Réplique aux réflexions contenues dans la seconde édition du Dictionnaire critique de M. Bayle, article Rorarius sur le système de l’harmonie préétablie

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Réplique aux réflexions
contenues dans la seconde édition du dictionnaire critique
de M. Bayle, article rorarius sur le système
de l’harmonie préétablie

Histoire critique de la République des lettres, t. XI, p. 28, 1702.

J’avais fait insérer dans le Journal des Savants de Paris (juin et juillet 1695) quelques essais sur un système nouveau, qui me paraissaient propres à expliquer l’union de l’âme et du corps ; où, au lieu de la voie de l’influence des écoles et de la voie de l’assistance des cartésiens, j’avais employé la voie de l’harmonie préétablie. M. Bayle, qui sait donner aux méditations les plus abstraites l’agrément dont elles ont besoin pour attirer l’attention du lecteur, et qui les approfondit en même temps en les mettant dans leur jour, avait bien voulu se donner la peine d’enrichir ce système par ses réflexions insérées dans son dictionnaire, article Rorarius ; mais, comme il y rapportait en même temps des difficultés qu’il jugeait avoir besoin d’être éclaircies, j’avais tâché d’y satisfaire dans l’Histoire des ouvrages des savants (juillet 1698). M. Bayle vient d’y répliquer dans la seconde édition de son dictionnaire, au même article de Rorarius. Il a l’honnêteté de dire que mes réponses ont mieux développé le sujet, et que si la possibilité de l’hypothèse de l’harmonie préétablie était bien avérée, il ne ferait point difficulté de la préférer l’hypothèse cartésienne, parce que la première donne une haute idée de l’auteur des choses, et éloigne (dans le cours ordinaire de la nature) toute notion de conduite miraculeuse. Cependant il lui paraît difficile encore de concevoir que cette harmonie préétablie soit possible ; et pour le faire voir, il commence par quelque chose de plus facile que cela, à son avis, et qu’on trouve pourtant peu faisable, c’est qu’il compare cette hypothèse avec la supposition d’un vaisseau qui, sans être dirigé de personne, va se rendre de soi-même au port désiré. Il dit la-dessus qu’on conviendra que l’infinité de Dieu n’est pas trop grande pour communiquer à un vaisseau une telle faculté ; il ne prononce point absolument sur l’impossibilité de la chose, il juge pourtant que d’autres la croiront ; car vous direz même, ajoute-t-il, que la nature du vaisseau n’est pas capable de recevoir de Dieu cette faculté-là. Peut-être qu’il a jugé que, selon l’hypothèse en question, il faudrait supposer que Dieu a donné au vaisseau, pour cet effet, une faculté à la scolastique, comme celle qu’on donne dans les écoles aux corps pesants, pour les mener vers le centre. Si c’est ainsi qu’il l’entend, je suis le premier à rejeter la supposition ; mais s’il l’entend d’une faculté du vaisseau explicable par les règles de la mécanique, et par les ressorts internes, aussi bien que par les circonstances externes ; et s’il rejette néanmoins la supposition connue impossible, je voudrais qu’il eût donné quelque raison de ce jugement. Car bien que je n’aie point besoin de la possibilité de quelque chose qui ressemble à ce vaisseau, de la manière que M. Bayle le semble concevoir, comme je le ferai voir plus bas ; je crois pourtant qu’à bien considérer les choses, bien loin qu’il y ait de la difiiculté là-dessus à l’égard de Dieu, il semble plutôt qu’un esprit fini pourrait être assez habile pour en venir à bout. Il n’y a point de doute qu’un homme pourrait faire une machine capable de se promener durant quelque temps par une ville, et de se tourner justement aux coins de certaines rues. Un esprit incomparablement plus parfait, quoique borné, pourrait aussi prévoir et éviter un nombre nombre valablement plus grand d’obstacles. Ce qui est si vrai, que si ce monde, selon l’hypothèse de quelques-uns, n’était qu’un composé d’un nombre fini d’atomes, qui se remuassent suivant les lois de la mécanique, il est sûr qu’un esprit fini pourrait être assez relevé pour comprendre et prévoir démonstrativement tout ce qui y doit arriver dans un temps déterminé ; de sorte que cet esprit pourrait non seulement fabriquer un vaisseau capable d’aller tout seul à un port nommé, en lui donnant d’abord le tour, la direction et les ressorts qu’il faut ; mais il pourrait encore former un corps capable de contrefaire un homme. Car il n’y a que du plus et du moins qui ne changent rien dans le pays des possibilités : et quelque grande que soit la multitude des fonctions d’une machine, la puissance et l’artifice de l’ouvrier peuvent croître à proportion ; de sorte que n’en point voir la possibilité serait ne pas assez considérer les degrés des choses. Il est vrai que le monde n’est pas un composé d’un nombre fini d’atomes, mais une machine composée, dans chacune de ses parties, d’un nombre véritablement infini de ressorts ; mais il est vrai aussi que celui qui l’a faite, et qui la gouverne, est d’une perfection encore plus infinie, puisqu’elle va à une infinité de mondes possibles, dont il a choisi celui qui lui a plu. Cependant, pour revenir aux esprits bornés, on peut juger, par de petits échantillons qui se trouvent quelquefois parmi nous, où peuvent aller ceux que nous ne connaissons pas. Il y a, par exemple, des hommes capables de faire promptement des grands calculs d’arithmétique par la seule pensée. M. de Monconis fait mention d’un tel homme qui était de son temps en Italie, et il y en a un aujourd’hui en Suède, qui n’a pas