Mlle  Damberville son ami Portebize qui, sans avoir peut-être le mérite particulier du chevalier, pouvait au moins prétendre à celui de la fraîcheur et de la nouveauté.

V


Mlle  Damberville habitait non loin de la Seine, du côté de Chaillot, presque aux champs. Elle avait là de grands jardins, avec des charmilles et des tonnelles et beaucoup de roses, car elle aimait que leur odeur se mêlât à l’air qu’elle respirait. Son goût pour les essences la fit, des premières, adopter la mode des vernis parfumés qui font sentir aux lambris le jasmin ou la violette. Elle était sensible à tout ce qui augmente le plaisir de vivre jusque dans les détails les plus particuliers. Elle voulait partout, autour d’elle, le luxe le plus ingénieux. Ses recherches faisaient loi. Aussi parla-t-on longtemps de la garde-robe qu’elle avait fait installer dans sa maison de Chaillot et dont la description courut les gazettes. Un siège de bois odoriférant, dans une niche de charmille peinte, offrait l’invention d’une cuvette à soupape, et des armoires vitrées contenaient un assortiment complet de porcelaines intimes.

M. de Portebize avait lu jadis cette description à MM. de Créange et d’Oriocourt, et les trois jeunes gens, au fond de leur province, s’étaient fort récriés sur tant de raffinement et de politesse, sans penser que l’un d’entre eux souperait jamais en ce logis fameux, car en ce temps-là François de Portebize ne songeait guère non plus à l’avantage d’être le petit-neveu d’un certain M. de Galandot, ce dont il constatait maintenant chaque jour le bon effet et les suites heureuses.

M. de Portebize pensait bien que Mlle  Damberville n’habitait point un palais de théâtre, mais il s’attendait au moins à trouver devant sa porte grand assemblage de carrosses. Aussi fut-il assez étonné quand le sien, après avoir passé la place Louis XV, remonté le Cours-la-Reine et fait encore quelque chemin, s’arrêta devant une grille qui n’était même point ouverte. Basque sauta à bas et fit tapage jusqu’à ce que le portier sortit de sa loge. Sa petite livrée ne présageait aucun apprêt. Il indiqua à M. de Portebize l’allée de la maison. Un peu de neige poudrait le sol ; deux statues blanches se dressaient de chaque côté du perron. On ouvrit.

À son entrée dans le vestibule, M. de Portebize ressentit agréablement l’impression d’une tiédeur égale et douce. Les murs de stuc luisaient du reflet d’une lanterne qui brûlait sourdement en veilleuse. Un haut poêle de faïence blanche caillait dans un coin sa rocaille laiteuse et ronflait doucement. Deux grands laquais, assis sur des sièges à tapisseries, tricotaient en silence. L’un d’eux conduisit M. de Portebize, poussa une porte et annonça.

C’était une pièce en rotonde peu éclairée et très chaude ; quelques hommes se levèrent et, dans une sorte de tonnelet capitonné, entre les feuilles d’un paravent, M. de Portebize vit une forme vaporeuse et emmousselinée et un fin visage où il reconnut, en esquisse et comme lointain, le sourire qui l’avait charmé aux lèvres mêmes d’Ariane.

— « Ah ! le voilà ! s’écria la grosse voix enrouée du chevalier de Gurcy, qui, venant à M. de Portebize, l’embrassa à plusieurs reprises. Ah ! le voilà ! permettez-moi, mon cœur, de vous le présenter.

— J’espère, Monsieur, que vous ne vous ennuierez pas trop en notre compagnie, puisque le chevalier prétend que vous supportez la sienne, qui est bien la plus importune que je sache ; mais il est bon garçon et on vous le passe. Vous connaissez sans doute M. de Gurcy depuis longtemps ?

— Pardi ! riposta le chevalier, de tout temps, il y a plus d’un mois que nous ne nous quittons guère. Je l’ai rencontré chez les filles où votre rigueur m’avait conduit et où son goût le menait, car il n’a point d’affaire en règle. Ma mère, qui en est folle, en voudrait bien une avec lui, et, s’il s’y dérobe plus longtemps, c’est avec moi qu’il l’aura.

— Voyons, Gurcy, trêve de folies ! nommez votre ami à ces messieurs et donnez-moi ma boule à mains qui chauffe au foyer. »

M. de Gurcy obéit et apporta, avec des grâces d’ours, une petite bouillotte d’argent qui tiédissait sous la cendre.

Mlle  Damberville était frileuse. En hiver, sans renoncer aux gazes légères dont elle enveloppait sa beauté, elle tenait à se sentir au plus chaud. Sa maison était admirablement aménagée à cet effet. La fermeture des fenêtres et des portes était exacte, et l’air entretenu avec soin d’une tiédeur égale. Son corps souple vivait secrètement dans une chaleur ouatée. Elle s’y trouvait à l’aise et, ainsi douillettement emmitouflée en dessous, elle conservait en dessus ses robes printanières ; et à l’abri des vents coulis, les pieds enfouis aux coussins, elle s’envoyait nonchalamment au visage, de son éventail parfumé, la caresse d’un continuel zéphyr.

M. de Portebize la trouvait ainsi charmante ; il regardait avec étonnement cette personne molle et vaporeuse qui donnait l’idée de je ne sais quoi de fragile et de tendre, en la paresse de ses mousselines ; et il se demandait comment pourrait bien sortir de cette rose épanouie l’abeille agile dont le vol vif avait ébloui ses yeux et vibrait encore à son souvenir.

Le premier convive à qui le chevalier de Gurcy présenta M. de Portebize s’appelait M. de Parmesnil.

M. de Parmesnil était un grand et bel homme, maigre, poli et cérémonieux. Naturaliste et voyageur, il avait fait le tour du monde. On sentait à le voir que les spectacles les plus singuliers, les coutumes les plus bizarres, les circonstances les plus étranges n’avaient pas dû le faire se départir de ses façons et de ses habitudes. On l’imaginait aux Antipodes comme il paraissait ici même. Il vous regardait du même œil qu’il eût examiné un Algonquin, un Caraïbe ou un Papou.

On racontait que, jeté par un naufrage dans une île déserte, il y resta trois ans, n’ayant sauvé de la tempête que sa canne et une trousse à main. En l’ouvrant, il vit qu’il possédait pour tout bien un petit carré de miroir, une savonnette et une paire de rasoirs. Quand, au bout de trois ans, la chaloupe d’un vaisseau anglais vint faire aiguade dans l’île, l’officier qui la commandait rencontra, se promenant sur le rivage, un homme tout nu qui marchait gravement, la canne à la main. On le recueillit, et quand il arriva ainsi à bord, le capitaine du vaisseau remarqua avec admiration que M. de Parmesnil avait la lèvre, le menton et la joue rasés de fort près et qu’il suffit de lui donner un habit pour refaire de lui un gentilhomme aussi correct que si, au lieu de venir de passer trente-six mois à la sauvage, il sortait de son cabinet ou de quelque compagnie à la mode.

M. Garonard, le peintre, était encore plus haut et plus sec que M. de Parmesnil, mais d’une tenue qui contrastait avec la sienne. D’un gilet déboutonné s’échappait un jabot de travers. De ses manchettes, toutes deux de la plus fine dentelle, l’une lui pendait déchirée au poignet. M. Garonard avait les mains impatientes, l’œil rapide, la figure longue et irascible, le nez osseux et les joues balafrées de tabac. Il ne cessait guère, soit en causant, soit en travaillant de plonger les doigts dans sa tabatière. Il possédait un assortiment de boîtes de toutes sortes qu’il sortait de ses poches, oubliait d’y remettre et laissait traîner sur les meubles, où il puisait à tous moments et dont il éparpillait, par pincées, le contenu sur ses habits et jusque sur sa palette. Il s’en mêlait aussi à la poussière colorée de ses pastels et plus d’un de ses portraits portait à la joue la mouche involontaire d’un grain de tabac.

Malgré la brusquerie de son humeur, les exigences de ses caprices et les écarts de son caractère, les hommes et les femmes recherchaient également la faveur de son crayon. Il excellait à rendre les physionomies en leur détail le plus changeant et à en saisir la mobilité même. Si la société se disputait à prix d’or la mode d’être peinte par M. Garonard, quelques amateurs se partageaient silencieusement les toiles, les dessins et les eaux-fortes où il traitait, pour lui-même et pour eux, le seul sujet qui l’intéressât vraiment.

M. Garonard était le peintre du corps des femmes en sa nudité et en sa couleur. Il l’étudiait passionnément. Il demandait à l’amour ses attitudes les plus secrètes et les plus hasardeuses, et il les reproduisait avec tant de liberté et d’exactitude qu’on y sentait vivre la volupté et le plaisir. M. Garonard n’usait point pour cela de modèles proprement dits ; il détestait les beautés d’académie et d’atelier, mais rencontrait-il dans la rue ou ailleurs quelque belle fille, il l’amenait chez lui et la priait de se mettre à l’aise et d’oublier qu’il était là. Parfois, il en réunissait plusieurs et les faisait se taquiner et s’ébattre entre elles, et, suivant du crayon leurs mouvements et leurs gestes, il s’efforçait de fixer les plus naturels et les plus agréables. Son papier se couvrait ainsi d’esquisses et de croquis où il trouvait ensuite un vivant répertoire de formes animées.

Chaque matin, il le feuilletait négligemment jusqu’à ce que l’une des figures qui lui passaient sous les yeux arrêtât son attention. Alors il la reportait sur une feuille d’étude et la travaillait séparément. Il n’y ajoutait ni paysages, ni accessoires. Il ne voulait que la grâce des lignes et la vérité du dessin. La nudité des corps semblait plus nue encore au vide du papier, et M. Garonard prétendait que la rondeur d’un sein, la courbe d’une hanche, le pli d’une nuque ou l’ampleur d’une croupe suffisent par eux-mêmes à faire tableau.

C’est ainsi qu’il avait composé et dessiné d’après Mlle  Damberville une admirable suite de cent figures au naturel qui étaient, au dire de la danseuse, l’histoire de sa beauté. Elle les gardait précieusement et ne les montrait guère. Les quelques pièces du même genre dont M. Garonard s’était dessaisi avec peine appartenaient à M. de Bercherolles ou à M. de Parmesnil qui les conservaient jalousement, de telle sorte que le public ignorait assez le singulier talent de son peintre à la mode, et que les belles dames de Paris et de Versailles, qui se disputaient l’avantage de payer fort cher leur portrait, ignoraient que ce long homme maigre, qui leur imposait durement ses inexactitudes et ses lubies, était moins sensible à l’honneur de représenter leur visage qu’au plaisir de dessiner à nu la moindre petite coureuse, pourvu qu’elle eût, comme le disait crûment M. Garonard, le rein souple et la fesse jolie.

MM. de Clairsilly et de Bercherolles à qui Gurcy mena ensuite M. de Portebize le saluèrent fort poliment.

Ils passaient tous deux pour gens d’esprit. M. de Bercherolles en avait de toutes les sortes et même celui d’être riche. M. de Clairsilly se vantait de savoir se passer de l’être. Il ne s’appelait jamais autrement que le « pauvre Clairsilly » et le sobriquet lui en restait. Sa petite taille convenait parfaitement bien à son visage vif et fin. Né pour l’intrigue, il avait le pas léger, l’allure souple, la pirouette prompte. Il n’entrait point, mais se glissait ; il ne sortait pas, mais s’esquivait. Il entrebâillait les portes sans les ouvrir entièrement. Mlle  Damberville le surnommait « le vent coulis ». « L’hiver prochain, je ferai faire une chatière pour Clairsilly », disait-elle en riant. Il semblait, en effet, avoir pris la précaution de ne pas grandir pour pouvoir rentrer en terre plus facilement. Il avait été très aimé des femmes sans qu’on sût au juste s’il les aimait. Lui se prétendait fidèle et sensible et se plaignait qu’on ne lui eût jamais donné le temps de s’attacher ; c’est alors qu’il gémissait sur le sort du « pauvre Clairsilly ». Il ne tarissait point sur ce qu’il nommait ses bonnes infortunes. Avec tout cela, pas mauvais homme, mais bavard, sémillant, coquet et fat, et se vantant d’avoir eu à mesure toutes les maîtresses de son ami M. de Bercherolles.

