Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/1/17

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Résurrection . 1re partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 250-257).

CHAPITRE XVII


I


Le lendemain matin, Nekhludov se rendit chez l’avocat Faïnitzin, lui exposa la situation de Menchov et le pria de vouloir bien prendre l’affaire en main. L’avocat lui répondit qu’il allait examiner le dossier et que, si les choses s’étaient vraiment passées de la façon que disait Menchov, non seulement il consentirait sans doute à prendre l’affaire en main, mais s’en chargerait encore gratuitement, trop heureux d’une aussi belle occasion d’ennuyer la magistrature.

Nekhludov lui parla ensuite des cent trente malheureux carriers qu’on retenait en prison pour une erreur de passeport. Il voulait savoir de qui la chose dépendait, à qui en revenait la responsabilité. Faïnitzin réfléchit un instant, visiblement en peine de trouver une réponse précise.

— À qui revient la responsabilité ? — dit-il enfin. — À personne. Adressez-vous au procureur : il mettra tout sur le compte du gouverneur. Interrogez le gouverneur, il vous affirmera que c’est le procureur qui est seul responsable. Au total, personne ne sera en faute !

— J’irai aujourd’hui même chez Maslinnikov, pour le mettre au courant.

— Bah ! vous perdrez votre temps ! C’est, — mais, pardon ! il n’est ni votre parent ni votre ami, n’est-ce pas ? — c’est — passez-moi le mot — un tel crétin, et avec cela une telle canaille !…

Nekhludov se rappela en quels termes Maslinnikov lui avait parlé de l’avocat. Il ne répondit rien, et prit congé.

L’après-midi, il se fit conduire chez le vice-gouverneur. Il avait deux choses à lui demander : d’abord la permission pour la Maslova d’être transférée au service de l’infirmerie, puis, si c’était possible, la mise en liberté des cent trente carriers emprisonnés sans motif. Quelque répugnance qu’il eût à solliciter un homme qu’il méprisait, il se disait que c’était pour lui le seul moyen d’atteindre son but.

En approchant de la maison de Maslinnikov, il vit que la cour était pleine d’équipages, coupés, calèches, carrosses, et il se rappela avec épouvante que c’était le jour de Mme Maslinnikov, ce jour où le mari de la dame l’avait si instamment invité à venir lui faire visite. D’un carrosse arrêté devant le perron, un magnifique valet de pied en pèlerine de fourrure, la cocarde au chapeau, aidait à descendre une dame qui, relevant la queue de sa robe, montrait un maigre mollet recouvert d’un bas de soie noire. Et, parmi les voitures qui attendaient dans la cour, Nekhludov reconnut le landau des Korchaguine. Le vieux cocher, gras et rouge, en l’apercevant, ôta son chapeau et lui sourit, avec un mélange de déférence et de familiarité.

Nekhludov avait à peine fini de demander au portier si Michel Ivanovitch était chez lui, lorsque celui-ci apparut en personne au haut de l’escalier. Il reconduisait un hôte qui devait être un personnage d’une importance considérable, car il lui faisait l’honneur de l’accompagner jusqu’au bas des marches.

Nekhludov reconnut, en effet, un des plus hauts fonctionnaires du gouvernement. S’entretenant en français avec Maslinnikov, tandis qu’il descendait l’escalier, il parlait de tableaux vivants qu’on avait projeté d’organiser au bénéfice d’une œuvre charitable. Il exprimait l’avis que c’était là, pour les dames, une excellente occupation. « Elles s’amusent, et l’argent pleut. »

— Tiens ! voilà ce brave Nekhludov ! — s’écria-t-il, interrompant tout d’un coup la série de ses réflexions morales. — Comme il y a longtemps qu’on ne vous a vu ! Allez vite présenter vos devoirs à ces dames ! Les Korchaguine sont déjà là-haut ! Et Nadine Bucksheyden aussi ! Toutes les jolies femmes de la ville vous attendent, heureux gaillard ! — ajouta-t-il en tendant son large dos au valet galonné qui, respectueusement, lui remettait son manteau. — À revoir, mon cher !

