Résurrection (Tolstoï, tr. Wyzewa.)/2/07

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Résurrection. 2e partie
Traduction par T. de Wyzewa.
Perrin (p. 388-393).

CHAPITRE VII


La Maslova pouvait être désignée pour faire partie du premier convoi, de telle sorte que Nekhludov n’avait pas de temps à perdre pour régler ses affaires avant son départ. Mais les affaires qu’il avait à régler étaient en si grand nombre qu’il sentait bien que, quelque temps qui lui restât encore pour s’en occuper, jamais il ne pourrait en finir avec elles.

Sa situation, à ce point de vue, était tout autre que par le passé. Auparavant, en effet, il était en peine de trouver à s’occuper ; et toutes ses occupations avaient toujours un seul et unique objet, qui était Dimitri Ivanovitch Nekhludov ; ce qui n’empêchait pas toutes ses occupations de lui paraître alors mortellement ennuyeuses. Maintenant, au contraire, ses occupations n’avaient plus pour objet lui-même, mais autrui ; et cependant elles l’intéressaient et le passionnaient, et leur nombre était infini. Les affaires qui l’occupaient à ce moment se divisaient en quatre catégories : c’était lui-même, avec ses habitudes d’ordre un peu pédantesques, qui les avait ainsi divisées, et qui, en conséquence, avait classé dans quatre portefeuilles différents les papiers qui s’y rapportaient.

La première catégorie comprenait toutes les affaires relatives à la Maslova. De ce côté, Nekhludov se voyait provisoirement dans l’impossibilité d’agir, tout étant subordonné à l’accueil que devait recevoir le recours en grâce.

La seconde catégorie comprenait les diverses affaires relatives à la fortune de Nekhludov. Dans le village qui lui venait de ses tantes, et dans un autre village plus petit, Nekhludov avait fait don de ses terres aux paysans, n’exigeant d’eux, en échange, que le paiement d’une rente destinée à leurs propres besoins généraux. Mais, à Kouzminskoïe il avait laissé les choses dans l’état où elles étaient quand il en était parti, c’est-à-dire que la rente de la terre devait y être payée à lui-même. Restait seulement, pour lui, à fixer les termes du paiement de cette rente, et à savoir quelle partie de la somme il devait garder pour lui, et quelle partie il devait remettre aux paysans. Là encore, Nekhludov se voyait forcé d’attendre, ignorant à combien de frais allait l’entraîner son voyage en Sibérie, dont l’hypothèse lui semblait tous les jours plus probable.

La troisième catégorie comprenait les secours aux prisonniers qui, sans cesse en plus grand nombre, s’adressaient à lui. Le nombre de ces malheureux était devenu si grand que Nekhludov avait une difficulté extrême à pouvoir s’occuper de chacun d’eux en particulier, sans compter que le peu de succès de ses premières démarches n’était pas pour l’encourager à les continuer. Et, de plus en plus, il se trouvait amené à se préoccuper d’une question plus générale qui, dès son entrée dans la prison, avait commencé à frapper son esprit.

Cette question était de savoir pourquoi et comment avait pu être créée l’étonnante institution qu’on appelait le tribunal criminel, et qui avait pour conséquences les prisons, les bagnes, les forteresses, le sacrifice de milliers d’êtres humains.

De ses relations personnelles avec les prisonniers, des renseignements fournis par l’avocat et par l’aumônier de la prison, et aussi de statistiques judiciaires patiemment consultées, Nekhludov avait tiré la conclusion que l’ensemble des détenus appelés « criminels » pouvait se repartir en cinq espèces d’hommes.

À la première espèce appartenaient des détenus tout à fait innocents, victimes d’erreurs judiciaires : tel le faux incendiaire Menchov, telle la Maslova, et d’autres. Au dire de l’aumônier, le nombre de ces hommes était assez restreint, environ sept pour cent ; mais leur situation était, en revanche, particulièrement digne d’intérêt.

La seconde espèce comprenait des hommes condamnés pour des crimes qu’ils avaient commis dans des circonstances exceptionnelles, telles que la fureur, la jalousie, l’ivresse, etc., pour des crimes que les juges de ces hommes, très vraisemblablement, auraient commis comme eux dans les mêmes circonstances. Ces détenus-là étaient, en proportion, très nombreux : la moitié environ du total des détenus, d’après ce que Nekhludov avait pu calculer.

Dans le troisième groupe se trouvaient des hommes condamnés pour avoir accompli des actes qui, à leurs yeux, n’avaient rien de coupable, mais qui passaient pour des crimes aux yeux des hommes chargés de rédiger et d’appliquer les lois. Tels des détenus accusés de vente prohibée d’eau-de-vie de contrebande, de vol d’herbe ou de bois dans les propriétés privées ou publiques, etc.

La quatrième classe de criminels comprenait tous ceux qui avaient été condamnés, simplement, parce qu’ils étaient d’une valeur morale supérieure à la moyenne de la société. Tels les membres de diverses sectes religieuses, tels aussi les Polonais, les Tcherkesses, condamnés pour avoir défendu leur indépendance ; tels les détenus politiques, condamnés pour insubordination à l’autorité.

Enfin la cinquième espèce d’hommes était faite de malheureux à l’égard desquels la société était infiniment plus coupable qu’ils n’étaient eux-mêmes coupables à l’égard de la société. C’étaient des hommes que la société avait abandonnés, qu’avait abrutis une incessante oppression, des hommes du genre du jeune garçon aux balais, et de cent autres misérables que les conditions de leur vie avaient conduits, pour ainsi dire systématiquement, à commettre l’acte considéré comme criminel. Il y avait dans la prison beaucoup de voleurs et de meurtriers qui appartenaient à cette catégorie, Nekhludov rattachait aussi à la même catégorie ces hommes foncièrement et naturellement pervertis qu’une nouvelle école nomme les « criminels-nés », et dont l’existence constitue le plus fort argument de ceux qui soutiennent la nécessité des codes et des châtiments. Ces représentants du soi-disant « type criminel » étaient, eux aussi, pour Nekhludov, des malheureux envers qui la société avait plus de torts qu’ils n’en avaient envers elle ; mais, au lieu d’être coupable envers eux seuls, la société l’avait été aussi envers leurs parents et leurs grands-parents, ce qui rendait sa responsabilité envers eux encore plus lourde.