Celui-là était, à quarante-cinq ans, assez gros et tout vermeil, avec une figure fraîche, de beaux traits un peu gras, de la prestance et de la grâce. Financier habile et heureux, il avait passé aux Fermes générales juste le temps de se faire les mains et, une fois faites, il n’avait eu cesse de sortir de là. Aussitôt, de gros fermier, il devint, du coup, grand seigneur. « Bercherolles, lui avait dit M. de Clairsilly, il s’agit maintenant de dépenser et de te désenrichir. »

M. de Bercherolles suivit le conseil. Autant aux affaires on l’avait connu âpre, flibustier et mécréant, autant il se montra dès lors doux, poli et généreux. Son train lui valut l’estime et l’amitié du monde, car nulle part on ne mangeait mieux que chez lui. Il restitua par le faste et par la table ce qu’on lui eût reproché autrement de garder pour lui. On lui sut gré de l’usage qu’il faisait de ses écus, car il sut être à propos libéral et oublieux. « Le tout, disait-il souvent, est de savoir se modérer. Ce que l’on reproche aux traitants est moins de s’enrichir, ce qui prouve après tout leur sens et leur habileté, que de s’obstiner à s’enfler outre mesure, ce qui marque alors leur avidité et leur avarice. On leur demande assez justement de la promptitude à se mettre en état. Un homme, en effet, qui passe cinquante ans à faire fortune garde de ce long labeur un fumet de finance qui ne sent point bon et qui ne s’évapore pas. Il lui reste une gourme de gagne-petit dont il ne se défait plus. Il s’agit, tout au contraire, d’aller vite et bien en besogne et de rentrer au plus vite son fumier. En ce cas on n’est plus qu’un galant homme qui a eu la malechance d’avoir à s’enrichir et la chance de devenir riche. »

Le fait est que le marquis de Bercherolles ne conservait rien de son ancien métier. Il se montrait gentilhomme accompli, fastueux et magnifique. Il exprimait avec grâce et mesure des pensées délicates et raisonnables qui lui composaient une sorte d’éloquence aisée. Il montrait un goût éclairé des Lettres et des Arts. Sa générosité tenait bourse ouverte et table servie, et on eût juré qu’il n’avait jamais fait autre chose que rendre service aux gens, car il se comportait en tout avec une grandeur et une décence qui lui valaient tous les suffrages et détruisaient les préjugés qu’on eût pu conserver à son égard. Aussi M. de Portebize se sentit-il, dès l’abord, attiré vers lui, et Gurcy dut le tirer par la manche vers M. de Saint-Bérain qui restait le dernier et dont les petits vers et les madrigaux rendaient le nom familier à quiconque se piquait d’être du monde.

— « Gurcy, vous oubliez l’abbé, dit Mlle  Damberville.

— Il me semble plutôt que l’abbé nous oublie, répondit M. de Saint-Bérain, car il dort comme à l’église quand il est dans un des temples de l’amour. »

M. de Portebize vit alors, dans un coin du salon, un vieil et gros abbé qui, assis dans un vaste fauteuil qu’il remplissait de sa corpulence béate, dormait profondément, les mains croisées sur son ventre. Ses mentons débordaient sur son rabat et toute sa personne donnait l’idée de la satisfaction et du repos. On fit cercle autour de lui sans qu’il s’éveillât. La petite chatte blanche de Mlle  Damberville sauta lestement sur la cuisse et passa sa langue rose sur les grosses mains jointes du dormeur.

— « Allons, Varaucourt, éveillez-le, dit Mlle  Damberville à une grande femme blonde et grasse qui venait d’entrer ; vous arrivez juste pour cela. »

Mlle  Varaucourt, de l’Opéra, se pencha sur l’abbé et l’embrassa bruyamment aux deux joues. Le bonhomme ouvrit les yeux ; sa mine endormie s’éclaira, il poussa un joyeux soupir. Les rides de sa large figure rougeaude se froncèrent et un bon rire sonore et frais sortit de sa bouche et secoua sa panse. Il prit Mlle  Varaucourt par la taille et se leva à cet appui.

— « À table, dit Mlle  Damberville. Monsieur de Portebize, vous y ferez mieux connaissance avec l’abbé Hubertet.

— Ah ! Monsieur, dit l’abbé, j’ai sans doute beaucoup connu votre grand-oncle, M. de Galandot… »

VI


À l’entrée de Mlle  Varaucourt, les laquais avaient ouvert à deux battants les portes de la salle à manger et elle apparaissait brillamment éclairée. L’éclat des lumières avivait le marbre rose des colonnes plates qui soutenaient le plafond.

M. Garonard l’avait peint de figures qui y mêlaient leurs grâces dansantes et suspendues et semblaient y jouer entre elles une sorte de ballet aérien qui charmait la vue par sa mobilité harmonieuse. On était frappé d’abord du mouvement voluptueux des groupes, puis on distinguait peu à peu des ressemblances de Mlle  Damberville qui s’y montrait en plusieurs endroits sous des formes diverses, tantôt allongée, tantôt debout et, au centre de la composition, en Hébé tenant une coupe et, penchée dans une attitude attentive et souriante, comme si elle écoutait monter d’en bas la louange de sa jeunesse et de sa beauté.

Les panneaux des boiseries peintes en blanc encadraient de guirlandes délicatement sculptées des attributs en relief. Sur des consoles adossées à de hautes glaces scintillaient des girandoles de cristal. Aux deux bouts de la salle, en des niches treillagées, deux statues de marbre représentaient des Chasseresses. À leurs pieds, des lévriers allongeaient le museau vers deux vasques qui se versaient en deux autres plus grandes. Ces fontaines murmuraient doucement. Sur la table, les bougies des candélabres brûlaient en flammes claires. Un service de porcelaine blanche très peu rehaussé d’or entourait un surtout de fleurs parmi des cristaux et des argenteries. La salle, chauffée à outrance, offrait une température forte et savoureuse. Le pas des laquais, chaussés d’une semelle de feutre, ne s’entendait pas autour de la table. On s’assit, il y eut un léger bruit d’étoffes et une toux de l’abbé Hubertet.

M. de Portebize regarda Mlle  Damberville qui se trouvait placée non loin de lui. Elle avait dégagé son buste svelte des écharpes de gaze qui le voilaient. Ce fut comme si les lumières eussent tout à coup fait éclore la nudité de ses épaules et mûri subitement la rondeur de sa gorge que la corbeille du corsage montrait petite, délicieuse et ferme. Le cou soutenait la tête dans un port hardi. Le visage s’y proportionnait à merveille. Il apparaissait délicatement sculpté dans juste assez de chair. On y admirait l’éclair des yeux, l’arc de la bouche, la courbe fine du nez qui résumait la figure entière par sa précieuse précision. Le front se parachevait de la poussée drue des cheveux où la poudre posait son vaporeux frimas.

Mlle  Damberville était ainsi inattendue et charmante. On eût dit que quelque chose venait de se dissiper autour d’elle. Elle semblait cristallisée en une beauté aiguë et scintillante comme un flocon qui prendrait tout à coup les arêtes nettes du diamant.

M. de Parmesnil l’examinait du haut de sa froideur circonspecte. M. Garonard la regardait du coin de son œil alerte. M. de Saint-Bérain souriait à belles dents. La bouche de M. de Clairsilly faisait des moues, et M. de Bercherolles, épanoui et nonchalant, s’appuyait au dossier de sa chaise. Il s’était répandu sur les convives une sorte d’aise commune, une disposition heureuse et comme une entente réciproque à goûter le plaisir de cette heure passagère, qui mêlerait à l’agrément des pensées et des paroles l’épice des sauces et le bouquet des vins.

L’abbé Hubertet était superbe à voir. Une bonhomie sensuelle et gaie animait sa large face, un mélange de gourmandise et de contentement gonflait sa grosse bouche. On le sentait vraiment joyeux d’être là et nullement étonné de s’y trouver et qu’on l’y trouvât. Il savait que les sages de tous les temps n’ont jamais méprisé le plaisir de déraisonner en commun et il s’apprêtait à prendre part à la conversation d’esprits assez divers pour que leur contact fût fertile en surprises et abondant en écarts curieux.

On n’en était encore qu’aux bisques. Un service discret assurait la liberté des propos. Chacun pour l’instant ressentait le velouté du potage. Le chevalier de Gurcy eut fini le premier son assiette. Le chevalier, fort grand, fort gros, fort robuste de membres, avait un terrible appétit. Il fallait pour le combler une table entière. Il mangeait comme quatre et buvait à l’avenant ; mais, si son estomac était insatiable, sa tête était moins à l’épreuve, et, s’il n’arrivait presque jamais à apaiser complètement sa faim, il lui arrivait d’outrepasser sa soif et de ne s’en point trop bien trouver. Mlle  Damberville s’élevait vivement contre l’intempérance du chevalier et l’en châtiait par des disgrâces passagères que M. de Gurcy supportait mal et dont il se consolait à sa façon et où il pouvait. Il allait faire tapage chez les filles. C’est là que M. de Portebize l’avait rencontré. Quand le chevalier avait passé une semaine à boire et à jurer, il revenait à Mlle  Damberville, qui ne lui tenait pas rigueur davantage. Ces fugues vers la tonne et la bouteille le lui ramenaient soumis et contrit, et il s’appliquait à mériter son pardon. Mlle  Damberville le regardait engloutir à larges bouchées. Il était vraiment beau à voir ainsi et contrastait singulièrement avec son ami Portebize qui mangeait finement à petite fourchette et semblait distrait et pensif, si bien qu’il sursauta quand Mlle  Damberville dit à la ronde, de sa voix claire :

— « Je ne doute point, Messieurs, que nous ne donnions grande satisfaction à M. de Portebize en parlant de l’amour. À l’âge de Monsieur, et avec sa figure, ce sujet doit être sa principale préoccupation, et il ne saurait manquer de nous savoir gré de répondre ainsi au secret penchant de son esprit. D’ailleurs, nous sommes tous ici gens d’expérience en la matière, et nos propos ne pourront qu’être utiles et agréables à un jeune homme qui semble fait pour les comprendre. Nous entretiendrons ainsi sa pensée en sa pente naturelle, et il n’aura point à se distraire de lui-même pour s’intéresser à nous.

— Le fait est, répondit M. de Bercherolles, que c’est encore là le plus court chemin pour se rencontrer. C’est, à proprement parler, le carrefour des esprits et les plus disparates s’y retrouvent par leurs voies particulières. La statue de l’Amour est au rond-point de la Volupté et à la patte d’oie du Sentiment. Pour moi, je prendrai plaisir à ces propos, mais je ne sais si M. de Portebize tirera grand’chose de nos discours. Allons ! quoique, pour ma part, je sache un peu d’avance comment chacun de nous pense là-dessus. M. de Parmesnil nous dira ce que l’amour emprunte de variété à la diversité des lieux et des peuples. Il en comparera les façons et les usages. M. Garonard nous dépeindra l’aliment qu’il trouve dans la beauté des corps. M. de Saint-Bérain nous rappellera les plus doux chants qu’il a inspirés. M. de Clairsilly nous apprendra quelques-unes des aventures qu’il occasionne. Moi-même, je vous compterai ce qu’il coûte. Quant à Gurcy, il est probable qu’il ne parlera point, et vous, Monsieur, vous ne pourrez moins faire que de nous confier ce qu’en attend quelqu’un qui est en droit d’en tout attendre.

— Pour moi, dit l’abbé Hubertet, je suis heureux que M. de Bercherolles m’ait mis spontanément hors de cause. Mon état et ma figure eussent pourtant, je l’espère, suffi à M. de Portebize pour me dispenser d’intervenir en cette affaire.

— Vous vous étonnez sans doute, Monsieur, reprit Mlle  Damberville, de voir ici l’abbé en notre compagnie. C’est là une situation au moins singulière pour un homme de son âge et de son caractère, et, si les vôtres s’y accommodent tout naturellement, les siens, par contre, s’y ajustent assez mal. Vous voulez bien ne marquer aucune surprise à le trouver là, mais vous ne sauriez sans doute ne pas en ressentir quelque étonnement. Allons ! l’abbé, laissez qu’on vous explique à Monsieur. Ne faites pas le gros dos et tenez-vous en paix. Regardez-le donc bien, Monsieur ; voyez le contentement jovial de toute sa personne. Croiriez-vous, à le voir ainsi, que ce savant homme ait fait jamais autre chose que ce qu’il va faire maintenant ? Cette bouteille de bourgogne l’attire et il en prend comme un reflet sur son visage. La gorge de Mlle  Varaucourt, qui l’a fort belle, ne lui fait pas détourner les yeux. Et pourtant, Monsieur, il a des mœurs.