même appris l’arithmétique ordinaire, et que je voudrais qu’on ne négligeât point de bien tâter sur sa manière de procéder. Car qu’est-ce que l’homme, quelque excellent qu’il puisse être, au prix de tant de créatures possibles et même existantes, telles que les anges ou génies, qui nous pourraient surpasser en toutes sortes de compréhensions et de raisonnements, incomparablement plus que ces merveilleux possesseurs d’une arithmétique naturelle ne nous surpassent en matière de nombres ? J’avoue que le vulgaire n’entre point dans ces considérations : on l’étourdit par des objections, où il faut penser à ce qui n’est pas ordinaire, ou même qui est sans exemple parmi nous ; mais quand on pense à la grandeur et à la variété de l’univers, on en juge tout autrement. M. Bayle surtout ne peut point manquer de voir la justesse de ces conséquences. Il est vrai que mon hypothèse n’en dépend point, comme je le montrerai tantôt ; mais quand elle en dépendrait, et quand on aurait droit de dire qu’elle est plus surprenante que celle des automates (dont je ferai voir pourtant plus bas qu’elle ne fait que pousser les bons endroits, et ce qu’il y a de solide), je ne m’en alarmerais pas, supposé qu’il n’y ait point d’autre moyen d’expliquer les choses conformément aux lois de la nature. Car il ne faut point se régler en ces matières sur des notions populaires, au préjudice des conséquences certaines. D’ailleurs, ce n’est pas dans le merveilleux de la supposition que consiste ce qu’un philosophe doit objecter aux automates, mais dans le défaut des principes, puisqu’il faut partout des entéléchies ; et c’est avoir une petite idée de l’auteur de la nature (qui multiplie autant qu’il se peut ses petits mondes ou ses miroirs actifs indivisibles) que de n’en donner qu’aux corps humains. Il est même impossible qu’il n’y en ait partout.

Jusqu’ici nous n’avons parlé que de ce que peut une substance bornée, mais à l’égard de Dieu c’est bien autre chose ; et bien loin que ce qui a paru impossible d’abord le soit en effet, il faut dire plutôt qu’il est impossible que Dieu en use autrement, étant comme il est, infiniment puissant et sage, et gardant en tout l’ordre et l’harmonie, autant qu’il est possible. Mais, qui plus est, ce qui paraît si étrange quand on le considère détaché est une conséquence certaine de la constitution des choses ; de sorte que le merveilleux universel fait cesser et absorbe, pour ainsi dire, le merveilleux particulier, puisqu’il en rend raison. Car tout est tellement réglé et lié, que ces machines de la nature, qui ne manquent point, qu’on compare à des vaisseaux, et qui iraient au port d’eux-mêmes, malgré tous les détours et toutes les tempêtes, ne sauraient être jugées plus étranges qu’une fusée qui coule le long d’une corde, ou qu’une liqueur qui court dans un canal. De plus, les corps n’étant pas des atomes, mais étant divisibles et divisés même à l’infini, et tout en étant plein, il s’ensuit que le moindre petit corps reçoit quelque impression du moindre changement de tous les autres, quelque éloignés et petits qu’ils soient, et doit être ainsi un miroir exact de l’univers ; ce qui fait qu’un esprit assez pénétrant pour cela pourrait, à mesure de sa pénétration, voir et prévoir dans chaque corpuscule ce qui se passe et se passera dans ce corpuscule et au dehors. Ainsi rien n’y arrive, pas même par le choc des corps environnants, qui ne suive de ce qui est déjà interne, et qui en puisse troubler l’ordre. Et cela est encore plus manifeste dans les substances simples, ou dans les principes actifs mêmes, que j’appelle des entéléchies primitives avec Aristote, et que, selon moi, rien ne saurait troubler. C’est pour répondre à une note marginale de M. Bayle où il m’objecte qu’un corps organique étant « composé de plusieurs substances, dont chacune a un principe d’action, réellement distinct du principe de chacune des autres, et l’action de chaque principe étant spontanée, cela doit varier à l’infini les effets ; et le choc des corps voisins doit mêler quelque contrainte à la spontanéité naturelle de chacun ». Mais il faut considérer que c’est de tout temps que l’un s’est déjà accommodé à tout autre, et se porte à ce que l’autre exigera de lui. Ainsi il n’y a de la contrainte dans les substances qu’au dehors et dans les apparences, et cela est si vrai, que le mouvement de quelque point qu’en puisse prendre dans le monde se fait dans une ligne d’une nature déterminée, que ce point a pris une fois pour toutes, et que rien ne lui fera jamais quitter. Et c’est ce que je crois pouvoir dire de plus précis et de plus clair, pour des esprits géométriques, quoique ces sortes de lignes passent infiniment celles qu’un esprit fini peut comprendre. Il est vrai que cette ligne serait droite, si ce point pouvait être seul dans le monde ; et que maintenant elle est due, en vertu des lois de mécanique, au concours de tous les corps : aussi est-ce par ce concours même qu’elle est préétablie. Ainsi j’avoue que la spontanéité n’est pas proprement dans la masse (à moins que de prendre l’univers tout entier, à qui rien ne résiste) ; car si ce point pouvait commencer d’être seul, il continuerait, non pas dans la ligne préétablie, mais dans la droite tangente. C’est donc proprement dans l’entéléchie (dont ce point est le point de vue) que la spontanéité se trouve : et au lieu que le point ne peut avoir de soi que la tendance dans la droite touchante, parce qu’il n’a point de mémoire, pour ainsi dire, ni de pressentiment, l’entéléchie exprime la