Il serra une dernière fois la main de Maslinnikov.

— Montons vite au salon ! Comme je suis ravi de te voir ! — dit celui-ci à Nekhludov d’un air tout surexcité. Puis l’ayant empoigné par le bras, et courant avec l’agilité d’un jeune homme, malgré sa corpulence, il l’entraîna le long de l’escalier. Sa joyeuse surexcitation — Nekhludov le vit bien — avait pour cause principale la satisfaction qu’il avait eue des égards à lui témoignés par le haut fonctionnaire. La bienveillance avec laquelle celui-ci l’avait traité avait fait naître en lui un enthousiasme du même genre que celui qu’on remarque chez les petits chiens d’appartement, lorsque leur maître les a caressés, secoués, leur a tiré les oreilles. Les petits chiens remuent la queue, se tortillent ou se mettent à courir en rond, sans l’ombre d’un motif : tout cela, Maslinnikov était prêt à le faire. Il ne remarquait pas l’expression sérieuse du visage de Nekhludov, ne l’écoutait pas, et, joyeusement, l’entraînait vers le salon. Impossible de lui résister ni de s’excuser. Nekhludov dut le suivre.

— Nous parlerons d’affaires tout à l’heure ! Et puis, tu sais, tout ce que tu voudras, je le ferai ! — dit Maslinnikov en conduisant à travers l’antichambre ce visiteur malgré lui.

— Prévenez la générale que le prince Nekhludov est là, — dit-il à un valet, sur le seuil du salon. Après quoi, se retournant vers Nekhludov :

Vous n’aurez qu’à commander, je vous obéirai ! Mais que tu voies d’abord ma femme, cela est indispensable. J’ai déjà eu suffisamment sur les doigts, l’autre jour, pour t’avoir laissé partir sans que tu l’aies vue !

Quand ils entrèrent dans le salon, Anna Ignatievna, la femme du vice-gouverneur, la « générale », comme on l’appelait, fit à Nekhludov un petit signe d’yeux des plus aimables, par-dessus le cercle de têtes qui entourait son divan. À l’autre extrémité du salon, autour de la table à thé, des dames étaient assises, causant avec des hommes debout devant elles, et l’on entendait un bourdonnement ininterrompu de voix graves ou flûtées.

Enfin ! Vous ne voulez donc plus nous connaître ? Êtes-vous fâché ? Qu’est-ce que nous vous avons fait ?

C’est par ces mots, donnant à supposer entre elle et Nekhludov une intimité qui jamais n’avait existé, c’est par ces mots qu’Anna Ignatievna accueillit le nouveau venu.

— Vous vous connaissez, n’est-ce pas ? Madame Bielavskaïa, Michel Ivanovitch Chernov… Allons ! asseyez-vous là, tout près de moi !

— Missy, venez donc à notre table ! On vous apportera votre thé ! — reprit-elle en élevant la voix et en s’adressant à l’autre groupe. — Et vous, prince, un peu de thé ?

— Jamais vous n’arriverez à me le faire croire ! Elle ne l’aimait pas, voilà tout ! — dit une voix de femme.

— C’est excellent, ces gaufrettes, et si léger ! — dit une autre voix. — Donnez-m’en donc encore une.

— Et vous partez déjà pour la campagne ?

— Oui, demain. C’est pour cela que nous sommes venues aujourd’hui. Un si beau printemps ! Il doit faire si bon, sous les arbres !

Coiffée d’un petit chapeau de velours, vêtue d’une robe rayée qui dessinait merveilleusement sa taille fine, Missy était très belle. Elle rougit en apercevant Nekhludov.

— Je vous croyais parti ! — dit-elle.

— Je suis sur le point de partir, — répondit Nekhludov. Les affaires me prennent tout mon temps. Et je ne suis venu ici que pour affaire.

— Je vous en prie, venez voir maman avant de partir. Elle a absolument besoin de vous voir !