— Et Fanchon ? » cria de sa voix de fausset M. de Clairsilly.

L’abbé Hubertet reposa son verre et s’agita sur sa chaise. Sa figure exprimait une colère comique et il remuait ses grosses mains molles et jaunes.

— « Oui, Monsieur, continua sans pitié M. de Clairsilly, si vous allez chez notre abbé, au lieu d’une gouvernante respectable qui soigne ses gouttes et lui prépare des tisanes, vous trouverez là une fillette de quinze ans qui viendra vous ouvrir avec une révérence. Qu’en dites-vous, monsieur de Portebize ?

— Cela prouve seulement, répondit M. de Portebize, que M. Hubertet aime le service des jolis visages.

— Ah ! Monsieur, criait l’abbé en se débattant, n’écoutez pas ces messieurs ; j’ai pris Fanchon chez moi qu’elle était haute comme cela…

— Et que pensez-vous qu’il ait fait apprendre à la petite ? glapissait Clairsilly. La couture, les modes, la lingerie, le service ou la cuisine ? Non, Monsieur, vous n’y êtes point, elle étudie la Danse.

— C’est vrai, intervint Mlle  Damberville, que Fanchon danse à ravir.

— Eh bien, dit l’abbé, qui semblait résigné à la tracasserie, cela ne vaut-il pas mieux que de la faire peiner aux métiers de l’aiguille ou aux travaux du ménage ? Elle n’aura point les yeux rougis et les doigts piqués. La danse favorise la santé et augmente les grâces du corps. Elle aiguise l’esprit ; il en faut pour bien danser, et Fanchon en a beaucoup. Par la danse on tient un état dans le monde, et les hommes vous savent gré de représenter à leurs yeux les Bergères, les Princesses et les Divinités. Cela les porte à vous traiter comme l’une d’elles. Ne nous considère-t-on point d’après notre apparence, et celle qu’on prend à figurer les plus voluptueuses, les plus touchantes et les plus nobles, nous met en faveur à la vue de tous et nous rehausse en leur imagination. M. de Portebize verra toujours Ariane en Mlle  Damberville. N’êtes-vous point de mon avis, Monsieur ?

— Certes oui, et d’autant plus que le hasard m’a donné l’honneur de connaître Mlle  Fanchon. Elle est jolie et elle a poussé la bonne grâce jusqu’à me montrer, l’autre jour, en votre absence, une heure durant, les beautés de votre cabinet. Elle m’a conté l’histoire du gros chien et du pot au lait.

— Comment, Monsieur, s’écria l’abbé avec un grand rire, vous êtes le jeune gentilhomme dont Fanchon ne cesse de parler et qui paraissait tant prendre d’intérêt à mes médailles et à mes antiques ? Ce beau goût, Monsieur, double mon estime pour vous et je ne pensais guère que cet amateur inconnu fût le propre petit-neveu de ce pauvre M. de Galandot que j’ai fort pratiqué dans le temps. Mais Fanchon avait oublié votre nom. La petite peste a de ces méprises. Excusez-en sa jeunesse.

— Prenez-y garde, abbé ! dit M. de Bercherolles. L’Opéra donne de l’esprit aux filles. On vous soufflera ce bijou. Une petite maison est bien vite meublée.

— Eh bien ! Monsieur, j’aurai là un endroit à aller souper. Ma vieillesse n’est point jalouse et je n’ai jamais prétendu que Fanchon ne fît pas le bonheur d’un galant homme. »

On rit et l’abbé avec les autres. Il posa un coude sur la table, tandis qu’un laquais chargeait son assiette d’une aile de volaille.

— « Et où serait le mal ? continuait l’abbé. Supposez que Fanchon eût grandi chez ses parents qui étaient de pauvres gens ; échapperait-elle au sort commun des filles, un mari niais ou brutal ou quelque séducteur grossier ou fripon ? Grâce à moi, elle connaîtra du moins l’amour et la volupté en de meilleures circonstances. N’est-il pas préférable en tout point qu’au lieu d’être le lot d’un vulgaire goujat elle échoie à quelque gentilhomme honnête, délicat et riche, comme vous par exemple, monsieur de Bercherolles, qui auriez pour elle les égards d’usage et la traiteriez finement et galamment ? J’éprouve, à savoir la beauté aux mains populaires et faubouriennes, un peu du même sentiment que j’ai ressenti naguère à trouver aux doigts des rustres romains les nobles médailles qu’ils retournaient du soc de leur charrue ou déterraient du bec de leur pioche et qui brillaient mal en leurs paumes terreuses.

— N’oubliez pas, Monsieur, répéta en riant Mlle  Damberville à M. de Portebize, que l’abbé a des mœurs. Elles sont même excellentes. Le plus beau, c’est qu’il pense ce qu’il dit et le ferait à l’occasion. Sa nature est si généreuse qu’elle s’accorde à toutes les contradictions. C’est un sage. Il est pieux, honnête et chaste, et il écoutera les raisonnements de M. de Parmesnil qui sont abominables sur la religion ou ceux de M. Garonard qui sont tout crus sur le physique. Les propos libertins de M. de Bercherolles ou de M. de Clairsilly ne l’étonneront pas, et il me verrait coucher avec vous, Monsieur, au nez de M. de Gurcy, qu’il n’en achèverait pas moins son aile de volaille. »

Le chevalier, à son nom, avait levé la tête de son assiette et failli s’étrangler d’un petit os. Mais il était habitué aux bourrades et aux plaisanteries de Mlle  Damberville, et, le plus souvent, il y faisait la sourde oreille. L’os passa ; Gurcy but un grand verre de vin et se reprit à manger en mettant les bouchées doubles.

— « Mlle  Damberville a dit vrai, Monsieur, continua l’abbé en poussant un gros soupir. Je suis assez bon spectateur de tout. La nature me donna le goût de l’amour, mais ma figure m’y rendait peu propre. Je le compris et essayai de m’en distraire ; j’adoptai un état qui m’en dispensait et qui me préservait du ridicule qu’il y a dans le monde à ne point être aimé et à aimer mal à propos. Mon infirmité, par ce stratagème, devenait une vertu. Ne devant m’intéresser à personne en particulier, j’ai cherché à m’intéresser à tout. Dure nécessité, Monsieur, que de répandre au dehors un sentiment tout intime et de le disperser sans qu’il vous fasse retour. J’ai aimé la terre et la nature, les animaux et les hommes, les saisons et leurs fruits, l’univers, pour tout dire, en son présent et en son passé.

« Ne pouvant prétendre à posséder la beauté dans le corps vivant d’une femme, je l’ai cherchée sous des formes éparses et diverses, sur le visage des passantes, aux sourires des danseuses et des comédiennes, sur le relief des médailles, sur les profils des camées, dans l’attitude des statues. Et je puis dire, Monsieur, que j’ai été récompensé de mes peines. Il s’est formé dans mon esprit une figure imaginaire qui durera autant que moi. Que dis-je, la terre même m’a été propice, car elle m’a montré une fois l’image exacte de mon désir. Le vieux sol latin m’a livré son plus beau trésor en cette Vénus assise que j’ai découverte et qui se trouve maintenant au cabinet du roi. Allez la voir, Monsieur, ce fut ma seule maîtresse. »

L’abbé Hubertet s’interrompit. On l’écoutait attentivement. Le petit chat blanc de Mlle  Damberville, qui s’était glissé dans la salle, sauta sur la table. Il rôda un instant, puis s’assit sur son derrière, se lécha la patte et se la passa trois fois sur le nez.

— « C’est ainsi, Monsieur, dit encore l’abbé, que j’attendais la vieillesse. Elle est venue ; je la désirais. Pendant de longues années j’ai mis mes sens à une dure servitude. Maintenant, je ne redoute plus leurs écarts. Ils ne me demandent pas assez pour que j’hésite à les satisfaire. C’est pourquoi j’ai peut-être, à vos yeux, l’air de m’y abandonner. Il n’en est rien, Monsieur. J’use d’un droit légitime. Fanchon en est un des bénéfices. Mlle  Damberville un autre, car n’est-ce pas un privilège de mon âge de jouir en paix les grâces du leur ? »

L’abbé Hubertet avait beaucoup parlé. Sa grosse figure suait à grosses gouttes. D’ailleurs la chaleur devenait extrême dans la salle close. On entendait parfois aux deux bouts l’eau des fontaines retomber dans les vasques avec un murmure alternatif.

— « Vous devriez bien vous régler sur l’abbé, monsieur Garonard, dit malicieusement M. de Clairsilly au peintre. Sa retenue vous serait un exemple à suivre. »

Et M. de Clairsilly se mit à raconter comment M. Garonard avait voulu, sans façon, brusquer Mme  de Kerbis dont il peignait le portrait. L’histoire courrait la ville demain, car Mme  de Kerbis la colportait partout.

— « Oh ! répondit froidement M. Garonard, ce n’est point la première fois que pareille affaire se produit. J’ai dans mon atelier une bonne douzaine de toiles retournées et interrompues pour la même raison.

— Je ne comprends pas cette Kerbis, dit Mlle  Damberville. Ce Garonard n’est point mal tourné de sa personne. De plus, il est riche et une Mme  de Kerbis n’y regarde pas de si près à l’honneur d’un mari. N’est-ce pas, monsieur de Bercherolles ?

M. de Clairsilly qui, comme toutes les autres maîtresses de M. de Bercherolles, se prétendait aussi Mme  de Kerbis, crut devoir prendre un air modeste et entendu.

— « Voyons, Garonard, comment diable vous y êtes-vous pris ? Je la croyais accommodante ?

— L’argent, dit sentencieusement M. de Bercherolles, comme s’il continuait sa pensée, est indispensable en amour. Il en faut. Certes il n’est point tout et, quand il est tout, c’est un assez vilain spectacle surtout si la seule force des écus unit la laideur à la beauté. Cela répugne. Mais l’argent est un outil admirable pourvu qu’il n’ait qu’à aider une physionomie passable. Il la dote d’un attrait subit et vous met en mesure d’avoir toutes les femmes qu’on veut au lieu de n’avoir que celles qui veulent. Il hâte et facilite et ajoute aux passions une heureuse rapidité. Il permet mieux d’apercevoir l’unique visage qui se cache derrière les cent masques de l’amour.

— Certains préfèrent pourtant ne lui connaître qu’une figure, objecta d’une voix douce M. de Saint-Bérain. Le nombre des amours compte moins pour eux que leur durée. Ils borneraient à dona Elvire la liste de don Juan. Une femme vaut peut-être mieux que trois, trois que mille et même que mille et trois.

— Je les ai eues à peu près, dit M. de Parmesnil ; il est vrai qu’elles n’étaient guère assorties, car elles différaient entre elles autant que les contrées où elles habitaient, les unes sous la hutte de neige des Laponnes, les autres sous la cabane d’écorce des Mohicanes ou dans les cases de terre et de feuillage des Négresses, à moins que ce ne fût sous le toit en bambou des Chinoises. Elles sacrifiaient à tous les dieux et moi à un seul, à l’Amour. »

La conversation, une fois là, tourna vite à l’anecdote, et ces Messieurs en fournirent de fort bonnes qui furent justement goûtées. Chacun en vint à prétendre que l’amour a sa diversité en lui-même et qu’il offre des surprises inattendues sans qu’il soit besoin de les chercher si loin.

— « Vous n’ignorez pas, dit M. de Bercherolles, combien je suis réglé en matière de femmes et l’ordre excellent qui me gouverne à ce sujet, mais il n’en fut pas toujours ainsi et ce n’est qu’assez tard que je parvins à une conduite dont je me loue tous les jours.

« Quand je quittai les Fermes générales, j’avais trente-huit ans passés. Jusque-là, j’avais couru un peu à droite et à gauche. Certes, je n’entends point être ingrat envers les rencontres que le hasard m’a procurées ; il s’en trouva de bonnes et auxquelles je n’eus rien à redire, mais je m’aperçus néanmoins que souvent je me contentais plus par moi-même que par celles qui eussent dû augmenter mon contentement par la valeur particulière de leur complaisance. La beauté donne aux sens des aides secrets et il s’agit de bien choisir ces secours voluptueux. En un mot je remarquai que je risquais fort de passer ma vie sans avoir eu les femmes que j’aurais le mieux aimé avoir eues, et c’est à cela que j’ai voulu remédier.