courbe préétablie même ; de sorte qu’en ce sens rien n’est violent à son égard. Ce qui fait voir enfin comment toutes les merveilles du vaisseau, qui se conduit lui-même au port, ou de la machine qui fait les fonctions de l’homme sans intelligence, et je ne sais combien d’autres fictions qu’on peut objecter encore, et qui font paraître nos suppositions incroyables lorsqu’on les considère comme détachées, cessent de faire difficulté ; et comment tout ce qu’on avait trouvé étrange se perd entièrement, lorsqu’on considère que les choses sont déterminées à ce qu’elles doivent faire. Tout ce que l’ambition ou autre passion fait faire à l’âme de César est aussi représente dans son corps : et tous les mouvements de ces passions viennent des impressions des objets joints aux mouvements internes ; et le corps est fait en sorte que l’âme ne prend jamais de résolution que les mouvements du corps ne s’y accordent, les raisonnements même les plus abstraits y trouvant leur jeu, par le moyen des caractères, qui les représentent à l’imagination. En un mot, tout se fait dans le corps, à l’égard du détail des phénomènes, comme si la mauvaise doctrine de ceux qui croient que l’âme est matérielle, suivant Épicure et Hobbes, était véritable ; ou comme si l’âme même n’était que corps, ou qu’automate. Aussi ont-ils poussé jusqu’à l’homme, ce que les cartésiens accordent à l’égard de tous les autres animaux ; ayant fait voir en effet que rien ne se fait par l’homme avec toute sa raison, qui dans le corps ne soit un jeu d’images, de passions et de mouvements. On s’est prostitué en voulant prouver le contraire, et on a seulement préparé matière de triomphe à l’erreur, en le prenant de ce biais. Les cartésiens ont fort mal réussi, à peu près comme Épicure avec sa déclinaison des atomes, dont Cicéron se moque si bien, lorsqu’ils ont voulu que l’âme, ne pouvant point donner le mouvement au corps, en change pourtant la direction ; mais ni l’un ni l’autre ne se peut et ne se doit, et les matérialistes n’ont point besoin d’y recourir ; de sorte que rien de ce qui paraît au dehors de l’homme n’est capable de réfuter leur doctrine ; ce qui suffit pour établir une partie de mon hypothèse. Ceux qui montrent aux cartésiens que leur manière de prouver que les bêtes ne sont que des automates va jusqu’à justifier celui qui dirait que tous les autres hommes, hormis lui, sont de simples automates aussi, ont dit justement et précisément ce qu’il me faut pour cette moitié de mon hypothèse, qui regarde le corps. Mais outre les principes, qui établissent les monades, dont les composés ne sont que les résultats, l’expérience interne réfute la doctrine épicurienne ; c’est la conscience qui est en nous de ce moi qui s’aperçoit des choses qui se passent dans le corps ; et la perception ne pouvant être expliquée par les figures et les mouvements, établit l’autre moitié de mon hypothèse, et nous oblige d’admettre en nous une substance indivisible, qui doit être elle-même la source de ses phénomènes. De sorte que, suivant cette seconde moitié de mon hypothèse, tout se fait dans l’âme, comme s’il n’y avait point de corps ; de même que selon la première tout se fait dans le corps, comme s’il n’y avait point d’âme. Outre que j’ai montré souvent, que dans les corps mêmes, quoique le détail des phénomènes ait des raisons mécaniques, la dernière analyse des lois de mécanique, et la nature des substances, nous oblige enfin de recourir aux principes actifs indivisibles ; et que l’ordre admirable qui s’y trouve nous fait voir qu’il y a un principe universel, dont l’intelligence aussi bien que la puissance est suprême. Et comme il paraît par ce qu’il y a de bon et de solide dans la fausse et méchante doctrine d’Épicure, qu’on n’a point besoin de dire que l’âme change les tendances qui sont dans le corps ; il est aisé de juger aussi qu’il n’est point nécessaire non plus que la masse matérielle envoie des pensées à l’âme par l’influence de je ne sais quelles espèces chimériques, ni que Dieu soit toujours l’interprète du corps auprès de l’âme, tout aussi peu qu’il a besoin d’interpréter les volontés de l’âme au corps ; l’harmonie préétablie étant un bon truchement de part et d’autre. Ce qui fait voir que ce qu’il y a de bon dans les hypothèses d’Épicure et de Platon, des plus grands matérialistes et des plus grands idéalistes, se réunit ici ; et qu’il n’y a plus rien de surprenant, que la seule suréminente perfection du souverain principe, montrée maintenant dans son ouvrage au delà de tout ce qu’on en a cru jusqu’à présent. Quelle merveille donc que tout aille bien et avec justesse, puisque toutes choses conspirent et se conduisent par la main, depuis qu’on suppose que tout est parfaitement bien conçu ? Ce serait plutôt la plus grande de toutes les merveilles, ou la plus étrange des absurdités, si ce vaisseau destine à bien aller, si cette machine à qui le chemin a été trace de tout temps, pouvait manquer, malgré les mesures que Dieu a prises. « Il ne faut donc pas comparer notre hypothèse, à l’égard de la masse corporelle, avec un vaisseau qui se mène soi-même au port, » mais avec ces bateaux de trajet, attachés à une corde, qui traversent la rivière. C’est comme dans les machines de théâtre et dans les feux d’artifice, dont on ne trouve plus la justesse étrange, quand on sait comment tout est conduit ; il est vrai qu’on transporte l’admiration de l’ouvrage à l’inventeur, tout comme lorsqu’on voit maintenant que les planètes n’ont point besoin d’être menées par des intelligences.

