Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/16

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Résurrection. 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 231-249).

CHAPITRE XVI


I


Au sortir de chez Maslinnikov, Nekhludov se fit conduire tout droit à la prison. Il dit aux gardiens qu’il voulait parler au directeur ; et en effet, aussitôt entré, il se dirigea vers l’appartement de ce fonctionnaire.

De nouveau, comme la première fois qu’il était venu dans la prison, il entendit, en s’approchant, les sons d’un mauvais piano. Au lieu de la Rapsodie de Liszt, on jouait à présent une Étude de Clementi ; mais c’était toujours le même excès de vigueur, la même précision mécanique, la même rapidité.

La servante qui vint ouvrir à Nekhludov dit que « le capitaine » était chez lui, et l’introduisit dans un petit salon meublé d’un divan, d’une table, de trois chaises, et d’une énorme lampe avec un abat-jour de carton rose. Un instant après, le directeur lui-même entra, avec son visage fatigué et chagrin.

— Tous mes respects, prince. En quoi puis-je vous servir ? — demanda-t-il en achevant de boutonner son uniforme.

— Je suis allé chez le vice-gouverneur, et voici l’autorisation qu’il m’a donnée ! — répondit Nekhludov. — Je voudrais voir la Maslova.

— La Markova ? — demanda le directeur, que la musique avait empêché de bien entendre le nom.

— La Maslova.

— Ah ! oui, je sais !

Le directeur se leva et s’avança vers la porte, d’où venaient les roulades de Clementi.

— Par pitié, Maroussia, arrête-toi au moins une minute — dit-il d’un ton qui signifiait assez clairement que cette musique était la croix de sa vie. — On ne s’entend pas !

Le piano se tut, des chaises furent remuées d’un mouvement de mauvaise humeur, et quelqu’un entr’ouvrit la porte pour jeter un coup d’œil dans le salon.

Visiblement soulagé par l’arrêt de la musique, le directeur tira d’un étui une grosse cigarette, et en offrit une à Nekhludov.

— Puis-je voir la Maslova ?

— Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? — demanda le directeur à une fillette de cinq ou six ans qui s’était glissée dans le salon, et qui, sans quitter des yeux Nekhludov, s’efforçait de grimper sur les genoux de son père. — Prends garde, tu vas tomber ! — poursuivit-il, avec un sourire indulgent pour la manœuvre de l’enfant.

— Eh bien ! si c’est possible, je vous demanderai de me faire amener la Maslova ! — répéta Nekhludov.

— La Maslova ! C’est que, malheureusement, vous ne pourrez pas la voir aujourd’hui !

— Et pourquoi ?

— Écoutez, c’est bien sa faute ! — répondit le directeur avec un léger sourire. — Prince, croyez-moi, ne lui donnez plus d’argent ! Si vous voulez, remettez-moi de l’argent pour elle, tout ce que vous me remettrez sera à elle… Mais voilà ce que c’est : hier, sans doute, vous lui avez donné de l’argent, et voilà qu’elle s’est procuré de l’eau-de-vie, — jamais vous ne déracinerez ce mal-là ! — et aujourd’hui elle s’est trouvée tout à fait ivre, de sorte qu’elle a fait du tapage !

— Et alors ?

— Alors on a été forcé de la punir : on l’a transportée dans une autre salle. C’est d’ailleurs, en temps ordinaire, une détenue tranquille ; mais, je vous en prie, ne lui donnez plus d’argent en main ! Si vous connaissiez comme moi cette espèce !

Nekhludov revit en souvenir la scène de la veille, et toute son épouvante lui revint de nouveau.

— Et la Bogodouchovska, de la section des politiques, est-ce que je pourrais la voir ? — demanda-t-il après un silence.

— Parfaitement !

Le directeur prit par les bras sa petite fille, qui continuait à dévisager Nekhludov, la fit doucement sortir d’entre ses genoux, et se leva pour conduire Nekhludov vers la prison.

Il n’avait pas encore achevé de revêtir son manteau, dans l’antichambre, lorsque de nouveau se firent entendre, sèchement rythmées, les roulades de Clementi.

— Elle était au Conservatoire ; mais il y a eu des désordres, on a congédié les élèves ! — dit le directeur en descendant l’escalier. — Elle a des dispositions ! Elle voudrait jouer dans les concerts !

Nekhludov et le directeur se dirigèrent vers le bureau. Toutes les portes, en un clin d’œil, s’ouvrirent sur leur passage. Dans le corridor, quatre forçats, qui portaient des seaux, les rencontrèrent ; et Nekhludov les vit trembler en apercevant le directeur. L’un d’eux, en particulier, baissa la tête et prit un air méchant, et ses yeux noirs s’allumèrent soudain.