Nekhludov eut, par exemple, l’occasion de connaître, dans la prison, un voleur récidiviste nommé Ochotin. Fils naturel d’une prostituée, élevé dans les asiles de jour et de nuit, et n’ayant certainement jamais rencontré, jusqu’à trente ans, aucun homme doué de sentiments moraux, cet Ochotin avait fini par s’affilier à une bande de voleurs, et le vol était devenu son unique métier. Mais il avait, avec cela, une sorte de génie comique qui lui attirait la sympathie de tous ceux qui le rencontraient. Tout en demandant des secours à Nekhludov, il ne pouvait s’empêcher de railler et lui-même, et ses compagnons, et les juges, et toutes les lois humaines et divines.

Un autre détenu, un certain Fédorov, avait tué et enfoui en terre un vieillard, pour lui voler quelques roubles. Celui-là était un paysan dont le père, contre toute justice, avait été ruiné par un riche voisin. Lui-même, d’une nature ardente et passionnée, toujours avide de jouissances, pas une seule fois dans sa vie il n’avait vu des hommes s’occupant d’autre chose que de jouir, et pas une fois il n’avait entendu dire qu’il y eût, pour l’homme, un autre objet au monde que le plaisir.

Ces deux détenus frappèrent vivement Nekhludov. Il eut l’impression que l’un et l’autre auraient pu être utilisés pour le bien, et que leur criminalité provenait simplement de ce que la société avait toujours refusé de s’occuper d’eux. Et si ceux-là, avec tous leurs vices, lui étaient sympathiques, plusieurs autres, parmi les détenus, le dégoûtaient par leur abrutissement ou par leur cruauté. Mais dans ceux-là non plus il ne parvenait pas à reconnaître le fameux « type criminel » dont parlait l’école italienne ; il ne voyait en eux que des êtres qui lui étaient personnellement antipathiques, pareils en cela à bien d’autres personnes qu’il avait eu l’occasion de rencontrer non pas dans les prisons, mais dans les salons, en habit, en grand uniforme, ou en robe de dentelles.

Telles étaient les différentes espèces d’hommes dont l’ensemble constituait la masse des criminels. Et la quatrième des affaires qui préoccupaient Nekhludov était d’arriver à savoir pourquoi tous ces hommes étaient mis en prison et torturés en toute manière, tandis que d’autres hommes semblables à eux, et même très inférieurs à quelques-uns d’entre eux, étaient laissés en liberté et chargés de les juger et de les condamner. Nekhludov avait eu d’abord l’espoir de trouver une réponse à ces questions dans les livres ; et il s’était empressé d’acheter tous les ouvrages qui traitaient du sujet. Avec la plus grande attention, il avait lu les écrits de Lombroso, de Garofalo, de Ferri, de Maudsley, de Tarde, et de leurs confrères en criminologie. Mais cette lecture n’avait été pour lui qu’une source d’amères déceptions. La même chose lui était arrivée qui arrive d’ordinaire à tout homme se mettant à étudier une science non pas afin de jouer un rôle parmi les savants, non pas afin de pouvoir écrire, discuter, enseigner, mais afin de trouver une réponse à certaines questions simples, pratiques et vitales : la science qu’il s’était mis à étudier répondait à mille questions diverses extrêmement subtiles et savantes, mais à la question qui l’occupait elle ne donnait point de réponse. Cette question était cependant la plus simple de toutes. Il se demandait comment et de quel droit quelques hommes enfermaient, torturaient, déportaient, battaient, tuaient d’autres hommes, alors qu’ils étaient eux-mêmes pareils à ces hommes qu’ils torturaient, battaient et tuaient. Mais au lieu de répondre à cette question, les savants dont il consultait les ouvrages se demandaient, les uns, si la volonté humaine est libre ou non, d’autres, si un homme peut être déclaré criminel, simplement, sur le vu de la forme de son crâne, d’autres si l’instinct de l’imitation ne joue pas un grand rôle dans la criminalité. Et les savants se demandaient encore ce que c’était que la moralité, ce que c’était que la dégénérescence, ce que c’était que le tempérament, ce que c’était que la société, etc. Et ils étudiaient aussi l’influence exercée sur la criminalité par le climat, par l’alimentation, par l’ignorance, par l’hypnotisme, par la passion, etc.

Tous ces ouvrages rappelaient à Nekhludov la réponse que lui avait faite, autrefois, un petit garçon qui revenait de l’école. Nekhludov lui avait demandé s’il savait épeler : « Parfaitement ! avait répondu l’enfant. — Eh bien ! épelle-moi le mot museau ! — Mais quel museau ? Un museau de chien ou un museau de bœuf ? » s’était écrié le petit garçon d’un air entendu. C’était de la même façon que les auteurs consultés par Nekhludov répondaient à l’unique question qui le préoccupait.

Il continuait à les lire, mais en désespérant de plus en plus d’y trouver profit. Il n’attribuait cependant encore cette absence de réponse qu’au caractère superficiel de la science criminologique ; et il s’interdisait, jusque-là, d’admettre pleinement pour son compte une réponse plus radicale, qui toutefois, dans les derniers temps, s’offrait à son esprit avec plus en plus d’évidence.