Réparation (Pradez)/9

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Payot & Cie, éditeurs (p. 204-226).


IX


De très loin, un bruit de musique arrivait du fond de la campagne, des notes gaies et rapides, accompagnées d’un tam-tam continu de grosse caisse. D’obliques rayons filtraient, à travers l’opacité des grands hêtres, des flèches de lumière qui allaient zébrer d’or le sable des allées et que les frissons de l’air agitant le feuillage faisaient osciller sur le sol. À l’approche de la nuit, les oiseaux s’étaient cachés. Le bruit isolé de l’orchestre s’entendait par moments net et précis, ou bien confus et tronqué, selon les caprices du vent. C’étaient des fifres et des violons jouant à perdre haleine des danses de village, tapageuses et entraînantes.

Jacques et Isabelle se promenaient lentement côte à côte dans le grand parc ombreux, et, de temps en temps, Jacques se penchait pour apercevoir le visage obstinément baissé de sa fiancée. Ce jour-là, il ne souffrait prèsque pas de l’attitude pensive et distraite d’Isabelle. Il lui semblait qu’enfin, enfin l’heure était venue où les craintes et les doutes qui l’avaient si longtemps tourmenté allaient prendre leur vol.

Il y avait quelques heures à peine, Philippe ne l’avait-il pas autorisé à fixer avec Isabelle la date prochaine où il aurait le droit d’arracher la jeune fille à des lieux où trop de tristes réminiscences sollicitaient sans cesse son attention ? Tout à l’heure, lorsqu’elle-même choisirait librement ce jour, l’obsédante inquiétude des dernières semaines s’enfuirait pour toujours. À la seule pensée de cette délivrance, une telle ivresse de joie s’emparait du cœur de Jacques que les mots qu’il avait préparés depuis le matin s’étranglaient au fond de son gosier.

À la fin pourtant, voyant Isabelle, continuer à marcher silencieuse à côté de lui, il fit effort pour dominer son émotion et murmura :

— Isabelle… Philippe m’a permis de vous demander quelque chose, ce soir, mais je ne sais pas si vous êtes disposée à m’écouter. Puis-je parler ?

En même temps il entoura de son bras la taille svelte d’Isabelle et essaya d’attirer la jeune fille sur son cœur, mais d’un geste brusque elle lui échappa.

Ils étaient arrivés au bord de l’étang où autrefois, quand Isabelle était enfant, elle venait voir s’ébattre les canards. Elle avait gardé pour ce coin solitaire son ancienne prédilection. Les grandes herbes et les fleurs sauvages y pullulaient, vivaces et innombrables.

Tout près d’eux, l’eau immobile brillait comme une plaque de verre prisonnière dans son cadre de verdure bronzée par l’automne, et de dessous les charmilles un froufrou de choses sèches, un piétinement s’échappait. Trois canards blancs sortirent enfin des broussailles, et, disgracieux, cahotants, coururent du côté de l’étang. Leur chute précipitée dans l’eau fit un plouf bruyant.

Isabelle eut un rire un peu forcé :

— C’étaient les canards ! J’ai cru qu’il y avait là quelqu’un qui nous regardait.

Jacques ne dit rien. Il cherchait à renouer le fil interrompu de sa demande, mais il n’y parvenait pas. L’exclamation d’Isabelle l’avait dérouté. Il se décida à attendre que le moment d’interroger la jeune fille revînt de lui-même un peu plus tard.

Ils reprirent leur promenade et ils atteignirent bientôt l’une des extrémités du vaste parc de Philippe. Le pays plat, l’interminable plaine avec ses franges d’arbres grêles et la pâle verdure de ses saules nains s’étendait à l’infini. Le soleil avait disparu. Dans le ciel verdâtre, une étoile clignotait en face du jour mourant.

