Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/3/04

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Résurrection. 3e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 467-471).

CHAPITRE IV


La profonde influence exercée par Marie Pavlovna sur la Maslova provenait, ainsi, de ce que la Maslova aimait Marie Pavlovna. Mais une autre influence s’exerçait en même temps sur la jeune femme, l’influence de Simonson. Et celle-là provenait de ce que Simonson était amoureux de la Maslova.


Tous les hommes vivent et agissent en partie d’après leurs propres idées, en partie d’après les idées d’autrui. Et une des principales différences entre les hommes consiste dans la mesure différente où ils s’inspirent de leurs propres idées et de celles d’autrui. Les uns se bornent, le plus souvent, à ne se servir de leurs propres pensées que par manière de jeu ; ils emploient leur raison comme on fait tourner les roues d’une machine, quand on a ôté la courroie qui les relie l’une à l’autre ; et dans les circonstances importantes de la vie, et même dans le détail de leurs actes les plus ordinaires, ils s’en remettent à la pensée d’autrui, qu’ils nomment « l’usage », la « tradition », les « convenances », la « loi ». D’autres, au contraire, en plus petit nombre, considèrent leur propre pensée comme le principal guide de leur conduite et s’efforcent, autant qu’ils peuvent, de n’agir que d’après les avis de leur raison à eux. C’est à cette seconde espèce d’hommes qu’appartenait Simonson. Il ne prenait jamais conseil que de sa propre pensée ; et, ce qu’il avait décidé qu’il devait faire, il le faisait.

Sa raison lui avait affirmé, pendant qu’il était encore au collège, que la fortune possédée par son père, riche magistrat, était acquise injustement ; et aussitôt il avait déclaré à son père que cette fortune devait être restituée au peuple. Puis, comme son père, loin de vouloir l’écouter, l’avait grondé, il avait quitté la maison paternelle et renoncé à jouir jamais d’aucun des avantages de sa condition.

Il avait ensuite décidé, toujours en ne s’inspirant que de sa raison, que tout le mal qui existait en Russie avait pour unique cause l’ignorance du peuple ; et en conséquence, sitôt sorti de l’Université, il s’était fait nommer maître d’école dans un village et s’était mis à expliquer, aussi bien à ses élèves qu’à tous les paysans, ce qu’il estimait qu’ils devaient savoir.

Il avait été arrêté et jugé.

Au moment de comparaître devant le tribunal, il avait décidé que les juges n’avaient pas le droit de le juger ; et tout de suite il leur avait dit. Et comme les juges, sans admettre sa thèse, continuaient à vouloir le juger, il avait pris le parti de ne pas leur répondre ; en effet il n’avait plus dit un mot jusqu’à la fin du procès. Reconnu coupable, il avait été condamné à la déportation dans une petite ville du gouvernement d’Archangelsk.

Là, il s’était constitué une doctrine religieuse, qui depuis lors, le dirigeait dans toute sa conduite. Cette doctrine consistait à admettre que tout, dans l’univers, était vivant, que la mort n’existait pas, que tous les objets qui nous paraissent inanimés n’étaient que des parties d’un grand ensemble organique ; et que, par suite, le devoir de l’homme était d’entretenir la vie de ce grand organisme dans toutes ses parties.

Il en concluait que c’était chose criminelle d’attenter à la vie sous quelque forme que ce fût : il n’admettait donc ni la guerre, ni les prisons, ni le meurtre des animaux.

Il avait aussi une théorie à lui sur le mariage et les relations sexuelles. Il considérait ces relations comme inférieures, et disait que la préoccupation de faire des enfants (l’amour, pour lui, se réduisait à cela) avait pour effet de nous détourner d’un objet autrement utile et digne de nos soins, qui était de secourir les êtres déjà vivants, et de rendre ainsi plus parfaite la vie de l’univers. Les hommes supérieurs, d’après lui, en évitant les relations sexuelles, devenaient pareils à ces globules du sang dont la destination est de venir en aide aux parties faibles, malades de l’organisme. Et, depuis qu’il s’était avisé de cette théorie, il y conformait ses actes, après avoir agi tout autrement durant sa jeunesse.