— Évidemment le talent doit être encouragé, on n’a pas le droit de l’entraver ; mais, dans un petit appartement comme le nôtre, voyez-vous, ce piano qui n’arrête pas, c’est souvent pénible ! — poursuivit le directeur sans faire aucune attention à ses prisonniers.

Et, traînant ses jambes lasses, il conduisit Nekhludov dans la grande salle.

— Comment s’appelle la détenue que vous voulez voir ? — demanda-t-il.

— Bogodouchovska !

— Elle est dans l’autre bâtiment, avec les politiques. Il faudra que vous ayez l’obligeance d’attendre un peu. Je vais l’envoyer chercher.

— Ne pourrais-je pas, en attendant, voir le prisonnier Menchov, condamné pour incendie ?

— Celui-là est en cellule. Voulez-vous aller le voir dans sa cellule ?

— Mais oui, cela m’intéressera !

— Oh ! vous verrez, il n’y a là rien de bien intéressant ! Au même instant entra dans la salle l’élégant sous-directeur.

— Conduisez le prince dans la cellule de Menchov ! lui dit son chef, — puis vous le ramènerez au bureau. Et moi, pendant ce temps, je vais faire appeler la Bogodouchovska.

— Voudriez-vous avoir la bonté de me suivre ? — dit le sous-directeur à Nekhludov, avec un sourire aimable. — Vous vous intéressez à notre établissement ?

— Oui, mais je m’intéresse surtout à ce Menchov, qui, à ce qu’on m’a dit, est innocent du crime qu’on lui a reproché.

Le jeune blondin haussa les épaules.

— Cela arrive ! — dit-il tranquillement après s’être arrêté, par politesse, pour laisser Nekhludov entrer le premier dans un large corridor, d’une puanteur infecte. — Mais souvent aussi ils mentent…… Après vous !

Les portes des chambres étaient ouvertes, et plusieurs détenus se tenaient dans le corridor. Le sous-directeur, en passant, répondait distraitement au salut des gardiens et ne prenait pas même la peine de répondre à celui des détenus, dont quelques-uns, du reste, en le voyant, se glissaient dans leurs chambres, tandis que d’autres s’arrêtaient et restaient immobiles, respectueusement, les mains à la couture du pantalon.

Le sous-directeur fit traverser à Nekhludov tout le grand corridor, et, par une porte de fer, l’introduisit dans un second corridor, plus étroit, plus sombre, et d’une puanteur encore plus affreuse.

Sur ce corridor donnaient, des deux côtés, des portes fermées à clé et percées de petits judas. Ce second corridor était vide ; seul un gardien s’y promenait de long en large, un vieux gardien au visage triste et hargneux.

— Menchov ? Dans quelle cellule ?

— La huitième à gauche.

— Et toutes ces cellules-ci sont occupées ? — demanda Nekhludov.

— Toutes, excepté une seule !


II


Nekhludov s’approcha de l’une des portes.

— Puis-je regarder ? — demanda-t-il à son compagnon.

— À votre aise ! — répondit celui-ci avec son sourire aimable ; et il se mit à causer avec le gardien. Nekhludov tira le couvercle du judas et colla son œil contre la petite lucarne. Dans la cellule était enfermé un jeune homme de haute taille. Il marchait à travers la pièce, d’un pas rapide, vêtu seulement d’une chemise. En entendant du bruit, il leva la tête, jeta un coup d’œil sur la porte, fronça les sourcils ; puis il reprit sa marche.

Nekhludov s’arrêta devant une autre cellule. Son regard rencontra le regard étrange et inquiétant d’un grand œil noir collé au judas, de l’autre côté. Il se hâta de refermer le couvercle. Dans une troisième cellule, il vit un petit homme qui dormait sur un lit, les jambes repliées, la tête recouverte. Dans la cellule suivante, un prisonnier était assis, la tête baissée, les coudes appuyés sur les genoux. En entendant le judas s’ouvrir, cet homme releva la tête et la tourna machinalement vers la porte ; mais tout son pâle visage, et en particulier ses yeux caves, montrait clairement que peu lui importait de savoir qui venait regarder dans sa cellule. Qui que ce fût qui regardât le malheureux, évidemment celui-ci n’attendait plus aucun bien de personne.

La vue de ce visage désespéré fit peur à Nekhludov. Il n’eut plus le courage de regarder dans les autres cellules, et alla tout droit à celle de Menchov.

