Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/02

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Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 459-462).

CHAPITRE II


Dès qu’elles se furent approchées du groupe formé au milieu de la cour, elles virent ceci : l’officier, un gros homme aux longues moustaches blondes, essuyait de la main gauche son poing droit, tout rouge de sang et, la mine furieuse, ne cessait pas de crier des injures à un prisonnier qui, debout devant lui, couvrait, d’une main, son visage meurtri et sanglant, tandis que de l’autre main il serrait contre lui une petite fille enveloppée dans un châle, et pleurant et hurlant de toutes ses forces. Le prisonnier avait la moitié de la tête rasée : c’était un homme long et maigre, vêtu d’une veste trop courte et d’un pantalon qui lui découvrait les chevilles.

— Je l’apprendrai à raisonner ! — disait l’officier entremêlant d’injures chacun de ses mots. — Allons ! mets l’enfant par terre ! et hâte-toi de reprendre tes menottes !

Ce forçat avait obtenu d’avoir les mains libres, les jours précédents, pour pouvoir porter sa petite fille, dont la mère était morte du typhus à l’une des étapes. Mais ce jour-là le nouvel officier, qui se trouvait être de mauvaise humeur, avait exigé qu’on lui remît les menottes. Le forçat avait protesté : l’officier, agacé, lui avait asséné un coup de poing sur l’œil.

De l’autre côté de l’officier se tenait un énorme forçat à barbe noire, qui, avec une menotte à une de ses mains, regardait d’un air maussade tour à tour l’officier et son malheureux compagnon. L’officier, cependant, tout en continuant à vociférer des injures, répétait aux gardiens l’ordre d’emmener l’enfant et de mettre les menottes au père. Dans la foule, le murmure devenait sans cesse plus fort.

— On lui a laissé les mains libres depuis Tomsk ! — disait une voix enrouée aux derniers rangs. — Ce n’est pas un petit chien, c’est un enfant.

— La petite fille va périr ! — disait une autre voix. — Ce n’est pas dans la loi.

— Quoi ? Quoi ? — cria l’officier, se retournant comme si une bête l’avait mordu. — Je t’apprendrai, moi, à parler de la loi. Qui a parlé ? Est-ce toi ? Est-ce toi ?

— Tout le monde a parlé, parce que… — dit un prisonnier debout au premier rang.

— Quoi ?… Alors c’est toi ?

Et l’officier se mit à frapper devant lui, au hasard des coups.

— Ah ! vous vous révoltez ? Je vais vous montrer, moi, comment on se révolte. Je vous tuerai comme des chiens, et les chefs me remercieront d’avoir réglé votre compte ! Allons, qu’on emmène l’enfant !

La foule se tut. Un des gardiens saisit l’enfant, qui hurlait sans interruption ; un autre mit les menottes au prisonnier, qui, humblement, tendait sa main.

— Qu’on donne cette enfant à garder aux femmes ! — dit l’officier au gardien, fort embarrassé de l’encombrant fardeau.

La petite fille, le visage tout rouge sous ses larmes, se débattait furieusement, essayant de retirer ses mains du châle qui l’enveloppait. À ce moment, Marie Pavlovna traversa la foule et s’approcha de l’officier.

— Monsieur, — dit-elle, — si vous me le permettez, je porterai l’enfant.

— Qui es-tu, toi ? — demanda l’officier.

— Je suis de la section des condamnés politiques.

Le joli visage de Marie Pavlovna, avec ses yeux bleus et ses cheveux noirs, agit évidemment sur l’officier, qui avait déjà remarqué la jeune fille l’instant d’auparavant. Il la regarda encore, puis baissa les yeux d’un air gêné.

— Cela m’est égal, portez-la tant que vous voudrez ! Vous avez beau jeu, vous autres, à plaindre ces misérables. S’ils se sauvent, ce n’est pas vous qui aurez à en répondre !

— Comment voulez-vous qu’on se sauve, avec un enfant dans les bras ? — demanda Marie Pavlovna.

— Je n’ai pas à discuter avec vous ! Prenez l’enfant, si vous voulez, et en route !

— Puis-je donner l’enfant ? — demanda le gardien.

— Oui ! et plus vite que ça !

— Viens sur mon bras ! — dit Marie Pavlovna à l’enfant, en essayant de la prendre des mains du gardien.

Mais la petite fille ne voulait pas aller sur d’autres bras que ceux de son père. Elle continuait à se débattre et à pousser des cris.

— Attendez, Marie Pavlovna ! Moi, elle me connaît, et peut-être consentira-t-elle à ce que je la prenne ! — dit la Maslova, en tirant de son sac le petit pain blanc.

L’enfant, en effet, connaissait la Maslova, Dès qu’elle l’aperçut, elle cessa de crier et se laissa prendre.

Il y eut de nouveau un silence. Les portes de la cour s’ouvrirent, le convoi sortit et, devant les portes, se mit en rangs. On compta, une seconde fois, les prisonniers. La Maslova, tenant l’enfant sur son bras, échangea quelques mots avec Fédosia, placée à quelques rangs devant elle.


Soudain Simonson, qui avait assisté sans rien dire à toute la scène, s’avança, d’un pas décidé, vers l’officier, déjà installé dans sa voiture.

— Vous avez mal agi, Monsieur l’officier ! — lui dit Simonson.

— Rejoignez votre rang ! Ce n’est pas votre affaire !

— Mon affaire est de vous dire ce qui est ; et je vous répète que vous avez mal agi ! — reprit Simonson, en regardant fixement l’officier sous ses épais sourcils noirs

— On est prêt ? En avant, marche ! — cria l’officier, après s’être détourné de Simonson avec un haussement d’épaules. Le convoi s’ébranla et se mit en marche, le long de la route boueuse, que bordait sur les deux côtés un fossé rempli d’eau.