« Voici comment je procédai. Je regardai autour de moi avec plus d’attention que je n’avais fait jusqu’alors. Peu à peu je m’instruisis moi-même des visages qui me plaisaient le plus et je dressai un registre des personnes à qui ils appartenaient. Cela fait, je me mis à la besogne et en devoir de posséder une à une les femmes que j’avais ainsi distinguées. J’y parvins ; j’agissais avec une parfaite liberté d’esprit et je réussis à souhait, sans m’écarter une fois de la règle que je m’étais tracée. Cette constance eut pour suite bizarre de me faire paraître infidèle. On me crut volage. J’avais placé ma fidélité vis-à-vis de moi-même et je veux vous conter le seul écart que j’y fis jamais. Encore fallut-il une de ces surprises de l’amour dont nous parlions tout à l’heure.

« Je me trouvais à la campagne, en chasse, le fusil à la main, ma carnassière au côté. Elle était lourde. J’avais poursuivi jusqu’au crépuscule la remise des perdreaux, si bien que je m’égarai et, la nuit venue, séparé de mes gens, je ne savais par où retourner au château. J’avisai une lumière entre les arbres et j’entrai dans une chaumière assez propre où je demandai un gîte. Le paysan me reçut bien, sans me connaître. Il me servit, me montra, au grenier, une place dans le foin et me souhaita le bonsoir. À peine étendu, j’entendis grimper à l’échelle et marcher dans la paille avec précaution. J’avais laissé mon fusil en bas et me sentais assez penaud ; il faisait noir comme dans le cul d’un four. La petite lanterne que l’hôte m’avait donnée s’était éteinte. Je serrai les poings, déterminé à me défendre. On respirait doucement à côté de moi. Ce soupir me rassura et je commençai à deviner l’affaire. Certes, elle n’était point prévue sur mon registre et n’entrait guère dans mes vues ; mais je n’y pensais point à ce moment. Ma main, étendue, rencontra une gorge ronde et la toile d’une chemise que je soulevai. Je sentis une peau douce et fraîche. Une bouche savoureuse baisa la mienne et je m’abandonnai à cette volupté nocturne et singulière.

« Vous dirai-je qu’elle fut délicieuse ? Je ne voyais rien de celle qui causait mon plaisir et me semblait le partager. Ah ! la belle nuit amoureuse et rustique ! Le foin et la chair sentaient bon dans l’air doux et tiède et tout parfumé. L’aube blanchissait à peine les fentes de la lucarne que le chant du coq m’avertit. Je repris furtivement mes habits, je me dirigeai à tâtons vers l’échelle que je descendis quatre à quatre et je m’enfuis à travers champs. Je fus assez heureux pour retrouver la route du château. Ma belle muette n’avait pas prononcé une parole et je n’emportais de cette nuit imprévue que le bruit du foin froissé et le souvenir mystérieux de cette bouche invisible et de ce corps obscur et charmant.

— Puisque nous sommes dans le romanesque et que ces histoires semblent amuser Mlle  Damberville, dit M. de Parmesnil, je vous dirai que je crois avoir rencontré à peu près l’inconnue de M. de Bercherolles ; seulement, de belle fille de France, elle s’était faite pour l’occasion Chinoise en Chine.

— Nous vous suivrons, Monsieur, où vous voudrez bien nous mener, dit M. de Bercherolles, et j’ai hâte de retrouver ma belle silencieuse.

— Vous allez la reconnaître, répondit M. de Parmesnil, et il commença en ces termes :

— « Nous avions remonté le fleuve Jaune sur une grande jonque dorée qui portait à l’avant un dragon vert. Les rives de roseaux cessèrent et nous longeâmes une côte habitée. Elle était bordée de pagodes et de petits tombeaux. Enfin nous nous amarrâmes au port d’Hanoï-Phong entre deux gros pilotis peints et sculptés de masques grimaçants. Nous vîmes bientôt arriver le premier mandarin qui, avec beaucoup de politesse, nous souhaita la bienvenue et nous invita à lui rendre visite. Sa maison, qui nous parut fort belle, était située au bord de l’eau dans un jardin qui contenait quantité de kiosques et une tour de porcelaine. On nous introduisit, après force cérémonies, dans une salle longue où, sur une petite estrade, se tenait la fille de notre hôte, la céleste Tung-Chang. Une collation se trouvait préparée où l’on nous servit maints plats bizarres auxquels nous goûtâmes par curiosité et par courtoisie.

« Le mandarin était un vieil homme ; il portait une robe de soie rouge et verte à petits boutons et une sorte de calotte ronde d’où pendait par derrière une queue nattée.

« Tout se passa le mieux du monde et nous nous quittâmes, en bons termes, avec la permission de laisser notre jonque amarrée au port et l’autorisation de parcourir le pays environnant. J’y employai mes journées. J’étudiais les usages et les plantes. Vers le soir, j’allais souvent me promener au jardin du mandarin. Les allées étaient saupoudrées de sables de couleurs diverses. Çà et là, une boule de cristal pleine d’eau, posée sur une colonnette, contenait de baroques poissons. Ils étaient d’or rouge, d’or jaune ou d’or vert et comme bossus, avec de gros yeux, des nageoires déchiquetées et des barbes filamenteuses.

« Je rencontrais parfois la céleste Tung-Chang qui venait leur donner à manger. Nous nous saluions de loin avec les simagrées d’usage en cette contrée biscornue. Tung-Chang portait plusieurs robes de longueurs inégales et de couleurs différentes, superposées et serrées à la taille par une large ceinture nouée par devant. Sa chevelure était coiffée en grosses coques hérissées de longues épingles. Elle marchait à petits pas, montée sur de hauts patins en bois sculptés à jour. Quand je passais, elle me regardait du coin de son œil coquettement bridé.

« Un soir que j’étais resté là plus tard que de coutume, je me trouvais assis au pied de la tour de Porcelaine. En attendant le lever de la lune, j’écoutais dans la nuit obscure gémir une touffe de roseaux quand je me sentis prendre la main dans l’ombre. Je me laissai guider. Une forme vague m’entraînait et me fit entrer dans la tour par une petite porte basse que je ne soupçonnais pas.

« Je me trouvai dans une chambre faiblement éclairée. Au mur, une idole cornue grimaçait à la fumée de cierges en papier doré. La divine Tung-Chang reposait mollement sur des coussins et me fit signe de m’asseoir auprès d’elle. Sa robe était entrouverte, elle l’écarta d’un geste et mit ses mains sur ses yeux.

« Je compris et me mis en devoir de ce qu’attendait de moi la belle Chinoise. J’y parvins tout juste. Sa souplesse, son agilité me déconcertaient. Son petit corps jaune glissait entre les doigts. Ses seins figuraient assez bien deux citrons tièdes. Elle ressemblait à un jeune animal taquin et furtif, et je la trouvai délicate, amoureuse et fort experte. Ses yeux retroussés souriaient dans sa figure lisse. Elle exhalait une senteur pimentée de gingembre, de thé et de vanille, et de ce parfum poivré qui reste au fond des boîtes de vieux laque. Elle disait des mots rauques que je ne comprenais pas. Entre deux plaisirs, elle tira de ses cheveux une de leurs longues épingles à boule de jade et m’en piqua la joue en riant ; et je respirais l’odeur des roses effeuillées qui remplissaient de leurs pétales de grandes coupes de bronze et j’entendais au toit aigu de la tour de Porcelaine, sous la lune, dans le vent argenté, le tintement épars des clochettes aériennes. »

La conversation s’était séparée en colloques particuliers après le récit de M. de Parmesnil. Il parlait bas à Mlle  Damberville à qui il complétait à l’oreille son aventure chinoise, de même que M. de Bercherolles, penché vers Mlle  Varaucourt, ajoutait quelque détail à sa galanterie rustique. Les deux femmes écoutaient à demi. Mlle  Varaucourt souriait dans le vide, droit devant elle, et Mlle  Damberville, de ses doigts agiles, tambourinait des danses sur son assiette, tout en regardant à la dérobée, avec un intérêt croissant, M. de Portebize qui s’entretenait à voix basse avec l’abbé Hubertet. Le gros abbé paraissait fort attentif à ce que lui disait son voisin. Tantôt il hochait la tête ; tantôt il rengorgeait ses trois mentons d’un air approbateur. Il levait les yeux au plafond, puis les rabaissait sur son interlocuteur. M. de Portebize se tut. L’abbé but un grand verre de vin, s’essuya les lèvres du revers de sa main.

— « Certes, Monsieur, dit-il à M. de Portebize, le souci que vous montrez de la mémoire de votre grand-oncle M. de Galandot, et les questions que vous voulez bien m’adresser à son sujet vous honorent singulièrement. Avant d’y répondre, permettez-moi de vous louer à vous-même et d’admirer avec vous votre conduite, car, d’ordinaire, les neveux se comportent tout autrement, et en cela ils agissent avec une coupable ingratitude. Ils se hâtent d’oublier l’auteur de leur nouvelle fortune et ne lui savent guère gré que d’être mort. Encore lui reprochent-ils plus d’une fois d’avoir tardé. La coutume de ces héritiers est d’autant plus mauvaise que tout leur en recommanderait une autre, car, le plus souvent, le bienfait leur vient d’une main familière, et il y aurait quelque décence à continuer un peu au défunt les sentiments dont on faisait montre envers le vivant.

« Pour ce qui est de vous, Monsieur, les circonstances sont bien différentes. Vous n’avez point connu votre oncle et, comme vous me faites l’honneur de me le dire, vous en avez à peine entendu parler. Il ne tenait aucun rang dans vos affections et n’avait même aucune figure en votre souvenir, et voici que vous vous souciez de lui en donner une en votre reconnaissance.

— Il ne tient qu’à vous, Monsieur l’abbé, en effet, répondit M. de Portebize, de mettre fin à une incertitude qui, je dois le dire et comme vous le pensez bien, m’embarrasse moins le cœur que l’esprit, et qui est d’une espèce assez particulière. Je ne prétends point forcer la retraite posthume où, par la mort, s’est retiré M. de Galandot ; il me répugnerait même d’extorquer en quelque sorte les secrets de sa mémoire. Non, Monsieur, ce que j’attends de vous est tout autre. Vous me complimentez de ce qu’à l’encontre des héritiers ordinaires je n’eus aucun regret à mêler à un événement qui d’habitude touche plus qu’il n’émeut. Détrompez-vous, Monsieur, et permettez-moi, au contraire, de les envier ; qu’ils sont heureux ! N’ont-ils point été appelés au chevet du moribond ? Ils ont suivi ses obsèques. Ils ont payé le fossoyeur et le sacristain. Ils connaissent la forme exacte de celui qu’ils mènent au tombeau. Ils savent quelque chose de lui ; on les complimente de la perte qu’ils ont faite. Ils retrouvent des lettres au fond d’un tiroir ; ils ont une défroque à vendre aux fripiers, un portrait à mettre au grenier ; mais, moi, mon cas est tout autre, et jugez de sa bizarrerie.

« J’hérite d’un oncle inconnu qui n’a pour moi ni visage, ni membres, ni stature, rien qui puisse m’aider à me le représenter exactement. Et comment diable voulez-vous, si je ne puis me l’imaginer vivant, que je me persuade qu’il est mort ? Son héritage reste, si l’on peut dire, en suspens et je ne puis m’approprier ce qui ne me vient de personne, puisque pour moi M. de Galandot n’est pas quelqu’un. Rien ne me prouve après tout qu’il ait existé réellement. Tout cela n’est-il pas ridicule ? Et encore j’exagère à peine. Tout concourt à entretenir mon ignorance. Son banquier de Rome, un certain M. Dalfi, vient de mourir, qui eût pu me renseigner. Me  Lobin qui administre ses terres ne l’avait jamais vu. J’ai su par lui qu’il habita Paris. Ici, ni M. de Kerbis qui, depuis cinquante ans, sait toute la ville, ni M. Laverdon qui, un demi-siècle, a coiffé toutes les têtes de qualité, n’en ont ouï parler. Quant à ma mère, elle n’en veut rien dire, et c’est un miracle si j’ai pu tirer d’elle votre nom. Aussi, Monsieur, jugez de ma surprise et de ma joie quand vous me dites, tout à l’heure, en passant à table que vous aviez beaucoup connu M. de Galandot, et pensez à ma gratitude si vous voulez bien m’aider à me figurer cet oncle presque imaginaire.