Jusqu’ici nous n’avons presque parlé que des objections qui regardent le corps ou la matière, et il n’y a point non plus d’autre difficulté qu’on ait apportée, que celle du merveilleux (mais beau et réglé, et universel) qui se doit trouver dans les corps, afin qu’ils s’accordent entre eux et avec les âmes ; ce qui, à mon avis, doit être pris plutôt pour une preuve que pour une objection, auprès des personnes qui jugent comme il faut de la puissance et de l’intelligence de l’art divin, pour parler avec M. Bayle, qui avoue aussi qu’il ne se peut rien imaginer qui donne une si haute idée de l’intelligence et de la puissance de l’auteur de toutes choses. Maintenant il faut venir à l’âme, où M. Bayle trouve encore des difficultés, après ce que j’avais dit pour résoudre les premières. Il commence par la comparaison de cette âme toute seule, et prise à part, sans recevoir rien au dehors, avec un atome d’Épicure, environné de vide ; et, en effet, je considère les âmes, ou plutôt les monades, comme des atomes de substance, puisqu’à mon avis il n’y a point d’atomes de matière dans la nature, la moindre parcelle de la matière ayant encore des parties. Or l’atome tel qu’Épicure l’a imaginé, ayant de la force mouvante, qui lui donne une certaine direction, l’exécutera sans empêchement et uniformément, supposé qu’il ne rencontre aucun autre atome. L’âme de même, posée dans cet état, où rien de dehors ne la change, ayant reçu d’abord un sentiment de plaisir, il semble, selon M. Bayle, qu’elle se doit toujours tenir à ce sentiment. Car, lorsque la cause totale demeure, l’effet doit toujours demeurer. Que si j’objecte que l’âme doit être considérée comme dans un état de changement, et qu’ainsi la cause totale ne demeure point, M. Bayle répond que ce changement doit être semblable au changement d’un atome, qui se ment continuellement sur la même ligne droite et d’une vitesse uniforme. Et quand il raccorderait, dit-il, la métamorphose des pensées, pour le moins faudrait-il que le passage que j’établis d’une pensée à l’autre renfermât quelque raison d’affinité. Je demeure d’accord des fondements de ces objections, et je les emploie moi-même, pour expliquer mon système. L’état de l’âme, comme de l’atome, est un état de changement, une tendance : l’atome tend à changer de lieu, l’âme à changer de pensée ; l’un et l’autre de soi change de la manière la plus simple et la plus uniforme, que son état permet. D’où vient-il donc, me dira-t-on, qu’il y a tant de simplicité dans le changement de l’atome, et tant de variété dans les changements de l’âme ? C’est que l’atome (tel qu’on le suppose, quoiqu’il n’y ait rien de tel dans la nature), bien qu’il ait des parties, n’a rien qui cause de la variété dans sa tendance, parce qu’on suppose que ces parties ne changent point leurs «rapports ; au lieu que l’âme, tout indivisible qu’elle est, renferme une tendance composée, c’est-à-dire une multitude de pensées présentes, dont chacune tend à un changement particulier, suivant ce qu’elle renferme, et qui se trouvent en elle tout à la fois, en vertu de son rapport essentiel à toutes les autres choses du monde. Aussi est-ce le défaut de ce rapport qui bannit les atomes d’Épicure de la nature. Car il n’y a point de chose individuelle qui ne doive exprimer toutes les autres ; de sorte que l’âme, l’égard de la variété de ses modifications, doit être comparée avec l’univers, qu’elle représente, selon son point de vue, et même en quelque façon avec Dieu, dont elle représente finiment l’infinité, à cause de sa perception confuse et imparfaite de l’infini, plutôt qu’avec un atome matériel. Et la raison du changement des pensées dans l’âme est la même que celle du changement des choses dans l’univers qu’elle représente. Car les raisons de mécanique, qui sont développées dans les corps, sont réunies, et pour ainsi dire concentrées dans les âmes ou entéléchies, et y trouvent même leur source. Il est vrai que toutes les entéléchies ne sont pas, comme notre âme, des images de Dieu, n’étant pas toutes faites pour être membres d’une société ou d’un état dont il soit le chef ; mais elles sont toujours des images de l’univers. Ce sont des mondes en raccourci, à leur mode : des simplicités fécondes ; des unités de substances, mais virtuellement infinies, par la multitude de leurs modifications ; des centres, qui expriment une circonférence infinie. Et il est nécessaire qu’elles le soient, comme je l’ai expliqué autrefois dans des lettres échangées avec M. Arnaud. Et leur durée ne doit embarrasser personne, non plus que celle des atomes des gassendistes. Au rest, comme Socrate a remarqué dans le Phédon de Platon, parlant d’un homme qui se gratte, souvent du plaisir à la douleur il n’y a qu’un pas, extrema gaudii tuctus occupat. De sorte qu’il ne faut point s’étonner de ce passage ; il semble quelquefois que le plaisir n’est qu’un composé de petites perceptions, dont chacune serait une douleur, si elle était grande.