Isabelle s’arrêta. À cet endroit, plus ouvert, la musique de la fête, entrecoupée de courtes intermittences, arrivait sans obstacle, plus nette, plus distincte. Par bouffées, selon la direction du vent, les notes se précipitaient en cascade échevelée, ou bien brusquement elles s’éteignaient. Il y avait des trous, des lacunes, des silences.

— Comme ces gens s’amusent ! dit enfin Isabelle. Jamais je n’ai connu ce genre de plaisir, moi. Quelquefois, il me semble que je n’ai pas encore eu de vraie jeunesse.

De l’autre côté de la clôture, sur la route, des groupes de paysans passaient à pied, pimpants et rieurs, ou entassés sur les bancs de chars enrubannés et fleuris : ils filaient dans la même direction au trot pesant de leurs, lourds chevaux de campagne. Et de très loin, une bande de filles et de garçons, se tenant par la main, arrivaient en chantant. La longue chaîne ondoyante se déroulait et se repliait en lacets souples et gracieux, et le son des voix claires devint enfin très distinct. Une jeune fille, chantait seule les couplets d’une romance amoureuse que toute la bande soulignait d’un refrain moqueur. Bientôt Jacques et Isabelle saisirent nettement les paroles :


Jé n’irai plus, le soir, parmi les moissons mûres
Cueillir le frais bluet,
Ni m’abriter, le jour, à l’ombre des ramures.
Je n’irai plus parmi les moissons mûres.
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !

Aux odorants buissons de la jeune aubépine
J’ai pris un blanc bouquet,
Mais si frêle est la fleur et si dure est l’épine,
Aux odorants buissons de l’aubépine !
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !

Il m’a juré tout bas des amours éternelles
Au seuil du gai printemps.
Le printemps s’est caché sous les neiges cruelles !
Où sont, où sont les amours étemelles ?
C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


Très longtemps le timbre jeune des chanteurs et leurs rires résonnèrent sur la route, puis le bruit se perdit dans la distance.

— Isabelle, dit Jacques, en tirant de sa poche un minuscule écrin de cuir rouge, voici un petit souvenir que je vous ai rapporté de Paris. Oublieux que je suis, je n’ai plus pensé à vous l’offrir.

Isabelle murmura :

— Comme vous êtes bon, Jacques ! Où que vous soyez, vous pensez toujours à me faire plaisir.

Elle ouvrit l’écrin avec précaution, regarda un moment briller le diamant fixé à un simple anneau d’or et elle ajouta :

— C’est trop beau ! Vous me gâtez. Merci, merci !

En même temps, avec un petit clic métallique, elle referma l’étui.

— J’espérais, dit Jacques au bout d’un instant, vous voir porter cette bague tout de suite.

Là jeune fille rouvrit l’écrin et passa docilement l’anneau à son doigt. Le diamant lança un éclair. De très loin, une bouffée d’air apporta le refrain de la chanson :

C’est la fille à Thomas,
Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


— Comme ces gens s’amusent ! répéta Isabelle. Savez-vous à quoi je pensais tout à l’heure ?

— Non.

— Si nous allions jusque là-bas ?

— Dans cette cohue de paysans ? vous n’y pensez pas.

— Pourquoi pas ? Tous ces gens ont l’air si heureux. Pourquoi n’irions-nous pas les voir danser ? cela m’amuserait.

Il y eut un court silence, et de très loin le refrain arriva encore une fois, écourté :


Ha, ha, ha ! Ha, ha, ha !


Un mot amer était monté aux lèvres de Jacques en réponse à l’étrange fantaisie d’Isabelle, mais il le ravala et dit simplement :

— Depuis que je vous connais, c’est la première fois que je vous entends exprimer un désir de ce genre, Isabelle.

— C’est que, grâce à vous, dit la jeune fille vivement, j’ai aujourd’hui le cœur plus jeune et plus léger.