Le gardien ouvrit la porte, fermée à double tour. Nekhludov aperçut un jeune homme musculeux, avec un long cou, une petite barbiche, et de bons yeux ronds, qui, debout, près de sa couchette, s’empressait de revêtir sa veste d’un air effrayé. Ses bons yeux ronds, avec un mélange d’étonnement et d’inquiétude, couraient, sans s’arrêter, de Nekhludov au sous-directeur et inversement.

— Voici un Monsieur qui veut te questionner sur ton affaire !

— Oui, on m’a parlé de vous ! — dit Nekhludov, s’avançant au fond de la chambre et se plaçant près de la fenêtre grillée. — Je voudrais entendre de votre bouche le récit de ce qui vous est arrivé.

Menchov s’approcha, lui aussi, de la fenêtre, et commença aussitôt son récit. Il parlait d’abord avec timidité, en lançant des regards inquiets sur le sous-directeur ; mais peu à peu il s’enhardit, et quand le sous-directeur sortit de la cellule pour rejoindre le gardien dans le corridor, sa timidité disparut tout à fait.

Il avait le langage et les manières d’un honnête et simple paysan, et Nekhludov éprouvait une impression singulière à trouver ce brave petit moujik sous un costume de prison, dans une sombre cellule. Tout en l’écoutant, il considérait le lit de toile avec son matelas de paille, la fenêtre sale avec son lourd grillage de fer, les murs tachés d’humidité, et le misérable visage et les formes amaigries de cet homme, si évidemment né pour une libre vie de travail au plein air des champs ; et sans cesse il se sentait plus triste, et il se refusait à croire que ce que lui racontait le malheureux fût vrai, tant il avait d’horreur à penser qu’on eût pu vraiment arracher un homme, sans motif, à sa vie normale, l’accoutrer d’une veste de prisonnier, et l’enfermer dans ce sinistre endroit. Mais, d’autre part, il avait plus d’horreur encore à penser que ce naïf récit, fait de cette voix simple et franche, avec ce bon regard, pût être une invention et une tromperie.

Le prisonnier disait que, tout de suite après son mariage, le cabaretier de son village lui avait enlevé sa femme. Il s’était adressé partout pour obtenir justice ; mais partout le cabaretier avait soudoyé les autorités et avait été renvoyé indemne. Un jour, Menchov avait ramené sa femme chez lui, de force : dès le lendemain elle s’était enfuie. Alors il était retourné chez le cabaretier, il avait réclamé sa femme. Le cabaretier lui avait répondu que sa femme n’était pas chez lui, après quoi il lui avait ordonné de sortir. Il n’était pas sorti. Le cabaretier, avec l’aide d’un ouvrier, l’avait battu jusqu’au sang. Le lendemain la grange du cabaretier avait pris feu. On avait accusé Menchov et sa mère. Mais Menchov n’avait pas mis le feu : il était, ce jour-là, chez un ami.

— Et c’est vrai, bien vrai, que tu n’as pas mis le feu ?

— Je n’y ai pas même pensé, Excellence, pas même pensé ! C’est lui, le brigand, bien sûr, qui a mis le feu lui-même ! On a dit qu’il venait de faire assurer sa grange. Et nous, ma mère et moi, voilà qu’on nous a accusés de l’avoir menacé de l’incendie. Et c’est vrai que, ce jour-là, quand je suis allé lui réclamer ma femme, je l’ai injurié et menacé : mon cœur n’y tenait plus. Mais pour mettre le feu, non, je n’ai pas mis le feu ! Je n’étais pas là quand le feu a pris ! C’est lui qui a mis le feu exprès, et qui ensuite nous a accusés !

— C’est bien vrai ?

— Aussi vrai que je parle devant Dieu, Excellence ! Soyez mon père ! — poursuivit-il en s’efforçant de s’agenouiller devant Nekhludov, — ayez pitié de moi, empêchez que je périsse sans motif !

Et de nouveau ses lèvres tremblèrent, et il se mit à pleurer, et, retroussant sa veste, il essuya ses yeux avec la manche de sa chemise sale.

— Vous avez fini ? — demanda le sous-directeur.

— Oui ! — répondit Nekhludov. Puis, se tournant vers Menchov, avant de sortir :

— Allons ! ne te décourage pas, nous ferons tout ce qui sera possible !

Menchov se tenait près de l’entrée, de sorte que le gardien, en refermant la porte, le repoussa à l’intérieur. Mais, jusqu’à ce que la porte fût entièrement fermée, le malheureux s’obstina à regarder par la fente.