Elle sentit qu’elle mentait et qu’il le sentait aussi, et elle devint encore plus rouge.

— Je crains de n’avoir pas le temps ! — répliqua Nekhludov, d’un ton qu’il essayait de rendre indifférent.

Missy fronça les sourcils, haussa légèrement les épaules, et se retourna vers l’élégant officier avec qui elle causait au moment où Nekhludov était entré, et qui, cognant son sabre aux chaises, s’était précipité vers elle pour lui reprendre des mains sa tasse vide.

— Vous aussi, vous devez vous sacrifier pour notre refuge !

— Mais je ne m’y refuse pas ! Je veux seulement garder tous mes moyens pour les tableaux vivants ! Vous verrez comme j’y suis remarquable !

Le jour d’Anna Ignatievna était des plus brillants, et la dame était dans le ravissement.

— Mika m’a dit que vous vous intéressiez à nos prisons, — dit-elle à Nekhludov. — Comme je comprends cela ! Mika (c’était son gros mari, Maslinnikov) peut avoir ses défauts, mais vous savez combien il est bon ! Tous ces malheureux prisonniers, ce sont ses enfants. Toujours il me le dit lui-même. Il est d’une bonté…

Elle s’arrêta, faute de trouver un mot assez expressif pour définir la « bonté » de son mari ; et soudain, avec un sourire, elle se tourna vers une vieille dame au visage renfrogné, une dame toute en rubans lilas, qui venait d’entrer.

Après être resté assis quelques instants et avoir échangé quelques paroles insignifiantes, telles qu’il les fallait pour ne pas troubler le charme de cette causerie, Nekhludov se leva et rejoignit Maslinnikov.

— Eh bien ! peux-tu m’accorder un instant ?

— Mais parfaitement. Qu’y a-t-il ?

— Ne pourrions-nous pas nous asseoir dans quelque autre pièce ?

Maslinnikov le fit passer dans un petit cabinet japonais attenant au salon. Tous deux s’assirent près de la fenêtre.


II


— Et maintenant, je suis à toi ! Veux-tu fumer ? Mais attends une seconde, je vais aller chercher un cendrier. Inutile de salir le tapis, n’est-ce pas ?

Maslinnikov se mit à la recherche d’un cendrier, puis, se rasseyant en face de Nekhludov :

— Je t’écoute !

— Eh bien, voilà ! Je suis venu pour affaire. J’ai à te parler de deux choses.

— Va, je t’écoute !

Le visage de Maslinnikov, au mot d’affaires, se rembrunit. Aucune trace n’y resta plus de la joyeuse animation du petit chien à qui son maître a fait la faveur de le caresser.

Du salon arrivaient des bruits de voix. Une voix de femme disait : « Jamais, jamais vous ne me le ferez croire ! » Une voix d’homme, plus loin, racontait une histoire où revenaient sans cesse les noms de « la comtesse Voronzov » et de « Victor Apraxine ». Tout cela accompagné de murmures confus et d’éclats de rire. Et Maslinnikov, écoutant d’une oreille ce qui se disait dans le salon, prêtait distraitement son autre oreille aux explications de Nekhludov.

— D’abord, — dit celui-ci, — j’ai de nouveau à te demander quelque chose pour cette femme dont…

— Ah ! oui, celle qui a été condamnée injustement ! Je sais, je sais !

— Je voudrais te prier de la faire transférer au service de l’infirmerie. On m’a dit que c’était possible. Maslinnikov serra les lèvres et réfléchit un moment.

— Je ne sais pas trop si c’est possible ! — répondit-il d’un air important. — D’ailleurs, je vais m’informer. Demain je te télégraphierai ce qui en est.

— On m’a dit qu’il y avait beaucoup de malades, et qu’on avait besoin de gardes supplémentaires.

— Nous verrons cela, nous verrons cela ! De toute façon je te télégraphierai la réponse.

— Je t’en serai bien reconnaissant ! — dit Nekhludov. Du salon, soudain, s’éleva un grand rire.