En même temps, affectueuse, elle glissa son bras sous celui de Jacques, mais elle le retira presque aussitôt et elle reprit le chemin de la maison d’un pas toujours plus pressé, comme si son désir d’aller voir, de ses yeux, les ébats de cette foule de paysans la talonnait de plus en plus. De temps en temps, par de vastes échancrures ouvertes sur le pays, le groupe des maisons basses aux toits rouges, d’où venait le vacarme de la fête, émergeait au loin comme une floraison vivace épanouie au ras du sol. Sur la lisière des terres moissonnées qui longeait la route, une rangée de saules bas, à la tête chevelue, accompagnait le cours d’un filet d’eau invisible.

Chaque fois qu’elle traversait une de ces vastes clairières où les notes échevelées de la valse éclataient plus prochaines, Isabelle ralentissait un peu son allure, comme si ce tapage lointain la captivait pour tout de bon ; mais, dès qu’elle se retrouvait sous l’ombre touffue des hêtres, elle accélérait le pas.

Jacques, silencieux, marchait sur ses talons. Il souffrait sourdement sans savoir pourquoi. N’accompagnerait-il pas Isabelle où qu’elle voulût aller ? Alors, ici ou ailleurs, qu’importait ? Pourquoi le désir innocent, où la sève de jeunesse si longtemps comprimée dans le cœur d’Isabelle manifestait enfin sa présence, pourquoi ce désir, un peu enfantin, mais si naturel à son âge, le contrariait-il à ce point ?

Il regardait la jeune fille se hâter le long des allées déjà sombres et il finit par la rejoindre. Avant de se mêler, pour lui faire plaisir, à la cohue de cette kermesse bruyante, il voulait au moins obtenir d’elle la réponse définitive que Philippe l’avait autorisé à lui demander. Il se mit à son pas et, après une courte hésitation, il dit d’un ton qui s’efforçait d’être calme :

— Isabelle, Philippe m’a permis de fixer ce soir avec vous le jour où vous serez à moi. Je ne veux pas vous presser. Dites vous-même ce que vous désirez.

Et, saisissant les deux poignets délicats, il arrêta de force la jeune fille en face de lui, cherchant à lire quelque chose de précis sur son visage baissé, tandis qu’un peu haletante de sa course rapide, elle balbutiait :

— Je ne sais pas… quand papa voudra.

— Non, Isabelle, non. Personne d’autre que vous ne doit décider ce point-là, pas même Philippe. Vous seule choisirez le jour où vous me donnerez ce que vous m’avez volontairement promis.

Elle se dégagea doucement en murmurant :

— Comme vous voudrez, je vous dois tant !…

En même temps, d’un geste automatique, elle ramassa les plis de sa longue jupe blanche, les tint serrés entre ses doigts et reprit son allure rapide. Au bout de l’avenue, un carré lumineux indiquait l’espace ouvert où s’élevait la maison, mais dans le parc l’ombre régnait dense, compacte. La jeune fille, les yeux fixés sur l’échancrure lumineuse, s’en allait droit devant elle, et, tout à coup, au milieu de l’obscurité du sous-bois, son pied butta contre une pierre. Elle se redressa en riant, d’un rire énervé, et elle dit, essoufflée :

— Ce n’est rien… j’ai butté contre une pierre ou contre une racine. On ne voit goutte sous ces arbres.

— C’est vrai, murmura Jacques en passant son bras autour de la taille récalcitrante ; laissez-moi vous conduire, j’ai des yeux de chat, moi.

Et il la força de ralentir le pas.

Elle se tenait raide et droite, les yeux obstinément fixés sur le carré clair s’ouvrant en lucarne au bout de la sombre avenue. Par moments elle croyait sentir passer sur sa joue un souffle tiède et elle se raidissait davantage, en proie à un effroi qui la glaçait jusqu’aux moelles.