III


Le sous-directeur fit de nouveau passer Nekhludov par le grand corridor. C’était l’heure du dîner, et toutes les portes des salles étaient ouvertes. En voyant autour de lui cette foule d’hommes, tous vêtus de la même façon, et qui tous le dévisageaient avec curiosité, Nekhludov éprouva un bizarre mélange de compassion pour ces prisonniers, et d’étonnement et d’horreur pour les hommes qui les tenaient ainsi enfermés, et de honte pour lui-même qui assistait à tout cela d’un regard tranquille. De l’une des salles, sur son passage, plusieurs prisonniers sortirent et vinrent se placer devant lui, avec de profonds saluts.

— Nous vous en supplions, Excellence, daignez faire en sorte qu’on décide quelque chose à notre égard !

— Je ne suis pas de l’administration, vous vous trompez, je ne puis rien pour vous.

— N’importe ! — reprit une voix mécontente. — Vous pouvez parler de nous à quelqu’un de l’administration. Nous n’avons rien fait, et voilà deux mois qu’on nous garde ici !

— Comment ? Pourquoi ? — demanda Nekhludov.

— Eh bien ! voilà ! on nous a fourrés en prison ! Il y a deux mois que nous sommes ici, et nous-mêmes ne savons pas pourquoi !

— C’est vrai, mais la chose est purement accidentelle, — dit le sous-directeur. — On a arrêté tous ces gens-là pour manque de passeports, et on devait les expédier dans leur gouvernement ; mais, dans leur gouvernement, la prison a brûlé, de sorte qu’on nous a demandé de ne pas les expédier. Tous ceux des autres gouvernements ont été renvoyés, mais ceux-là nous sommes forcés de les garder.

— Est-ce possible ? — demanda Nekhludov.

Il s’approcha de la porte et jeta un coup d’œil dans la salle.

Un groupe d’une quarantaine d’hommes, tous en tenue de prison, entourèrent Nekhludov et le sous-directeur. Plusieurs élevèrent la voix en même temps. Enfin, l’un d’eux, un robuste paysan déjà grisonnant, prit sur lui de parler au nom de ses compagnons. Il expliqua qu’on les avait mis en prison parce qu’ils n’avaient pas de passeports. En réalité, cependant, ils avaient des passeports, mais qui se trouvaient périmés depuis quinze jours. Cela arrivait tous les ans, d’avoir ainsi des passeports périmés, et jamais on ne disait rien, tandis que cette fois on les avait tous arrêtés, et depuis deux mois on les tenait en prison comme des criminels !

— Nous sommes tous carriers, et de la même équipe. Nous sommes venus tous ensemble travailler par ici. On dit que, dans notre gouvernement, la prison a brûlé. Mais nous n’en sommes pas cause, ce n’est pas nous qui l’avons brûlée. Pour l’amour de Dieu, faites quelque chose pour nous !

Nekhludov écoutait ce discours un peu distraitement, car son attention était attirée, malgré lui, par la vue d’un énorme pou gris qui, sorti des cheveux du brave carrier, lui courait sur la joue.

— Est-ce possible ? — demanda de nouveau Nekhludov au sous-directeur, en se détournant.

— Hé ! que voulez-vous ? La loi ordonne de les réexpédier dans leur gouvernement pour y être jugés ! Le sous-directeur avait à peine fini de parler quand un petit homme, se détachant du groupe, prit à son tour la parole pour se plaindre de la façon dont les gardiens les tourmentaient sans motifs.

— On nous traite plus mal que des chiens !… — déclara-t-il.

— Allons ! allons ! il ne faut pas non plus abuser de notre indulgence ! — dit le sous-directeur. — Tais-toi, ou, sans cela, tu sais…

— Qu’est-ce que j’ai à savoir ? — répliqua le petit homme d’un accent désespéré. — Est-ce que nous avons mérité d’être ici ?

— Silence ! cria un gardien.

Et le petit homme se tut.

— Est-ce possible ? — continuait à se demander à lui-même Nekhludov, en poursuivant son chemin le long du corridor, pendant que des centaines d’yeux l’épiaient sur son passage.

— Mais cela ne devrait pas être permis de garder ainsi en prison des innocents ! — dit-il à son compagnon quand ils furent sortis du corridor.

— Que voulez-vous faire ? Et puis, vous savez ces gens-là mentent beaucoup ! À les entendre, ils sont tous innocents !

— Mais enfin, ceux-là, ils sont vraiment innocents ?

— Oui, admettons-le pour ceux-là. Mais c’est une espèce extrêmement dépravée ; sans sévérité, on n’en ferait rien. C’est que nous en avons, ici, des vauriens terribles, qui ne demanderaient qu’à se jeter sur nous ! Ainsi, hier, on a été obligé d’en punir deux.

— Comment, de les punir ?