M. Bayle reconnaît déjà que j’ai taché de répondre à une bonne partie de ses objections : il considère aussi que, dans le système des causes occasionnelles, il faut que Dieu soit l’exécuteur de ses propres lois, au lieu que dans le nôtre c’est l’âme ; mais il objecte que l’âme n’a point d’instruments pour une semblable exécution. Je réponds, et j’ai répondu, qu’elle en a : ce sont ses pensées présentes, dont naissent les suivantes ; et on peut dire qu’on elle, comme partout ailleurs, le présent est gros de l’avenir.

Je crois que M. Bayle demeurera d’accord, et tous les philosophes avec lui, que nos pensées ne sont jamais simples ; et qu’à l’égard de certaines pensées l’âme a le pouvoir de passer d’elle-même de l’une à l’autre : comme lorsqu’elle va des prémisses à la conclusion, ou de la fin aux moyens. Le R. P. Malebranche même demeure d’accord que l’âme a des actions internes volontaires. Or quelle raison y a-t-il, pour empêcher que cela n’ait lieu en toutes ses pensées ? C’est peut-être qu’on a cru que les pensées confuses diffèrent toto genere des distinctes, au lieu qu’elles sont seulement moins distinguées, et moins développées à cause de leur multiplicité. Cela a fait qu’on a tellement attribué au corps certains mouvements, qu’on a raison d’appeler involontaires, qu’on a cru qu’il n’y a rien dans l’âme qui y réponde ; et on a cru, réciproquement, que certaines pensées abstraites ne sont point représentées dans le corps.

Mais il y a erreur dans l’un et dans l’autre, comme il arrive ordinairement dans ces sortes de distinctions, parce qu’on n’a pris garde qu’a ce qui paraît le plus. Les plus abstraites pensées ont besoin de quelque imagination : et quand on considère ce que c’est que les pensées confuses, qui ne manquent jamais d’accompagner les plus distinctes que nous puissions avoir, on reconnaît qu’elles enveloppent toujours l’infini, et non seulement ce qui se passe en notre corps, mais encore par son moyen, ce qui arrive ailleurs ; et servent ainsi bien plus ici il notre but, que cette légion de substances dont parle M. Bayle, comme d’un instrument qui semblait nécessaire aux fonctions que je donne à l’âme. Il est vrai qu’elle a ces légions à son service, mais non pas au dedans d’elle-même. C’est donc des perceptions présentes avec la tendance réglée au changement, que se forme cette tablature de musique qui fait sa leçon. Mais, dit M. Bayle, ne faudrait-il pas qu’elle connut (distinctement) la suite des notes, et y pensât (ainsi) actuellement ? Je réponds que non : il lui suffit de les avoir enveloppées dans ses pensées confuses ; autrement. toute entéléchie serait Dieu. Car Dieu exprime tout distinctement et parfaitement à la fois, possible et existant, passé, présent et futur : il est la source universelle de tout, et les monades créées l’imitent autant qu’il est possible que les créatures le fassent ; il les a faites sources de leurs phénomènes, qui contiennent des rapports à tout, mais plus ou moins distincts, selon les degrés de perfection de chacune de ces substances. Où en est l’impossibilité ? Je voudrais voir quelque argument positif, qui menât à quelque contradiction, ou à l’opposition de quelque vérité prouvée. De dire que cela est surprenant, ce ne serait pas une objection. Au contraire, tous ceux qui reconnaissent des substances immatérielles indivisibles leur accordent une multitude de perceptions à la fois, et une spontanéité dans leurs raisonnements et actes volontaires. De sorte que je ne fais qu’étendre la spontanéité aux pensées confuses et involontaires, et montrer que leur nature est d’envelopper des rapports tout ce qui est au dehors. Comment prouver que cela ne se peut, ou qu’il faut nécessairement que tout ce qui est en nous, nous soit connu distinctement ? N’est-il pas vrai que nous ne saurions nous souvenir toujours, même de ce que nous savons, et où nous rentrons tout d’un coup, par une petite occasion de réminiscence ? Et combien de variétés ne pouvons-nous pas avoir encore dans l’âme, où il ne nous est point permis d’entrer si vite ? Autrement l’âme serait un Dieu, au lieu qu’il lui suffit d’être un petit monde, qu’on trouve aussi imperturbable que le grand, lorsqu’on considère qu’il y a de la spontanéité dans le confus, comme dans le distinct. Mais on a raison dans un autre sens d’appeler perturbations, avec les anciens, ou passions, ce qui consiste dans les pensées confuses, où il y a de l’involontaire et de l’inconnu ; et c’est ce que, dans le langage commun, on n’attribue pas mal au combat du corps et de l’esprit, puisque nos pensées confuses représentent le corps ou la chair, et font notre imperfection.