Depuis le jour où, au bruit de la mer moutonneuse, elle avait raconté à Jacques le long tourment de sa vie d’enfant, celui-ci n’avait plus eu avec elle de démonstration trop vive ; mais très souvent, à partir de ce moment, elle avait éprouvé, à côté de lui, l’inexplicable crainte qui venait de la saisir. Parfois même, dans son cœur surpris, une brusque révolte éclatait qui la dressait, vis-à-vis de l’ami fidèle, de l’indispensable auxiliaire, du compagnon de vie qu’elle avait librement choisi, comme en face d’un ennemi. Pourtant elle l’aimait, elle l’aimait tendrement depuis des années, oh ! oui, elle l’aimait !…

La silhouette blanche de la maison se profila enfin sur le fond sévère des grands arbres.

Jacques cessa de retenir la jeune fille et, en la libérant, il dit, un peu froid :

— Quelle hâte, Isabelle ! Est-il possible que cette fête de village, ce vacarme assourdissant et stupide vous tente à ce point ?

Isabelle ralentit le pas. L’étrange angoisse qui lui étreignait le cœur sous l’ombre épaisse des grands arbres se dissipait de plus en plus à mesure qu’elle approchait de son chez-elle, comme si la vue du lourd bâtiment massif suffisait à la rassurer, à la protéger, à faire fuir bien loin une troupe de fantômes imaginaires. Elle dit, affectueuse :

— Puisque cela vous contrarie, nous n’irons pas ; ce n’était qu’une fantaisie passagère qui m’est venue en écoutant cette musique affolée ; mais je n’y tiens pas autrement, je n’y pense déjà plus.

En effet, son désir, si vif tout à l’heure, d’aller voir de ses yeux la kermesse populaire, de se mêler à cette foule bruyante et joyeuse, avait pâli. Elle ne s’en souciait presque plus.

Au-dessus de leurs têtes, le ciel ouvert avait reparu tout brillant d’étoiles. Il y en avait partout, jusque tout au fond des régions invisibles, où elles haletaient comme prêtes à s’éteindre. Isabelle continua d’un ton rêveur :

— Autrefois je n’aimais que la solitude et le silence ; mais, aujourd’hui, il me semble que je commence une nouvelle vie où tout est frais et neuf.

Elle laissa à Jacques le temps de répondre. Mais comme il ne disait rien, elle poursuivit au bout d’un instant :

— N’est-ce pas étrange de penser que, tandis que nous nous rongions le cœur à son sujet, Lucien était tranquillement à Paris, et qu’il aurait pu d’un mot — nous rendre la paix ? Je me demande souvent pourquoi il ne l’a pas fait.

Jacques continua de se taire et, dans ce silence voulu, Isabelle perçut l’éternel désir caché qu’elle ne réussissait jamais à satisfaire. Elle reprit, attristée :

— Je ne sais pas assez vous montrer tout ce que vous êtes pour moi, Jacques. Quand je pense que, grâce à vous, l’angoissant réveil des choses passées est désormais impossible, que je n’éprouverai plus jamais, en embrassant papa, ce froid au cœur qui nous faisait tant souffrir tous les deux, que peu à peu le souvenir de ces tristes années s’effacera, je sens que je ne pourrai jamais, jamais vous rendre ce que vous avez fait pour moi.

— Ce que vous dites là, Isabelle, prouve simplement que vous ignorez ce que Philippe a été pour moi autrefois. Je lui dois tout ; ma carrière heureuse ici, je la lui dois. Qu’est-ce que j’ai fait pour lui et pour vous en retour ? J’ai été jusqu’à Paris, voilà tout. N’importe qui, le premier indifférent venu, aurait pu vous rendre le même service.

— Et pourtant, murmura Isabelle, c’est vous seul qui y avez pensé. Jamais je n’oublierai cela.

Jacques protesta sourdement :

— Vous parlez sans cesse de gratitude, mais, entre vous et moi, ce mot n’a pas de sens, non, ni le mot, ni la chose. Vous faites déjà partie de ma vie, et vous entendre constamment parler de gratitude, cela me glace comme le témoignage banal d’une étrangère. Comment ne le comprenez-vous pas ?