— En les fouettant de verges, par ordre supérieur !

— Je croyais que les punitions corporelles étaient défendues !

— Pas pour les prisonniers privés de leurs droits ! Pour ceux-là, on n’a pas pu les supprimer.

Nekhludov se rappela alors la scène à laquelle il avait assisté la veille, dans la grande salle. Il comprit que, pendant qu’il attendait l’inspecteur, on avait procédé à la « punition ». Et il éprouva plus vivement encore qu’il n’avait fait jusque-là ce mélange de curiosité, de tristesse, d’étonnement, de honte, et d’une répugnance qui allait presque jusqu’à la nausée.

Sans écouter le sous-directeur et sans regarder autour de lui, il courut vers le bureau. Le directeur s’y trouvait ; mais il avait été si occupé qu’il avait oublié de faire appeler la Bogodouchovska.

Il ne se souvint de sa promesse qu’en voyant entrer Nekhludov.

— Mille excuses ! — lui dit-il. Je vais immédiatement faire appeler la détenue. — Prenez la peine de vous asseoir en attendant !


IV


Le bureau était formé de deux pièces. Dans la première, éclairée de deux fenêtres sales, et ornée d’un poêle tout couvert de crasse, on voyait, sur l’un des murs, une règle noire servant à mesurer la taille des prisonniers, et sur l’autre mur un grand Christ en croix, — comme si, par dérision pour la doctrine du Sauveur, on se fût amusé à mettre son image dans tous les lieux de torture ! Cette première salle était presque vide : seuls, quelques gardiens s’y trouvaient.

La seconde pièce, plus grande, contenait une vingtaine de personnes des deux sexes, assises par groupes séparés, sur des bancs le long du mur, et qui s’entretenaient à voix basse. Près de l’une des deux fenêtres, dans un coin, était placée une table.

C’est devant cette table qu’était assis le directeur lorsque Nekhludov entra dans le bureau. Il le fit asseoir près de la table et se rendit un instant dans l’autre pièce, pour donner l’ordre d’appeler la Bogodouchovska. Nekhludov, de son coin, eut tout le loisir d’observer ce qui se passait autour de lui.

Son attention fut tout d’abord attirée par la vue d’un jeune homme en jaquette qui se tenait debout devant deux personnes assises, une jeune fille et un détenu, et leur racontait quelque chose, avec une mimique des plus animées.

Plus loin, Nekhludov vit un vieillard en lunettes bleues qui, tenant par la main une jeune détenue, écoutait avidement ce qu’elle lui disait. Un petit garçon au visage réfléchi et craintif, debout près du vieillard, ne le quittait pas des yeux.

Dans un coin, derrière eux, un couple d’amoureux chuchotait gaiement. La jeune femme, élégamment vêtue, était une jolie blonde, de tournure distinguée ; son amoureux, un détenu, avait un beau visage aux contours arrêtés.

À quelques pas de la table, le long d’un autre mur, Nekhludov aperçut une femme en cheveux gris, habillée de noir, évidemment une mère : elle regardait de tous ses yeux un jeune phtisique, vêtu d’une veste de caoutchouc, et essayait de lui parler, mais ne pouvait y réussir, étranglée par ses larmes ; elle commençait un mot, et de nouveau s’arrêtait. Le jeune homme, gêné, pliait et froissait machinalement un papier qu’il tenait en main. Et Nekhludov vit, à côté d’eux, une charmante jeune fille en robe grise, avec une pèlerine sur les épaules. Assise tout contre la mère qui pleurait, elle s’efforçait de la consoler en la caressant doucement sur le bras. Tout était beau dans cette jeune fille, et ses longues mains blanches, et ses cheveux ondulés, coupés court, et son nez droit, et sa petite bouche ; mais le principal charme de son beau visage lui venait de ses grands yeux bruns saillants, des yeux pleins de douceur, de franchise, et de bonté.

Pendant que Nekhludov, assis près du directeur, considérait ces groupes divers avec curiosité, le petit garçon s’approcha de lui et, d’une voix toute menue, lui demanda :

— Et vous, qui attendez-vous ?

Nekhludov fut d’abord stupéfait de la question ; mais le visage réfléchi de l’enfant, avec ses yeux vivants et mobiles, le toucha, et c’est le plus sérieusement du monde qu’il lui répondit qu’il attendait une dame.

— C’est votre sœur ? — demanda le petit.

— Non, ce n’est pas ma sœur. Mais toi, avec qui es tu ici ?

— Moi, avec maman ! Elle est de la section des politiques ! — répondit l’enfant avec une visible fierté.