— Rassurez-vous, Monsieur, votre oncle fut, répondit en souriant l’abbé, et j’eus même l’honneur d’instruire sa jeunesse en ce beau château de Pont-aux-Belles qu’il vous a laissé sans doute. J’y fus appelé jadis auprès de M. de Galandot. C’était un jeune homme traitable et doux et je me demande pourquoi Madame votre mère, que j’y vis alors fort petite, a voulu ainsi oublier à dessein son cousin Nicolas ; mais cela ne nous importe point. Ma tâche fut aisée ; je parvins à former en lui un élève pieux et discret. La pureté de ses mœurs égalait la douceur de son caractère. Il n’était point étranger aux bonnes lettres et je ne doute point qu’en tout temps votre oncle n’ait conformé sa vie aux fortes règles de conduite dont nous avions pris soin de le nourrir. Mais les événements m’empêchèrent d’assister au spectacle de mon œuvre. Notre évêque, M. de la Grangère, m’emmena à Rome. Je voyageai. Puis, un jour, mes lettres restèrent sans réponse. Le temps passa. Les années s’écoulèrent, et ce ne fut que bien longtemps après que je retrouvai M. de Galandot.

« Malgré cette longue absence nous nous reconnûmes aisément et nous tombâmes aux bras l’un de l’autre, au grand étonnement des passants, car c’était juste au milieu du Pont-Neuf. Nous venions en sens inverse et, du plus loin que nous nous aperçûmes, nous fûmes sûrs de nos visages. La laideur ne change guère et ma figure en mérite d’être assez durable ; la sienne ne me parut point trop modifiée et cette rencontre me fut douce.

« J’appris de lui que, quelques années après la mort de sa mère, il s’était rendu à Paris. Je me doutai bien qu’il y devait mener une vie retirée, car ses goûts ne le portaient guère à la dissipation et au libertinage. Je ne me trompais point, mais je m’aperçus qu’il vivait dans une singulière oisiveté et dans un grand désœuvrement d’esprit et je ne m’expliquai pas ce qui avait pu lui faire préférer le séjour de la Cité à celui de Pont-aux-Belles. Ce fut pour combattre cette paresse que j’eus l’idée de l’intéresser à mes travaux et d’utiliser, pour combler son loisir continuel, les études auxquelles j’avais pris soin de familiariser sa jeunesse. J’y réussis au-delà de toute espérance. Peu après je l’introduisis dans une compagnie où il se plut et où il plut par sa complaisance et sa politesse. On ne s’occupait guère là des choses du siècle et la conversation n’y roulait point sur des sujets à la mode ; mais ces messieurs n’avaient point leurs pareils pour la connaissance des antiques de toutes sortes. M. de Galandot adopta leur vie studieuse, sédentaire et réglée. Il habitait au Marais un appartement qui donnait sur un jardin. Je l’y revois encore, et c’est là, Monsieur, que je vous le veux faire voir en pensée.

« M. de Galandot, votre oncle, n’était ni beau ni laid, ni vieux, ni jeune ; il semblait avoir pris quarante ans une fois pour toutes et bien décidé à s’en tenir là ; grand et maigre d’ailleurs et d’une taille un peu courbée ; une vaste perruque enserrait son visage osseux. Il portait un large habit gris, qu’une fois usé il remplaçait par le pareil. Il était rare que quelque livre ne ballottât pas dans ses poches, pêle-mêle avec des médailles dont il les remplissait et qui tintaient entre elles. Il gardait au doigt en anneau une assez belle pierre gravée et il la regardait fréquemment en arquant un de ses sourcils. Un air de simplicité était répandu sur sa personne et il aurait peut-être bien même, pour être franc, paru un peu nigaud si son silence, son maintien et sa vertu n’en eussent imposé au point que nous l’avions entre nous surnommé le Romain, sans nous douter qu’il mériterait jamais ce sobriquet autrement que par la dignité de son caractère, la rigueur de ses mœurs et la constance de sa frugalité. Sa seule sensualité était pour le raisin.

« Il en achetait du plus beau, et encore le plus souvent le gardait-il sur sa table sans y toucher, comme si la vue d’une belle grappe eût suffi à sa sage gourmandise. »

L’abbé Hubertet s’était interrompu de parler. Il avait attiré à lui une bouteille et s’en versait du vin. M. de Portebize restait silencieux. L’oncle Galandot prenait, si l’on peut dire, corps à ses yeux et, tout joyeux, comme pour saluer ce nouveau venu, M. de Portebize atteignit la bouteille de l’abbé et s’en versa à son tour. Il finissait de boire quand M. Hubertet reprit :

— « Je parlais quelquefois à votre oncle de la vigne de mon ami le cardinal Lamparelli. Elle était au bout de son jardin de Rome. Nous étions assis sous le pampre un jour où les ouvriers, non loin de nous, fouillaient le sol. En exécutant des travaux d’agrément, ils avaient mis à découvert des restes antiques. Le terrain rendait des débris de poteries et des médailles que nous examinions à mesure, quand on nous vint dire que la pioche mettait à nu un bras de statue. Nous courûmes à l’endroit. Ah ! Monsieur, ce bras sortait de terre à demi, sa main brisée semblait implorer notre aide. Bientôt les épaules apparurent, puis la tête et le corps entier de la Vénus. Son marbre brillait par places sous l’écorce terreuse qui la couvrait. Lamparelli dansait de joie et moi, à genoux dans la poussière, j’embrassais la belle main mutilée. Il faisait un grand soleil. Le cardinal n’en resta pas là ; une fois moi de retour en France, il continuait de m’avertir par lettres de ses trouvailles et je crois que ces récits furent pour quelque chose dans la résolution subite de votre oncle de partir un beau jour pour Rome.

« Mon étonnement fut extrême et partagé par tous ceux qui connaissaient M. de Galandot. Rien de ce que nous pûmes lui dire ne parvint à le détourner de son projet. Nous nous y accoutumâmes et il l’exécuta. Il emportait des lettres pour le cardinal Lamparelli. Une fois parti, notre Romain nous laissa sans nouvelles. Je n’en reçus jamais d’autres que cette urne de bronze que Fanchon vous aura montrée chez moi, à gauche, près de la porte et qu’il m’envoya, un an à peu près après son arrivée là-bas. Ce fut tout. Nos amis moururent un à un, je restai seul de la petite société où il bornait ses relations. Nous y parlions souvent de lui, mais je ne m’étonne pas que son nom ne soit jamais parvenu jusqu’aux oreilles de M. de Kerbis, pas plus qu’il ne me surprend que sa tête ne passât jamais par les mains de M. Laverdon. Il n’était point leur fait. Sans vous j’ignorerais encore que mon pauvre Nicolas a cessé d’être.

« Ne pensez point, Monsieur, me voir insensible à sa mort ; ce n’étaient point des regrets que vous demandiez, mais une image exacte qui vous aidât à vous représenter celui qui n’est plus et qui risquait pour vous de ne jamais être. J’ai fait de mon mieux ; je vous ai présentés l’un à l’autre. Saluez-vous donc et prenez congé de lui. Croyez-m’en, Monsieur, ne vous attardez point trop au souvenir de quelqu’un qui ne fut ni de votre âge ni de votre temps. Vous avez satisfait à un délicat devoir de politesse mortuaire dont le souci vous honore. Le plaisir vous appelle. Quittons ce sujet et rompons ce propos. Vous voici en règle avec M. votre oncle et en retard avec Mlle  Damberville qui vous regarde avec complaisance. Rendez-lui vos yeux ; sa gorge mérite votre attention et écoutons M. de Bercherolles. »

Au moment où M. de Bercherolles allait parler, les portes s’ouvrirent avec fracas et un laquais annonça brusquement : Monsieur Thomas Tobyson de Tottenwood.

M. Tobyson était d’une stature vraiment remarquable. Son corps énorme remplissait toute l’ampleur d’un vaste habit de velours écarlate. Au bout de ses bras pendaient des poings massifs et tout velus de poils fauves. Une courte et grosse perruque à rouleaux faisait ressortir, par sa blancheur poudrée, la teinte cramoisie du visage carré où l’on distinguait, dans une masse de chair comme bouillie, de petits yeux vifs, un rien de nez, une toute petite bouche en cul de poule avec une moue qui semblait prête à pondre.

M. Tobyson de Tottenwood aurait été certainement un personnage fort comique si sa force, sa structure et sa taille ne l’eussent rendu respectable ; mais comment rire d’un homme dont le pas faisait plier les planchers quand il y marchait de ses larges pieds chaussés d’immenses souliers à boucles ? C’est ainsi qu’il s’avança vers Mlle  Damberville, lui secoua brutalement la main, adressa à la compagnie un salut circulaire et s’assit sur une chaise silencieusement.

Mlle  Damberville semblait parfaitement habituée aux façons de l’Anglais. Il avait tiré de sa poche un écrin qu’il tendit et qui contenait un diamant d’une fort belle eau. Pendant que la pierre passait de mains en mains autour de la table, un domestique avait posé devant M. Tobyson un panier de bouteilles de bordeaux.

À ses passages à Paris, M. Tobyson ne manquait jamais de venir voir Mlle  Damberville et de lui apporter quelque présent ; aussi lui passait-elle ses bizarreries et ses improvistes, car M. Tobyson était riche et baroque. Il voyageait et on l’appelait Milord, bien qu’il ne le fût pas, son aîné siégeant parmi les pairs du royaume, et lui, cadet, s’étant enrichi par le commerce. Sa fortune faite, il quitta l’Angleterre et n’y remit plus jamais le pied. On le vit à Venise parmi les masques du carnaval, à Vienne et à Varsovie, à Amsterdam. Il parcourait l’Europe d’un bout à l’autre, pour se distraire, se montrant partout amateur de femmes, de pierreries et de vins, partout vêtu de rouge, gigantesque, taciturne, flegmatique et imperturbable.

Il achevait sans mot dire sa troisième bouteille.

— « Certes, disait M. de Bercherolles, nous avons tous aimé, chacun à notre façon, et nous voici tous là, ce soir, et en assez bon état, je puis le dire, bien vivants et en posture de démentir la mauvaise réputation de l’amour. Nous avons tous entendu parler des malheurs qu’il cause et des catastrophes où il mène sans en avoir rien éprouvé de tel. Il faut avouer qu’il nous a singulièrement favorisés et que nous n’avons point à nous plaindre de lui.

— Il est vrai, repartit M. de Clairsilly, que l’amour ne nous a pas nui. Peut-être sans lui, Bercherolles, seriez-vous quelque peu plus riche, car il vous a coûté gros, mais sans les dépenses que vous y avez faites j’aurais été moins heureux.

— Nous devons d’autant plus nous en louer, reprit M. Garonard, qu’il cause tout de même de terribles ravages. J’ai peint plus d’une fois des visages d’hommes ou de femmes qui portaient des traces certaines de ses larmes et de ses tourments.

— Je crois que notre bonheur en amour vient surtout, dit Mlle  Damberville, de la familiarité où nous avons vécu avec l’amour. Nous lui laissions prendre à son gré toutes les formes du hasard, sûrs de le retrouver toujours sous le masque où il se plaisait à se déguiser pour nous apparaître. Il nous a été reconnaissant d’obéir à ses caprices. Il ne devient dangereux que lorsqu’on l’emprisonne sous un aspect unique. Sa nature même, qui est universelle, répugne à cette contrainte ; mais si, au lieu de cela, on le laisse libre de nous émouvoir selon les surprises où il aime à se travestir, il reconnaît notre complaisance par des égards particuliers ; sinon, il se vengera d’une fidélité malencontreuse par les plus dures, les plus absurdes et les plus piteuses servitudes.

— Je crois bien que Mlle  Damberville a raison, dit M. de Parmesnil, mais je ne la savais pas si grande philosophe. Supposez en effet que l’un de nous eût aimé exclusivement Mlle  Damberville, qu’au lieu des délices du plaisir il eût exigé d’elle les constances de la passion, serait-elle l’aimable grâce ailée qui voltige en nos souvenirs ? Non ! elle serait devenue pour l’un de nous une idée particulière dont il eût été l’esclave. J’ai vu dans mes voyages de ces figures immobiles qui servent à un culte sacré. Elles sont taillées dans le bois précieux ou la pierre rare, mais elles imposent à leurs fidèles un servage rigoureux. Elles les prosternent dans la poussière et dans la boue et exigent parfois pour sacrifice le sang même de leur dévot.