— Je parie que c’est encore ce farceur de Victor ! — dit Maslinnikov avec un sourire. Tu ne peux pas te figurer comme il est drôle, une fois en train !

— Quant à l’autre chose dont j’ai à te parler, — reprit Nekhludov, — voici ce que c’est ! Il y a en ce moment dans la prison du gouvernement une équipe de cent trente ouvriers qu’on tient sous clé, simplement, parce que leurs passeports se sont trouvés périmés. Ils sont là depuis plus d’un mois.

Et il exposa le détail de l’affaire.

— Comment donc as-tu appris cela ? — demanda Maslinnikov. — Son visage, tout d’un coup, avait pris une expression d’inquiétude et de mécontentement.

— J’allais voir un condamné ; et, comme je passais dans le corridor, ces malheureux m’ont arrêté pour me prier…

— Et qui était ce condamné que tu allais voir ?

— Un paysan faussement accusé d’incendie, et à qui je me suis occupé de trouver un défenseur. Mais cela n’a rien à faire avec l’objet de ma visite. Ce que je veux savoir de toi, c’est si, effectivement, ces cent trente ouvriers n’ont pas commis d’autre faute que de n’avoir pas leurs passeports en règle, et, dans ce cas…

— Cela regarde le procureur ! — interrompit Maslinnikov d’un ton dépité. — Ah ! ces magistrats, tu peux en parler ! C’est au procureur de visiter les prisons et de voir si les détentions sont légales. On le paie pour cela ! Et lui, il ne fait rien, il joue au whist !

— De sorte que tu ne peux rien y faire ? — demanda Nekhludov, se rappelant que l’avocat l’avait prévenu que gouverneur et procureur se rejetteraient l’un sur l’autre toutes les responsabilités.

— Comment ! si je ne peux rien y faire ? Mais si, parfaitement ! Je vais aussitôt commencer une enquête !

— Tant pis pour elle ! C’est un souffre-douleur ! — s’écria une voix de femme, dans le salon.

Et, de nouveau, il y eut un rire général.

— C’est entendu, mon cher, je ferai ce qu’il y aura à faire ! — reprit Maslinnikov en éteignant sa cigarette entre les gros doigts de sa main. — Et maintenant, hein ? si nous retournions auprès de ces dames ? Mais Nekhludov l’arrêta sur le seuil du salon :

— On m’a dit que, l’autre jour, dans la prison, deux détenus ont été punis du fouet. Est-ce vrai ?

Maslinnikov devint tout rouge.

— Ah ! on t’a dit cela ? Non, mon cher, décidément, il ne faut plus qu’on te laisse ainsi fourrer ton nez partout ! Tout cela, vois-tu, ce ne sont pas tes affaires. Allons, viens, Annette nous appelle, — dit-il.

Et, le prenant par le bras, il l’entraîna dans le salon.

Mais Nekhludov se dégagea de son étreinte ; sans parler à personne, sans paraître voir personne, il traversa le salon et descendit l’escalier.

— Qu’est-ce qu’il a ? — demanda Annette à son mari.

— Bah ! c’est un original, il a toujours été comme ça !

Quelqu’un se leva pour sortir, quelqu’un entra, et les papotages reprirent leurs cours. Tout le monde était ravi du sujet de conversation que venait de fournir, si à propos, la visite de Nekhludov. Grâce à elle, le jour de Mme Maslinnikov s’acheva brillamment.


Le lendemain, Nekhludov reçut du vice-gouverneur une lettre, écrite sur une épaisse feuille de papier glacé, avec un superbe en-tête armorié. Maslinnikov s’était informé de la possibilité pour la femme Maslov d’être transférée au service de l’infirmerie : suivant toute vraisemblance, la chose pouvait se faire. Au-dessus de la signature, ornée d’un paraphe des plus compliqués, Maslinnikov avait mis : « Ton vieux camarade, qui t’aime bien quand même. »

« Quel sot ! » ne put s’empêcher de se dire Nekhludov, écœuré du ton de condescendance de ce fâcheux « camarade ».