— Maria Pavlovna, appelez Kolia ! — dit le directeur, qui jugeait sans doute illégal l’entretien de Nekhludov avec le petit garçon.

Maria Pavlovna, la belle jeune fille qui était assise à deux pas de Nekhludov, se leva et s’avança vers eux.

— Il vous demande, bien sûr, qui vous êtes ? — dit-elle à Nekhludov avec un léger sourire de sa jolie bouche, en le regardant bien en face de ses yeux saillants. Et son sourire, et son regard, et son accent étaient si simples, qu’on voyait tout de suite que toujours, avec tous, elle se sentait à l’aise, n’ayant elle-même pour tous que des sentiments affectueux et fraternels.

— Il est ainsi ! Il a toujours besoin de tout savoir ! — reprit-elle ; et elle sourit à l’enfant d’un sourire si doux et si tendre que l’enfant, et Nekhludov lui-même, tous deux involontairement, lui sourirent en réponse.

— Oui, il me demandait pour qui j’étais venu.

— Maria Pavlovna, vous n’avez pas le droit de parler à des étrangers. Vous le savez bien, pourtant ! — dit le directeur.

— Bon ! bon ! — fit-elle ; — et, prenant dans sa longue main blanche la petite main de Kolia, elle revint près de la mère du jeune phtisique.

— De qui est-il le fils ? — demanda Nekhludov au directeur.

— D’une détenue politique. Figurez-vous qu’il est né en prison.

— Vraiment !

— Oui, et maintenant il va en Sibérie avec sa mère.

— Et cette jeune fille ?

— Pardonnez-moi, mais je n’ai pas le droit de vous répondre sur tout cela ! Et, d’ailleurs, voici la Bogodouchovska !


V


Nekhludov vit en effet entrer, de son pas agile, dans la pièce, la petite, maigre, jaune, Vera Bogodouchovska, ouvrant devant elle ses énormes yeux sans malice.

— Ah ! comme c’est bien que vous soyez venu ! — dit-elle en tendant la main à Nekhludov. — Vous souvenez-vous encore de moi ? Asseyez-vous !

— Je ne m’attendais pas à vous revoir ici !

— Oh ! moi, je m’y trouve bien, si bien que je ne saurais rien souhaiter de mieux ! — dit Vera Efremovna.

Les années ne l’avaient pas changée. Elle fixait sur Nekhludov le regard de ses yeux ronds, et ne cessait point, tout en parlant, de tourner en tous sens son long cou, maigre et jaune, sortant du collet sale et chiffonné de sa veste.

Nekhludov lui ayant demandé pourquoi on l’avait mise en prison, elle commença, avec beaucoup d’animation, un récit des plus détaillés, où ses propres aventures tenaient infiniment moins de place que l’organisation et les entreprises de son « parti ». Son récit était d’ailleurs tout parsemé de mots étrangers ; elle parlait de propagande, d’organisation, de groupes, de sections, de sous-sections, et d’autres divisions révolutionnaires qu’elle était évidemment convaincue que tout le monde connaissait, mais dont Nekhludov, pour sa part, entendait le nom pour la première fois.

Elle lui racontait tout cela avec la certitude qu’il aurait le plus vif plaisir, et un intérêt extrême, à connaître cette organisation dans tous ses détails. Et Nekhludov, considérant son maigre cou, ses cheveux rares et mal peignés, et ses grands yeux ronds, se demandait pourquoi elle lui racontait tout cela, pourquoi elle-même s’intéressait à tout cela. Et il la plaignait, mais d’une tout autre façon qu’il plaignait le moujik Menchov, avec son visage et ses mains blêmes, enfermé sans aucun motif dans sa cellule empestée. Il ne la plaignait point du sort qu’elle s’était attiré, mais de l’évidente confusion qui régnait dans sa tête. La malheureuse, — c’était clair, — se croyait une héroïne, elle se posait devant lui en héroïne, et c’était de cela qu’il la plaignait le plus.

L’illusion lamentable qu’il découvrait chez elle, il la retrouvait aussi sur le visage de plusieurs des autres personnes qui étaient dans la salle. Il sentait que son arrivée avait attiré leur attention et qu’elles n’auraient pas eu les mêmes gestes, ni les mêmes attitudes, s’il n’avait pas été là pour en être témoin. Il sentait cela dans les attitudes et les gestes de la jeune femme en tenue de prison, et dans ceux même des deux amoureux. Il le sentait, en vérité, dans les attitudes et les gestes de tous, autour de lui, sauf dans ceux du vieillard, du phtisique, et de la belle jeune fille aux yeux bruns saillants.