— Sans aller si loin, dit M. de Bercherolles, nous avons vu des femmes obtenir de leurs amants les pires turpitudes et les plus bas services. Ils supportaient les plus fâcheuses avanies, simplement parce que… »

M. Tobyson de Tottenwood interrompit M. de Bercherolles. Il parlait en anglais, d’une voix rauque, et s’aidait de gestes brusques. Le baroque personnage savait fort bien toutes les langues ; mais, en compagnie, de peur de prêter à rire par l’accent burlesque qu’il leur donnait, il ne se servait jamais que de la sienne. M. Tobyson ne se démontait pas et continuait son jargon natal. On s’entre-regardait. Mlle  Damberville comprenait à demi, car elle avait dansé sur les théâtres de Londres et en avait retenu un peu du langage de là-bas. M. Tobyson continuait, cela dura assez longtemps ; quand il eut fini, il mit ses poings énormes sur la table et éclata d’un rire sonore. On l’imita.

— « Voici à peu près ce que vient de nous conter M. Tobyson et qui a trait justement aux singulières pratiques où l’amour réduit certains amants, dit alors M. de Parmesnil qui, en bon polyglotte, eût aussi bien pu traduire en chinois ou en persan la harangue du gros Anglais. Il se trouvait donc, l’autre année, à Rome, où il avait fait connaissance d’une courtisane nommée la signora Olympia. La belle lui plut et il alla assez fréquemment coucher chez elle.

« Or, un matin qu’il dormait encore, il vit, en ouvrant à demi les yeux, un homme assez vieux qui posait sur un fauteuil, soigneusement brossé, l’habit que milord avait quitté la veille au soir. Le personnage portait également à la main les souliers. Il faut vous dire que M. Tobyson, qui a le pied grand, tient beaucoup au bon état de sa chaussure. Il avait eu, sous ce rapport, à se plaindre de la négligence des valets romains. Celui-là, au contraire, lui rapportait des souliers admirablement luisants. M. Tobyson, charmé de cette nouveauté, eut l’idée de demander à la signora de lui céder ce serviteur. À cette demande l’Olympia fut prise du fou rire. Le faux valet n’était autre qu’un gentilhomme français, fort riche. Non seulement la dame en tirait de fortes sommes, mais encore elle lui imposait les travaux les plus rebutants de l’office, de l’antichambre et de l’alcôve. »

L’histoire de M. Tobyson fut fort bien accueillie ; à peine fut-elle finie que le chevalier de Gurcy, se levant de la table, s’écria tout haut de sa grosse voix enrouée :

— « À la bonne heure donc, Messieurs ! ce gentilhomme domestique me plaît et voilà, pour de bon, qui est aimer. »

L’enthousiasme soudain de M. de Gurcy fit brouhaha. D’ailleurs le souper finissait. L’odeur des vins et des mets avait encore alourdi l’extrême chaleur. Tout le monde parlait à la fois, au point que les propos se croisaient sans se répondre. M. Garonard dessinait sur du papier des figures libres qui passaient de mains en mains. M. de Bercherolles faisait tinter l’or de ses poches. M. de Saint-Bérain chantait ; Mlle  Varaucourt commençait à se débrailler et faisait carillon avec les assiettes. M. de Parmesnil parlait chinois pour lui tout seul. M. de Clairsilly avait pu sortir, mais ses jambes ne durent pas le porter loin. La petite chatte blanche de Mlle  Damberville se promenait sur la table avec précaution, rôdant à travers la verrerie et tournant autour du surtout des fleurs où, de temps à autre, d’un coup de patte furtif et prompt, elle déchirait une des roses ébouriffées dont les pétales pleuvaient mollement sur la nappe.

Le désordre dura assez longtemps ; enfin, quand il fut à son comble, la danseuse fit un signe à M. de Portebize, et tous deux disparurent suivis sur les talons par la chatte blanche qui se glissa à leur suite. Personne ne prit garde à leur sortie. L’abbé Hubertet dormait, sa grosse tête tombait à droite et à gauche sur son épaule. Il ne se réveilla même pas à l’effondrement de Gurcy roulant sous la table autour de laquelle M. Thomas Tobyson de Tottenwood, cramoisi en son habit rouge, mais solide encore sur ses larges pieds, portait à bout de bras Mlle  Varaucourt, retroussée jusqu’aux hanches et la cuisse à l’air.

VII


Chaque matin le carrosse vide de M. de Portebize s’arrêtait à la grille de Mlle  Damberville où Bourgogne et Basque venaient régulièrement chercher leur maître. Depuis le soir du souper il n’était pas sorti de chez la danseuse. Vers midi, il faisait dire à ses gens de s’en retourner et de ne point manquer d’être là, le lendemain. Les deux drôles qui, depuis deux heures, bavardaient avec le portier, décampaient donc ; mais, au lieu de monter derrière la voiture, ils s’installaient commodément à l’intérieur sur les coussins et se faisaient tranquillement ramener à l’hôtel comme des personnes de qualité.

Ils avaient averti M. Laverdon, quand il vint, comme de coutume, pour coiffer M. de Portebize, de son aventure amoureuse et, par les soins de M. Laverdon, la chose se répandit vite en tous lieux. Certes, Mlle  Damberville n’en était point à sa première frasque ; elle mettait à ses amours une liberté hardie ; mais le bruit de son dernier choix était redoublé par l’esclandre qu’en faisait partout M. de Gurcy.

Le chevalier promenait sa fureur et ne décolérait point. Il éclatait en invectives contre M. de Portebize, qu’il accusait d’ingratitude et contre Mlle  Damberville dont il maudissait le procédé. D’heure en heure il accablait l’infidèle de lettres furieuses et griffonnées qui restaient sans réponse.

Chaque jour, il venait rafraîchir sa colère sur le lieu même de son déshonneur, et il l’emportait avec lui toute nourrie d’une force nouvelle. Malgré ses cris et ses tempêtes, la grille de la maison de Chaillot demeurait obstinément fermée.

En vain il parlementa avec le portier, de qui ni son tapage, ni ses menaces ne pouvaient tirer autre chose, sinon que Mlle  Damberville avait donné l’ordre de ne laisser pénétrer qui que ce fût. M. de Gurcy enrageait en vain. Quand il était las de crier et de montrer le poing à son rival invisible, il s’épongeait le front et s’asseyait sur une borne, d’où un sursaut de jalousie le relevait brusquement d’un bond, et il recommençait à geindre et à hurler.

Cela dura presque une semaine. Le plus beau, c’est qu’à force de rencontrer là Basque et Bourgogne, qui y venaient à la même heure, il avait fini par les prendre pour confidents de son infortune.

Basque surtout lui plaisait. Il avait une longue mine maigre et goguenarde et écoutait avec respect les doléances du chevalier qui ne tarissait pas en injures contre M. de Portebize. Basque et Bourgogne semblaient entendre avec un muet plaisir leur maître traité de vilain, de gueux et de voleur. Ils s’en poussaient le coude aux bons endroits et ricanaient tout bas. M. de Gurcy s’emportait davantage. Le portier derrière la grille riait tout haut. Le cocher de son siège se tenait le ventre.

Quelquefois des passants, croyant à quelque querelle de valets en ribotte, voulaient s’interposer et appeler le guet. Le cocher les rassurait, se touchait le front du doigt et faisait comprendre aux curieux que l’énergumène avait la tête dérangée et la cervelle à l’envers.

— « Oui, Basque, ton maître est un pendard, hurlait M. de Gurcy ; oui, Bourgogne, un malotru ; retiens bien cela et fais-en ton profit ; et pourtant je l’aimais, ce garçon ; il me plaisait, et voilà comment il me récompense ! Il me voit ivre sous la table, me prend ma maîtresse et me fait fermer sa porte, et tout cela sans même me prévenir. Et pourtant je l’aimais, ce drôle, et je vais être forcé de lui trouer la peau en vingt endroits et d’aller avec lui sur le pré. »

M. de Gurcy prenait alors un visage de circonstance.

— « Regarde bien, Basque, continuait-il, et toi, Bourgogne, attention ! On arrive sur le terrain. On met habit bas. Les épées sont de même longueur. Je me fends, il pare, je riposte, il rompt, je me fends, je l’atteins. Il tombe… Le médecin se penche : « M. de Portebize est mort. » — Ah ! il est mort, M. de Portebize. Eh bien, sur ma foi je le regrette, Monsieur ; c’était un bon compagnon et voilà ce que c’est que de nous ! » Et tout cela, vois-tu, Basque, pour une demoiselle Damberville. »

Et le chevalier montrait le poing à la petite maison qu’on apercevait derrière les arbres, au bout du jardin gelé qui scintillait de givre au soleil et semblait rire au nez de l’amant congédié.

— « Est-ce que j’y tenais, à cette Damberville ? reprenait M. de Gurcy ? Est-ce que cela m’amuse de faire la bête à sa porte ? Pourquoi ce maître sot ne m’a-t-il pas dit : « Gurcy… » Mais non ; il m’a traité par trop sans façon ; sans cela je la lui aurais cédée de bon cœur ; je l’ai eue tant que j’ai voulu et tout mon saoul ! »

Basque et Bourgogne hochaient la tête en guise d’assentiment.

— « J’en ai assez de ses soupers et de son lit. Crois-tu, Bourgogne, que cela m’amuse de m’asseoir à sa table entre un vieil abbé obèse et un faquin de Garonard qui ressemble à un épouvantail à moineaux, de subir les plaisanteries de cet imbécile de Clairsilly et d’écouter les tirades de M. de Bercherolles ? Ah ! les voyages de M. de Parmesnil et les histoires de Laponnes et de Chinoises ! Je préférerais encore Saint-Bérain : il joue le fat et le joli cœur pour plaire aux dames et leur débite ses fadaises ; mais au moins il s’y connaît en chevaux et sait distinguer une jument d’un étalon. Il fait semblant de respirer des roses ; mais au fond il n’aime que l’odeur du crottin. Tu me demandes, Basque, pourquoi je restais dans cette pétaudière ? »

Basque ne demandait rien du tout ; il se grattait le bout du nez selon son habitude et écoutait avec patience la jérémiade du chevalier.

— « Ce que j’y faisais, tête d’âne ! j’étais l’amant de Mlle  Damberville. Tu ne sais pas ce que c’est d’être l’amant de Mlle  Damberville. Ton gueux de maître le sait maintenant ; il a dû l’apprendre depuis le temps qu’il est enfermé avec elle. Tiens, il me semble que je lui en veux moins, le pauvre diable ! Non, je ne lui en veux pas du tout. Non vraiment, il sortirait là par cette grille que j’irais à lui. « Eh bien ! malheureux Portebize, comme te voilà fait ! Ce visage long d’une aune, cette mine déconfite ! Te voici maintenant plus traitable ; nous pouvons en causer. Ah ! la belle affaire ! Mais parle donc ! Sa gorge est jolie, hein ! mais le reste ? Ah ! ah ! ah ! elle a les bras maigres et les cuisses dures. Elle n’est plus toute jeune, mon ami, notre Damberville. Elle a la bouche âcre et la peau sèche. Ah ! Portebize, tu l’as voulu ! »

Puis sa colère reprenait de plus belle.

— « Mais sors donc de là ! Qu’est-ce que tu fais avec elle ; sors donc ! Allons, il ne sortira pas aujourd’hui encore ! Ils n’en auront donc jamais fini ! »

Et cela durait jusqu’à ce qu’un laquais vînt dire un mot à travers la grille à Basque et à Bourgogne et les congédier de la part de leur maître. Le chevalier écoutait, les poings serrés. Il avait les habits en désordre et la perruque de travers.

— « Allons, Monsieur le chevalier, disait Basque, nous partons. Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui. Monsieur le chevalier veut-il qu’on le remette quelque part, car vous voilà ici à vous morfondre à pied, sans vos gens et dans un état à ce que l’on vous suive par les rues ? »

Dans la voiture, M. de Gurcy recommençait à se lamenter.

— « Ah ! les gueux, s’en donnent-ils ! et jour et nuit, j’en suis sûr. Ne crois pas ce que je t’ai dit, Bourgogne : ton maître est un heureux larron. Cette Damberville est charmante et je te défends de penser autrement, puisqu’elle a été ma maîtresse, et quelle maîtresse ! Quel feu ! quelle ardeur ! Et elle m’a trompé.