Comme j’avais déjà donné cette réponse en substance, que les perceptions confuses enveloppent tout ce qui est au dehors, et renferment des rapports infinis, M. Bayle, après l’avoir rapportée, ne la réfute pas. Il dit plutôt que cette supposition, quand elle sera bien développée, est le vrai moyen de résoudre toutes les difficultés ; et il me fait l’honneur de dire qu’il espérè que je résoudrai solidement les siennes. Quand il ne l’aurait dit que par honnêteté, je n’aurais pas laissé de faire des efforts pour cela, et je crois n’en avoir passé aucune : et si j’ai laissé quelque chose, sans tâcher d’y satisfaire, il faudra que je n’aie point pu voir en quoi consistait la difficulté qu’on me voulait opposer ; ce qui me donne quelquefois le plus de peine en répondant. J’aurais souhaité de voir pourquoi l’on croit que cette multitude de perceptions, que je suppose dans une substance indivisible, n’y saurait avoir lieu ; car je crois que, quand même l’expérience et le sentiment commun ne nous feraient point reconnaître une grande variété dans notre âme, il serait permis de la supposer. Ce ne sera pas une preuve d’impossibilité de dire seulement qu’on ne saurait concevoir une telle ou telle chose, quand on ne marque pas en quoi elle choque la raison ; et quand la difficulté n’est que dans l’imagination, sans qu’il y en ait dans l’entendement.

Il y a du plaisir d’avoir affaire à un opposant aussi équitable, et aussi profond en même temps que M. Bayle, qui rend tellement justice, qu’il prévient souvent les réponses, comme il a fait en remarquant que, selon moi, la constitution primitive de chaque esprit étant différente de celle de tout autre, cela ne doit pas paraître plus extraordinaire que ce que disent les Thomistes, après leur maître, de la diversité spécifique de toutes les intelligences séparées. Je suis bien aise de me rencontrer encore en cela avec lui, car j’ai allégué quelque part cette même autorité. Il est vrai que, suivant ma définition de l’espèce, je n’appelle pas cette différence spécifique ; car comme, selon moi, jamais deux individus ne se ressemblent parfaitement, il faudrait dire que jamais deux individus ne sont d’une même espèce ; ce qui ne serait point parler juste. Je suis fâché de n’avoir pas encore pu voir les objections de Dom François Lami, contenues, à ce que M. Bayle m’apprend, dans son second traité de la Connaissance de soi-même (édit. 1699) ; autrement j’y aurais encore dirigé mes réponses. M. Bayle m’a voulu épargner exprès les objections communes à d’autres systèmes, et c’est encore une obligation que je lui ai. Je dirai seulement qu’à l’égard de la force donnée aux créatures je crois avoir répondu, dans le mois de septembre du Journal de Leipsig (1698), à toutes les objections du mémoire d’un savant homme, contenues dans le même Journal (1697), que M. Bayle cite à la marge : et d’avoir démontré même que, sans la force active dans les corps, il n’y aurait point de variété dans les phénomènes ; ce qui vaudrait autant que s’il n’y avait rien du tout. Il est vrai que ce savant adversaire a réplique (mai 1699), mais c’est proprement en expliquant son sentiment, et sans toucher assez à mes raisons contraires : ce qui a fait qu’il ne s’est point souvenu de répondre à cette démonstration, d’autant qu’il regardait la matière comme inutile à persuader et à éclaircir davantage, et même comme capable d’altérer la bonne intelligence. J’avoue que c’est le destin ordinaire des contestations, mais il y a de l’exception ; et ce qui s’est passé entre M. Bayle et moi paraît d’une autre nature. Je tâche toujours de mon côté de prendre des mesures propres à conserver la modération, et à pousser l’éclaircissement de la chose, afin que la dispute non seulement ne soit pas nuisible, mais puisse même devenir utile. Je ne sais si j’ai obtenu maintenant ce dernier point ; mais, quoique je ne puisse me flatter de donner une entière satisfaction à un esprit aussi pénétrant que celui de M. Bayle, dans une matière aussi difficile que celle dont il s’agit, je serai toujours content, s’il trouve que j’ai fait quelque progrès dans une si importante recherche.