L’affaire dont Vera Efremovna voulait entretenir Nekhludov ne laissait pas d’être assez compliquée. Une camarade de la jeune femme, nommée Choustov, avait été, cinq mois auparavant, arrêtée avec elle et emprisonnée, bien qu’elle ne fît partie d’aucune sous-section. On avait seulement trouvé chez elle des papiers et des livres, que ses camarades avaient mis en dépôt dans sa chambre. Et Vera Efremovna, se considérant comme responsable en partie de cet emprisonnement, désirait prier Nekhludov, « qui avait des relations », de faire tout son possible pour obtenir la mise en liberté de la Choustova.

Quant à sa propre histoire, elle raconta à Nekhludov que, après avoir achevé ses études de sage-femme, elle s’était affiliée à une section de « libérateurs du peuple », avait lu le Capital de Karl Marx, et avait pris la résolution de se consacrer tout entière au progrès de la « révolution ». Au début, tout avait parfaitement marché. On avait écrit des proclamations, fait de la propagande dans les mines ; mais un jour un des membres de la section avait été arrêté, la police avait saisi chez lui des papiers, et toute la section était en prison.

Nekhludov lui demanda qui était la belle jeune fille. C’était la fille d’un général. Affiliée depuis longtemps déjà au parti révolutionnaire, elle s’était déclarée coupable d’un coup de revolver tiré sur un gendarme. Lorsque la police s’était présentée devant l’appartement qui servait aux délibérations du parti, les membres qui se trouvaient là avaient barricadé les portes, de façon à avoir le temps de brûler ou de cacher les pièces compromettantes. Mais la police avait forcé les barricades et s’apprêtait à saisir les conspirateurs, lorsque l’un d’eux avait tiré un coup de revolver qui avait mortellement blessé un gendarme. On avait aussitôt fait une enquête pour découvrir le meurtrier, et la jeune fille avait pris la faute sur elle ; bien qu’elle n’eût jamais tenu un revolver en main, on avait dû admettre son aveu pour valable. Et maintenant, condamnée aux travaux forcés, elle était sur le point de partir pour la Sibérie.

— Une personnalité très intéressante, éminemment altruiste ! — dit Vera Efremovna en achevant son récit.

Elle avait manifestement plaisir à s’écouter parler, peut-être aussi à faire étalage de sa science et de son éloquence. Nekhludov se contentait de lui poser, de temps à autre, une question ; elle repartait et ne s’arrêtait plus. Il trouva cependant le moyen de lui dire que, pour l’affaire de la Choustova, il craignait bien de n’y rien pouvoir, n’ayant point l’influence que l’imagination de la jeune révolutionnaire s’était empressée de lui attribuer.

Restait à savoir ce que Vera Efremovna avait à lui apprendre touchant la Maslova. Il se hasarda enfin à le lui demander. La jeune femme, comme toute la prison, connaissait l’histoire de la Maslova, et était déjà au courant de l’intérêt que lui portait Nekhludov. Elle voulait donc conseiller à celui-ci d’obtenir que sa protégée fût transférée au service de l’infirmerie, où l’on avait besoin d’aides supplémentaires. Au point de vue moral comme à tous les points de vue, elle y serait beaucoup mieux que dans sa section.


VI


L’entretien fut interrompu par le directeur qui, se levant, déclara que l’heure accordée pour les visites était écoulée, et que les visiteurs devaient s’en aller. Nekhludov prit congé de Vera Efremovna et se prépara à sortir : mais sur le seuil de la pièce il s’arrêta, curieux d’assister aux adieux des autres visiteurs.

L’avertissement du directeur n’avait eu pour effet que de rendre les conversations plus rapides et plus animées, sans que personne fît mine de vouloir s’en aller. Deux ou trois groupes seulement s’étaient levés et causaient debout. Mais bientôt commencèrent les adieux, et les sanglots, et les larmes. La mère du jeune phtisique, surtout, semblait bouleversée. Son fils continuait à chiffonner entre ses doigts la feuille de papier ; et Nekhludov vit que son visage prenait une expression presque méchante, dans le grand effort qu’il faisait pour résister à la contagion du désespoir de sa mère. Celle-ci, la tête appuyée sur l’épaule du jeune homme, fondait en larmes, comme un petit enfant.

La belle jeune fille, — le regard de Nekhludov, involontairement, revenait toujours à elle, — se tenait debout devant la mère éplorée et ne cessait point de lui parler pour la consoler. Le vieillard aux lunettes bleues continuait à garder dans ses deux mains la main de sa fille, en hochant la tête à ce qu’elle lui disait. Les deux amoureux s’étaient levés et restaient immobiles en face l’un de l’autre, sans rien se dire, les yeux dans les yeux.