« Elle a bien fait, je l’ai mérité. Je me suis saoulé. Tant pis pour moi ! Elle me l’avait défendu. D’ailleurs, il faut savoir être trompé quand on aime ; je lui demanderai pardon, elle me reprendra. Tu ris, maraud ! il n’y a pas de honte en amour. L’histoire que nous a contée l’autre soir ce gros Anglais rouge est très bien. Il a raison, il faut savoir vider le pot. Arrête-moi là, Basque ; adieu, mon garçon ! »

Et M. de Gurcy sautait du carrosse et s’en allait, en gesticulant, porter partout sa colère et son dépit et contribuer lui-même à répandre avec fracas sa fâcheuse aventure.

Partout déjà elle l’avait précédé. Le caprice de Mlle  Damberville pour M. de Portebize prenait les proportions d’une affaire publique. Les gazettes parlaient de l’indisposition de la danseuse. L’Opéra bourdonnait, les Menus commençaient à s’émouvoir. Mlle  Damberville dédaignait les ordres les plus formels et méprisait les plus sages avis. Elle refusait obstinément de jouer. Le public la réclamait sur la scène. Le théâtre retentissait de sifflets et de bagarres. Le parterre voulait la Damberville, et les directeurs étaient incapables de la lui donner. Les spectateurs exigeaient que le nouveau ballet annoncé des Égarements champêtres remplaçât celui d’Ariane. Mlle  Damberville y devait figurer Sylvie ; aussi sa présence était-elle indispensable.

Rien ne pouvait vaincre sa rébellion, ni les menaces, ni les amendes.

La chose en vint au point que l’opinion réclama le châtiment de l’opiniâtre, et on se décida pour la satisfaire d’enfermer la demoiselle Damberville au For-l’Evêque.

Ce fut un matin que, couchée avec M. de Porbize, Mlle  Damberville entendit heurter à sa porte au nom du roi. Elle alla ouvrir elle-même en galant appareil. À l’exempt qui lui signifiait l’ordre de la suivre, M. de Portebize réveillé en sursaut voulut protester ; mais Mlle  Damberville le fit taire et le força à se recoucher.

— « Monsieur n’a rien à voir là-dedans, dit-elle à l’homme de police ; quant à vous, monsieur l’Exempt, je vous attendais, mais je ne doute point que vous ne me donniez le temps de dire adieu à ce gentilhomme qui est là et d’ajouter à cette chemise où vous me voyez de quoi paraître aux yeux de vos gens et des miens. »

Lorsque l’exempt se fut retiré, Mlle  Damberville éclata de rire au nez de M. de Portebize. Elle s’était assise au bord du lit et regardait la mine déconfite du jeune homme.

— « Eh bien ! mon cher amant, lui dit-elle, voilà donc où nous en sommes ! Je dois reconnaître que vous avez été parfait. Vous avez fait mine de chercher votre épée ; mais rendez-moi grâce de vous avoir remis sous les draps. Vous n’avez pas à montrer en chemise ce que j’ai à faire voir. Et maintenant, mon cher cœur, trêve de plaisanteries et écoutez-moi ! »

Elle avait posé une main sur le drap et de l’autre elle jouait avec son pied blanc et musclé. Une boucle défaite lui caressait l’épaule.

— « Je vous dois d’abord un remerciement. Vous m’avez fait passer une semaine fort agréable, et j’espère que pour votre part vous ne la regrettez pas trop. Votre jeunesse n’est point avare d’elle-même et, à la façon dont vous m’avez traitée, vous ne m’avez point fait apercevoir que la mienne fût déjà l’aînée de la vôtre. Si, malgré votre bonne volonté, vous ne valez pas Gurcy, vous le surpassez en délicatesse. À vous deux vous êtes parfaits et faits pour vous entendre, ce qui ne manquera pas, car je ne doute point qu’il vous pardonne quand il saura que tout de même vous ne l’avez pas fait oublier ; de telle sorte que nous tirerons tous les trois profit de cette aventure. Notre chevalier apprendra par là une fois de plus qu’on peut se passer de lui. Le voilà donc averti, vous voici célèbre, et je vais aller en prison.

« C’est ce triple but que je cherchais ; maintenant Monsieur, vous aurez le choix entre toutes les femmes ! elles se disputeront vos faveurs qui seront des grâces ; quant à moi, j’ai mon For-l’Evêque. »

M. de Portebize regardait Mlle  Damberville avec stupéfaction.

— « Il me le fallait, Monsieur, et je vais vous en apprendre la raison. Vous connaissez cette petite Fanchon de l’abbé Hubertet. Elle montre pour la danse des dispositions surprenantes et même des talents admirables. Elle sait tout mon rôle de Sylvie dans les Égarements champêtres. Elle m’y remplacera. Bercherolles s’en occupe. Sans cet heureux stratagème, jamais on ne lui aurait donné l’occasion de débuter avec un éclat immanquable. Pensez à la joie de l’abbé. Il se fait vieux et je veux qu’il ait de moi ce plaisir avant de mourir. Voilà tout, Monsieur ; mais le temps presse et notre exempt doit s’impatienter. Laissez donc ma gorge en repos, sonnez mes femmes et embrassons-nous. Votre âge aime les aventures et celle-ci ne peut manquer d’être de votre goût. »

VIII


Quand Mlle  Damberville fut bien et dûment écrouée au For-l’Evêque et que M. de Portebize fut rentré chez lui, il éprouva un peu de désœuvrement et quelque dépit. En fin de compte, il se trouvait joué ; mais le jeu ne lui avait certes pas déplu, et, quoique les cartes en eussent été arrangées, la partie n’en avait pas été moins agréable. Il se voyait le héros d’une bruyante galanterie et si, à ses yeux et pour lui, les causes ne lui en semblaient pas toutes à son avantage, la chose n’en gardait pas moins, à la vue de tous, une fort belle apparence. On en parlait en tous lieux et la « semaine de M. de Portebize » était en train de devenir proverbiale. M. de Portebize était à la mode et il en ressentait quelque vanité. M. de Gurcy, qui avait juré sa perte, ne se montrait pas, occupé à gémir et à tempêter à la porte du For-l’Evêque. M. de Portebize attendait, pour se faire voir en public, la représentation des Égarements champêtres dont le jour approchait. Cette pensée le ramena au souvenir de la petite Fanchon et il se résolut à aller rendre visite à l’abbé Hubertet.

Lorsque, arrivé au haut de la rue Saint-Jacques, il eut mis pied à terre, il traversa la cour humide et monta l’escalier obscur. Le masque antique aux joues de vermillon riait de plus belle sur la porte du vieil antiquaire. M. de Portebize la poussa.

Mlle  Fanchon était assise au milieu de la pièce, sur une chaise à dossier haut. Elle avait le coude aux genoux et le menton dans ses mains et paraissait fort occupée à regarder devant elle. Ses yeux allaient des débris de sculptures poudreuses qui encombraient le plancher aux livres, par rangées, qui garnissaient les murs. Elle paraissait mélancolique. À un léger bruit que fit M. de Portebize, elle tourna vers lui son joli visage où ses beaux yeux semblaient avoir pleuré ; en l’apercevant, elle poussa un petit cri et se leva, les mains croisées sur sa poitrine.

Mlle  Fanchon était en jupon et en corset, ce qui contrastait avec sa coiffure, où la poudre se mêlait à des feuillages ; ses joues étaient délicatement fardées ; deux ronds roses en marquaient les pommettes ; sa bouche vive complétait la grâce charmante de sa figure.

— « Ah ! Monsieur, c’est vous ? Que vous m’avez donc fait peur ! Et M. Hubertet, qui n’est encore pas là ! Nanette ne vous a donc rien dit en bas ?

— Nanette ne m’a rien dit, Mademoiselle, et je ne le regrette point puisque vous voilà. Mais je dirai à M. Hubertet ce que vous faites en son absence. Vous avez pleuré, Fanchon. »

Et M. de Portebize désignait du doigt deux petites larmes rondes qui coulaient furtivement sur les joues de la jeune fille.

— « Ne lui en dites rien, Monsieur, je vous en prie. Cela le peinerait. »

Et elle s’essuyait les yeux.

— « Qu’y a-t-il donc qui vous chagrine, jolie Fanchon ?

— C’est de quitter M. l’abbé.

— Quitter l’abbé ! Et pourquoi donc le quittez-vous ?

— Il faut tout vous dire, Monsieur. Ce matin, il m’a prise sur ses genoux. « Fanchon », m’a-t-il dit doucement, « voilà qui est bien. Tu es une bonne fille et je t’aime beaucoup, mais il faut nous séparer. Que veux-tu ? je ne puis pourtant pas, malgré mon âge, vivre avec un premier sujet de l’Opéra. Maintenant, on va s’occuper de toi ; ton nom sera dans les gazettes. Tu vois d’ici le bel effet. — Et où habite cette demoiselle Fanchon ? — Mais avec M. l’abbé Hubertet. — Oui bien. — Et c’est elle qui danse les Égarements champêtres ? — Ah ! vraiment ! — Tu comprends cela, Fanchon ? » Alors j’ai pleuré et il pleurait aussi ; et, comme je lui offrais de renoncer à mon rôle, de rester tant qu’il voudrait une petite danseuse de rien, à qui personne ne ferait attention, il riait et il disait : « Renoncer à ton rôle, Fanchon ! Tu n’y penses pas, un rôle pour lequel Mlle  Damberville est en prison ! » et il ajoutait mille choses tendres qui nous faisaient pleurer davantage. »

Mlle  Fanchon avait oublié, en parlant, qu’elle était en corset et en jupon. Son corset serrait sa taille fine et laissait voir sa gorge que l’émotion faisait palpiter.

— « Et ce bon M. Hubertet qui a pensé à tout ! Il m’a loué un petit appartement dans le voisinage du théâtre, juste dans la maison de M. Darledel, mon maître à danser. J’y habiterai avec la tante de cette Nanette que vous avez vue et qui fera mon service. Sa tante est pauvre et pieuse, et l’abbé viendra dîner trois fois la semaine.

— Voilà qui est parfait, mademoiselle Fanchon, et il n’y a point là de quoi pleurer.

— Mais que va devenir M. Hubertet ? Qui époussetera ses livres et ses médailles ? Et puis, voyez-vous, Monsieur, j’étais heureuse, et tout ce changement m’effraie un peu. Hier je ne voulais plus aller répéter, et c’est M. l’abbé qui m’y a conduite. M. Hubertet s’entend fort bien en danse. Ah ! que j’étais donc troublée ! Mais, quand je l’ai vu assis sur la scène où on lui avait apporté une chaise, je me suis trouvée tout à l’aise. Je dansais. Je le voyais rire de satisfaction, se pencher en avant, les mains aux genoux, se rejeter brusquement en arrière. Il me faisait des signes. Je me sentais plus légère et plus adroite, et, quand j’eus fini, je me suis jetée à son cou. Toutes ces demoiselles m’ont imitée et tout le monde l’a embrassé. Il se débattait à force. C’était une véritable bagarre, mais on s’acharnait contre lui. L’une le tirait par son collet, l’autre par sa manche, si bien qu’à la fin ce pauvre M. Hubertet était tout blanc de poudre et qu’il fallait le voir rajustant sa perruque et redressant son rabat, rouge d’embarras, mais riant tout de même ! »

Et Fanchon, à ce souvenir, riait aussi à grands éclats. Ses lèvres fraîches montraient ses dents blanches. La gaieté gonflait son cou souple, et les pampres flexibles de sa coiffure s’agitaient comme au vent. Puis elle redevint sérieuse ; elle parut réfléchir.

— « Ce qui me fâche, Monsieur, je vais vous le dire, continua Fanchon en baissant la tête avec une moue. C’est moins encore de quitter M. l’abbé que de penser que je lui doive tant sans avoir aucun moyen de m’acquitter envers lui. Je voudrais tant lui faire plaisir ! On dit que je suis jolie et que les hommes aiment fort la jeunesse et la première fleur des filles. Ah ! que je regrette donc que M. l’abbé soit d’un âge à ne plus pouvoir profiter de ce que je lui donnerais si volontiers ! Ah ! pourquoi la nature, en le faisant si vieux, m’a-t-elle enlevé l’unique moyen qui m’eût permis de ne point rester ingrate envers lui ? Mais je déraisonne, Monsieur, excusez ma simplicité. »

M. de Portebize, en écoutant Mlle  Fanchon, regrettait maintenant de n’avoir point, au lieu de M. l’abbé Hubertet, mérité sa reconnaissance. À la façon dont elle entendait récompenser les bienfaits, M. de Portebize eût aimé lui avoir rendu quelques services. Il la trouvait charmante, tout animée encore de son récit.