Je n’ai pu m’empêcher de renouveler le plaisir, que j’avais eu autrefois, de lire avec une attention particulière plusieurs articles de son excellent et riche Dictionnaire ; et entre autres ceux qui regardent la philosophie, comme les articles des Pauliciens, Origène, Pereira, Rorarius, Spinosa, Zenon. J’ai été surpris, tout de nouveau, de la fécondité, de la force et du brillant des pensées. Jamais académicien, sans excepter Carnéade, n’aura mieux fait sentir les difficultés. M. Foucher, quoique très habile dans ses méditations, n’y approchait pas ; et moi je trouve que rien au monde n’est plus utile pour surmonter ces mêmes difficultés. C’est ce qui fait que je me plais extrêmement aux objections des personnes habiles et modérées, car je sens que cela me donne de nouvelles forces, comme dans la fable d’Antée terrassé. Et ce qui me fait parler avec un peu de confiance, c’est que, ne m’étant fixe qu’après avoir regardé de tous côtés et bien balance, je puis peut-être dire sans vanité : Omnia percepi, atque animo mecum ante peregi. Mais les objections me remettent dans les voies et m’épargnent bien de la peine : car il n’y en a pas peu de vouloir repasser par tous les écarts, pour deviner et prévenir ce que d’autres peuvent trouver à redire ; puisque les préventions et les inclinations sont si différentes, qu’il y a eu des personnes fort pénétrantes, qui ont donné d’abord dans mon hypothèse, et ont pris même la peine de la recommander à d’autres. Il y en a eu encore de très habiles, qui m’ont marque l’avoir déjà eue en effet, et même quelques autres ont dit qu’ils entendaient ainsi l’hypothèse des causes occasionnelles, et ne la distinguaient point de la mienne, dont je suis bien aise. Mais je ne le suis pas moins, lorsque je vois qu’on se met à l’examiner comme il faut.

Pour dire quelque chose sur les articles de M. Bayle, dont je viens de parler, et dont le sujet a beaucoup de connexion avec cette matière, il semble que la raison de la permission du mal vient des possibilités éternelles, suivant lesquelles cette manière d’univers qui l’admet, et qui a été admise à l’existence actuelle, se trouve la plus parfaite en somme parmi toutes les façons possibles. Mais on s’égare en voulant montrer en détail, avec les stoïciens, cette utilité du mal qui relève du bien, que saint Augustin a bien reconnue en général, et qui, pour ainsi dire, fait reculer pour mieux sauter ; car peut-on entrer dans les particularités infinies de l’harmonie universelle ? Cependant, s’il fallait choisir entre deux, suivant la raison, je serais plutôt pour l’origéniste, et jamais pour le manichéen. Il ne me paraît pas qu’il faille ôter l’action ou la force aux créatures, sous prétexte qu’elles créeraient si elles produisaient des modalités. Car c’est Dieu qui conserve et crée continuellement leurs forces, c’est-à-dire une source de modifications, qui est dans la créature, ou bien un état par lequel on peut juger qu’il y aura changement de modifications ; parce que, sans cela, je trouve, comme j’ai dit ci-dessus l’avoir montré ailleurs, que Dieu ne produirait rien, et qu’il n’y aurait point de substances hormis la sienne ; ce qui nous ramènerait toutes les absurdités du Dieu de Spinosa. Aussi paraît-il que l’erreur de cet auteur ne vient que de ce qu’il a poussé les suites de la doctrine, qui ôte la force et l’action aux créatures.

Je reconnais que le temps, l’étendue, le mouvement et le continu en général, de la manière qu’on les prend en mathématique, ne sont que des choses idéales, c’est-à-dire qui expriment les possibilités, tout comme font les nombres. Hobbes même a défini l’espace par Phantasma existentis. Mais, pour parler plus juste, l’étendue est l’ordre des coexistences possibles, comme le temps est l’ordre des possibilités inconstantes, mais qui ont pourtant de la connexion ; de sorte que ces ordres quadrent non seulement à ce qui est actuellement, mais encore à ce qui pourrait être mis à la place, comme les nombres sont indifférents à tout ce qui peut être res numerata. Et quoique dans la nature il ne se trouve jamais de changements parfaitement uniformes, tels que demande l’idée que les mathématiques nous donnent du mouvement, non plus que des figures actuelles, à la rigueur, de la nature de celles que la géométrie nous enseigne ; néanmoins les phénomènes actuels de la nature sont ménages et doivent l’être de telle sorte, qu’il ne se rencontre jamais rien où la loi de la continuité (que j’ai introduite, et dont j’ai fait la première mention dans les Nouvelles de la République des Lettres de M. Bayle) et toutes les autres règles les plus exactes des mathématiques soient violées. Et bien loin de cela, les choses ne sauraient être rendues intelligibles que par ces règles, seules capables, avec celles de l’harmonie, ou de la perfection que la véritable métaphysique fournit, de nous faire entrer dans les raisons et vues de l’auteur des choses. La trop grande multitude des compositions infinies fait à la vérité que nous nous perdons enfin, et sommes obligés de nous arrêter dans l’application des règles de la métaphysique, aussi bien que des mathématiques à la physique ; cependant jamais ces applications ne trompent, et quand il y a du mécompte après un raisonnement exact, c’est qu’on ne saurait assez éplucher le fait, et qu’il y a imperfection dans la supposition. On est même d’autant plus capable d’aller loin dans cette application qu’on est plus capable déménager la considération de l’infini, comme nos dernières méthodes l’ont fait voir. Ainsi, quoique les méditations mathématiques soient idéales, cela ne diminue rien de leur utilité, parce que les choses actuelles ne sauraient s’écarter de leurs règles ; et on peut dire, en effet, que c’est en cela que consiste la réalité des phénomènes, qui les distingue des songes. Les mathématiciens, cependant, n’ont point besoin du tout des discussions métaphysiques, et de s’embarrasser de l’existence réelle des points, des indivisibles, des infiniment petits et des infinis à la rigueur. Je l’ai marqué dans ma réponse à l’endroit des Mémoires de Trévoux, mai et juin 1701, que M. Bayle a cité dans l’article de Zenon ; et j’ai donné à considérer la même année, qu’il suffit aux mathématiciens, pour la rigueur de leurs démonstrations, de prendre, au lieu des grandeurs infiniment petites, d’aussi petites qu’il en faut, pour montrer que l’erreur est moindre que celle qu’un adversaire voulait assigner, et par conséquent qu’on n’en saurait assigner aucune ; de sorte que, quand les infiniment petits exacts, qui terminent la diminution des assignations, ne seraient que comme les racines imaginaires, cela ne nuirait point au calcul infinitésimal, ou des différences et des sommes, que j’ai proposé, que des excellents mathématiciens ont cultivé si utilement, et où l’on ne saurait s’égarer, que faute de l’entendre ou faute d’application, car il porte sa démonstration avec soi. Aussi a-t-on reconnu depuis dans le Journal de Trévoux, au même endroit, que ce qu’on y avait dit auparavant n’allait pas contre mon explication. Il est vrai qu’on y prétend encore que cela va contre celle de M. le marquis de l’Hôpital ; mais je crois qu’il ne voudra pas, non plus que moi, charger la géométrie des questions métaphysiques.

