Répertoire national/Vol 1/La Main

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 87-89).

1815.

LA MAIN.

Oui ! Mercier nous l’a dit, après Anaxagore :
On doit tout à la main, la main fait tout éclore.
Les plus grands monuments, les plus brillants tableaux,
Annoncent son pouvoir, sa force et ses travaux.
La main rend l’homme sage, ingénieux, habile ;
Son esprit, sans sa main, lui serait inutile.
C’est à la main qu’on doit la foule de nos arts,
Nos navires, nos tours, nos ponts et nos remparts ;
Elle applanit les monts, fertilise la terre,
Fend l’abîme des eaux, éloigne le tonnerre.
Elle grave, elle trace, elle écrit, elle peint,
Elle creuse, elle élève, elle efface, elle empreint.
La main n’est-elle pas la langue universelle ?
Elle doute, promet, flatte, menace, appelle ;
Elle impose silence, elle force à parler ;
Elle nie ou consent, rassure ou fait trembler.
Elle exprime la joie, ou peint une humeur sombre ;
Et par ses doigts légers désigne chaque nombre.
Nécessaire au secret, elle sert les amours ;
Jamais on ne l’entend, on la comprend toujours.
Expressif comme l’œil, aussi prompt que la langue,
Un geste plein de feu vaut mieux qu’une harangue.
Une étreinte dit tout : elle exprime à l’ami
Ce que les plus beaux mots ne disent qu’à demi.

La main rend merveilleux l’instrument de musique,
L’aiguille, la lancette, et la bêche rustique.
Les métaux les plus durs, l’or, le fer et l’airain
Cèdent, prennent un corps, s’animent sous la main.
Volons au muséum ! tout est feu, tout est flamme :
Tout n’est que marbre ou bronze, et tout nous paraît âme.
Laocoon !… O ciel ! je ressens tes douleurs.
O serpents monstrueux, suspendez vos fureurs !
Voyez cet Apollon, il séduit, il enchante ;
Fixez cette Vénus, elle est plus que vivante.
Mais quel est ce tableau ? quels sont ses traits de feu ?
Profanes à genoux ! adorez le vrai Dieu.

La main de Raphaël a franchi les obstacles,
Par un miracle a peint le plus grand des miracles.
Le cœur bat, l’œil se baigne, on est ému, saisi :
C’est le Rédempteur seul qu’on pouvait peindre ainsi.

Cette main cependant, oui, cette main perfide,
Détruit comme elle enfante, et devient homicide.
Le sang de Jésus-Christ colore son tableau :
Grand Dieu ! pardonne-moi ; je baisse le rideau.
Loin de nous les horreurs, les crimes, les alarmes :
Ah ! la main ne devrait enfanter que des charmes.
C’est pour notre bonheur, c’est pour notre agrément
Que Dieu nous a donné cet organe éloquent.
Voyez ces doigts de rose : ils agitent l’aiguille
Qui pare la beauté, qui la couvre et l’habille ;
Voyez-les se mouvoir, s’accourcir, s’allonger :
Sous eux naissent la gaze, et le voile léger.
Admirons cet artiste : ô pouvoir mécanique !
L’ouvrage est achevé, le chef-d’œuvre est unique :
Sous le doigt inventeur l’acier se fond, se tord ;
Huygens est satisfait ; la machine est d’accord.
Le ressort le plus fin, la plus petite roue
Tout est en mouvement, tout circule, tout joue.
Le villageois n’attend, pour régler son réveil,
Ni le long cri du coq, ni l’éclat du soleil :
Il est fier de trouver, dans son humble demeure,
Le trésor étonnant qui montre et sonne l’heure.
Contemplez ce prodige : ouvrage merveilleux !
Nous pouvons nous passer des astres radieux ;
Le pilote prudent, penché sur sa boussole,
Court, d’un air assuré, de l’un à l’autre pôle.
Mille remparts flottants prouvent à l’univers
Que la main peut dompter et la terre et les mers.
Écriture, art des arts, né de la main de l’homme,
Tu nous peins les beaux jours de la Grèce et de Rome.
Solon nous a transmis sa sagesse et ses lois,
L’exemple de Titus a formé nos grands rois.
Je vis avec Lycurgue et meurs avec Socrate.
Bientôt je ressuscite ; Utique est ma prison ;
Fidèle à mes serments, j’expire avec Caton.
Écriture ! Oui, par toi je vis dans tous les âges ;
Je hais tous les tyrans, j’admire tous les sages ;

Et par toi je relis ce testament divin,
Qui peint de l’univers le principe et la fin.
Mais de l’opérateur voyons la main légère ;
C’est là que de son art elle fait un mystère.
L’artiste généreux détermine mon sort,
Fait palpiter mon cœur et m’arrache à la mort :
Mes membres mutilés doivent à son adresse,
Leur nouvelle vigueur, leur première souplesse.
Il est une autre main qui chasse le trépas.
Une main… mais ô honte ! on ne l’honore pas,
Oui, noble Laboureur, c’est ta main sèche et dure
Qui livre à nos cités les dons de la nature ;
Dans des terrains ingrats elle conduit le soc,
Abat le chêne altier, pulvérise le roc ;
Et quand par ces travaux tu prolonges ma vie,
La tienne avant le temps, t’est trop souvent ravie.
Ah ! sans baiser la main d’un maître impérieux,
Je baiserai la tienne et rendrai grâce aux cieux.

J. D. Mermet.