Pendant quelques instants, le gravier cria sous leurs pieds sans que ni l’un ni l’autre reprit la parole. Ils contournèrent la maison, longèrent, l’un derrière l’autre, un étroit sentier faisant le tour du bâtiment, et arrivèrent à un banc où Isabelle s’assit résolument. Jacques prit place à côté d’elle. À travers les taillis, la demeure silencieuse se voyait de tout près, et cette proximité était comme une présence tangible qui les sauvait de la solitude. De temps en temps, une fusée montait au-dessus du toit, s’éparpillait en étincelles, puis, à bout d’élan, s’affaissait sans bruit. Isabelle suivait distraitement la montée des gerbes enflammées et leur disparition, tandis que Jacques considérait le profil droit de sa fiancée. Il dit enfin d’un ton bas :

— Penser que vous êtes à moi, Isabelle ! Quelquefois ce bonheur me semble si grand que je n’ose pas y croire et l’inquiétude me donne des mouvements d’humeur que je n’ai pas toujours le temps de réprimer. Pardonnez-moi si je vous ai parlé trop vivement tout à l’heure.

Isabelle murmura :

— Je n’ai rien à vous pardonner ! C’est moi qui vous peine toujours sans le vouloir.

Elle ajouta aussitôt avec vivacité comme si elle se décidait tout à coup, pour changer la direction de l’entretien, à donner à sa pensée sa forme et sa vie réelles :

— C’est sur ce banc, à l’ombre de ce gros lilas, que nous étions assis le jour où Lucien est parti. Je le vois encore, comme si c’était hier, descendre en courant les degrés du perron et disparaître derrière les buissons. L’instant d’après, il était devant moi, pâle comme un mort. Oh ! mon Dieu, penser que tout cela est fini !

Jacques ne dit rien. Il avait redressé son buste puissant, carré, presque athlétique, et il luttait contre la fièvre qui troublait son amour profond pour Isabelle chaque fois que le souvenir de Lucien sortait de l’ombre. Il sentait le poison subtil et sournois s’insinuer lentement dans ses veines.

Isabelle poursuivit :

— Jusqu’à ce qu’il eût disparu, je n’ai pas —quitté ce banc. Je suis restée clouée à cette place comme je le lui avais promis, mais plus tard, bien souvent, j’ai regretté de lui avoir obéi. En suppliant papa à ce moment-là, je l’aurais fléchi. Maintenant, tout cela est passé !

Tandis qu’elle parlait, une teinte rose était montée à ses joues et Jacques retrouvait, tout à coup, l’impression poignante que, là-bas, à l’abri des rocs abrupts, en face de la mer inquiète, il avait eue en écoutant se dérouler le long récit d’Isabelle.

— Aujourd’hui, Isabelle, murmura-t-il avec effort, c’est vers l’avenir que doivent aller vos pensées. Tout le reste est fini, n’est-ce pas ?

Elle dit oui de la tête, mais bientôt elle se corrigea :

— Pourtant il y a des choses qu’on ne peut pas oublier. Certaines circonstances les ont gravées trop profond dans notre mémoire, elles sont entrées trop avant dans notre vie. On ne peut pas les en arracher tout à fait. Ce jour-là, Lucien était assis à côté de moi à la place où vous êtes. Il m’appelait sa petite sœur chérie, et moi je ne trouvais rien à lui dire… pas un mot. Le chagrin me, paralysait.

— Pourquoi faire renaître sans cesse ces vaines réminiscences, Isabelle, laissez-les fuir. Elles vous agitent-inutilement.

En même temps, pour interroger de plus près le visage baissé, Jacques se pencha vers sa fiancée. Un souffle chaud effleura la joue d’Isabelle, et l’effroi qu’elle avait ressenti sous le mystère des ombrages touffus la ressaisit brusquement. D’un mouvement irréfléchi, plus prompt que l’éclair, elle se trouva debout, pâle et glacée.