— En voilà, au moins, qui sont heureux ! — dit à Nekhludov, en les lui désignant du doigt, le jeune homme en jaquette qui, lui aussi, s’était arrêté sur le seuil et assistait à la scène.

— Ils se marient la semaine prochaine, ici, dans la prison, et dans un mois elle part avec lui pour la Sibérie ! — reprit le jeune homme en jaquette.

— Et lui, qui est-il ?

— Condamné aux travaux forcés ! Eux, du moins, ils sont gais : mais ceci est trop affreux à entendre ! — ajouta le jeune homme, en signalant à Nekhludov les forts sanglots qui, maintenant, sortaient de la gorge du vieillard aux lunettes bleues.

— Allons, Messieurs, je vous en prie, ne me forcez pas à sévir ! — s’écria le directeur, répétant deux fois chacune de ses phrases. — Allons ! allons ! — poursuivit-il d’un ton faible et irrésolu. — Qu’est-ce que cela signifie ? L’heure est passée depuis longtemps ! Qu’est-ce que cela signifie ?

— Je vous le dis pour la dernière fois ! — fit-il après un instant.

Il se levait, se rasseyait, tirait une bouffée de sa cigarette, la laissait s’éteindre, la rallumait de nouveau.

On sentait que, si invétérés que fussent en lui les arguments spécieux qui permettent à un homme de faire souffrir d’autres hommes sans se croire responsable de cette souffrance, le directeur ne pouvait cependant s’empêcher d’avoir conscience qu’il était un des auteurs de l’épouvantable angoisse qui se trouvait répandue dans cette salle. Et l’on sentait que, lui aussi, il souffrait, et qu’un poids douloureux pesait sur son cœur.

Enfin prisonniers et visiteurs commencèrent à se séparer : les uns se dirigeant vers la porte de derrière, les autres vers la grande porte qui donnait sur la pièce voisine. Par la porte de derrière, Nekhludov vit sortir le phtisique, et la fille du vieillard aux lunettes bleues, et la jolie Marie Pavlovna, tenant par la main l’enfant qui était né en prison. Puis ce fut le tour des visiteurs : et Nekhludov sortit avec eux.

— Oui, ce sont là des séances bien extraordinaires ! — lui dit dans l’escalier le jeune homme en jaquette, qui, évidemment, aimait à causer. Heureusement encore que le « capitaine » est un brave homme, et qui ne s’en tient pas au règlement des prisons ! Ailleurs, c’est un vrai martyre ! Tout le monde le dit.

— Est-ce que, dans les autres prisons, ces visites ne se font pas de la même façon ?

— Bah ! rien de pareil ! Tout au plus si on peut voir les détenus politiques à travers deux grillages, comme les forçats de droit commun !

Au bas de l’escalier, Nekhludov se vit séparé de son compagnon par le directeur qui, l’ayant rejoint, le prit à part pour lui dire, de sa voix fatiguée :

— Ainsi, prince, vous pourrez voir la Maslova demain, si vous voulez !

On devinait qu’il avait particulièrement à cœur d’être aimable pour Nekhludov.

— Merci beaucoup ! — répondit celui-ci ; et il se hâta de sortir. Il éprouvait une impression de répugnance et d’effroi plus forte encore que celle qu’il avait éprouvée le dimanche précédent, en pénétrant pour la première fois dans les corridors de la prison.

Effroyables lui paraissaient les souffrances de Menchov, injustement condamné, — et non seulement ses souffrances physiques, mais ce doute, cette défiance à l’égard de Dieu et du bien, que ne pouvait manquer de ressentir le malheureux moujik en voyant la cruauté d’hommes qui, sans motif, s’acharnaient à le tourmenter. Effroyables, la contrainte et la torture infligées à ces carriers qui n’avaient commis aucune faute, et qu’on gardait en prison, simplement, parce que leurs papiers n’étaient pas en règle. Effroyable, la folie de ces gardiens qui, uniquement occupés de faire souffrir d’autres hommes, leurs frères, s’imaginaient accomplir une œuvre utile et bonne. Mais plus effroyable encore, et plus répugnant, et plus pitoyable, apparaissait à Nekhludov le rôle de ce vieux directeur qui avait à séparer une mère de son fils, un frère de sa sœur, à martyriser des êtres semblables à lui-même et à ses enfants, et qui se résignait à le faire, malgré sa fatigue, sa vieillesse, et malgré la bonté naturelle de son cœur !

— Pourquoi tout cela ? — se demandait Nekhludov. Et il ne parvenait toujours pas à comprendre pourquoi.