J’ai presque ri des airs que M. le chevalier de Méré s’est donnés dans sa lettre à M. Pascal, que M. Bayle rapporte au même article. Mais je vois que le chevalier savait que ce grand génie avait ses inégalités, qui le rendaient quelquefois trop susceptible aux impressions des spiritualistes outrés, et le dégoûtaient même par intervalle des connaissances solides ; ce qu’on a vu arriver depuis, mais sans retour, à MM. Stenonis et Swammerdam, faute d’avoir joint la métaphysique véritable à la physique et aux mathématiques. M. de Méré en profitait pour parler de haut en bas à M. Pascal. Il semble qu’il se moque un peu, comme font les gens du monde, qui ont beaucoup d’esprit et un savoir médiocre. Ils voudraient nous persuader que ce qu’ils n’entendent pas assez est peu de chose ; il aurait fallu l’envoyer à l’école chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le chevalier avait quelque génie extraordinaire, même pour les mathématiques ; et j’ai appris de M. des Billettes, ami de M. Pascal, excellent dans les mécaniques, ce que c’est que cette découverte, dont ce chevalier se vante ici dans sa lettre. C’est, qu’étant grand joueur, il donna les premières ouvertures sur l’estime des paris ; ce qui fit naître les belles pensées De Alea, de MM. Fermat, Pascal et Huygens, où M. Roberval ne pouvait ou ne voulait rien comprendre. M. le pensionnaire de Witt a poussé cela encore davantage, et l’applique à d’autres usages plus considérables par rapport aux rentes de vie : et M. Huygens m’a dit que M. Hudde a encore eu d’excellentes méditations la-dessus, et que c’est dommage qu’il les ait supprimées avec tant d’autres. Ainsi les jeux mêmes mériteraient d’être examinés, et si quelque mathématicien pénétrant méditait là-dessus, il y trouverait beaucoup d’importantes considérations ; car les hommes n’ont jamais montré plus d’esprit que lorsqu’ils ont badiné. Je veux ajouter, en passant, que non seulement Cavallieri et Torricelli, dont parle Gassendi dans le passage cité ici par M. Bayle, mais encore moi-même et beaucoup d’autres, ont trouvé les figures d’une longueur infinie, égales à des espaces finis. Il n’y a rien de plus extraordinaire en cela que dans les séries infinies, ou l’on fait voir qu’ etc., est égal à l’unité. Il se peut cependant que ce chevalier ait encore eu quelque bon enthousiasme, qui l’ait transporté dans ce monde invisible, et dans cette étendue infinie dont il parle, et que je crois être celle des idées ou des formes, dont ont parlé encore quelques scolastiques en mettant en question utrum detur vacuum formarum. Car il dit « qu’on y peut découvrir les raisons et les principes des choses, les vérités les plus cachées, les convenances, les justesses, les proportions, les vrais originaux et les parfaites idées de tout ce qu’on cherche. » Ce monde intellectuel, dont les anciens ont fort parlé, est en Dieu, et en quelque façon en nous aussi. Mais ce que la lettre dit contre la division à l’infini fait bien voir que celui qui l’a écrite était encore trop étranger dans ce monde supérieur, et que les agréments du monde visible, dont il a écrit, ne lui laissaient pas le temps qu’il faut pour acquérir le droit de bourgeoisie dans l’autre. M. Bayle a raison de dire, avec les anciens, que Dieu exerce la géométrie, et que les mathématiques font une partie du monde intellectuel, et sont les plus propres pour y donner entrée. Mais je crois moi-même que son intérieur est quelque chose de plus. J’ai insinué ailleurs qu’il y a un calcul plus important que ceux de l’arithmétique et de la géométrie, et qui dépend de l’analyse des idées. Ce serait une caractéristique universelle, dont la formation me paraît une des plus importantes choses qu’on pourrait entreprendre.