Ils marchèrent du côté de la maison, silencieux. Tout à coup, au contour brusque du sentier, la musique joyeuse de la fête, que le massif bâtiment interceptait, arriva de nouveau jusqu’à eux, accompagnée du boum-boum incessant de la grosse caisse, et, en même temps, ils aperçurent Philippe qui se promenait sur le perron, semblant les attendre.

L’horrible vertige où, pendant une seconde, Isabelle avait frémi en face de son fiancé s’envola comme par miracle. Elle dit humblement :

— Il faut avoir patience avec moi, Jacques. Je ne réussis jamais à vous montrer tout ce que vous êtes pour moi, ni à vous dire clairement…

Elle s’interrompit, cherchant à expliquer d’une façon plausible ce va-et-vient de sentiments qui la jetait aux extrêmes les plus distants sans laisser le temps à sa raison d’intervenir, mais, n’y parvenant pas, elle posa sur le bras de Jacques la main où brillait le gros diamant de sa bague de fiançailles, et elle ajouta :

— Je ne suis encore qu’une enfant à côté de vous, une sotte petite fille qui ne sait pas se conduire.

Et, comme ils avaient rejoint Philippe, elle prit le bras de son père.

Jacques ne tarda pas à prendre congé. Sous la masse de ses cheveux d’un blond châtain, son front intelligent était pâle et soucieux, et tout de suite Philippe avait remarqué l’altération de ses traits, mais il attribua la préoccupation de son ami aux arrangements définitifs qu’il venait, sans doute, de prendre avec Isabelle. Il le laissa s’en aller, acceptant sans protester le prétexte d’une dernière visite promise avant la nuit. Jacques s’éloigna. Ce soir-là, la société d’Isabelle, avec un tiers entre eux, lui était insupportable.

Dès qu’il fut seul avec sa fille, Philippe prit entre ses mains la figure rougissante d’Isabelle, la regarda longuement, puis il demanda tout bas :

— Eh bien, fillette ?

Mais, Isabelle n’ayant pas l’air de comprendre son interrogation, il ne la pressa pas davantage. Tout ce que Jacques et elle auraient décidé, il le ratifiait d’avance.

Ils se promenèrent un instant étroitement unis, heureux. Enfin Philippe murmura :

— Ma petite Isabelle, mon enfant, bientôt, autant qu’il est en mon pouvoir de l’effacer, le mal qui a été fait sera réparé.

Il respira longuement, et ajouta plus bas :

— Lucien arrive demain. Es-tu contente ?

Elle balbutia : — Oui, oui… bien contente.

Philippe reprit :

— Quand tu étais petite, tu croyais que ta mère s’occupait continuellement de toi, et cette conviction te rendait douce et docile. Comme elle serait heureuse aujourd’hui de voir l’avenir s’ouvrir souriant devant toi ! À personne je ne t’aurais donnée avec autant de confiance qu’à l’homme que tu aimes et qui t’aime.

Isabelle garda le silence, il continua :

— Vous vous connaissez à fond. La vie commune ne trouvera entre vous aucun voile qui, en se déchirant, montre soudain un monde ignoré.

Il reprit au bout d’un instant d’une voix altérée :

— Comme tu ressembles à ta mère, ce soir,

Isabelle ! Il me semble que je la vois, telle qu’elle était quand je l’ai amenée ici. Cela me fait presque mal, mon enfant. Ah ! qu’elle serait heureuse, elle aussi, de te donner à un homme tel que Jacques ! Dis-le-moi pendant que nous sommes seuls et qu’elle nous écoute comme quand tu étais toute petite : tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Isabelle balbutia :

— Après tout ce qu’il a été pour moi… tout ce qu’il a fait pour nous… Oh ! oui, je l’aime… je l’aime de tout mon cœur.

Et tout à coup, cachant sa tête entre ses mains, elle fondit en larmes.