L’amour qu’il éprouvait à présent pour la Maslova aurait eu de quoi le mettre en désaccord avec ses principes ; mais il avait décidé que ce n’était pas là un désaccord véritable, car il entendait bien n’aimer jamais la Maslova que d’un amour tout fraternel ; et il se disait même qu’un tel amour, loin de l’entraver dans sa mission de bienfaiteur de l’humanité, ne pourrait, au contraire, que l’y encourager.

Et non seulement il ne s’en remettait qu’à sa propre raison pour trancher toutes les questions théoriques, mais en pratique aussi il ne prenait jamais conseil que de lui-même. Sur tous les détails de la vie pratique, il avait des théories à lui, qu’il suivait obstinément ; il en avait sur le nombre d’heures qu’on devait consacrer au travail et sur le nombre d’heures, qu’on devait consacrer au repos, et sur la façon dont on devait se nourrir, et sur la façon dont on devait se vêtir, et sur le meilleur mode d’éclairage, de chauffage, etc.

Avec tout cela ce Simonson était, par nature, d’une timidité extrême. Jamais il ne cherchait à se mettre en vue, à se faire valoir, à imposer ses opinions à autrui. Mais, quand il avait décidé qu’il devait faire certaine chose, personne au monde ne pouvait l’empêcher de la faire.

Tel était l’homme qui, de tout son cœur, était devenu amoureux de la Maslova. Celle-ci, avec son flair de femme, avait tout de suite deviné chez lui ce sentiment ; et l’idée qu’elle avait pu inspirer de l’amour à un homme aussi « extraordinaire » l’avait rehaussée à ses propres yeux. Quand Nekhludov lui avait offert de se marier avec elle, elle avait bien compris que c’était par grandeur d’âme, et pour réparer sa faute passée : tandis que Simonson l’aimait telle qu’elle était maintenant, et l’aimait simplement parce qu’il l’aimait.

Et elle se disait que, pour l’aimer ainsi, Simonson devait la considérer comme une femme différente des autres, ayant des qualités morales que les autres n’avaient pas. Ce qu’étaient ces qualités morales qu’il pouvait lui attribuer, elle ne parvenait pas à le deviner ; mais afin de justifier la haute opinion qu’il devait avoir d’elle, elle s’efforçait, par tous les moyens, de faire naître en elle les sentiments les meilleurs qu’elle était capable d’imaginer : de sorte que, sous l’influence de Simonson, elle s’efforçait de devenir aussi parfaite que sa nature le lui permettait.

La chose avait commencé depuis longtemps déjà. Dans la cour de la prison, la Maslova avait été frappée de l’insistance avec laquelle la fixaient les bons et naïfs yeux bleus de ce prisonnier en veste de caoutchouc. Et dès lors elle avait compris que cet homme, qui la regardait d’une façon aussi bizarre, devait être lui-même un personnage bizarre ; et elle avait remarqué l’extraordinaire contraste, dans un même visage, de l’austère sévérité qu’exprimaient les sourcils froncés avec la douceur enfantine qui se lisait dans les yeux.

Plus tard, à Tomsk, quand elle avait obtenu d’être transférée parmi les condamnés politiques, elle avait revu son étrange amoureux. Et, bien que pas une parole n’eût été échangée entre eux à ce moment, la façon dont ils s’étaient regardés l’un l’autre avait suffi pour les unir, dès lors, d’une amitié spéciale. Aussi bien n’y avait-il pas eu entre eux, les jours suivants non plus, d’entretien intime ; mais la Maslova sentait que, lorsque Simonson parlait en sa présence, ses discours s’adressaient à elle, et que c’était pour elle qu’il s’efforçait de parler aussi lentement, aussi clairement que possible. Et elle l’écoutait avec joie ; et lui, il ne se lassait pas de parler pour elle, surtout pendant les longues marches qu’ils faisaient à pied, derrière le convoi des condamnés criminels.