— « Prenez garde, Mademoiselle, de vous troubler l’esprit et de vous gâter le visage ! Les pleurs et les soucis ne valent rien à la beauté. Il y a de meilleurs sujets à vos pensées. Songez que le public n’attend pas de vous des soupirs et des yeux battus. Il faut, pour lui plaire, un air de contentement où il prenne le sien. La nature vous a donné une grâce charmante à qui l’art ajoute ses attraits. Vous avez en vous tout ce qu’il faut pour triompher. Il me semble entendre déjà s’accorder les violons. Ah ! Mademoiselle, que je me réjouis donc de vous voir en ces Égarements champêtres où vous allez paraître, demain ! J’imagine la lumière, la musique et toutes les mains levées pour vous applaudir. »

À mesure que M. de Portebize parlait, le visage de Mlle  Fanchon semblait suivre ses paroles ; ses petits pieds trépignaient. Elle recula à pas légers vers le fond de la chambre.

Mlle  Fanchon dansait.

Elle obéissait à un rythme muet qui guidait ses mouvements. Elle exécuta d’abord un pas gracieux comme si elle allait au-devant de quelqu’un. Entre deux doigts, elle pinçait délicatement son jupon et le relevait sur ses jambes agiles. Puis elle se rejetait en arrière avec surprise. Elle hésitait. Elle avançait avec une coquette lenteur pour écouter timidement l’aveu d’un berger invisible dont ses gestes semblaient modérer l’ardeur. Son corps souple accomplissait en mesure mille choses charmantes. Elle feignait de cueillir une fleur, de traire ses brebis, de remplir une corbeille, de puiser de l’eau. Elle était tour à tour curieuse, attentive, volage et passionnée.

Quand elle s’arrêtait, on l’entendait respirer, puis elle repartait, remplissait toute la chambre du tourbillonnement de sa légèreté. Ses pas effleuraient le plancher ou parfois le frappaient du talon d’un bruit sec ; puis tout à coup elle cessa net, avec une révérence qui la courba finement, fit lever son jupon court, présenta dans le linge du corset sa gorge émue et inclina les grands feuillages pamprés qui coiffaient sa tête souriante où le fard posait aux pommettes sa rougeur et dessinait la forme malicieuse de ses lèvres fraîches.

Et M. de Portebize, amusé et ravi, applaudissait pour tout de bon la jolie danseuse, essoufflée et confuse, sans penser à la situation bizarre où il se trouvait d’assister, parmi des livres et des médailles, à l’avant-goût d’un exercice d’opéra, chez le docte abbé Hubertet, membre de l’Académie des Inscriptions de Paris et de celle des Arcades de Rome.

IX


M. de Parmesnil achetait toujours son tabac au marchand arménien qui se tenait d’ordinaire sous les arbres du Palais-Royal, à gauche, non loin du méridien. Il venait de faire emplir sa boîte comme de coutume et s’apprêtait à y puiser quand il vit venir M. de Bercherolles et M. de Clairsilly qui l’abordèrent. Ces messieurs, après s’être salués, se promenèrent par le jardin.

— « Eh bien ! Monsieur, dit M. de Bercherolles à M. de Parmesnil, vous verrons-nous ce soir à l’Opéra ? On parle d’une altercation entre M. de Gurcy et M. de Portebize au sujet de Mlle  Damberville. Cela sera un beau spectacle. N’y serez-vous point ?

— Ma foi, répondit M. de Parmesnil, je crains bien que vous ne soyez déçus, car je doute fort que M. de Gurcy soit en état de se présenter nulle part. Vous ignorez donc ce qui lui arriva. Je me promenais avant-hier aux Tuileries avec M. Tobyson de Tottenwood. Il y avait foule, et l’habit écarlate de notre Anglais faisait se retourner les têtes. M. de Gurcy vint nous joindre, et le chevalier qui ne se console pas d’avoir roulé sous la table, le soir du souper, et qui en accuse M. Tobyson, à cause des santés que ce dernier lui porta et auxquelles il crut devoir répondre, n’eut de cesse que j’eusse proposé de sa part à l’Anglais une revanche de bouteilles. M. Tobyson accepta. Hier donc, je leur fis dresser une table chez moi ; je la fournis de vins, enfermai les deux rivaux, puis sortis me promener. J’allai jusqu’au Jardin du Roi voir des petits chiens de la Chine qui y sont depuis peu. Ce sont des bêtes singulières. Ils ont le corps glabre et faisandé de truffes et comme pourri, les oreilles mignonnes et cartilagineuses, et ils semblent fondus en du bronze tiède. J’en oubliai mes deux buveurs et rentrai fort tard. Je fis ouvrir. M. Tobyson avait dû se mettre à l’aise pour mieux boire, car je le retrouvai dormant roulé tout nu dans la nappe. Quant à Gurcy, il était à moitié mort. Je le fis rapporter chez lui ; aussi je doute que nous voyions l’un ou l’autre à l’Opéra, car je les crois peu en état de paraître où que ce soit ; mais je n’en irai pas moins applaudir aux débuts de la protégée du bon abbé. Et que devient donc M. Hubertet ?

— Le bonhomme est fou de joie, dit en riant M. de Clairsilly, il court chez le costumier et de là passe chez la coiffeuse et se rend ensuite chez la parfumeuse. Je l’ai rencontré tout à l’heure ; il portait dans un mouchoir ses plus belles médailles qu’il allait vendre et un carton vert qui contenait une parure de fleurs pour Fanchon. »

M. de Bercherolles puisa délicatement dans la tabatière ouverte que lui tendait M. de Parmesnil. Ces messieurs, tout en causant, étaient arrivés au bout de l’allée. Ils tournèrent sur leurs talons et recommencèrent leur promenade. Il y avait grand monde au jardin, ce jour-là. Toutes sortes de gens s’y coudoyaient, M. de Clairsilly lorgnait à droite et à gauche.

— « Ah ! fit-il, je gage que voilà bien l’illustre M. Laverdon. Que diable fait-il ici à cette heure ? Il n’y a personne à coiffer ; courrait-il les filles ou irait-il au jeu ? »

M. Laverdon s’avançait lentement, en homme d’importance ; il avait sa plus belle figure et son plus bel habit.

M. de Clairsilly l’interpella :

— « Où allez-vous ainsi, maître Laverdon ? »

M. Laverdon répondit à la familiarité de M. de Clairsilly par un salut cérémonieux.

— « Chez M. de Portebize, Monsieur, qui m’a fait l’honneur de m’appeler, et je me rends à ses ordres comme je ferais aux vôtres, Monsieur.

— C’est bien inutile, M. de Bercherolles n’a plus de maîtresses qui me plaisent. Dites-moi, Laverdon. M. de Portebize a-t-il quelque chose qui vaille la peine qu’on s’en occupe ?

— M. de Portebize a qui il veut en ce moment, Monsieur ; il est l’homme le plus couru de Paris, et j’y cours, répondit galamment M. Laverdon qui salua avec dignité et disparut derrière un groupe de trois demoiselles auxquelles M. de Clairsilly lança en un regard une triple œillade. »

M. Laverdon se dirigeait vers le logis de M. de Portebize. Il monta prestement l’escalier et pria Basque de l’introduire. Le laquais avait un air singulier. Sa longue et jaune figure semblait toute penaude.

— « Entrez, M. Laverdon, cria une voix, et toi, reste ici, maraud. »

Et M. de Portebize parut sur la porte. Basque se tenait le dos collé au mur avec une inquiétude visible.

— « C’est donc toi qui as fait la chose ? Bourgogne m’a tout avoué. Vous êtes tous deux de beaux faquins. Comment ! des pendards que j’habille, que je nourris et que je paye ! Je te chasse, entends-tu ? Je te… »

Basque grimaçait de plus en plus ; la bile de son visage se fonçait ; de laid il devint affreux, d’affreux horrible et d’horrible piteux.

Basque s’efforçait de pleurer, mais il n’eut pas le temps d’y parvenir.

M. de Portebize l’avait saisi au collet, fait pirouetter et lancé à travers le vestibule. Puis il referma la porte sur la dégringolade du gaillard tombé à quatre pattes sur le carreau.

— « Figurez-vous, Monsieur Laverdon, qu’hier soir, une fois rentré, je m’allais mettre au lit quand j’entends un léger bruit dans mon cabinet. Basque et Bourgogne s’étaient retirés ; je prends mon bougeoir ; j’ouvre, je tire à moi et j’amène au milieu de la chambre, devinez qui ? Mme  de Meilhenc, encapuchonnée et confuse. Jugez, Laverdon, de ma surprise et de ma colère quand elle me dit, tout en larmes, que son amour lui avait indiqué ce stratagème, qu’elle avait pensé attendre que je fusse au lit pour se glisser sous mes draps et profiter de l’ombre et du moment. Le pire est qu’elle était jolie ainsi, dans un désordre savant et préparé ; mais vraiment un homme dans ma position avoir une Mme  de Meilhenc ! et pas même l’avoir en passade, entre deux portes, mais toute une nuit !

« Je tentai de lui faire comprendre mes raisons ; mais elle s’obstina si bien que je sonnai Basque et Bourgogne et leur enjoignis de reconduire chez elle ma visiteuse ; mais les deux drôles se contentèrent de la mettre dehors et de la laisser là, en pleine rue, toute seule, sans carrosse et sans lanterne… Une fois débarrassé de sa présence, je m’enquis des moyens qu’elle avait pris de pénétrer jusqu’à moi. Bourgogne prétend que c’est Basque qui l’a introduite. Il doit mentir, j’en suis sûr ; mais il est dans l’ordre des choses humaines que l’innocent pâtisse. J’ai, comme vous l’avez vu, rossé ce pauvre Basque que j’entends encore geindre à petit bruit. »

M. Laverdon écoutait cela avec un sourire discret et paternel.

Il prenait de M. de Portebize une idée de plus en plus haute.

— « Ah ! Monsieur, voilà qui est admirable et qui justifie mes prévisions ! L’ai-je assez dit : « Ce M. de Portebize, il ira loin. » Aussi auguré-je de vous de grandes choses. L’amour mène à la gloire. M. le maréchal de Bonfort, qui fut un grand homme de guerre par l’à-propos de ses retraites et le bon ordre de ses déroutes, et M. le duc de Tardenois qui fut un grand homme de cour, eurent, dit-on, l’un et l’autre, une jeunesse fort en femmes, et la vôtre s’annonce comme pour devoir égaler la leur, et tout porte à croire que les suites de leurs destinées sont le présage, Monsieur, de ce que pourront être les vôtres. »

Tout en parlant, M. Laverdon avait préparé ses peignes et ses houppes. M. de Portebize s’était assis à sa toilette.

— « Et le pis est, Laverdon, que cette Meilhenc, troubla par sa présence importune l’image voluptueuse qui occupait ma pensée. Je rêvais justement au plus charmant objet que la terre ait porté et pour qui je brûle depuis que je l’ai vu. »

Et M. de Portebize, pendant que M. de Laverdon le poudrait à tour de bras, le nez plongé dans le cornet de carton, voyait, tout au fond, se dessiner, comme par magie, une figure dansante, qui y apparaissait dans l’éloignement, mais si précise et si nette que son cœur en battait ; et la fraîche et vive image de Mlle  Fanchon lui faisait oublier le sourire de Mlle  Damberville et les larmes de Mme  de Meilhenc. Il les regardait disparaître peu à peu de son esprit, diminuer, se rapetisser, s’éloigner, en même temps que s’effaçait le visage vermeil de M. de Bercherolles, le profil anguleux de M. de Parmesnil, la face rubiconde de l’abbé Hubertet, la silhouette de M. de Clairsilly, la tournure de M. Garonard, l’énorme prestance de M. Thomas Tobyson de Tottenwood et la figure, un instant entrevue, du bon oncle Galandot, un pauvre homme après tout et qui, comme disait avec pitié M. Laverdon, n’avait jamais dû se faire coiffer.