Sur la route naguère pleine de monde et de bruit, Jacques s’en allait droit devant lui. Le silence régnait à présent le long du chemin plat et monotone, mais, du côté du bourg illuminé, la clameur des instruments et les craquements du feu d’artifice continuaient. Sans s’en apercevoir, Jacques se dirigeait de ce côté. Ce ne fut que lorsqu’il eut atteint le proche voisinage de la fête qu’il distingua les éclats de gaieté des buveurs de bière, le rire strident des paysannes émoustillées et bavardes, le son aigre des fifres, le grincement des violons et le bourdonnement confus de cette fourmilière en joie. C’était ce spectacle-là qu’Isabelle avait convoité lorsqu’ils étaient seuls dans la paix ombreuse du grand parc ! Il s’éloigna rapidement, le cœur déchiré. Tout ce qui avait constitué jusque-là le bonheur tranquille de sa vie, son travail, l’utile emploi de ses heures, l’effort constant de ses énergies tendu vers le même but, tout cela lui inspirait à cette heure un dégoût et une fatigue insurmontables.

Il réfléchit un moment qu’on l’attendait, en effet, ce soir-là, de l’autre côté de la ville, mais, si souvent on l’appelait auprès de la jeune Fisch sans raison suffisante, simplement pour l’égayer, la remonter quand le mal inguérissable qui la minait l’abattait plus qu’à l’ordinaire ! Ce soir-là, il ne réussirait pas même à la faire sourire. À quoi bon aller l’attrister par son attitude préoccupée ? Non, il n’irait pas. Il se remit à songer à son récent entretien avec Isabelle, l’esprit torturé.

Au-dessus de sa tête, le ciel étalait sa riche moisson d’étoiles et le silence des champs déserts régnait de nouveau absolu. Il s’en allait à grands pas du côté de la ville, s’efforçant d’étouffer les rumeurs sourdes que l’attitude et les paroles d’Isabelle avaient fait naître au fond de sa conscience.

Enfin, enfin la masse sombre de la cité tailla sur le ciel sa noire silhouette, et, au même instant, égrenée dans la torpeur des rues, l’heure sonna. Minuit ! Il compta les douze coups, un à un, jusqu’au dernier. Quelques minutes plus tard, il atteignait sa demeure. Malgré l’heure avancée, un filet lumineux passait encore sous le seuil de sa mère, mais au léger bruit qu’il fit en traversant le vestibule, la lumière disparut.

Pourquoi sa mère l’avait-elle ainsi attendu ? Une seconde fois, la sensation aiguë que sa peine secrète était partagée par le cœur maternel le transperça. Un autre œil que le sien, un œil anxieux et attentif allait suivre une à une les péripéties du conflit douloureux qui s’approchait.

Il entra dans sa chambre avec précaution, ferma la porte à double tour et alla s’accouder à la fenêtre.

Tous les astres de la nuit étincelaient, fixant sur lui un regard impassible ; il les regardait, distrait, s’interrogeant tout bas : « Mon devoir d’honnête homme ! Pourquoi ? Qu’est-ce donc que le devoir d’un honnête homme en dehors des obligations fixes créées par les conventions sociales ? Où commence-t-il et où s’arrête-t-il ?

Qui dira les limites insaisissables de ce qu’on désigne sous le nom imprécis d’honneur ? » Etait-il possible que ce fût son devoir d’honnête homme de renoncer à Isabelle ? Non. Il l’emmènerait loin des lieux où le cerveau de la jeune fille sans cesse occupé des mêmes pensées avait contracté des plis dangereux. Il la soignerait comme on soigne une malade jusqu’à ce que l’équilibre de ses sentiments fût rétabli.

Mais quand, effacées par les premières pâleurs du matin, les étoiles commencèrent à s’éteindre, le trouble qui avait fait bouillonner toute la nuit son sang s’apaisa ; le chemin noir et désert ouvert devant lui se dessina plus nettement. Il fixa son œil sec sur le ciel blafard du grand matin et il dit les dents serrées :

— Mon devoir d’honnête homme !

Et fermant la fenêtre, il alla enfin se jeter sur son lit.